Montée Carmel III - 2003 32

Ch. 32: DES DEUX PROFITS QUI VIENNENT DU REFUS DE LA JOIE CONCERNANT LES GRÂCES SURNATURELLES


1. En plus des profits que l'âme obtient à se délivrer des trois dommages susdits par la privation de cette joie, elle acquiert deux autres excellents profits. Le premier est de glorifier et exalter Dieu, le second est que l'âme s'exalte elle-même; car Dieu est exalté en l'âme de deux façons, la première en retirant le coeur et la joie de la volonté de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les mettre en Lui seul ; ce que David a voulu dire au verset que nous avons allégué au commencement de la nuit de cette puissance, à savoir: l'homme s'élèvera au coeur haut, et Dieu sera exalté (Ps 63,7). Parce qu'élevant le coeur par-dessus toutes choses, l'âme s'exalte par-dessus toutes.

2. Et parce que de cette manière elle le met en Dieu seulement, Dieu est exalté et glorifié, manifestant à l'âme son excellence et sa grandeur, parce qu'en cette élévation de joie en lui, Dieu lui donne un témoignage de ce qu'Il est. Ce qui ne se fait pas sans évacuer la joie et la consolation de la volonté à l'égard de toutes choses, comme il dit par David en ces termes : Faites le vide et voyez que je suis Dieu (Ps 45,11) ; et ailleurs il dit: En une terre déserte, sèche et sans chemin, j'ai paru devant vous pour voir votre vertu et votre gloire (Ps 62,3). Et puisqu'il est vrai qu'on exalte Dieu en mettant la joie en la séparation de toutes choses, on l'exalte bien davantage en la retirant de celles-ci, qui sont plus merveilleuses, pour la mettre seulement en Lui, vu qu'elles ont une valeur plus élevée étant surnaturelles, et ainsi les laissant en arrière pour mettre la joie seulement en Dieu, c'est attribuer une plus grande gloire et excellence à Dieu qu'à elles ; car, plus on méprise de choses et de plus grandes pour quelqu'un, plus on l'exalte et plus on le glorifie.

3. De plus Dieu est exalté en la seconde manière, lorsqu'on retire la volonté de ce genre d'oeuvres, parce que plus Dieu est cru et servi sans témoignages et sans signes, plus il est exalté par l'âme, puisqu'elle croit de Dieu plus que les signes et les miracles ne lui en peuvent donner à entendre.

4. Le second profit en lequel l'âme s'exalte, c'est parce que, retirant la volonté de tous les témoignages et signes apparents, elle s'exalte en une très pure foi - que Dieu lui verse104 et augmente en un degré beaucoup plus intense -, et conjointement il lui augmente les deux autres vertus théologales qui sont la charité et l'espérance, en quoi elle jouit de très hautes connaissances divines, par le moyen de l'habitus obscur et nu de la foi, et d'une grande délectation d'amour, par le moyen de la charité, avec laquelle la volonté ne se réjouit en autre chose qu'en Dieu vivant, et d'une satisfaction en la mémoire, par le moyen de l'espérance. Tout ceci est un profit admirable qui importe essentiellement et directement pour l'union parfaite de l'âme avec Dieu.

104 Infunde, verser, terme de la théologie.



Ch. 33: OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DU SIXIÈME GENRE DE BIENS DONT LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR. - ON DIT QUELS ILS SONT ET ON EN FAIT UNE PREMIÈRE DIVISION


1. Puisque, en cet ouvrage, notre intention est d'acheminer l'esprit par les biens spirituels jusqu'à l'union divine de l'âme avec Dieu, maintenant qu'en ce sixième genre nous devons traiter des biens spirituels, qui sont ceux qui servent le plus à cette affaire, il faudra que le lecteur et moi nous nous rendions attentifs et y appliquions particulièrement notre considération ; car c'est une chose certaine et ordinaire (par le peu de savoir de quelques-uns) de se servir des choses spirituelles seulement pour le sens, laissant l'esprit vide, si bien qu'il s'en trouve fort peu à qui le suc sensible n'ait corrompu une bonne partie de l'esprit, buvant l'eau avant qu'elle n'arrive à l'esprit, le laissant sec et vide.

2. Venant donc à notre propos, je dis que j'entends par biens spirituels tous ceux qui incitent et aident pour les choses divines, pour la relation de l'âme avec Dieu, et les communications de Dieu avec l'âme.

