Montée Carmel III - 2003 27

Ch. 27: DANS LEQUEL ON COMMENCE À TRAITER DU QUATRIÈME GENRE DE BIENS, QUI SONT LES BIENS MORAUX. - ON DIT QUELS ILS SONT ET EN QUELLE MANIÈRE LA JOIE DE LA VOLONTÉ EN EUX EST LICITE


1. Le quatrième genre de biens dans lesquels la volonté peut se réjouir sont les biens moraux; et par biens moraux, nous entendons ici les vertus et leurs habitudes en tant que morales, et l'exercice de quelque vertu que ce soit, et l'exercice des oeuvres de miséricorde, l'observation de la loi de Dieu, et la civilité et tout exercice de bon naturel et inclination.

2. Or ces biens moraux, quand on les possède et exerce, ils méritent peut-être mieux la joie de la volonté qu'aucun des trois autres genres susdits. Parce que, pour l'une de ces deux causes ou pour les deux ensemble, l'homme peut se réjouir des choses qui lui appartiennent, à savoir, ou pour ce qu'elles sont en elles, ou pour le bien qu'elles comportent et apportent comme moyen ou instrument. Et ainsi, nous trouverons que la possession des trois genres de biens dont nous avons déjà parlé ne mérite aucune joie de la volonté, car, comme il a été dit, d'eux-mêmes, ils ne font aucun bien à l'homme et n'en ont point en soi, vu qu'ils sont si caducs et si périssables ; mais au contraire, comme pareillement nous avons dit, ils lui causent et apportent de la peine, de la douleur et de l'affliction d'esprit, car, bien qu'ils méritent quelque joie pour la seconde cause, qui est quand l'homme s'en sert pour aller à Dieu, cela est si incertain que, comme nous voyons d'ordinaire, l'homme s'en fait plus de tort que de profits. Mais les biens moraux, déjà pour la première cause qui est ce qu'ils sont en soi et ce qu'ils valent, méritent quelque joie de leur possesseur, parce qu'ils apportent avec eux la paix, la tranquillité, l'usage droit et ordonné de la raison, et des opérations mûrement réfléchies ; et l'homme ne peut humainement rien posséder de meilleur en cette vie.

3. Ainsi, parlant humainement, parce que les vertus méritent par elles-mêmes d'être aimées et estimées, l'homme peut bien se réjouir de les avoir et de les pratiquer pour ce qu'elles sont en soi et pour ce qu'elles apportent de bien à l'homme humainement et temporellement; car de cette manière et pour cela, les philosophes, les sages et anciens princes les ont estimées, les ont louées et ont tâché de les avoir et de les pratiquer ; et, bien que gentils99 et ne regardant les choses que temporellement, pour les biens temporels, corporels et naturels qu'ils savaient leur devoir advenir de là, ils n'obtenaient pas seulement par là les biens et l'estime temporelle qu'ils souhaitaient, mais en outre, Dieu - qui aime tout ce qui est bon même chez le barbare et le gentil et qui n'empêche aucun bien de se faire, comme dit le Sage (Sg 7,22) - leur augmentait la vie, l'honneur, le pouvoir et la paix, comme il fit aux Romains parce qu'il vivaient sous de bonnes lois ; et il leur assujettit presque tout le monde, payant temporellement les bonnes moeurs de ceux qui n'ayant pas la foi, étaient incapables de la récompense éter-nelle100. Car Dieu aime tant ces biens moraux que seulement parce que Salomon lui demanda la sagesse pour enseigner son peuple et pouvoir le gouverner justement, en l'instruisant dans les bonnes moeurs, le même Dieu lui en sut fort bon gré et lui dit que puisqu'il avait demandé la sagesse pour cette fin, Il la lui donnerait et de plus, ce qu'il ne lui avait point demandé, à savoir les richesses et l'honneur, de manière qu'aucun roi dans le passé et pour l'avenir ne fût semblable à lui (1R 3,11-13).

