Pie XII 1940 - LETTRE APOSTOLIQUE AU PRÉPOSÉ GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS (6 juillet 1940) \21


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX (10 juillet 1940) \21

Le Saint-Père développe longuement dans ce discours un autre aspect du mystère du Précieux Sang versé pour notre Rédemption : le pardon des offenses.

Comme vous le savez, chers fils et filles, l'Eglise, durant le mois de juillet, honore particulièrement le Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et dans sa liturgie elle supplie le Père céleste, « qui a constitué son Fils unique Rédempteur du monde et a voulu se laisser apaiser par son sang » 2, de nous en faire sentir la bienfaisante efficacité. Tel fut l'objet de notre bref discours à l'audience de mercredi dernier ; tel sera — mais sous un autre aspect — le sujet de la présente allocution. Le mystère de ce sang généreusement versé est aussi inépuisable que sa source ; et la méditation de l'oeuvre rédemptrice, c'est-à-dire du plus généreux des pardons, est à l'heure actuelle plus que jamais salutaire et opportune.

Dans le monde visible apparaissent, au cours des siècles, non seulement des taches, mais des torrents de sang, qui couvrent les cités détruites et les campagnes dévastées. Or, trop souvent, le sang versé par la violence fait germer la rancune, et la rancune du coeur humain est profonde comme un abîme, et cet abîme appelle un autre abîme, comme l'onde suit l'onde, comme la calamité suit la calamité (Ps 41,8). Il en va autrement du monde des âmes. Là aussi courent des fleuves de sang, mais ce sang répandu par amour porte avec lui le pardon des injures. Le Coeur de l'Homme-Dieu, dont il émane, est un abîme : « Coeur de Jésus, abîme de toutes les vertus », disent en effet les litanies du Sacré-Coeur. Abîme de vertus qui

1 D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. II, p. 171 ; cf. la traduction française des Discours aux jeunes époux, t. I, p. 124.

2 Bréviaire romain, oraison du 1er juillet.

n'appelle au fond des coeurs qu'un autre abîme de douceur et de miséricorde. Depuis que le Christ a offert son sang pour l'humanité qui croit en lui, elle nage dans un océan de bonté et respire une atmosphère de pardon.

La pluie bienfaisante du Sang divin.

Avez-vous déjà, au soir d'une accablante journée d'été, regardé la terre rafraîchie par une pluie d'orage ? Sur les monts et dans les vallées, les trombes d'eau ont en quelques instants détrempé le sol, et lorsque le ciel redevient serein et que l'arc-en-ciel étend son ruban aux sept couleurs sur le gris du firmament, il monte du sol humide une vapeur chargée d'odeurs végétales : on dirait l'haleine tiède d'un grand organisme vivant, avide d'expansion. A ce parfum de l'eau, l'arbre coupé — comme disait Job (Jb 14,7-9) — et qui semblait mort, reprend espoir et retrouve bien vite la chevelure de son feuillage. C'est là une faible image des bienfaits dont les torrents du Sang rédempteur ont inondé la terre. Si les cataractes du ciel, ouvertes quarante jours durant, suffirent à la submerger (Gn 7,11), comment le sang divin, qui jaillit depuis dix-neuf siècles du Coeur de Jésus sur des milliers d'autels, n'aurait-il pas inondé et pour ainsi dire imprégné le monde des âmes ? David songeait peut-être à cette bienfaisante effusion lorsqu'il parlait d'une abondante pluie réservée à la postérité de Dieu. Pluviam volontariam segregabis, Deus, hereditati tuae (Ps., lxvii, 10). La pluie, condition essentielle de la fertilité pour la Palestine et grande récompense de Dieu pour ceux qui observent ses commandements (Dt 11,11-14), symbolise donc, bien qu'imparfaitement, la régénération du genre humain dans le sang du Christ.