3. Donc en commençant à faire la division par les genres suprêmes, je dis que les biens spirituels sont de deux manières : les uns savoureux et les autres pénibles. Et chacun de ces genres est encore en deux manières ; parce que les savoureux, les uns sont de choses claires qui s'entendent distinctement, et les autres de choses qui ne s'entendent pas clairement ni distinctement. Les pénibles aussi, les uns sont de choses claires et distinctes, et les autres de choses confuses et obscures.

4. Tous nous pouvons les distinguer aussi selon les puissances de l'âme; parce que les uns, en tant qu'ils sont des intelligences, appartiennent à l'entendement; les autres, en tant que ce sont des affections, appartiennent à la volonté; les autres, en tant qu'ils sont imaginaires appartiennent à la mémoire.

5. Or, les biens pénibles laissés à part et remis à plus tard, car ils appartiennent à la Nuit passive, où nous en devons parler, et aussi les savoureux que nous avons dits être de choses confuses et non distinctes, pour en traiter à la fin, puisqu'ils appartiennent à la notion générale, confuse, amoureuse, où se fait l'union de l'âme avec Dieu - que nous avons laissée à part au Livre Deuxième105, remettant d'en traiter à la fin, lorsque nous avons fait la distinction entre les préhensions de l'entendement -, nous parlerons maintenant ici de ces biens savoureux qui sont de choses claires et distinctes.

105 Chapitre 10.



Ch. 34: DES BIENS SPIRITUELS QUI PEUVENT DISTINCTEMENT TOMBER EN L'ENTENDEMENT ET EN LA MÉMOIRE. - ON DIT COMMENT LA VOLONTÉ DOIT S'Y COMPORTER TOUCHANT LA JOIE QUI LES CONCERNE


1. Nous aurions ici beaucoup à faire avec la multitude des préhensions de la mémoire et de l'entendement, en enseignant à la volonté comment elle doit se comporter touchant la joie qu'elle en tire, si nous n'en avions amplement discouru dans les Deuxième et Troisième Livres. Car nous y avons dit de quelle manière il fallait conduire ces deux puissances pour les acheminer à l'union divine, et de quelle même manière la volonté doit se comporter en la joie qui les regarde, il n'est pas nécessaire de le redire ici, étant suffisant d'avertir que partout où il est dit que ces puissances se vident de telles ou telles préhensions, on entende aussi que la volonté doit rejeter la joie à leur égard ; et de la même manière qu'il est dit que la mémoire et l'entendement doivent se comporter à l'égard de toutes ces préhensions, la volonté aussi doit se comporter de même, en effet puisque l'entendement et les autres puissances ne peuvent rien admettre ni refuser sans que la volonté y concoure, il est évident que la doctrine de l'un sert pour l'autre.

2. Partant, qu'on voie là ce qui est requis en ce cas, parce que l'âme tombera en tous les dommages et périls qui sont là rapportés, si elle ne sait pas dresser à Dieu la joie de la volonté en toutes ses préhensions.


Ch. 35: DES BIENS SPIRITUELS SAVOUREUX QUI DISTINCTEMENT PEUVENT TOMBER EN LA VOLONTÉ. - ON DIT DE COMBIEN DE MANIÈRES ILS SONT


1. À quatre genres nous pouvons réduire tous les biens qui peuvent distinctement donner de la joie à la volonté, à savoir: motifs, provocatifs, directifs et perfectifs ; dont nous traiterons par ordre, et d'abord les statues et les portraits de saints, les oratoires et les cérémonies.

2. Et quant à ce qui touche les statues et les portraits, il peut y avoir bien de la vanité et de la vaine joie, parce que, étant de si grande importance au culte divin, et si nécessaires pour mouvoir la volonté à dévotion, comme le montrent l'approbation et l'usage de notre Mère l'Église - pour cela il convient toujours que nous devions nous en servir pour stimuler notre tiédeur - il y a néanmoins maintes personnes qui mettent plus leur joie en la peinture et en l'ornement de ces images qu'en ce qu'elles représentent.