99 Gentils ; non juifs et non chrétiens. Barbare : non grec ou Romain.
100 Saint Augustin, La Cité de Dieu, 1. 5, 12-15.


4. Mais encore que le chrétien doive se réjouir des biens moraux en cette première manière, et des bonnes oeuvres qu'il fait temporellement, en tant qu'elles lui causent les biens temporels que nous avons dits, néanmoins sa joie ne doit pas s'y arrêter en cette première manière (comme nous avons dit des gentils dont les yeux de l'âme ne pénétraient pas plus avant que cette vie mortelle), mais que - puisque la lumière de la foi lui fait espérer la vie éternelle, sans laquelle tout ce qui est de ce monde et de l'autre, ne lui servira de rien - il doit seulement et principalement se réjouir de la possession et de l'exercice de ces biens moraux en la seconde manière, qui est que, faisant les oeuvres pour l'amour de Dieu, elles lui acquièrent la vie éternelle. Ainsi il ne doit regarder ni se réjouir qu'à servir et honorer Dieu avec ses bonnes oeuvres et vertus, car sans ce regard, les vertus ne valent rien devant Dieu ; comme il se voit en les dix vierges de l'Évangile, qui avaient toutes gardé la virginité et fait de bonnes oeuvres, mais parce que les cinq ne s'étaient pas réjouies en la seconde manière -c'est-à-dire en dressant en elles leur joie à Dieu -, mais au contraire en avaient usé vainement en la première manière, se réjouissant de leur possession, elles furent rejetées du ciel sans aucune reconnaissance ni récompense de l'Époux (Mt 25,1-12). Et aussi de nombreux anciens ont eu bien des vertus et ont fait de bonnes oeuvres, et nombre de chrétiens les ont et font encore de grandes choses, qui ne leur serviront de rien pour la vie éternelle, parce qu'ils n'ont pas recherché en elles la gloire et l'honneur qui se doivent seulement à Dieu. Le chrétien doit donc se réjouir, non de faire de bonnes oeuvres et suivre les louables coutumes, mais s'il les fait pour l'amour de Dieu seul, sans aucun autre égard, car, autant quand elles sont faites pour servir Dieu seulement elles méritent une plus grande récompense de gloire, d'autant plus aussi aura-t-on de confusion devant Dieu, que plus on aura été mû par d'autres considérations.

5. Donc, pour dresser la joie à Dieu dans les biens moraux, le chrétien doit remarquer que la valeur de ses bonnes oeuvres, jeûnes, aumônes, pénitences, prières, etc., ne consiste pas tant en la quantité et en la qualité qu'en l'amour de Dieu avec lequel il les fait; et qu'elles sont alors d'autant mieux appréciées qu'elles sont faites avec un plus pur et plus entier amour de Dieu et qu'il recherche en elles moins d'intérêt de joie, de goût, de consolation et de louange, en cette vie et en l'autre ; c'est pourquoi il ne doit arrêter son coeur dans le goût, dans la consolation, dans la saveur et autres intérêts dont les bons exercices et bonnes oeuvres sont habituellement accompagnées, mais recueillir la joie en Dieu, désirant le servir par elles, et se purifiant et demeurant en obscurité en cette joie, vouloir que Dieu soit le seul qui se délecte et les savoure en secret, sans aucun autre égard ou intérêt que l'honneur et la gloire de Dieu ; et ainsi il ramassera en Dieu toute la force de la volonté concernant les biens moraux.



Ch. 28: DE SEPT DOMMAGES OÙ L'ON PEUT TOMBER EN METTANT LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS LES BIENS MORAUX


1. Les dommages principaux où l'homme peut tomber par la vaine joie de ses bonnes oeuvres et habitudes, je trouve qu'ils sont sept et très pernicieux, car ils sont spirituels.

2. Le premier dommage est vanité, orgueil, vaine gloire et présomption, parce qu'on ne saurait se réjouir de ses oeuvres sans les estimer; et de là naît la jactance et le reste, comme il est dit du pharisien en l'Évangile, qui priait et se flattait auprès de Dieu, en se vantant qu'il jeûnait et faisait d'autres bonnes oeuvres (Lc 18,12).

3. Le deuxième dommage est communément enchaîné à celui-ci, il est de juger les autres mauvais et imparfaits comparativement, pensant qu'ils ne font pas si bien que lui, les méprisant en son coeur et parfois en paroles. Et ce dommage le pharisien le subissait aussi, car en ses prières il disait : Je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères (Lc 18,11). De manière qu'en un seul acte, il tombait en ces deux dommages, s'estimant et méprisant les autres, comme beaucoup font aujourd'hui qui disent : « je ne ressemble pas à un tel, je ne fais pas ceci ni cela comme celui-ci ou cet autre ». Et même bon nombre d'entre eux sont pires que le pharisien ; car bien qu'il soit vrai qu'il ne méprisât pas seulement les autres, mais aussi qu'il montrât du doigt la personne en particulier en disant: Je ne suis pas comme ce publicain ; mais eux, non contents de l'un et de l'autre, ils se fâchent et sont jaloux quand on en loue d'autres ou qu'ils font mieux ou peuvent plus qu'eux.