Le pardon dans l'Ancien Testament

Du reste, ce serait une erreur de croire que l'Ancien Testament n'ait pas enseigné le pardon des injures. On y trouve à ce sujet de sages avertissements qui s'adressent en particulier à vous, jeunes époux. « Ne garde le souvenir d'aucune offense de la part du prochain », dit l'Ecclésiastique (x, 6). Or, il est parfois plus dur d'oublier les offenses que de les pardonner. Avant tout pardonnez-vous, et Dieu vous fera la grâce de savoir oublier. Mais chassez par-dessus tout le désir de la vengeance, que le Seigneur condamnait ainsi dans l'Ancienne Loi : « Ne cherche pas la vengeance et ne conserve point le souvenir de l'injure de tes concitoyens » (Lv 19,18). On pourrait dire aujourd'hui en d'autres paroles : « Gardez-vous de la rancune contre vos voisins : cette famille qui habite au-dessus, au-dessous, ou en face de vous ; ce propriétaire avec qui vous avez un mur mitoyen ; ce négociant dont le commerce vous fait concurrence ; cette personne de votre parenté dont la conduite vous humilie. » Voici un autre avertissement de l'Ecriture : « Ne dites point : Je lui ferai ce qu'il m'a fait, je rendrai à chacun selon sa conduite envers moi » (Pr 24,29). Car celui qui veut se venger subira la vengeance du Seigneur, qui tiendra un compte exact de ses péchés (Si 28,1). Quelle est grande, en effet, la folie de la rancoeur dans une âme pécheresse qui a un si grand besoin d'indulgence ! L'écrivain sacré souligne ce contraste criant : « Un homme conserve de la colère contre un autre homme, et il demande à Dieu sa gué-rison !... Il n'a pas pitié d'un homme, son semblable, et il supplie pour ses propres fautes ! » (ib., 3-4).

et dans le Nouveau Testament.

Mais c'est surtout après que la Nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes fut scellée dans le sang du Christ (Lc 22,20) que devint générale la loi de l'inlassable pardon et de la colère qui le cède à l'amour : « O Pierre, répondit le Christ à l'apôtre qui l'interrogeait, tu pardonneras à ton frère, je ne dis pas sept fois, mais septante fois sept fois » (Mt 18,22), c'est-à-dire que, sans réserves et sans limites, le chrétien doit se tenir prêt à pardonner les offenses du prochain. Le divin Maître enseigne ailleurs : « Lorsque vous êtes debout pour faire votre prière, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, afin que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses » (Mc 11,25). Et il ne suffit même pas de ne pas rendre le mal pour le mal. « Vous savez, ajoutait Jésus, qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Mt 5,43-44). Telle est la doctrine chrétienne de l'amour et du pardon, doctrine qui exige parfois de lourds sacrifices.

// faut pardonner dans la vie internationale

Le danger de l'heure actuelle, par exemple, c'est que dans bien des coeurs le noble et légitime sentiment du patriotisme ne dégénère en passion de vengeance, en orgueil insatiable chez les uns, en incurable rancoeur chez les autres. Un chrétien fidèle et courageux dans la défense de sa patrie n'a pas le droit de haïr ceux qu'il est obligé de combattre. On voit sur les champs de bataille les personnes attachées au service des ambulances, les infirmiers et infirmières, se prodiguer pour les soins des malades et des blessés sans distinction de nationalité. Mais faut-il donc que les hommes arrivent jusqu'au seuil de la mort pour se reconnaître frères les uns des autres ? Cette admirable, mais peut-être tardive charité, ne suffit point ; il faut que, par la méditation et la pratique de l'Evangile, la multitude des chrétiens prenne enfin conscience des liens fraternels qui l'unissent dans une commune rédemption par les mérites du sang de Jésus-Christ ; il faut que les âmes trouvent, dans ce même sang devenu leur breuvage, la force, héroïque au besoin, d'un mutuel pardon, lequel n'exclut point le rétablissement, indispensable à toute vraie et durable concorde, de la justice ou du droit lésé.

... et dans la vie du foyer.

Mais revenons à vous, chers jeunes époux. Ne vous faudra-t-il pas, dans la vie où vous venez de vous engager, pratiquer un jour l'oubli des offenses d'une manière que d'aucuns estimeront dépasser les forces humaines ? Ce cas heureusement rare entre époux vraiment chrétiens, n'est pas impossible, car le démon et le monde hantent le coeur humain, si prompt dans ses mouvements, et tourmentent sa chair bien faible (cf. Marc, Mc 14,38). Mais sans aller à de pareilles extrémités, combien de petites contrariétés dans la vie quotidienne, que de légers heurts qui peuvent, si l'on n'y porte remède aussitôt, établir entre les époux une aversion latente et douloureuse ! De même entre parents et enfants ; si l'autorité doit agir, si elle doit maintenir ses droits au respect, les appuyer d'avertissements, de réprimandes et, au besoin, de punitions, combien serait déplorable, de la part d'un père ou d'une mère, la moindre apparence de ressentiment ou de vengeance personnelle ! Il n'en faut pas davantage, quelquefois, pour ébranler et détruire dans le coeur des enfants la confiance et l'affection filiales.

