Montée Carmel III - 2003 21

Ch. 21: DANS LEQUEL ON MONTRE COMMENT C'EST VANITÉ DE METTRE LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS LES BIENS NATURELS ET COMMENT ON DOIT SE DRESSER À DIEU PAR EUX


1. Par les biens naturels nous entendons ici la beauté, la grâce95, la complexion corporelle et tous les autres dons corporels, et aussi en l'âme, le bon entendement, le discernement, avec les autres choses qui appartiennent à la raison ; en tout cela l'homme ne doit pas se réjouir, si lui ou les siens en sont doués, sans rendre grâces à Dieu qui les donne pour être mieux connu et plus aimé par ces qualités. Et se réjouir de cela seulement, c'est vanité et tromperie, comme le remarque Salomon en disant : La grâce est trompeuse et la beauté est vaine ; la femme qui craint Dieu sera louée (Pr 31,30) ; où il nous enseigne que l'homme doit plutôt se défier de ces dons naturels, puisque par leur moyen il peut être aisément distrait de l'amour de Dieu et, étant attiré par eux, tomber en vanité et être trompé. C'est pourquoi il dit que la grâce corporelle est trompeuse, parce qu'elle séduit l'homme sur le chemin et l'attire à ce qui ne lui est pas convenable, par vaine joie et complaisance de soi-même ou de celui qui a cette grâce ; et que la beauté est vaine, parce qu'elle fait tomber l'homme en maintes manières, quand il l'estime et s'éjouit en elle, vu qu'il doit seulement se réjouir si lui ou d'autres servent mieux Dieu en cela; mais au contraire il doit craindre et se méfier que ces dons et grâces naturelles ne soient peut-être cause que Dieu soit offensé par elles, à cause de sa vaine présomption, ou de son affection excessive en jetant les yeux sur elles. C'est pourquoi celui qui aura de tels dons doit vivre avec tant de soin et de retenue qu'il ne donne sujet à personne par sa vaine ostentation d'éloigner un bref instant Dieu de son coeur ; car des grâces et dons de nature provoquent et occasionnent tant de mal, soit à celui qui les possède, soit à celui qui les regarde, qu'il s'en échappe bien peu qui n'y attachent leur coeur par quelque petit lacet ou lien. D'où vient que par cette crainte, nous avons vu que bien des personnes spirituelles douées de ces dons ont obtenu de Dieu par leurs prières qu'il les enlaidît, de peur d'être cause et occasion pour elles ou d'autres de quelque vaine affection ou joie.

95 La beauté, c'est la perfection esthétique ; la grâce, c'est plutôt l'attrait séducteur.


2. Le spirituel doit donc purger et obscurcir sa volonté en cette vaine joie, considérant que la beauté et autres dons naturels sont terre, qu'ils viennent de la terre et s'en retourneront en terre; que la grâce et la gentillesse96 ne sont que fumée et un air de cette terre; et que pour ne pas tomber en vanité, il doit les tenir pour telles et les estimer comme telles, et en cela dresser le coeur à Dieu en liesse et réjouissance de ce que Dieu est en Soi toutes ces grâces et beautés très éminemment dans un degré infini par-dessus toutes les créatures ; et comme dit David, qu' elles vieilliront toutes et passeront comme les vêtements, mais que Lui seul demeure immuable pour toujours (Ps 101,21). C'est pourquoi, s'il ne dresse pas sa joie à Dieu en toutes ces choses, il sera toujours trompeur et trompé ; car c'est de cela qu'il faut entendre ce que dit Salomon, parlant à la joie touchant les créatures, en disant: À la joie j'ai dit: pourquoi te laisses-tu tromper en vain ? (Qo 2,2). Ce qui est quand le coeur de l'homme se laisse ravir par les créatures.