3. L'usage des images106 est ordonné par l'Église pour deux fins principales, à savoir: pour révérer en elles les saints et pour grâce à elles mouvoir la volonté et exciter la dévotion à leur égard ; et en tant qu'elles servent à cela, elles sont de grand profit et leur usage est nécessaire. C'est pourquoi l'on doit toujours choisir celles qui sont les mieux tirées au naturel et au vif et qui meuvent davantage la volonté à dévotion, regardant plus à cela qu'à la valeur ou à la curiosité de la façon et au bel ornement. Parce qu'il y a, comme je dis, des personnes qui regardent plus à la curiosité de l'image et à son prix, qu'à ce qu'elle représente ; et la dévotion intérieure qu'il faut spirituellement dresser au saint invisible, oubliant aussitôt l'image, vu qu'elle ne sert que de motif, ils l'emploient en l'ornement et curiosité extérieure, de manière que le sens s'y plaît et s'y délecte, et l'amour avec la joie de la volonté demeurent là ; ce qui empêche entièrement le vrai esprit, qui requiert un anéantissement d'affection en toutes les choses particulières.

106 Imagen: statue de bois polychromé ou portrait religieux.


4. Cela se voit bien en l'abominable usage que quelques personnes ont en notre temps, qui n'ayant pas en horreur la vaine mode du monde, ornent les statues de la même façon que les mondains inventent de temps en temps pour l'accomplissement de leur passe-temps et vanités ; et les revêtent des habits qu'on condamne chez eux, le démon et elles en lui s'efforçant de canoniser leurs vanités, les mettant sur les saints, non sans leur faire une grande injure. Et de cette manière, l'honnête et grave dévotion de l'âme, qui de soi bannit et rejette toute vanité et apparence de vanité, n'est guère plus en elles qu'ornement de poupées, quelques-unes venant à ne se servir plus des images que comme d'idoles où elles mettent leur joie. Ainsi vous verrez des personnes qui ne cessent d'amasser image sur image, et veulent qu'elles ne soient que d'une telle sorte ou façon, et ne soient posées qu'en telle ou telle manière, de sorte que cela plaise au sens ; et la dévotion du coeur est fort petite. Et elles y ont autant d'attachement que Michas à ses idoles, ou que Laban, car l'un sortit de sa maison criant après ceux qui les emportaient (Jg 18,23-24), et l'autre, après avoir bien cheminé et s'être bien courroucé à leur sujet, renversa tous les meubles de Jacob en les cherchant (Gn 31,33-34).

5. La personne véritablement dévote met principalement sa dévotion en l'invisible et a besoin de peu d'images et n'en use que peu et de celles qui sont plus conformes aux choses divines qu'aux humaines, les rendant conformes à elles et se conformant elle-même à elles, selon la mode de l'autre siècle et selon l'état des saints et non à la mode de ce temps, afin que non seulement la figure de ce siècle n'émeuve point son appétit, mais encore afin qu'elle ne se souvienne pas de lui par elles, ayant devant les yeux une chose qui lui ressemble ou à une de ses choses. Et encore, elle ne met pas son coeur en celles dont elle use, d'où vient qu'elle ne se chagrine guère si on les lui ôte, parce qu'elle cherche au-dedans de soi la vive image qui est Christ crucifié, dans lequel elle prend plutôt plaisir qu'on lui ôte tout et que tout lui manque. Jusqu'à demeurer en repos si on lui ôte les motifs et les moyens qui nous approchent le plus de Dieu, parce que c'est une plus grande perfection à l'âme d'être tranquille et joyeuse en la privation de ces motifs que de les posséder avec affection et attachement ; car quoiqu'il soit bon de se plaire à avoir ces images qui aident davantage l'âme à la dévotion (et que pour cela, on doive toujours choisir celle qui émeut le plus), néanmoins ce n'est pas perfection d'y être si attaché qu'on les possède avec propriété, de sorte que si on les ôte, on s'en attriste.

6. Que l'âme tienne pour certain que plus elle s'affectionnera avec propriété à l'image et au motif, moins son oraison et sa dévotion monteront à Dieu. Car encore qu'il soit vrai que, les unes représentant mieux que les autres et excitant davantage à dévotion, il convienne de s'affectionner plus aux unes qu'aux autres pour cette raison seule, comme je viens de dire, ce ne doit pas être toutefois avec la propriété et l'attachement dont j'ai parlé, de manière que ce qui doit conduire l'esprit s'envolant par là à Dieu (oubliant aussitôt l'un et l'autre) le sens le lui dévore tout, étant tout entier engagé dans la joie des instruments qui devant seulement servir d'aide pour avancer l'esprit, à cause de mon imperfection me servent d'empêchement, et non moins que l'attachement et la propriété à quelque autre chose.