'exemple de saint Gualbert.

Après-demain, 12 juillet, la liturgie célèbre la fête d'un grand saint italien, Jean Gualbert, né d'une famille noble, à Florence, vers la fin du XIIe siècle. Son histoire montre jusqu'où peut aller le pardon des offenses et quelle récompense il reçoit de Dieu. Jeune chevalier, tout armé et escorté de soldats, il se rendait à une ville par un étroit chemin lorsque, à l'improviste, il se trouva devant l'assassin d'un membre très cher de sa famille. Le meurtrier, seul et sans armes, se vit perdu ; il tomba à genoux et étendit les bras en croix, attendant la mort. Mais Jean, par respect pour ce signe sacré, lui donna la vie, le releva et le laissa s'en aller librement. Puis, poursuivant son chemin, il entra dans l'église de San Miniato pour prier : il vit alors l'image du Crucifié pencher vers lui la tête dans un geste de tendresse infinie. Profondément ému, Jean prit la résolution de ne plus combattre que pour Dieu ; il coupa de ses propres mains sa belle chevelure et prit l'habit monastique ; la victoire qu'il avait remportée sur lui-même préludait à une longue vie de sainteté 3.

Chers fils et filles, vous n'aurez probablement pas à pratiquer un héroïsme aussi extraordinaire, et vous ne recevrez probablement pas une aussi prodigieuse faveur. Mais vous n'en devez pas moins vous tenir prêts chaque jour à pardonner les offenses reçues dans la vie familiale et sociale, selon cette parole que vous répétez chaque jour à genoux devant l'image du Crucifié : « Notre Père... pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Mt 6,12). Si alors vous ne voyez pas le Christ se pencher vers vous visiblement dans un sourire, la tête couronnée d'épines, vous saurez pourtant, dans la conviction de la foi et de la confiance, que de ce front divin, que des mains et des pieds du Sauveur Jésus, que de ce Cceur surtout à jamais ouvert, le sang rédempteur déversera ses flots de pardon dans votre âme avec d'autant plus d'abondance que vous aurez vous-même pratiqué le pardon des offenses avec plus de générosité.

Acta Sanctorum Boll., juillet, t. III, pp. 313 et 343 - 344.

LETTRE APOSTOLIQUE POUR LE VII\2e\0 CENTENAIRE DES DEUX GLOIRES DE L'ORDRE DE NOTRE-DAME DE LA MERCI (15 juillet 1940) *

A l'occasion du VIIe centenaire de la mort de saint Raymond Nonnat et du martyre du bienheureux Sérapion, le Saint-Père a adressé la lettre apostolique ci-dessous au R. P. Alfred Scotti, supérieur général de l'Ordre de Notre-Dame de la Merci.

A l'occasion du VIIe centenaire du jour où le saint Raymond Nonnat s'endormit heureusement dans le Seigneur et le bienheureux Sérapion, par la grâce divine, mérita la palme du martyre, il a paru opportun de commémorer ce double événement par des fêtes solennelles.

L'un et l'autre, étant entrés dans l'ordre tout récent de Notre-Dame de la Merci, ont brillé non seulement par l'éclat des plus belles vertus chrétiennes, mais, enflammés du zèle des âmes, ils ont orienté toutes leurs pensées, leurs soucis et leurs travaux vers la rédemption des chrétiens captifs des païens et en même temps à gagner les infidèles au Christ.

Consacrés l'un et l'autre à ces nobles causes, ayant accompli de longs voyages, spécialement en Afrique, et surmonté les difficultés provenant des lieux et des moeurs de peuples barbares, ils eurent à supporter avec une patience et une force admirable des injures, affronts et vexations de tout genre et à endurer de nombreux et cruels supplices pour l'expansion de la foi catholique et l'utilité des âmes. C'est pourquoi Nous voulons honorer d'une louange bien méritée et de Notre recommandation les solennités du centenaire qui, sur l'initiative de votre ordre, vont être célébrées prochainement en l'honneur de saint Raymond Nonnat et du bienheureux Sérapion et leur donner un plus grand éclat en y participant par Notre autorité et par Nos lettres.