4. Le troisième dommage est que, comme ils regardent leur goût dans les oeuvres, ils ne font d'ordinaire que celles dont ils espèrent du plaisir et de la louange ; et ainsi, comme dit Christ, tout ce qu'ils font, ut videantur ab hominibus101 (Mt 23,5), et ils ne travaillent pas seulement par amour de Dieu.

101 Pour être vus des hommes.


5. Le quatrième dommage s'ensuit de celui-là, c'est qu'ils ne trouveront point de récompense en Dieu l'ayant recherchée en cette vie dans la joie ou la consolation, dans les bénéfices de l'honneur ou de telles autres manières dans leurs oeuvres ; en quoi le Sauveur dit qu'ils ont reçu leur paiement (Mt 6,2); et ainsi ils resteront seulement avec le travail de l'oeuvre et avec confusion sans récompense. Il y a une si grande misère dans les enfants des hommes touchant ce dommage, que j'estime que la plupart des oeuvres publiques qu'ils font, ou sont vicieuses, ou ne leur profiteront point, ou sont imparfaites devant Dieu, faute de se détacher de ces égards et intérêts humains. En effet peut-on en juger autrement de certaines oeuvres et fondations que quelques-uns font et instituent, quand ils ne veulent les faire qu'accompagnées d'honneur et d'égards humains de la vanité de la vie, ou perpétuant en elles leur nom, leur lignage ou leur pouvoir, jusqu'à mettre leurs devises et leurs armes dans les églises - comme s'ils voulaient se poser là au lieu de statues -, où tous fassent la génuflexion, et dans ces oeuvres on peut dire de quelques-uns qu'ils s'adorent plus que Dieu. Mais laissant ceux-là qui sont les pires, combien y en a-t-il qui de maintes façons tombent dans ce dommage de leurs oeuvres ? Les uns veulent qu'on les loue, d'autres qu'on les en remercie, d'autres les racontent et prennent plaisir que tel ou tel les sache et même tout le monde, et parfois ils veulent que l'aumône, ou ce qu'ils font passe par des tiers pour que cela se sache davantage; d'autres veulent l'un et l'autre. Ce qui est sonner la trompette, ce que, dit le Sauveur dans l'Évangile, font les hommes vains, qui pour cela ne recevront de Dieu aucune récompense de leurs oeuvres (Mt 6,2).

6. Ceux-là donc, pour éviter ce dommage, doivent cacher leur oeuvre, que Dieu seul la voie, désirant que personne n'en fasse cas. Et ils ne doivent pas seulement la cacher aux autres, mais encore à eux-mêmes ; c'est-à-dire, qu'ils ne s'y complaisent pas les estimant comme si c'était quelque chose, comme spirituellement s'entend de ce que Notre Seigneur dit dans l'Évangile: Que ta gauche ne sache pas ce que fait ta droite (Mt 6,3), comme s'il disait: n'estime pas avec l'oeil temporel et charnel l'oeuvre spirituelle que tu fais. C'est ainsi qu'on ramasse la force de la volonté en Dieu et que l'oeuvre fructifie devant lui; d'où non seulement il ne la perdra pas, mais elle sera de grand mérite. C'est à ce propos que s'entend cette sentence de Job quand il dit: Si j'ai baisé ma main avec ma bouche, ce qui est une iniquité et un grand péché, et si mon coeur s'est réjoui en cachette (Jb 31,27-29) ; car ici par la main il entend l'oeuvre, et par la bouche il entend la volonté qui se complaît en elle ; et parce que comme nous avons dit, c'est une complaisance en soi-même, il dit: Si mon coeur s'est réjoui en cachette, ce qui est une grande iniquité et une négation contre Dieu ; et c'est comme s'il disait qu'il n'eut pas de complaisance, ni que son coeur ne s'est pas réjoui en cachette.