96 Ce qui est agréable.


Ch. 22: DES DOMMAGES QUI S'ENSUIVENT POUR L'ÂME DE METTRE LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS LES BIENS NATURELS


1. Encore qu'un bon nombre de ces dommages et de ces profits que je rapporte en ces genres de joies soient communs à toutes, néanmoins, parce qu'ils suivent directement la joie et sa désappropriation (bien que la joie appartienne à quelque genre que ce soit de ces six divisions dont je traite), pour ce sujet je dis en chacune de ces divisions quelques dommages et profits qui se trouvent aussi en l'autre, puisqu'ils sont inhérents à la joie qui est commune à toutes. Mais ma principale intention est de dire les dommages et profits particuliers qui s'ensuivent pour l'âme concernant chaque chose, pour la joie ou non joie qui y est; je les nomme particuliers, parce qu'ils sont tellement causés premièrement et immédiatement par tel genre de joie, qu'ils ne sont causés par l'autre que secondairement et médiatement. Exemple : le dommage de la tiédeur d'esprit est causé directement par tout et par chaque genre de joie, et ainsi ce dommage est général à tous les six genres ; néanmoins celui de la sensualité est un dommage particulier qui seul suit directement la joie en ces biens naturels dont nous parlons.

2. Donc, les dommages spirituels et corporels qui s'ensuivent directement et effectivement pour l'âme quand elle met sa joie dans les biens naturels, sont réduits à six principaux. Le premier est une vaine gloire, présomption, orgueil et mépris du prochain, parce qu'on ne peut jeter les yeux de l'estime sur quelque chose sans les retirer des autres; d'où s'ensuit au moins un mépris réel des autres choses, parce que, naturellement, en faisant cas d'une chose le coeur se retire des autres et se ramasse en celle qu'il prise, et de ce mépris réel il est aisé de tomber dans l'intentionnel et volontaire de quelques autres choses, en particulier ou en général, non seulement dans le coeur mais aussi en l'exprimant avec la langue, disant: telle ou telle chose, telle ou telle personne n'est pas comme tel ou tel. Le deuxième dommage est qu'il meut le sens à complaisance et à délectation sensuelle et luxure. Le troisième est de faire tomber en flatterie et en vaine louange, où il y a de la tromperie et de la vanité, comme dénonce Isaïe, en disant: mon peuple, celui qui te loue te trompe (Is 3,12) ; et la raison est que, encore que parfois ils disent la vérité, ceux qui louent des grâces et des beautés, toutefois c'est merveille s'ils ne laissent là quelque dommage enveloppé, ou en faisant tomber l'autre en vaine complaisance et joie, ou en portant là leurs affections et intentions imparfaites. Le quatrième dommage est général, car la raison et le sens de l'esprit s'émoussent fort, comme aussi en la joie des biens temporels, et même en certaine manière bien davantage ; parce que, comme les biens naturels sont plus liés à l'homme que les temporels, leur joie en fait une plus efficace et plus prompte impression et vestige dans le sens et le transporte plus puissamment ; et ainsi la raison et le sens ne demeurent pas libres, mais obscurcis par cette affection de joie si jointe. Et de là procède le cinquième dommage qui est égarement d'esprit en les créatures. D'où naît et s'ensuit la tiédeur et lâcheté d'esprit qui est le sixième dommage, général aussi, qui d'ordinaire va si loin qu'on s'ennuie fort et s'attriste dans les choses de Dieu, jusqu'à venir à les abhorrer. On perd infailliblement en cette joie l'esprit pur, pour le moins au commencement, parce que si on sent quelque esprit, il sera fort sensible et fort grossier, peu spirituel et peu intérieur et recueilli, consistant plus en goût sensitif qu'en force d'esprit, car, l'esprit étant si bas et si lâche qu'il n'éteint point en soi l'habitude d'une telle joie (parce que, pour n'avoir l'esprit pur, il suffit d'avoir cette habitude imparfaite, encore que quand l'occasion s'offre, on ne consente aux actes de la joie), il vit plus, d'une certaine manière, en la faiblesse du sens qu'en la force de l'esprit ; sinon, il le verra en la perfection et la force qu'il aura aux occasions. Encore que je ne nie pas qu'on puisse avoir maintes vertus avec beaucoup d'imperfections, mais avec ces joies qui ne sont pas éteintes, il ne peut y avoir de pur et savoureux esprit intérieur, parce que règne la chair, qui milite contre l'esprit (Ga 5,11), et encore que l'esprit ne ressente pas le dommage, au moins il lui arrive une secrète distraction.