7. Mais quoique tu aies quelque réplique en ce qui est des images faute de bien entendre la nudité et pauvreté d'esprit que la perfection requiert, au moins tu n'en auras point l'imperfection qu'on a communément aux chapelets ; vu qu'à peine trouveras-tu une personne qui n'ait en cela quelque faiblesse, voulant qu'ils soient plutôt de cette façon que de celle-là, ou de cette couleur plutôt que de celui-là; et de tel métal, ou avec cet ornement, ou de cet autre ; l'un ne servant pas plus que l'autre afin que Dieu exauce plutôt ce qui se dit en celui-ci qu'en celui-là, mais au contraire, celui qui y va avec un coeur sincère et vrai, ne regardant qu'à plaire à Dieu sans se soucier de tel ou tel chapelet, si ce n'est à cause des indulgences, est plutôt exaucé.

8. Notre vaine convoitise est de telle sorte et condition qu'elle s'attache à toutes choses, et c'est comme le ver qui ronge ce qui est sain et dans les choses bonnes et mauvaises, fait son travail. Car te plaire à avoir un chapelet curieux et vouloir qu'il soit plutôt de cette manière que de cette autre, et choisir plutôt cette image qu'une autre sans prendre garde si elle t'excite davantage à l'amour de Dieu, mais regardant la beauté et la curiosité, qu'est-ce autre chose que mettre ta joie en l'instrument? Si tu employais l'appétit et la joie seulement à aimer Dieu, tu ne te soucierais ni de ceci ni de cela. Et c'est un grand déplaisir de voir des personnes spirituelles si attachées à la manière et façon de ces instruments et motifs, et à la curiosité et au vain goût qu'elles y trouvent, car jamais vous ne les verrez satisfaites, mais laisser toujours les unes pour prendre les autres, et troquer et mettre en oubli la dévotion de l'esprit par ces moyens visibles, y ayant parfois un semblable attachement et propriété qu'aux autres joyaux temporels, ce dont ils ne tirent pas peu de dommages.


Ch. 36: OÙ L'ON CONTINUE AU SUJET DES IMAGES ET L'ON RAPPORTE L'IGNORANCE QUE QUELQUES PERSONNES ONT EN CELA


1. Il y aurait beaucoup à dire touchant la stupidité que beaucoup de personnes ont concernant les images, parce que leur bêtise va si avant que quelques-unes se fient plus à certaines images qu'aux autres, s'imaginant que Dieu les exaucera plus par celles-là que par celles-ci, alors que toutes deux représentent un même sujet, comme deux images de Christ ou deux de Notre Dame ; et cela parce qu'elles ont plus d'affection à une façon107 qu'à une autre ce qui implique une grande stupidité touchant la conversation avec Dieu, le culte et l'honneur qu'on lui doit qui uniquement regarde la foi et la pureté de coeur de celui qui prie. Car la raison pour laquelle Dieu confère plus de grâces par le moyen d'une image que par une autre d'une même espèce, ce n'est pas qu'il y ait plus en l'une qu'en l'autre pour cet effet (quoiqu'il y ait grande différence quant à la façon), mais parce que les personnes sont plus excitées à dévotion par les unes que par les autres. Que si elles avaient la même dévotion par le moyen de l'une que par le moyen de l'autre (et même sans l'une ni l'autre), elles recevraient les mêmes faveurs de Dieu.