7. Le cinquième dommage de telles gens est qu'ils ne s'avancent point au chemin de perfection, parce que, étant attachés au goût et à la consolation dans le travail, quand ils ne trouvent point de goût et consolation dans leurs oeuvres et exercices - ce qui est ordinairement quand Dieu veut les avancer, leur donnant le pain sec qui est celui des parfaits, et les sevrant du lait des enfants, éprouvant leurs forces et purifiant leur tendre appétit afin qu'ils puissent goûter de la nourriture des grands - ordinairement ils se découragent et perdent la persévérance car ils ne trouvent plus ladite saveur dans leurs oeuvres. Sur quoi s'entend spirituellement ce que dit le Sage, soit : Les mouches qui se meurent perdent la suavité de l'onguent (Qo 10,1) ; car quand il se présente quelque mortification, ils meurent à leurs bonnes oeuvres, ne les faisant plus, et perdent la persévérance, où gît la suavité de l'esprit et la consolation intérieure.

8. Le sixième dommage, c'est qu'ils se trompent ordinairement, estimant meilleures les oeuvres qui leur plaisent que celles qu'ils ne goûtent pas, ils louent et estiment les unes et méprisent les autres, encore que communément les oeuvres où de lui-même l'homme se mortifie davantage (principalement quand il n'est pas avancé en la perfection) soient plus agréables et plus précieuses devant Dieu, à cause de la négation de soi-même que l'homme y apporte, que celles où il trouve sa consolation, dans lesquelles il peut fort aisément se chercher soi-même. Et à ce propos, Michée dit ces paroles : Malum manuum suarum dicunt bonum ; soit: Ce qui est mal venant de leurs oeuvres, ils disent eux que c'est bien (Mi 1,3). Ce qui provient de ce qu'ils mettent leur goût en leurs oeuvres, et non à plaire seulement à Dieu. Or, combien ce dommage règne parmi les spirituels aussi bien qu'entre le commun des hommes, cela serait trop long à dire, à peine en trouvera-t-on un qui se porte à travailler purement pour Dieu sans être aidé de quelque intérêt de consolation, de goût ou d'autre considération.

9. Le septième dommage est que, en tant que l'homme n'éteint pas la vaine joie dans les oeuvres morales, il est plus incapable de recevoir conseil et instruction raisonnable touchant ce qu'il doit faire, parce que l'habitude de lâcheté qu'il a, en opérant avec propriété de vaine joie, l'enchaîne ou afin de ne pas tenir le conseil d'autrui pour le meilleur, ou, s'il le tient pour tel, afin qu'il ne le veuille pas suivre, n'ayant pas assez de courage pour cela. Ces personnes s'attiédissent fort en la charité envers Dieu et le prochain, car l'amour-propre qu'elles ont, à l'égard de leurs oeuvres, refroidit en elles la charité.


Ch. 29: DES PROFITS QUE REÇOIT L'ÂME DE RETIRER LA JOIE DES BIENS MORAUX


1. Très grands sont les profits que l'âme reçoit à ne pas vouloir appliquer vainement la joie de la volonté à cette sorte de biens ; car quant au premier, elle se préserve de tomber en maintes tentations et tromperies du démon, qui sont cachées dans la joie de ces bonnes oeuvres, comme nous pourrons l'entendre par ce qui est dit en Job, à savoir: Il dort sous l'ombre, dans le secret du roseau et dans les lieux humides (Jb 40,16). Où il parle du démon, car dans l'humidité de la joie et la vanité du roseau (c'est-à-dire des oeuvres vaines) il séduit l'âme; et que le démon la trompe secrètement en cette joie, ce n'est pas merveille, puisque, sans attendre sa suggestion, la vaine joie se trompe elle-même, principalement quand il y a au coeur quelque jactance à leur sujet, selon ce que dit bien Jérémie, par ces paroles: Ton arrogance t'a déçu (Jr 49,16), car quelle plus grande tromperie que la vanterie ? Et de cela l'âme se délivre en se purgeant de cette joie.