3. Mais revenant à parler de ce deuxième dommage, qui en contient en soi d'innombrables, quoiqu'on ne le sache exprimer avec la plume ni signifier avec la langue, il n'est pas obscur ni caché jusqu'où arrive et combien grand est ce malheur qui naît de la joie qu'on place en la grâce et beauté naturelle, vu que chaque jour pour cette raison on voit arriver tant de meurtres d'hommes, tant d'honneurs perdus, tant d'outrages, tant de biens dissipés, tant d'envies et de conflits, tant d'adultères, de viols et de fornications commis, et tant de saints abattus sur le sol qu'on les compare à la troisième partie des étoiles du ciel, précipitées en terre par la queue de ce serpent (Ap 12,4); l'or fin dans la fange, privé de son premier lustre; les braves et les nobles de Sion qui se revêtaient d'or fin, estimés comme des pots de terre cassés et mis en pièces (Lm 4,1-2).

4. Jusqu'où ne parvient le poison de ce dommage? Et qui ne boit peu ou prou dans le calice doré de la femme de Babylone de l'Apocalypse (Ap 17,4) ? Étant montée sur une grande bête qui avait sept têtes et dix couronnes, elle donne à entendre qu'à peine y a-t-il ni haut, ni bas, ni saint, ni pécheur à qui elle ne fasse boire de son vin, assujettissant leur coeur en quelque chose, car, comme il est dit là, furent enivrés tous les rois de la terre du vin de sa prostitution (Ap 17,2) ; elle range sous sa tyrannie toutes les conditions, jusqu'au souverain et illustre état du sanctuaire et du divin sacerdoce, posant son calice abominable, comme dit Daniel, au lieu saint (Da 9,27), à peine en laissant aucun, pour fort qu'il soit, qu'elle n'abreuve peu ou prou du vin de ce calice qui est cette vaine joie ; c'est pourquoi il dit que tous les rois de la terre furent enivrés de ce vin, car il s'en trouvera fort peu, même des plus saints, qui n'aient été quelque peu charmés et séduits du breuvage de la joie et du goût de la beauté et des grâces naturelles.

5. Où il faut noter ce mot enivrés, parce que si on boit si peu que ce soit du vin de cette joie, à l'instant le coeur est épris, il charme et fait ce dommage d'obscurcir la raison, comme à ceux qui sont pris de vin; de telle sorte que, si on ne prend aussitôt quelque contrepoison qui le fasse rejeter promptement, la vie de l'âme sera en danger, parce que la faiblesse spirituelle s'augmentant, elle la jettera en si grand mal, qu'ayant, comme Samson, les yeux crevés et les cheveux de sa première force coupés, elle se verra réduite, prisonnière parmi ses ennemis, à tourner la meule du moulin, et peut-être après à mourir de la seconde mort, comme lui avec eux, pour avoir avalé ce breuvage de joie ; qui lui cause spirituellement ces dommages comme il les causa corporellement à Samson et les cause encore aujourd'hui à beaucoup ; en suite de quoi ses ennemis lui reprocheront à sa grande confusion: Est-ce toi qui rompais les doubles pièges, qui rompais les mâchoires aux lions, qui tuais mille Philistins, qui arrachais les portes des villes et te délivrais de tous tes ennemis ? (Jg 16,19).

6. Concluons donc, en mettant l'antidote nécessaire contre ce poison, ce sera que, aussitôt que le coeur se sentira saisi de cette vaine joie des biens naturels, il se souvienne qu'en vain on se réjouit d'autre chose que de servir Dieu, et combien cela est dangereux et pernicieux ; considérant le dommage que reçurent les anges de se réjouir et complaire en leur beauté et biens naturels, puisque cela les précipita dans les abîmes des enfers, et combien semblablement cette même vanité cause des maux aux hommes tous les jours ; c'est pourquoi ils devraient user à temps du remède que le poète conseille à ceux qui commencent à s'affectionner à cela : « Hâte-toi dès le début de prendre le remède, parce que, quand les maux ont eu le temps de s'enraciner au coeur, le remède et la médecine viennent tard ». 97 Ne regarde pas le vin - dit le Sage - quand sa couleur est vermeille et resplendit dans le verre ; il passe délicatement, mais à la fin il mordra comme un serpent et répandra son venin comme un aspic (Pr 23,31-32).