107 Façon : du verbe façonner, c'est le travail de l'artisan-artiste.


2. Si bien que la cause pour laquelle Dieu fait plutôt des miracles et accorde plutôt des faveurs par quelques images que par d'autres, ce n'est pas qu'on estime les unes plus que les autres, mais c'est afin que par cette nouveauté la dévotion endormie des fidèles et leur affection à la prière se réveillent ; et de là vient que, comme alors par le moyen de cette image la dévotion s'enflamme et la prière se prolonge (car l'une et l'autre sont un moyen afin que Dieu exauce et octroie ce qu'on lui demande), aussi Dieu, moyennant cette image, à cause de la prière et de l'affection, continue ses grâces et miracles en cette image ; et pourtant il est certain que Dieu ne les fait pas par l'image, vu qu'en soi elle n'est pas plus qu'une peinture, mais par la dévotion et la foi qu'on a au saint qu'elle représente. Et ainsi si tu avais la même dévotion et foi en Notre Dame devant cette image-ci que devant celle-là, qui la représente pareillement (et même sans elle, comme nous avons dit), tu recevrais les mêmes faveurs ; bien plus on voit par expérience que Dieu, s'il fait quelques faveurs et miracles, c'est d'ordinaire par le moyen de statues pas trop bien taillées ni curieusement peintes ou figurées, de peur que les fidèles n'attribuent quelque chose de cela à la façon ou à la peinture.

3. Et souvent Notre Seigneur a l'habitude d'opérer ces faveurs par le moyen d'images qui sont plus à l'écart et plus solitaires : d'abord afin que par ce mouvement de l'aller voir, l'affection s'accroisse davantage et l'acte soit plus intense ; ensuite, afin qu'on s'éloigne du bruit et du monde pour prier, de même que faisait le Seigneur (Mt 14,23 Lc 6,12). C'est pourquoi le pèlerin fait bien de choisir le temps auquel il y va peu de monde, quoiqu'il soit temps extraordinaire; et je ne conseillerai jamais d'aller quand il y a grande foule, car d'ordinaire on en revient plus distrait qu'au départ ; et plusieurs prennent et font de tels pèlerinages plutôt par récréation que par dévotion. De manière que si la foi et la dévotion y sont, n'importe quelle image suffira; mais si elles manquent, aucune ne suffira ; Notre Seigneur dans le monde était une image très vive, et avec tout cela, ceux qui n'avaient point de foi, alors qu'ils allaient toujours avec lui et voyaient ses merveilles, ne profitaient point. C'est pourquoi il ne faisait pas beaucoup de miracles en son pays comme dit l'évangéliste (Mt 13,58); (Lc 4,24).

4. Je veux aussi rapporter ici quelques effets surnaturels que quelques images causent parfois en des personnes particulières, c'est que Dieu donne un esprit spécial en quelques-unes, de manière que la figure de l'image et la dévotion qu'elle a causée s'impriment dans l'esprit, la gardant comme si elle était présente, et quand soudain on s'en souvient, elle donne le même esprit que quand on la voit, parfois moins et même parfois plus ; et on ne trouvera pas cet esprit en une autre image, bien qu'elle soit mieux travaillée.

5. Il y a aussi beaucoup de personnes qui ont plus de dévotion à une façon qu'à d'autres, et chez quelques-uns cela vient du goût et de l'affection naturelle, comme on trouvera le visage d'une personne plus beau que d'une autre, et on s'y affectionnera davantage d'une manière naturelle, et on l'aura plus présent en l'imagination, encore qu'il ne soit pas si beau que les autres, parce qu'on est naturellement plus enclin à telle forme et figure ; et ainsi certaines personnes pensent que l'affection qu'elles portent à telle ou telle image soit dévotion, et ce n'est peut-être que goût et affection naturelle. D'autres fois, il advient que regardant une image, elles la verront remuer, faire des mimiques et des signes, donner à entendre quelque chose, ou parler. Cette manière et celle des effets surnaturels que nous disons ici des images, encore que ce soient souvent de vrais et bons effets, Dieu causant cela ou pour augmenter la dévotion, ou pour donner à l'âme quelque appui où elle puisse s'attacher vu sa faiblesse et de peur qu'elle ne se distraie, souvent le démon les fait pour tromper et pour nuire; aussi pour tout cela, nous donnerons une doctrine au chapitre suivant.