2. Le deuxième profit est qu'elle accomplit les oeuvres plus sagement et plus parfaitement ; ce qui n'arrive pas s'il y a de la passion de joie ou de goût, parce que par le moyen de cette passion de joie, l'irascible et le concupiscible102 s'élèvent et l'emportent tellement qu'ils ne permettent plus la pesée de la raison, et la font varier d'ordinaire dans les oeuvres et les résolutions,laissant les unes et prenant les autres, commençant et abandonnant, sans rien achever, parce que, opérant pour le goût, et celui-ci étant variable, et en certaines natures beaucoup plus qu'en d'autres, ce goût venant à manquer, l'oeuvre et le dessein cessent, bien qu'il s'agisse d'une chose importante. Le goût de leur oeuvre est à de telles personnes, comme son âme et sa force: si vous ôtez le goût, l'oeuvre meurt et finit, et ils ne persévèrent plus ; car ils sont de ceux dont Christ dit qu' ils reçoivent joyeusement la parole, et le démon survenant la leur ravit aussitôt, afin qu'ils ne persévèrent pas (Lc 8,12-13), et c'est parce qu'ils n'avaient pas de force ni de racine plus profonde que cette joie. C'est donc une cause de persévérance et de bonne réussite que d'enlever et retirer la volonté de cette joie ; et ainsi le profit est grand comme l'est aussi le dommage contraire. Le sage jette les yeux sur la substance et l'utilité de l'oeuvre, non sur le goût et le plaisir qu'il y trouve, et ainsi il n'envoie pas ses traits en l'air, mais il tire une joie stable de son oeuvre, sans payer de tribut à l'amertume.

102 Termes de l'École d'origine platonicienne, autrement dit la colère et le désir.


3. Le troisième est un divin profit, qui est qu'étouffant la vaine joie en ses oeuvres, il se fait pauvre d'esprit, qui est une des béatitudes dont parle le Fils de Dieu quand il dit : Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le royaume des cieux est à eux (Mt 5,3).

4. Le quatrième profit est que celui qui rejettera cette joie, opérera avec douceur, humilité et prudence, parce qu'il n'agira pas impétueusement et à la hâte, poussé par le concupiscible et l'irascible de la joie, ni avec présomption affecté par l'estime qu'il fait de son oeuvre moyennant la joie qu'il y trouve, ni imprudemment aveuglé de cette joie.

5. Le cinquième profit est qu'il se rend agréable à Dieu et aux hommes, se délivre de l'avarice, de la gourmandise et de la tristesse spirituelles, de l'envie spirituelle et de mille autres vices.


Ch. 30: OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DU CINQUIÈME GENRE DE BIENS DANS LEQUEL LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR, QUI SONT LES SURNATURELS.

- ON DIT QUELS ILS SONT, ET COMMENT ILS SE DISTINGUENT DES SPIRITUELS, ET COMMENT IL FAUT DRESSER LEUR JOIE À DIEU


1. Il convient maintenant de traiter du cinquième genre de biens en lesquels l'âme peut se réjouir, qui sont surnaturels ; par eux nous entendons ici tous les dons et toutes les grâces que Dieu donne qui surpassent la faculté et vertu naturelle, qu'on appelle gratis datas, comme sont la sagesse et la science qu'il donna à Salomon, et les grâces dont parle saint Paul (1Co 12,9-10), à savoir la foi, la grâce des santés, l'opération des miracles, la prophétie, la connaissance et le discernement des esprits, l'explication des paroles, et aussi le don des langues.

2. Ces biens, quoiqu'à la vérité ils soient spirituels, comme ceux du même genre dont nous traiterons après, néanmoins j'ai voulu en faire distinction ici à cause de la grande différence qu'il y a entre eux ; attendu que l'exercice de ceux-ci a un rapport immédiat au profit des hommes, et Dieu les donne pour ce profit et pour cette fin, comme dit saint Paul qu'on ne donne à personne l'esprit, sinon pour le profit des autres (1Co 12,7), ce qui s'entend de ces grâces; mais les spirituelles, leur exercice et leur rapport sont seulement de l'âme à Dieu et de Dieu à l'âme, en communication d'entendement et de volonté, etc., comme nous dirons après. Ainsi il y a différence en l'objet, puisque les spirituelles sont seulement entre le Créateur et l'âme, mais les surnaturelles regardent la créature ; et elles diffèrent aussi en la substance, et par conséquent en l'opération, et ainsi encore nécessairement en la doctrine.