97 Ovide, Remedia Amoris, I, 91-92.



Ch. 23: DES PROFITS QUE TIRE L'ÂME DE NE PAS METTRE SA JOIE DANS LES BIENS NATURELS


1. Nombreux sont les profits que l'âme trouve à retirer son coeur de semblable joie, parce que, outre qu'elle dispose à l'amour de Dieu et aux autres vertus, elle donne lieu directement à l'humilité pour soi-même et à la charité générale envers le prochain. En effet, ne s'affectionnant à aucun à cause de ces biens naturels apparents qui sont trompeurs, l'âme demeure libre et claire pour les aimer tous raisonnablement et spirituellement, comme Dieu veut qu'ils soient aimés ; en quoi l'on connaît que pas un ne mérite d'être aimé, sinon pour la vertu qui est en lui. Et quand on aime de cette façon, c'est selon Dieu et avec grande liberté; et s'il y a de l'attachement, c'est avec un plus grand attachement à Dieu, car alors, plus cet amour croît, plus celui de Dieu augmente, et plus croît celui de Dieu, plus aussi celui du prochain; parce que, de l'amour qui est en Dieu, c'est une seule même raison et une seule même cause.

2. S'ensuit un autre excellent profit à nier ce genre de joie, c'est qu'il accomplit et observe le conseil de notre Sauveur qui dit par saint Matthieu que celui qui voudra le suivre se renonce soi-même (Mt 16,24); ce que l'âme ne pourrait jamais faire si elle mettait la joie dans les biens naturels, parce que celui qui fait quelque cas de soi-même, ne se renonce ni ne suit Christ.

3. Il y a un autre grand profit à nier cette sorte de joie, qui est que cela cause une grande tranquillité en l'âme et évacue les distractions, et fait un recueillement dans les sens, particulièrement dans les yeux; parce que ne voulant pas se réjouir en cela, elle ne veut regarder ni laisser les autres sens à ces choses, de peur d'en être attirée ou enlacée, ni perdre du temps ou des pensées en elles, étant semblable en prudence au serpent qui bouche ses oreilles de peur d'ouïr les charmes de celui qui l'enchante et afin qu'ils ne lui fassent aucune impression (Ps 51,5). Parce qu'en gardant les portes de l'âme qui sont les sens, on conserve grandement et on augmente sa tranquillité et sa pureté.

4. Il y a un autre profit non moindre en ceux qui ont déjà profité en la mortification de ce genre de joie, qui est que les objets et les notions sales ne leur font pas l'impression ni causent l'impureté qu'elles font à ceux qui se plaisent encore en quelque chose de cela; et pour cela, de la mortification et négation de cette joie, il vient au spirituel une pureté d'âme et de corps, c'est-à-dire d'esprit et de sens, et il a une convenance angélique avec Dieu, faisant de son âme et de son corps un digne temple de l'Esprit Saint; ce qui ne peut être ainsi, si son coeur se réjouit dans les biens et grâces naturelles ; et pour cela il n'est pas nécessaire qu'il y ait un consentement, ni souvenir de chose sale, car cette joie suffit pour l'impureté de l'âme et du sens, avec la connaissance d'une telle chose, puisque le Sage dit que l'Esprit Saint se retirera des pensées qui sont sans entendement, c'est-à-dire qui ne sont point ordonnées à Dieu par la raison supérieure (Sg 1,5).

5. S'ensuit un autre profit général qui est que, outre qu'il se délivre des maux et dommages susdits, il s'exempte aussi d'une infinité de vanités et de maints autres maux tant spirituels que temporels ; et principalement de tomber sous le mépris qu'on fait de tous ceux que l'on voit se vanter ou se réjouir desdites qualités naturelles en eux ou dans les autres. Et ainsi on les tient et estime pour sages et avisés, comme le sont véritablement tous ceux qui n'estiment pas ces choses, mais seulement ce qui est agréable à Dieu.

6. De ces profits procède le dernier, qui est un généreux bien de l'âme, si nécessaire pour servir Dieu, comme est la liberté d'esprit, avec laquelle on surmonte aisément les tentations, on souffre bien les épreuves et les vertus croissent avec prospérité.


Ch. 24: QUI TRAITE DU TROISIÈME GENRE DE BIENS OÙ LA VOLONTÉ PEUT METTRE L'AFFECTION DE LA JOIE, QUI SONT LES SENSIBLES.

- ON DIT QUELS ILS SONT ET DE COMBIEN DE GENRES ET COMME IL FAUT DRESSER LA VOLONTÉ À DIEU EN SE PURIFIANT DE CETTE JOIE


1. Il faut maintenant traiter de la joie touchant les biens sensibles, qui est le troisième genre de biens où nous disons que la volonté peut se réjouir. Et il faut noter que par biens sensibles nous entendons ici tout ce qui en cette vie peut tomber dans le sens de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût et du toucher, et de la fabrique intérieure du discours imaginaire, tout ce qui appartient aux sens corporels intérieurs et extérieurs.