Nous avons pleine confiance que les exemples illustres d'hommes aussi éminents contribueront grandement à rétablir entre les peuples chrétiens la charité qui se refroidit, de telle sorte que, déposant la jalousie et la haine qui sont la peste et la perte du genre humain, toutes les nations rachetées par le sang précieux du Christ se témoignent leur amour mutuel et, unissant leurs volontés et leurs forces, atteignent cette vraie et solide gloire d'humanité et de vertus qui est annonciatrice de l'éternelle béatitude du ciel.

Soutenu par cette espérance, en gage du secours de Dieu et en témoignage de Notre spéciale affection, en toute charité Nous vous accordons, de tout cceur dans le Seigneur, à vous, cher fils et à tous les membres de l'ordre dont vous êtes le chef la Bénédiction apostolique.


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX

(17 juillet 1940)1

Prenant occasion des fêtes des saints Camille de Lellis, Vincent de Paul et Jérôme Emilien, merveilles de bonté, le Souverain Pontife rappelle les exigences et le visage d'une charité authentique et universelle.

Il existe en certains pays la coutume de célébrer tous les ans une « semaine de la bonté » ou de « la charité ». Si cet usage devait s'étendre à toute la grande famille chrétienne, il se trouverait, sem-ble-t-il, peu de dates plus favorables que la mi-juillet : les trois saints que fête alors la liturgie, Camille de Lellis, Vincent de Paul et Jérôme Emilien, sont des merveilles de bonté. Ils ont tous les trois pratiqué d'une manière admirable la loi d'or de la charité ; mais la splendeur de cet or brille en chacun d'eux d'un éclat tout spécial. Camille se consacra surtout aux infirmes, aux incurables, aux moribonds. Vincent, le grand organisateur de la bienfaisance, se voua aux misérables, aux délaissés de toute sorte, et fonda diverses associations charitables d'hommes et de femmes, parmi lesquelles les Filles de la Charité, dont chacun connaît les ailes blanches comme l'innocence, amples comme l'amour, palpitantes comme le zèle. Jérôme s'apitoya de préférence sur la misère des enfants du peuple, sur les orphelins privés d'affection, abandonnés dans les rues, dénués de tout. Tous les trois ont souffert avec ceux qui souffraient et pris part, oublieux de leurs propres douleurs, aux peines d'autrui pour en alléger le poids.

Nous ne vous parlerons aujourd'hui que du premier de ces trois saints et Nous voulons vous exhorter, chers fils et filles, à suivre son lumineux exemple, à vous occuper, tant chez vous qu'au-dehors, des infirmes et des malades. Le mot infirme — du latin in-firmus, non ferme, non stable — désigne un être sans force, sans fermeté.

1 D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. II, p. 179 ; cf. la traduction française des Discours aux jeunes époux, t. I, p. 130.

Or, dans toute famille, il y a généralement deux catégories d'êtres faibles qui réclament plus de soins et d'affection : les enfants et les vieillards.

Exhortation au service des enfants et des vieillards

Même aux animaux privés de raison l'instinct inspire de la tendresse envers leurs petits ; comment donc serait-il nécessaire, jeunes époux, futurs parents, de vous inculquer cette vertu ? Il peut •cependant arriver qu'un excès de rigueur ou un manque de compréhension élève comme une barrière entre le coeur des enfants et celui des parents. Saint Paul disait : « Je me suis fait faible avec les faibles... Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous » (1Co 9,22). C'est une grande qualité que de savoir se faire petit avec les petits, enfant avec les enfants, sans compromettre l'autorité paternelle ou maternelle. Au sein de la famille, il convient, en outre, d'assurer aux vieillards le respect, la tranquillité et les égards délicats dont ils ont besoin.