Ch. 37: COMMENT IL FAUT ACHEMINER À DIEU LA JOIE DE LA VOLONTÉ PAR L'OBJET DES IMAGES, DE MANIÈRE QU'ELLE NE TOMBE PAS EN ERREUR ET NE TROUVE D'EMPÊCHEMENT PAR ELLES


1. Ainsi, comme les images servent grandement pour se souvenir de Dieu et des saints et mouvoir la volonté à dévotion, en usant d'elles comme il faut par la voie ordinaire, de même elles peuvent faire tomber en grande erreur, si, lorsqu'il arrive des choses surnaturelles à leur propos, l'âme ignore ce qu'il convient de faire pour s'approcher de Dieu ; parce qu'un des moyens par où le démon attrape facilement les âmes imprudentes et leur empêche le chemin de la vérité de l'esprit, c'est par des choses surnaturelles et extraordinaires, qu'il montre par les images, soit matérielles et corporelles dont use l'Église, soit en celles qu'il imprime en la fantaisie sous tel saint ou son image, se transfigurant en ange de lumière (2Co 11,14) pour les séduire ; car le démon astucieux, avec les mêmes moyens que nous employons pour nous réformer et nous aider, s'y fourre pour nous surprendre au dépourvu. C'est pourquoi la bonne âme doit craindre toujours davantage dans le bien, parce que le mal porte avec soi témoignage de soi-même.

2. Donc pour éviter tous les dommages qui peuvent concerner l'âme en ce cas, qui sont: ou d'être empêchée de voler à Dieu, ou d'user bassement et avec ignorance des images, ou d'être trompée par elles naturellement ou surnaturellement (choses que nous avons ci-dessus remarquées) et aussi pour purifier la joie de la volonté en elles et dresser par elles l'âme à Dieu (ce qui est l'intention de l'Église en leur usage), je dirai seulement un mot qui suffira pour tout, c'est que, puisque les images nous servent de moyen pour les choses invisibles, qu'en elles nous tâchions seulement de trouver le motif et l'affection et la joie de la volonté à l'original qu'elles représentent. Aussi, que le fidèle ait ce soin, voyant l'image, de ne pas y plonger le sens, qu'elle soit ou corporelle ou imaginaire ; bien travaillée ou parée richement, ou qu'elle lui donne une dévotion sensible ou spirituelle, ou qu'elle lui fasse surnaturellement des signes. Mais, ne faisant aucun cas de ces accidents, qu'il ne s'y arrête point, mais qu'il élève aussitôt son esprit à ce qu'elle représente, mettant le suc et la joie de la volonté en Dieu avec la prière et la dévotion de son esprit, ou au saint qu'il invoque, afin que la peinture et les sens n'emportent pas ce qui doit demeurer au vif et à l'esprit. De cette manière il ne sera pas trompé puisqu'il ne fera pas cas de ce que l'image lui aura dit, et l'esprit ni le sens ne l'empêcheront pas d'aller librement à Dieu, et il ne mettra pas plus de confiance en une image qu'en une autre ; et l'image qui lui eût donné surnaturellement de la dévotion, la lui donnera plus abondamment, puisqu' aussitôt il s'élève à Dieu par affection, car toujours quand Dieu fait ces faveurs ou d'autres, c'est en inclinant l'affection et la joie de la volonté à l'invisible, et ainsi il veut que nous le fassions, anéantissant la force et le suc des puissances touchant toutes les choses visibles et sensibles.



Ch. 38: QUI CONTINUE LES BIENS MOTIFS. - ON PARLE DES ORATOIRES ET DES LIEUX DÉDIÉS À LA PRIÈRE


1. Il semble que j'ai déjà donné à entendre comment dans les accidents des images, le spirituel peut tomber en une imperfection aussi grande, et peut-être plus dangereuse, en y mettant son goût et sa joie, que dans les autres choses corporelles et temporelles. Je dis peut-être plus, car en disant « ce sont des choses saintes », on se rassure davantage et on ne craint point la propriété et l'attachement naturel, et ainsi, on se trompe fort parfois, pensant être déjà rempli de dévotion puisqu'on sent du goût en ces choses saintes, et ce n'est peut-être pas plus qu'inclination naturelle et appétit naturel qu'on met en cela comme en d'autres choses.