2. Et pour obscurcir la volonté et la purifier de la joie en ces objets sensibles, en l'acheminant à Dieu par eux, il est nécessaire de poser d'abord une vérité qui est, comme nous avons souvent dit, que le sens de la partie inférieure de l'homme, qui est celui dont nous traitons, n'est, ni ne peut être capable de connaître et comprendre Dieu comme il est ; de manière que ni l'oeil ne saurait le voir, ni chose qui Lui ressemble, ni l'oreille ouïr sa voix, ni son qui lui soit pareil, ni l'odorat ne peut sentir une si suave odeur, ni le goût avoir une saveur si grande et si relevée, ni le toucher ne peut éprouver une touche si délicate et si délectable, ni chose semblable ; ni sa forme, ni aucune figure qui le puisse représenter ne peuvent tomber dans la pensée et l'imagination, comme dit Isaïe: ni l'oeil ne l'a point vu, ni l'oreille ne l'a entendu, ni n'est tombé dans le coeur de l'homme (Is 64,4 1Co 2,9).

3. Il faut noter ici que les sens peuvent recevoir du goût et du plaisir, ou de la part de l'esprit moyennant quelque communication qu'il reçoit intérieurement de Dieu, ou de la part des choses extérieures communiquées aux sens. Et suivant ce qui a été dit, il ne peut se faire ni par la voie de l'esprit ni par celle du sens que la partie sensible connaisse Dieu, parce que son habileté ne pouvant atteindre jusque là, elle reçoit ce qui est spirituel et sensitif sensiblement, et pas plus. D'où vient que d'arrêter la volonté à se réjouir du goût causé par quelqu'une de ces préhensions, ce serait au moins vanité, et empêcher la force de la volonté de s'employer en Dieu en mettant sa joie seulement en Lui ; ce qu'elle ne peut faire entièrement qu'en se purifiant et obscurcissant de la joie qui regarde ces choses, comme des autres genres de joie.

4. J'ai fait remarquer que ce serait vanité si la joie s'arrêtait en quelqu'une des choses susdites, car quand elle ne s'y arrête point, mais dès que la volonté sent du goût en ce qu'elle entend, voit et touche, elle s'élève à se réjouir en Dieu et que cela lui est un motif et une force pour le faire, cela est fort bon ; et alors non seulement il ne faut pas éviter de telles motions quand elles causent cette dévotion et oraison, mais plutôt on peut s'en servir - et même on le doit - pour un si saint exercice ; parce qu'il y a des âmes qui sont fort portées à Dieu par les objets sensibles. Toutefois, il faut y être grandement retenu, en regardant les effets qu'on en tire ; parce que souvent de nombreux spirituels usent de ces récréations des sens, sous prétexte d'oraison et de s'adonner à Dieu, et c'est de telle manière qu'on peut mieux nommer cela récréation qu'oraison, car on se donne plus de satisfaction à soi-même qu'à Dieu, et encore que leur intention soit pour Dieu, néanmoins l'effet qu'ils en tirent montre que c'est pour la récréation sensitive, d'où ils tirent plus de faiblesse d'imperfection que de nouvelle vigueur et de remise de volonté à Dieu.

5. C'est pourquoi je veux donner ici une instruction pour reconnaître quand les saveurs des sens profitent et quand elles ne profitent pas ; c'est que, toutes les fois qu'ils entendront des musiques ou autres choses, qu'ils verront des choses agréables, qu'ils sentiront de bonnes odeurs, ou goûteront des saveurs ou toucheront des choses délicates, si au premier mouvement ils portent aussitôt la notion et l'affection de la volonté en Dieu, cette notion leur étant plus savoureuse que le motif sensible qui la cause, et s'ils ne goûtent ce motif que pour un tel effet, c'est signe qu'ils en tirent du profit et que le sensible aide au spirituel ; et on en peut user ainsi parce qu'alors les choses sensibles servent à la fin pour laquelle Dieu les a créées et données, qui est pour se faire mieux aimer et connaître par elles. Et ici il faut savoir que celui à qui ces biens sensibles font le pur effet spirituel que je dis, n'entre pas pour cela en appétits de ces biens et ne s'en soucie guère (encore que quand ils s'offrent, ils lui donnent beaucoup de plaisir), à cause du goût de Dieu qu'ils lui causent, je l'ai dit; et ainsi il ne se met point en peine de les rechercher, et s'ils se présentent (comme je le dis) il tire aussitôt sa volonté d'eux et les laisse et se met en Dieu.