Les vieillards ! On est parfois dur, peut-être inconsciemment, à l'égard de leurs petites exigences, de leurs innocentes manies, que le temps a gravées dans leur âme, comme les rides sillonnent leur visage et devraient le rendre plus vénérable aux yeux d'autrui. On a facilement tendance à leur reprocher ce qu'ils ne font plus, au lieu de leur rappeler, comme ils le méritent, ce qu'ils ont fait. On sourit peut-être des défaillances de leur mémoire et on ne reconnaît pas toujours la sagesse de leur jugement. Dans leurs yeux voilés de larmes, on recherche en vain la flamme de l'enthousiasme ; mais on ne sait pas remarquer la lumière de la résignation où s'allume le désir des splendeurs éternelles. Heureusement que ces vieillards, dont le pas mal affermi hésite dans l'escalier, ou dont la blanche main tremblante se déplace avec lenteur dans un coin de la chambre, heureusement que ces vieillards sont souvent le grand-père ou la grand-mère, le père ou la mère auxquels nous devons tout. Envers eux, quel que soit notre âge, nous sommes tenus d'observer le précepte du Décalogue : « Honore ton père et ta mère » (Ex 20,12). Vous ne serez donc pas du nombre de ces fils ingrats qui négligent leurs vieux parents et qui, bien souvent, se trouvent plus tard eux aussi abandonnés dans leurs propres besoins.

... et à l'assistance aux infirmes et aux malades.

Toutefois, lorsqu'on parle de compassion envers les infirmes, on pense pour l'ordinaire aux personnes de tout âge affligées d'un mal physique, passager ou chronique. C'est surtout à soulager de telles souffrances que nous porte l'exemple de saint Camille. Sortant des hôpitaux, la flamme de son zèle s'étendit au loin ; sans attendre les malades, Camille allait lui-même à eux, les soigner et les réconforter chez eux. C'est qu'alors, et depuis des siècles, nombre de foyers avaient des infirmes — aveugles, estropiés, paralytiques — et des malades de la fièvre, de la tuberculose, du cancer. N'y en a-t-il plus aujourd'hui ? Si Dieu préserve votre famille des maladies — ce que Nous souhaitons de tout coeur — souvenez-vous d'autant plus des misères du prochain et vouez-vous, autant que vous le pouvez et que vous le permettent vos devoirs, aux oeuvres d'assistance et de bienfaisance.

Dans le jardin de l'humanité mûrit et mûrira toujours, depuis qu'il a perdu le nom de paradis terrestre, un des fruits amers du péché originel : la douleur. Instinctivement, l'homme l'a en horreur et la fuit ; il voudrait en perdre jusqu'au souvenir et à la vue. Mais, maintenant que le Christ incarné s'est « anéanti lui-même » en prenant la condition d'esclave (Ph 2,7), maintenant qu'il lui a plu de choisir les faibles pour confondre les forts (1Co 1,27), maintenant que le « Christ, qui s'était proposé la joie a porté la croix sans faire cas de l'ignominie » (He 12,2), maintenant qu'il a révélé aux hommes le sens de la douleur et l'intime joie du don de soi-même à ceux qui souffrent, le coeur humain a découvert en lui-même des abîmes de tendresse et de pitié qu'il ne soupçonnait point. La violence, il est vrai, reste la maîtresse absolue dans les êtres dépourvus de raison et dans les âmes païennes d'aujourd'hui, pareilles à celles que saint Paul appelait en son temps sine affectione, « sans coeur », et sine misericordia, « sans pitié pour les pauvres et pour les faibles » (Rm 1,31). Mais, pour les vrais chrétiens, la faiblesse est devenue un titre au respect et l'infirmité un titre à l'amour. Au contraire de l'intérêt et de l'égoïsme, la charité ne se recherche point elle-même (cf. 1Co 13,5), mais se donne : plus un être est faible, misérable, suppliant, plus il lui apparaît objet de prédilection.

Au siècle de Camille de Lellis, le XVIe, l'organisation de la bienfaisance chrétienne n'avait pas encore atteint le développement que nous admirons aujourd'hui. Au cours de sa jeunesse dissipée, Camille fur accueilli à l'hôpital Saint-Jacques, à Rome, pour y être soigné. Désireux de mériter le droit d'un long séjour dans ce charitable hospice, il chercha à y être engagé comme aide-infirmier ; la passion du jeu lui fit oublier ses devoirs au point qu'on dut le congédier, d'innombrables essais ayant montré, au dire de ses biographes, qu'il était incorrigible et parfaitement inapte au service d'infirmier. Et pourtant Camille était l'homme dont la grâce divine allait faire le fondateur et le modèle des « Ministres des infirmes », c'est-à-dire d'un nouvel ordre religieux qui aurait pour mission spéciale de soigner les malades, de porter secours aux contagieux, de prêter assistance matérielle et spirituelle aux moribonds ; et cela, non pour un modeste salaire, mais pour l'amour du Christ souffrant dans les infirmes et avec le seul espoir de la récompense éternelle.