3. Mais parlant à présent des dons et des grâces surnaturelles, comme nous les entendons ici, je dis que pour purifier en elles la vaine joie, il faut ici noter deux profits qui sont en ce genre de biens, à savoir: temporel et spirituel. Le temporel, c'est la santé des malades, faire voir les aveugles, ressusciter les morts, chasser les démons, prédire l'avenir pour y pourvoir, et les autres de cette sorte. Le spirituel et éternel, c'est que Dieu par ses oeuvres soit connu et servi par celui qui les fait ou par ceux en lesquels elles se font.

4. Quant au premier profit, qui est temporel, les oeuvres et miracles surnaturels méritent peu ou point la joie de l'âme ; parce que, le second profit exclu, ils importent peu ou pas, puisque d'eux-mêmes, ils ne sont pas moyen pour unir l'âme avec Dieu, mais c'est la charité ; et l'on peut exercer ces oeuvres et grâces surnaturelles sans être en grâce ni charité, tantôt Dieu donnant véritablement les dons et les grâces, comme à l'inique prophète Balaam (Nb 22-24) et à Salomon, tantôt de semblables étant opérés faussement par la voie du démon, comme fit Simon le Magicien (Ac 8,9-11), ou par autres secrets de nature ; parmi ces oeuvres et merveilles, si quelques-unes devaient être utiles à celui qui les fait, ce seraient les vraies qui sont données de Dieu ; or, celles-là, sans le second profit, saint Paul enseigne ce qu'elles peuvent valoir, en disant: Si je parle avec les langues des hommes et des anges, et que je n'aie point la charité, je ressemble au métal et à la cloche qui sonne. Et si j'ai la grâce de prédire et si je connais tous les mystères et toute la science, et si j'ai la foi en plénitude, tellement que je transporte les montagnes, et que je n'aie point la charité, je ne suis rien, etc. (1Co 13,1-2). D'où vient que Christ dira un jour à beaucoup qui en cette façon auront fait cas de leurs oeuvres, pour lesquelles ils lui demanderont la gloire, et lui diront : Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom et fait de nombreux miracles ? il leur dira : Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité (Mt 7,22-23).

5. L'homme doit donc se réjouir, non d'avoir ces grâces et de les exercer, mais s'il en tire le second fruit spirituel, à savoir, servant Dieu en elles avec une véritable charité, où gît le fruit de la vie éternelle. C'est pourquoi notre Sauveur reprit ses disciples qui se réjouissaient de chasser les démons, en disant: Ne vous réjouissez pas d'assujettir les démons, mais de ce que vos noms sont écrits au livre de la vie (Lc 10,20), comme qui dirait en bonne théologie : « Réjouissez-vous si vos noms sont inscrits au livre de la vie ». De là on apprend que l'homme ne doit se réjouir qu'au chemin qui y conduit, qui est de faire les oeuvres avec charité ; car que sert et vaut devant Dieu ce qui n'est point amour de Dieu ? qui n'est point parfait, s'il n'est fort et attentif à purger la joie de toutes les choses, la mettant seulement à faire la volonté de Dieu. Et de cette manière la volonté s'unit avec Dieu par ces biens surnaturels.


Ch. 31 DES DOMMAGES QUI ARRIVENT À L'ÂME DE METTRE LA JOIE DE LA VOLONTÉ EN CE GENRE DE BIENS


1. En trois principaux dommages, il me semble que l'âme peut tomber en mettant sa joie dans les biens surnaturels, à savoir, tromper et être trompée, détriment dans l'âme concernant la foi, vaine gloire ou autre vanité.

2. Quant au premier, il est aisé de tromper les autres et soi-même en se réjouissant de cette sorte d'oeuvres. La raison est que pour connaître ces oeuvres, quelles sont fausses et quelles sont vraies, comment et en quel temps il faut les exercer, il faut beaucoup de sagacité et beaucoup de lumière de Dieu, et la joie et l'estime de ces oeuvres empêchent fort l'un et l'autre. Et ceci pour deux raisons : l'une, car la joie émousse et obscurcit le jugement; l'autre, car avec la joie de cette oeuvre, l'homme souhaite qu'elle soit faite plus promptement, mais encore il est davantage poussé à ce qu'elle se fasse à contretemps. Et à supposer que les vertus et oeuvres qu'on pratique soient véritables, néanmoins ces deux défauts suffisent pour s'y tromper souvent: ou en ne les comprenant pas comme il faut, ou en n'en profitant pas et en ne s'en servant pas comme et quand il est plus à propos. Car encore qu'à la vérité, quand Dieu départit ces dons et grâces, il leur donne la lumière et l'impulsion de comment et quand il faut les exercer, néanmoins à cause de la propriété et imperfection qu'ils y peuvent avoir, il peuvent beaucoup faillir, n'en usant pas avec la perfection que Dieu désire, comme et quand il veut. Ainsi que nous lisons que voulait faire Balaam lorsqu'il voulut entreprendre d'aller maudire le peuple d'Israël contre la volonté de Dieu, ce dont Dieu fut tellement irrité qu'il voulait le tuer (Nb 22,22-23). Et saint Jacques et saint Jean voulaient faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains, parce qu'ils refusaient de loger notre Sauveur, et il les reprit de cela (Lc 9,54-55).