6. La raison pour laquelle il se soucie peu de ces motifs, encore qu'ils lui ouvrent le chemin vers Dieu, c'est parce que - comme l'esprit a cette promptitude de s'élever à Dieu avec toutes choses et par toutes choses, il est si attiré, si accueillant et satisfait de l'esprit de Dieu, que - il ne manque de rien et ne souhaite rien, et, si pour cela il désire quelque chose, cet objet passe aussitôt, il l'oublie et n'en tient pas compte. Mais celui qui ne sentira pas cette liberté d'esprit en les choses susdites et goûts sensibles, mais que sa volonté s'y arrête et s'en repaît, c'est qu'ils lui sont dommageables et il ne doit point en user, car encore qu'il veuille s'en aider avec la raison pour aller à Dieu, néanmoins, vu que l'appétit les goûte selon le sensible et que l'effet est toujours conforme au goût, il est certain que cela sert plus d'empêchement que de secours et plus de dommage que de profit. Et quand il verra que l'appétit de ces récréations règne en lui, il doit le mortifier, parce que plus il est fort, plus il a d'imperfection et de faiblesse.

7. Donc, le spirituel, en quelque goût qu'il reçoive de la part des sens, soit par hasard, soit autrement, ne doit se servir de lui que pour Dieu, élevant à Lui la joie de l'âme, afin qu'elle soit utile et profitable et parfaite, remarquant que toute joie qui n'est pas de cette sorte, en négation et anéantissement de toute autre joie, encore qu'elle soit de chose en apparence fort relevée, est néanmoins vaine et inutile, et un empêchement pour l'union de la volonté en Dieu.



Ch. 25: QUI TRAITE DES DOMMAGES QUE L'ÂME REÇOIT À VOULOIR METTRE LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS LES BIENS SENSIBLES


1. Quant au premier, si l'âme n'obscurcit et n'éteint pas la joie qui peut lui naître des choses sensibles, en la dressant à Dieu, tous les dommages généraux que nous avons dits, qui procèdent de tout autre genre de joie, s'ensuivront de celle qui est des choses sensibles, comme sont: obscurité en la raison, tiédeur, aversion spirituelle, etc. Mais en particulier, cette joie peut directement la faire tomber en maints dommages, tant spirituels que corporels ou sensibles.

2. Premièrement, de la joie des choses visibles, en n'y renonçant pas pour aller à Dieu, on peut tomber directement en vanité d'esprit et distraction d'entendement, en convoitise désordonnée, dévergondage, dérèglement intérieur et extérieur, impureté de pensées et envie.

3. De la joie d'entendre des choses inutiles provient directement la distraction de l'imagination, bavardage, envie, jugements incertains, divagation de pensées; et de ceux-ci, d'autres dommages nombreux et pernicieux.

4. De se plaire aux suaves odeurs vient l'horreur des pauvres (qui est contre la doctrine de Christ), l'aversion de la domesticité, peu de soumission de coeur aux choses humbles, une insensibilité spirituelle, au moins selon la proportion de son appétit.

5. De la joie en la saveur des nourritures vient directement gourmandise et ivrognerie, colère, discorde, manquement de charité envers le prochain et les pauvres, comme ce mauvais riche qui était traité chaque jour splendidement fit envers Lazare (Lc 16,19). De là vient le dérèglement corporel, les maladies ; de là viennent les mauvaises impulsions, car les aiguillons de la luxure croissent; cela engendre directement une grande saleté dans l'esprit, et l'appétit des choses spirituelles est tellement corrompu qu'il ne peut les savourer, ni même s'y arrêter, ni en discourir. Cette joie engendre aussi une distraction des autres sens et du coeur, et un mécontentement à l'égard de maintes choses.