Une plaie qui, dès sa dix-septième année, apparut à son pied droit et qui dans la suite se transforma lentement en un profond ulcère purulent et incurable, s'étendit à toute la jambe ; mais elle ne l'empêcha point de se vouer quarante années durant au soulagement de toutes les douleurs, de voyager pour ses fondations ou pour secourir les sinistrés, de cheminer par les rues de Rome, de visiter les maisons des particuliers, ni de monter, le bâton à la main, les escaliers les plus raides, ayant au cceur la seule pensée de la charité.

l'exemple des saints reconnaître dans les malades le Christ lui-même.

Cette douloureuse plaie, il l'appelait la première miséricorde de Dieu ; la première, car d'autres infirmités très douloureuses devaient l'affecter dans la suite et il les reçut également comme des marques de la divine bonté. C'est une idée spécifiquement chrétienne que de voir dans la souffrance un signe de l'amour de Dieu et une source de grâces. Pour aider ses disciples à le comprendre, le Christ ne s'est point borné à leur imposer le précepte de la charité comme son commandement essentiel (Jn 13,34-35 xv, Jn 12), ni à leur proposer l'exemple du bon Samaritain qui interrompt son voyage pour porter secours à un inconnu, étendu demi-mort sur le chemin : il a connu et expérimenté dans sa chair sacrée toute la gamme des douleurs humaines. Bien plus, il a voulu pour ainsi dire s'identifier avec les membres souffrants de l'humanité. Ses disciples le verront lui-même, ils verront son visage divin et ses plaies adorables dans toute chair humaine que la fièvre pâlit, que la lèpre ronge, ou que consume le cancer ; et si cette chair ensanglantée ou fétide répugne à la nature, ils y poseront longuement leurs lèvres

dans un miséricordieux baiser d'amour, comme fit saint Camille, comme fit sainte Elisabeth, comme firent saint François-Xavier et tant d'autres saints. C'est qu'ils n'ignoraient point qu'au dernier jour le Seigneur leur dirait : « L'infirme, le malade que vous avez visité ou secouru, c'était-moi-même. » Infirmus eram et visitastis me : « J'étais infirme et vous m'avez visité » (Mt 25,36).

Puissiez-vous, vous aussi, chers fils et filles, par vos aumônes, votre prière, vos sacrifices et votre concours efficace, participer aux oeuvres de miséricorde et vous assurer ainsi un accueil d'amour auprès du Juge suprême, qui vous ouvrira les portes du ciel et vous introduira dans les splendeurs de l'éternité.


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX (24 juillet 1940)

1

S'inspirant de l'exemple de saint Jacques le Majeur, le Saint-Père trace tout un programme de vie chrétienne aux pèlerins admis à cette audience.

Après le tabernacle, où nous possédons l'invisible mais réelle présence de Jésus-Christ vivant ; après la Palestine, qui garde son saint Sépulcre et les vestiges de ses pas sur la terre ; après Rome, qui conserve les glorieux tombeaux des princes des apôtres, il n'est pas de lieu qui ait vu accourir, au fil des siècles, une telle foule de pieux pèlerins que Saint-Jacques de Compostelle, où reposent, selon une antique tradition, les reliques de l'apôtre Jacques le Majeur2. Et comme demain est le jour de sa fête, Nous aimerions Nous rendre en esprit avec vous, bien-aimés fils et filles, à ce célèbre sanctuaire, pour y recueillir quelques enseignements.

Si nous y allions par voie de terre, les chemins qu'ont tracés les pèlerins du moyen âge enveloppés du manteau et le bourdon à la main, ces longs chemins que montrent encore certains pays nous permettraient de relire les pieuses chroniques qui ornent la vie du saint de multiples détails. Mais nous voyageons en esprit, et nous pouvons nous en tenir à ce que nous rapportent les Evangiles et les Actes des apôtres.

Ces notes sont brèves, mais elles suffisent pour nous montrer que ce saint a bien commencé, que pour un temps il a moins bien continué, mais qu'il a fort bien couronné sa vie.

1 d'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. II, p. 187 ; cf. la traduction fran çaise des Discours aux jeunes époux, t. I, p. 136.
2 Cf. Acta Leonis XIII, 4, 1884, p. 159 et suiv.