2. De là vient (pour commencer à traiter des oratoires) qu'il y a des personnes insatiables à entasser images sur images dans leur oratoire, prenant plaisir à les mettre en ordre et à les parer, afin que leur oratoire soit bien arrangé et paraisse bien ; et elles n'aiment pas Dieu davantage en cette manière qu'en l'autre, mais plutôt moins, vu qu'elles ôtent au vif l'affection qu'elles portent à ces parures peintes (comme nous avons dit). Bien qu'il soit vrai que tout ornement et parure et la révérence qu'on peut porter aux images soient trop peu - ce pour quoi on doit fort blâmer ceux qui les gardent avec peu de décence et de révérence, ainsi que ceux qui en font de si mal taillées qu'elles ôtent plutôt la dévotion qu'elles ne la donnent, et pour cela, on devrait empêcher certains artisans qui en cet art sont bornés et grossiers -, néanmoins, qu'est-ce que cela a à voir avec la propriété, l'attachement et l'appétit que tu portes à ces parures et ornements extérieurs, quand ils te saisissent tellement le sens qu'ils empêchent fort le coeur d'aller à Dieu, de l'aimer et d'oublier toutes choses pour son amour? Que si tu manques à ceci pour cela, au lieu de t'en savoir gré, il te punira de n'avoir pas recherché en toutes choses son goût plutôt que le tien. Ce que tu pourras bien entendre en cette fête solennelle qu'on fit à Sa Majesté à son entrée à Jérusalem, le recevant avec tant d'acclamations et de rameaux, et le Seigneur pleurait (Mt 21,9); (Lc 19,37sq), car, ayant le coeur si éloigné de lui, ils le payaient de ces signes et ornements extérieurs, en quoi nous pouvons dire qu'ils se faisaient plus fête à eux-mêmes qu'à Dieu ; comme il arrive à beaucoup aujourd'hui, qui, lorsqu'on fait une solennité quelque part, se réjouissent du plaisir qu'ils y prendront, soit à voir ou à être vus, soit à manger, soit pour d'autres motifs, plutôt que de plaire à Dieu ; dans ces inclinations et intentions ils ne donnent aucun contentement à Dieu, surtout quand ceux qui célèbrent ces fêtes s'ingénient à y intercaler des choses ridicules et indévotes pour faire rire le monde, avec quoi ils se distraient davantage, et d'autres y ajoutent des choses qui plaisent plus au peuple qu'elles ne l'incitent à dévotion.

3. Que dirai-je des visées d'intérêts qu'ont certains en ces fêtes qu'ils célèbrent? ils jettent plutôt l'oeil et la convoitise sur cela que sur le service de Dieu, ils le savent et Dieu aussi qui le voit; mais d'une manière ou d'une autre, quand cela se passe ainsi, qu'ils croient bien qu'ils font plutôt la fête à eux-mêmes qu'à Dieu, car ce qu'ils font pour leur goût ou pour celui des hommes, Dieu ne le prend pas à son compte, au contraire, il pourra bien arriver que beaucoup de ceux qui participent aux fêtes du Seigneur les célébreront avec plaisir, et Dieu s'irritera contre eux; comme il le fit contre les enfants d'Israël quand, chantant et dansant autour de leur idole, ils lui faisaient fête, pensant faire la fête à Dieu, et il en tua plusieurs milliers (Ex 32,1-28) ; ou comme il fit contre les prêtres Nadab et Abiud, enfants d'Aaron, qu'il tua avec leurs encensoirs en leurs mains parce qu'ils offraient du feu étranger (Lv 10,1-2); ou comme il s'indigna contre celui qui n'apporta pas sa belle robe aux noces, qui fut jeté par le commandement du roi dans les ténèbres extérieures pieds et mains liés (Mt 22,12-13). Ce qui témoigne assez combien déplaisent à Dieu les irrévérences qui se commettent dans les assemblées qui sont faites pour son service. Hélas ! combien de fêtes, mon Dieu, vous font les enfants des hommes où le démon Vous est préféré ! - et le démon s'y plaît, parce que, comme un marchand, il fait là sa foire -; combien de fois direz-Vous en ces fêtes : Ce peuple m'honore du bout des lèvres seulement, mais son coeur est loin de moi parce qu'il me sert sans raison! (Mt 15,8); car la raison pourquoi Dieu doit être servi, c'est seulement pour être ce qu'il est, sans interposer d'autres fins, et ainsi, quand on ne le sert pas seulement pour ce qu'Il est, c'est le servir sans la cause finale de Dieu.

4. Mais revenant aux oratoires, je dis que quelques-uns les parent plus pour leur contentement que pour celui de Dieu, et certains font si peu de cas de la dévotion qu'ils n'en font pas plus d'état que de leurs garde-robes profanes, et même quelques-uns moins, puisqu'ils prennent plus de goût aux choses profanes qu'aux divines.