6. De la joie concernant le toucher des choses douces naissent bien d'autres plus grands dommages et plus pernicieux, et qui en moins de temps substituent le sens à l'esprit et éteignent sa force et sa vigueur. De là vient l'abominable vice de la volupté ou de ses aiguillons, selon la proportion de la joie de ce genre ; elle nourrit la luxure, rend l'âme efféminée et timorée, le sens flatteur, séducteur, disposé à pécher et faire du tort ; elle répand dans le coeur une vaine allégresse et joie, elle délie la langue, met les yeux en liberté, charme et émousse les autres sens suivant le degré de cet appétit ; elle empêche le jugement, l'entretenant dans une folie et ignorance spirituelle, et moralement engendre lâcheté et inconstance ; et, comme l'âme se trouve avec des ténèbres et lâcheté de coeur, elle fait trembler même où il n'y a rien à craindre. Cette joie nourrit parfois un esprit de confusion et une insensibilité du côté de la conscience et de l'esprit, aussi elle affaiblit fort la raison et la réduit à tel point qu'elle ne peut prendre ni donner un bon conseil, et devient incapable des biens spirituels et moraux, et inutile comme un pot cassé.

7. Tous ces dommages viennent de ce genre de joie, chez les uns intensément, selon l'intensité de cette joie et aussi selon la facilité ou faiblesse ou inconstance du sujet où elle tombe ; parce qu'il y a des naturels qui, d'une petite occasion recevront plus de dommage que d'autres d'une plus grande.

8. Enfin, cette joie du toucher peut causer tous les maux et dommages (comme nous avons dit) relatifs aux biens naturels, que je ne veux pas répéter ici, omettant encore beaucoup d'autres dommages qu'elle fait, comme sont : manquement en les exercices spirituels et pénitence corporelle, et tiédeur et indévotion touchant l'usage des sacrements de la Pénitence et de l'Eucharistie.



Ch. 26: DES PROFITS QUE REÇOIT L'ÂME EN LA NÉGATION DE LA JOIE DANS LES CHOSES SENSIBLES, PROFITS SPIRITUELS ET TEMPORELS


1. Admirables sont les profits que l'âme tire de la négation de cette joie : les uns sont spirituels et les autres temporels.

2. Le premier est que l'âme, retirant sa joie des choses sensibles, se restaure par rapport à la licence où elle est tombée par un trop grand exercice des sens, en se recueillant en Dieu, et l'esprit se conserve et les vertus qu'elle a acquises s'augmentent et elle progresse en profits.

3. Le deuxième profit spirituel qu'elle tire de ne pas vouloir se réjouir de ce qui est sensible, est excellent, il convient de le savoir: nous pouvons dire avec vérité que de sensuel l'homme devient spirituel, et d'animal raisonnable, et même qu'étant homme, il chemine en partie comme un ange, et que de temporel et humain, il se rend divin et céleste ; car de même que l'homme qui cherche le goût des choses sensibles et y met sa joie ne mérite d'autre nom que ceux que nous avons dits, à savoir: sensuel, animal, temporel, etc., ainsi, quand il ôte sa joie de ces choses sensibles, il mérite tous les autres, à savoir: spirituel, céleste, etc.

4. Ce qui est évident, parce que, comme l'exercice des sens et la force de la sensibilité contredisent -comme dit l'Apôtre - la force et l'exercice de l'esprit, de là vient que ces forces, les unes venant à diminuer et à défaillir, les autres doivent croître et s'augmenter, n'ayant plus les contraires qui les empêchent de croître, et ainsi l'esprit, qui est la portion supérieure de l'âme qui regarde et communique avec Dieu, se perfectionnant, il mérite tous lesdits attributs, puisqu'il se perfectionne en biens et dons de Dieu, spirituels et célestes. L'un et l'autre se prouvent par saint Paul qui nomme le sensuel (qui est celui dont l'exercice de sa volonté s'applique seulement dans le sensible) animal, qui ne perçoit pas les choses de Dieu, et l'autre qui élève à Dieu sa volonté, il l'appelle spirituel et dit qu'il pénètre et juge toutes choses, jusqu'aux profondeurs de Dieu (1Co 2,14). Ainsi, l'âme fait ici un admirable profit, acquérant une grande disposition pour recevoir des biens de Dieu et des dons spirituels.