Un départ ferme et sérieux.

1. — Jacques eut un bon commencement. L'Evangile résume en peu de lignes l'appel du Christ à Jacques et à Jean, et la réponse des deux frères : « Laissant à l'heure même leur barque et leur père, ils le suivirent » (Mt 4,21-22). C'est peu en apparence, et beaucoup en réalité. Lorsque Jacques (pour ne parler que de lui), laissait son père Zébédée dans la barque qui flottait près du rivage et où séchaient les filets suspendus aux antennes, il noyait à jamais dans les eaux du lac ses tendresses du passé et remettait sans réserve son avenir entre les mains du divin Maître. Vous aussi, chers jeunes époux, donnez-vous à Dieu sans retard dans la vie nouvelle où il vous a appelés. Prenez-en dès aujourd'hui les graves obligations au sérieux. Si jamais jusqu'ici vous avez connu une vie étourdie et légère, vous, jeunes hommes, une vie d'indiscipline ou d'indolence, et vous, jeunes femmes, une vie de frivolité et de vains attifements, ayez bien soin d'y renoncer. Appliquez toutes vos énergies aux devoirs de votre nouvel état. Le temps n'est plus des jeunes filles qui entrent dans le mariage sans pour ainsi dire le connaître ; mais il dure encore, hélas ! le temps où de jeunes époux s'imaginent qu'ils peuvent s'accorder dans les débuts de leur mariage une période de liberté morale et jouir de leurs droits sans tenir compte de leurs devoirs. C'est là une faute grave qui provoque la colère de Dieu ; une source de malheurs même temporels, dont la menace devrait inspirer de la crainte à tous. Celui qui commence par méconnaître ou mépriser son devoir, le négligera de plus en plus et finira presque par l'oublier, ainsi que les saines joies qu'il procure. Quand plus tard il s'en ressouviendra avec amertume, il comprendra qu'il est trop tard et versera peut-être de vaines larmes ; le couple infidèle à sa mission n'aura plus qu'à se dessécher dans la solitude désertique et désespérante de son stérile égoïsme.

Persévérer dans la vigilance et la prière.

2. — Ce n'est pas tout qu'un heureux départ : le salut de l'âme n'est promis qu'à la persévérance (Mt 10,22). Par la générosité de son élan, Jacques avait bien débuté ; mais comment a-t-il continué ? L'Evangile nous renseigne en quelques traits. Il devint pour Jésus, qui ne reprend point son amour, un objet de prédilection. Jacques et Jean composaient avec Pierre, leur voisin et leur camarade de pêche, une triade à laquelle Jésus réservait d'exceptionnelles faveurs : ils furent les seuls témoins de son éclatante bonté dans la résurrection de la fille de Jaïre (Lc 8,49-56), de sa gloire dans la Transfiguration (Mt 17,1-8), de sa tristesse et de sa soumission dans l'agonie de Gethsemani (Mc 14,33). Mais c'est ici précisément que Jacques manqua de fidélité à son divin Maître. Il avait pourtant aimé Jésus avec sincérité ; il l'avait suivi avec ardeur ; et ce n'est pas sans raison que Notre-Seigneur avait donné aux deux frères de Zébédée le nom de « fils du tonnerre » (Mc 3,17). Leur bonne mère, ambitieuse comme bien d'autres, avait osé demander un jour à Jésus pour ses fils les premiers postes de son royaume. A la question du Sauveur : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai ? » les deux intéressés avaient donné une réponse sincère : « Nous le pouvons » (Mt 20,20-22). O Jacques, ton frère Jean, l'Apôtre de l'amour, sera au moins présent sur le Calvaire ; mais toi, où seras-tu alors ? La défection commença à Gethsemani, quand les trois apôtres préférés s'attirèrent cette douloureuse plainte du Sauveur : « Ainsi, vous n'avez pu veiller une heure avec moi ?» — « Veillez et priez, ajoutait Jésus, afin que vous n'entriez point en tentation ! » (Mt 26,40-41).