5. Mais laissons cela et parlons de ceux qui sont moins grossiers, à savoir de ceux qui s'estiment dévots ; parce que nombre d'entre eux ont tellement l'affection et le goût attachés à leur oratoire et aux ornements qui s'y trouvent que, tout ce qu'ils devraient employer à prier Dieu et à la retraite intérieure va à cela, et ils ne voient pas que, n'ordonnant pas cela pour la retraite intérieure et la paix de l'âme, ils se distraient autant en cela qu'en les autres choses, et ils se troubleront en un tel goût à chaque instant, et davantage si on le leur voulait ôter.


Ch. 39: COMMENT IL FAUT USER DES ORATOIRES ET DES TEMPLES, EN ACHEMINANT L'ESPRIT À DIEU PAR EUX


1. Pour acheminer l'esprit à Dieu en ce genre, il faut remarquer que pour les débutants on leur permet et même il leur est utile d'avoir quelque goût et suc sensible concernant les images, oratoires et autres choses dévotes visibles, pour autant qu'ils ne sont pas encore sevrés ni n'ont pas le palais détaché des choses du monde, afin que ce goût leur fasse perdre l'autre ; comme quand on veut enlever une chose des mains d'un enfant, on lui en donne une autre, de peur qu'il ne pleure se voyant les mains vides. Mais le spirituel qui veut s'avancer, doit se dénuer aussi de tous ces goûts et appétits où la volonté peut se réjouir, car le pur esprit ne s'attache guère à aucun de ces objets, mais il demeure tout en une retraite intérieure et conversation mentale avec Dieu ; que s'il se sert des images et oratoires, ce n'est qu'en passant, et aussitôt son esprit s'arrête en Dieu, oubliant tout le sensible.

2. Aussi, encore qu'il vaille mieux prier au lieu le plus décent, il faut malgré tout choisir celui où le sens et l'esprit sont moins empêchés d'aller à Dieu. En quoi il faut que nous nous servions de la réponse que Notre Seigneur fit à la Samaritaine quand elle lui demanda quel était le lieu le plus favorable pour prier, le temple ou la montagne ; il lui répondit que la vraie oraison n'était point attachée à la montagne ni au temple, mais que les adorateurs qui plaisent au Père sont ceux qui l'adorent en esprit et vérité (Jn 4,23-24). Ainsi, encore que les églises et des lieux paisibles soient dédiés et favorables à la prière (car on ne doit pas user du temple pour autre sujet), néanmoins pour une affaire si intérieure qu'est l'échange qui se fait avec Dieu, il faut choisir le lieu qui occupe et qui attire moins le sens après soi; et ainsi ce ne doit pas être un lieu plaisant et agréable au sens, comme certains recherchent, de peur qu'au lieu de recueillir l'esprit en Dieu, il ne l'arrête en la récréation, au goût et en la saveur du sens ; et pour cela, un lieu solitaire et même sauvage est bon, afin que l'esprit monte fermement et directement à Dieu, sans être empêché ni retenu dans les choses visibles, encore que parfois elles aident à élever l'esprit, mais c'est en les oubliant tout aussitôt et en demeurant en Dieu. Pour cela notre Sauveur choisissait des lieux solitaires pour prier (Mt 14,24) et ceux qui n'occupent guère les sens (pour nous donner exemple), mais élèvent l'âme à Dieu, comme étaient les montagnes (Lc 6,12 Lc 19,28) qui sont élevées sur la terre et sont d'ordinaire arides, sans aucune occasion de récréation sensible.

3. D'où vient que le vrai spirituel jamais ne s'attache ni ne regarde si le lieu pour prier est de telle ou telle commodité, parce que cela est encore être attaché au sens, mais il ne veille qu'au recueillement intérieur, oubliant ceci et cela, choisissant pour cet effet le lieu le plus vide d'objets et de sucs sensibles, n'ayant aucun égard à tout cela, pour pouvoir mieux jouir de son Dieu en la solitude des créatures. Car c'est une chose remarquable de voir des spirituels qui emploient tout leur temps à agencer des oratoires et disposer des lieux agréables conformément à leur humeur ou inclination, et du recueillement intérieur (qui est ce dont il faut faire cas), ils ne s'en soucient guère, ils en ont fort peu, parce que s'ils en avaient ils ne pourraient se plaire à ces façons et manières, qui au contraire les lasseraient.



Montée Carmel III - 2003 32