5. Mais le troisième profit est qu'il augmente excessivement les goûts et la joie de la volonté temporelle-ment, car comme dit le Sauveur, dès cette vie on lui rend centpour un (Mt 19,29) ; de manière que si tu refuses une joie, le Seigneur t'en donnera cent en cette vie, spirituellement et temporellement, comme aussi pour un plaisir que tu recevras de ces choses sensibles, tu auras cent chagrins et amertumes ; parce que de la part de l'oeil déjà purifié dans les joies de la vue, l'âme reçoit une joie spirituelle, en se dressant à Dieu en tout ce qu'elle voit, que ce soit divin ou profane; de la part de l'ouïe purifiée en la joie d'entendre, l'âme reçoit cent fois autant de joie fort spirituelle et dressée à Dieu, en tout ce qu'elle entend, que ce qu'elle entend soit divin ou profane; et ainsi en les autres sens déjà purifiés. Parce que, comme en l'état d'innocence, tout ce que nos premiers parents voyaient, parlaient, mangeaient, etc., dans le paradis, leur servait pour un plus grand goût de contemplation, puisqu'ils avaient la partie sensible bien sujette et ordonnée à la raison, de même celui qui a le sens purifié et sujet à l'esprit, de toutes les choses sensibles, dès le premier mouvement, il tire la délectation d'une savoureuse attention à Dieu et contemplation de Dieu.

6. D'où vient que celui qui est net, tout le haut et tout le bas lui causent plus de bien et lui servent pour une plus grande netteté, comme l'impur, de l'un et de l'autre par son impureté, apporte du mal; mais celui qui ne surmonte pas la joie de l'appétit, ne jouira pas de la sérénité de joie ordinaire en Dieu par le moyen de ses créatures et de ses oeuvres. Celui qui ne vit plus selon le sens, toutes les opérations de ses sens et puissances sont dressées à la contemplation divine, parce que, étant vrai en bonne philosophie que l'opération de chaque chose est conforme à son être ou à la vie dont elle vit, si l'âme vit une vie spirituelle (la vie animale étant mortifiée), il est évident que sans contradiction intérieure, elle doit aller à Dieu avec tout, vu que déjà toutes ses actions et mouvements sont spirituels, procédant d'une vie spirituelle; d'où il suit que cette personne, ayant le coeur limpide, trouve en toutes choses une connaissance de Dieu joyeuse, savoureuse, chaste, pure, spirituelle, gaie et amoureuse.

7. De ce qui a été dit, j'infère la doctrine suivante : jusqu'à ce que l'homme ait tellement habitué le sens en la purification de la joie sensible que, dès le premier mouvement, il tire le profit que j'ai dit que les choses l'envoient aussitôt à Dieu, il lui est nécessaire de nier la joie et le goût qui s'y trouvent, pour tirer l'âme de la vie sensitive, craignant que, puisqu'il n'est pas spirituel, il ne tire peut-être de l'usage de ces choses plus de suc et plus de force pour le sens que pour l'esprit, la force sensible prédominant en son opération, qui accroît la sensualité, l'entretient et l'engendre ; parce que comme dit notre Sauveur, ce qui naît de la chair, est chair; et ce qui naît de l'esprit est esprit (Jn 3,6). Prenez bien garde à ceci, car c'est la vérité. Et que celui qui n'a pas encore mortifié le goût dans les choses sensibles, n'entreprenne pas de se servir beaucoup de la force et opération du sens en ce qui les concerne, croyant qu'elles lui aideront à l'esprit, parce que les forces de l'âme croîtront davantage sans ce sensible, c'est-à-dire, éteignant plutôt la joie et l'appétit de ces choses que voulant en user à leur égard.

8. Les biens de la gloire réservés en l'autre vie à celui qui se prive de cette joie, il n'est pas nécessaire de le dire car outre que les dons corporels de la gloire - comme sont l'agilité et la clarté98 - seront bien plus excellents qu'en ceux qui en ont usé, l'augmentation aussi de la gloire essentielle de l'âme qui répond à l'amour de Dieu pour qui a nié ces choses sensibles, pour chaque joie momentanée et caduque qu'il aura refusée (comme dit saint Paul) un immense poids de gloire opérera en lui éternellement (2Co 4,17). Je ne déduirai point les autres profits moraux, temporels et aussi spirituels, qui suivent cette nuit de la joie, puisque ce sont tous ceux qui ont été dits en les autres joies, et en un degré plus éminent car ces joies qu'on rejette sont plus jointes au naturel, et pour cela on acquiert une plus intime pureté en leur négation.

98 Deux des quatre attributs des corps glorieux, avec l'impassibilité et la subtilité.




Montée Carmel III - 2003 21