Ansi le maintien de la ferveur initiale exige la vigilance et la prière. Si vous avez imité saint Jacques dans la générosité de ses débuts, profitez de cette seconde leçon pour chercher dans la vigilance et la prière le secret de la persévérance. La plupart des enfants de nos pays catholiques l'apprennent certes de bonne heure. Mais il y a des jeunes gens qui pensent que dans le monde la prière, à partir de leur âge, est un encens dont il convient de laisser le parfum aux femmes, ainsi que certaines odeurs à la mode ; d'autres vont parfois à la messe, quand ils en ont le loisir, mais ils se jugent, semble-t-il, trop grands pour s'agenouiller, et il leur arrive de se dire trop peu mystiques pour s'approcher de la Table sainte. Il se rencontre aussi des jeunes femmes qui, malgré l'éducation soignée reçue de leurs mères ou de bonnes religieuses, se croient, une fois mariées, dispensées des normes de la plus élémentaire prudence : lectures, spectacles, danses, distractions dangereuses, elles se permettent tout.

Tout autre est la vie d'une véritable famille chrétienne. Ici le père sait que son âme est de même nature que celle de sa femme et de ses enfants. Il unit donc chaque jour sa prière à la leur et, comme il aime à les voir réunis autour de lui à la table du foyer, ainsi il aime à s'approcher avec eux de la Table eucharistique. L'épouse, avant même de sentir les responsabilités que lui imposera l'éducation des enfants, se dit à elle-même ce que plus tard elle devra dire à ses fils et à ses filles : Qui joue avec le feu se brûle et « qui aime le danger y périra » (Eccli., ni, 27). Elle écoute la Sagesse divine qui proclame que l'épouse prudente est à l'époux un don spécial de Dieu (cf. Prov. Pr 19,14). Elle ne peut enfin se rappeler sans effroi le grave avertissement de l'Ecriture, esquissé dans l'Ancien Testament et exprimé dans le Nouveau, que l'amour déréglé du monde tourne en inimitié contre Dieu (cf. Jacques, Jc 4,4).

L'exemple de saint Jacques dans sa mort.

3. — La troisième leçon, saint Jacques nous la donne dans sa mort. Ici, comme pour le reste, l'Ecriture est sobre : « Le roi Herode (-Agrippa) fit mourir par le glaive Jacques, frère de Jean » (Ac 12,2). De tout ce qu'avait entrepris l'apôtre après la Résurrection, de ses voyages, de ses fatigues pour sauver les âmes, aucune mention spéciale dans l'Ecriture. Mais il ressort du texte cité plus haut que saint Jacques but effectivement le calice que Jésus lui avait prédit et qu'il avait accepté généreusement : il mourut martyr. Le Rédempteur avait d'autre part oublié et pardonné la faiblesse dont l'apôtre s'était rendu coupable aux tristes heures de la Passion : le soir même de sa glorieuse résurrection Jésus apparaissait à ses disciples et il leur adressait non point d'amers reproches, mais un salut plein d'amour : « Que la paix soit avec vous » : Pax vobis f (Jn 20,19).

Chers fils et filles, Nous avons déjà plus d'une fois durant ce mois de juillet parlé du Précieux Sang de Notre-Seigneur ; c'est sur une évocation de ce Sang que Nous allons terminer Notre exhortation. Si graves que soient les péchés des hommes, le Coeur de Jésus leur reste toujours ouvert, source vive de Sang rédempteur. Tous les disciples abandonnèrent Jésus au premier moment de la Passion et s'enfuirent (Mt 26,56), et tous reçurent son pardon. Tous, excepté celui qui n'osa compter sur le Coeur de Jésus et se barra d'une corde fatale le chemin du pardon. Même coupables de tous les péchés du monde, vous ne devriez pas y ajouter celui de refuser d'admettre que la bonté divine est plus vaste que vos fautes, et puissante à les pardonner. Généreux dans l'accomplissement de vos devoirs, fidèles à la prière et à la vigilance sur vous-mêmes, faites vôtre l'humble supplication du prêtre à la sainte messe avant la communion : « Seigneur Jésus, ... qui par votre mort avez rendu au monde la vie, délivrez-moi, par votre saint Corps et votre Sang, de toutes mes iniquités et de tous les maux ; faites que je reste toujours attaché à vos commandements et ne permettez pas que je sois jamais séparé de vous. » Non, jamais, jamais, ni en ce monde, ni dans l'éternité !


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX (31 juillet 1940)

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Pie XII 1940 - LETTRE APOSTOLIQUE AU PRÉPOSÉ GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS (6 juillet 1940) \21