3. Où l'on voit clairement comme ceux-là étaient portés à ces oeuvres par quelque passion d'imperfection (enveloppée dans la joie et l'estime de ces oeuvres) quand il n'était pas convenable; parce que, quand il n'y a pas semblable imperfection, ils se meuvent et déterminent seulement à opérer ces vertus quand et comme Dieu les pousse à cela, et jusqu'alors, il ne convient pas. C'est pourquoi Dieu se plaignait par Jérémie de certains prophètes, en disant : Je n'envoyais pas les prophètes et ils couraient; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient (Jr 23,21). Et plus loin, il dit : Ils ont trompé mon peuple par leur mensonge et leurs miracles, sans que je leur eusse rien commandé et sans que je les eusse envoyés (Jr 23,32). Et là encore il dit en parlant d'eux qu'ils voyaient la vision de leur coeur et qu'ils la disaient (Jr 23,26) ; ce qui ne serait pas ainsi arrivé s'ils n'avaient eu cette abominable propriété en ces oeuvres.

4. D'où par ces autorités nous apprenons que le dommage de cette joie n'aboutit pas seulement à user iniquement et méchamment de ces grâces que Dieu donne (comme Balaam et ceux dont Il parle ici qui faisaient des miracles par lesquels ils trompaient le peuple), mais encore jusqu'à s'en servir sans que Dieu les leur eût données ; comme ceux-ci qui prophétisaient leurs fantaisies et publiaient les visions qu'ils composaient, ou celles que le démon leur représentait; parce que le démon qui les voit affectionnés à ces choses, leur donne un vaste champ et beaucoup d'occasions, s'entremettant là en maintes manières, et avec cela, ils déploient les voiles et avec une hardiesse effrontée il s'étendent en ces oeuvres prodigieuses.

5. Ils n'en demeurent pas là, mais la joie et la convoitise de ces oeuvres les portent à de telles extrémités que, s'ils n'avaient auparavant qu'un pacte occulte avec le démon (car beaucoup d'entre eux opèrent ces choses par cette convention secrète), ils osent bien faire avec lui un pacte exprès et manifeste, se rendant par un accord disciples du démon et ses partisans. De là viennent les sorciers, enchanteurs, magiciens, devins et charmeurs. La joie de ces oeuvres en vient à un tel excès de mal que non seulement ils veulent acheter avec de l'argent les dons et les grâces divines - comme voulait faire Simon le Magicien (Ac 8,18) - pour servir le démon, mais aussi ils tâchent d'avoir les choses sacrées, et même (ce qui ne peut se dire sans frémir) les choses divines, comme on a déjà vu que le redoutable corps de notre Seigneur Jésus-Christ a été usurpé pour l'usage de leurs méchancetés et abominations. Dieu veuille montrer et étendre ici sa grande miséricorde !

6. Et combien ces gens-là sont pernicieux à eux-mêmes et préjudiciables à la chrétienté, chacun pourra bien clairement l'entendre. Où il faut noter que tous ces magiciens et devins qui étaient parmi les enfants d'Israël - que Saùl extermina de la région pour vouloir imiter les vrais prophètes de Dieu - avaient donné en de telles abominations et illusions.

7. Celui donc qui aura la grâce et le don surnaturel, en doit écarter la convoitise et la joie de l'exercer, et n'avoir nul souci de le mettre en oeuvre, car Dieu qui l'en favorise surnaturellement pour l'utilité de son Église ou de ses membres, le poussera surnaturellement aussi à l'exercer comme et quand il devra le faire ; car, puisqu'il défendait à ses fidèles de se soucier de ce qu'ils annonceraient, ou comme ils le diraient (Mt 10,19), parce que c'était une affaire surnaturellement de foi, Il voudra aussi, vu que la chose n'est pas moins importante, que l'homme attende que Dieu soit l'ouvrier mouvant le coeur, puisque toute vertu doit s'opérer en sa vertu. C'est pourquoi les disciples, dans les Actes des Apôtres (Ac 4,29-30), bien qu'il leur eût infus ces grâces et ces dons, firent cette prière à Dieu, lui demandant instamment qu'il lui plût d'étendre sa main à faire des signes et des oeuvres et des guérisons par eux, pour introduire dans les coeurs la foi de Notre Seigneur Jésus-Christ.

8. Le deuxième dommage qui peut naître de ce premier est un dommage concernant la foi, ce qui peut être en deux manières : La première, à l'égard des autres ; parce que, entreprenant de faire des merveilles ou des vertus hors de saison et sans nécessité, outre que c'est tenter Dieu, ce qui est un grand péché, peut-être que cela ne réussira pas et pourra engendrer dans les coeurs un moindre crédit et un mépris de la foi ; car bien que cela réussisse quelquefois, Dieu le permettant pour d'autres sujets et considérations, comme il arriva à la sorcière de Saùl (1S 28,12) - s'il est vrai que ce fut Samuel qui lui apparut -, cela ne réussira pas toujours, et quand cela réussirait, ils ne manquent pas de faillir et de se rendre coupables, puisqu'ils usent de ces grâces quand il n'est pas convenable. En la seconde manière il peut recevoir du dommage en soi-même touchant le mérite de la foi, parce qu'en faisant grand état de ces miracles, il s'éloigne beaucoup de l'habitude substantielle de la foi, qui est une habitude obscure ; et ainsi là où il y a plus de signes et de témoignages, il y a moins de mérite à croire. C'est pourquoi saint Grégoire dit que la foi est sans mérite quand la raison humaine l'expérimente103. Et ainsi Dieu n'opère jamais ces merveilles qu'uniquement quand elles sont nécessaires pour croire; d'où vient que Notre Seigneur, afin que ses disciples ayant l'expérience de sa résurrection, n'en perdent pas le mérite, fit beaucoup de choses avant de se montrer à eux, pour qu'ils le croient sans le voir; car il montra premièrement à Marie-Madeleine le sépulcre vide et après il fit que les anges lui annoncent - car la foi vient de l'ouïe, dit saint Paul (Rm 10,11) - et que l'entendant, elle le crût avant de le voir; et encore quand elle le vit, ce fut en l'aspect d'un homme ordinaire, pour achever de l'instruire par la chaleur de sa présence, en la créance qui lui manquait (Jn 20,11-18); et aux disciples il envoya premièrement les femmes leur annoncer, et ensuite ils vinrent voir le sépulcre (Jn 2,10) ; et à ceux qui allaient à Emmaùs, il commença à toucher leur coeur en foi avant de se donner à voir, marchant dissimulé avec eux (Lc 25,15); et finalement il les reprit tous après de n'avoir pas cru ceux qui leur avaient rapporté sa résurrection (Mc 16,14), et saint Thomas aussi, de ce qu'il avait voulu toucher ses plaies, quand il lui dit que seraient bienheureux ceux qui ne voyant pas croiraient (Jn 20,29).

103 Homil. 26 in Evang., I.


9. D'où l'on voit que Dieu n'est pas tant ami de faire des miracles et (comme on dit), quand il les fait, c'est qu'il ne peut pas faire autrement. C'est pourquoi il reprenait les pharisiens qui ne croyaient qu'à force de prodiges, en disant: Si vous ne voyez des prodiges et des signes, vous ne croyez pas (Jn 4,48). Ils perdent donc beaucoup concernant la foi, ceux qui se réjouissent volontiers en ces oeuvres surnaturelles.

10. Le troisième dommage est que communément, par la joie de ces oeuvres, ils tombent en vaine gloire ou en quelque vanité, parce que la joie même de ces merveilles (comme nous avons dit) n'étant pas purement en Dieu et pour Dieu, est vanité; comme il paraît en ce que Notre Seigneur reprit ses disciples qui se réjouissaient de ce que les démons leur étaient assujettis (Lc 10,20), de cette joie, il ne les eût point blâmés si elle n'eût été vaine.



Montée Carmel III - 2003 27