Pie XII 1942 - DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX


ALLOCUTION AU MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE FINLANDE

(31 juillet 1942) 1

A l'adresse d'hommages présentée par le premier envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Finlande auprès du Saint Siège, S. Exc. M. Georges Achates Gripenberg, le Saint-Père a répondu par ces paroles de bienvenue :

C'est en ces heures présentes, telles qu'on en pourrait difficilement imaginer de plus tragiques, comme aussi de plus décisives pour le sort immédiat et pour l'avenir lointain de l'humanité, que Son Exc. M. le président de la République de Finlande a résolu de créer le poste important d'un envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près le Saint-Siège.

Les mêmes raisons qui Nous ont décidé à donner de grand coeur Notre agrément à l'établissement de relations directes entre le Saint-Siège et la Finlande, Nous invitent aujourd'hui, en cette inauguration solennelle de votre haute mission et des nobles charges qu'elle comporte, à adresser à Votre Excellence, en sa qualité de premier titulaire de cette nouvelle légation, Notre cordiale bienvenue.

Bienvenue d'ailleurs d'autant plus cordiale que — sans parler de la liberté dont jouissent actuellement les catholiques finlandais — le pays que Votre Excellence représente et l'Eglise catholique sont loin d'être l'un à l'autre étrangers. Notre esprit se reporte avec un plaisir tout particulier à cette époque qui va du milieu du XIVe siècle à la fin du XVe, où l'efflorescence de la vie intellectuelle et culturelle en Finlande se développa sous la conduite de l'Eglise et


MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE FINLANDE 201

des évêques parmi lesquels se distingue l'illustre Magnus Tavast qualifié « le plus grand Finlandais du moyen âge ».

Au cours de ces dernières années, Nous avons, en maintes occasions, manifesté sans équivoque Notre conviction intime, dictée par la doctrine et par l'expérience, que tout ordre nouveau dans la condition et les relations des peuples et des Etats doit, pour répondre aux exigences de la conscience humaine et chrétienne, reconnaître à toutes les nations, grandes ou petites, le droit inviolable de déterminer leur propre sort, à l'exclusion de toute ingérence étrangère.

C'est donc pour Nous une vive satisfaction de constater d'après vos paroles, Monsieur le ministre, l'écho et l'assentiment que ces principes, qui planent au-dessus de tous les partis en conflit, ont rencontrés au sein du noble peuple finlandais.

Les aimables souhaits que Son Exc. M. le président de la République Nous a fait exprimer par votre organe, Nous les lui adressons à Notre tour avec les mêmes sentiments, l'assurant en outre que la prospérité et le pacifique progrès de la nation finlandaise sont l'objet de Nos voeux les plus chers et de Nos plus ferventes prières.

Daigne le Tout-Puissant faire bientôt lever le jour où, sur la terre aux mille lacs, aujourd'hui engagée dans l'âpre guerre, resplendira de nouveau le soleil de la paix, d'une paix dont les principes dominants et les applications pratiques puissent rendre à tous les membres de la famille humaine l'espérance d'un avenir heureux et fécond.

A vous-même, Monsieur le ministre, qui porteE l'honorable charge de servir au bien de votre pays et de votre peuple sur un nouveau champ d'action, Nous souhaitons du fond du coeur un plein succès extérieur et une intérieure satisfaction. Dans votre dessein de développer les relations entre le Saint-Siège et la Finlande dans une atmosphère d'estime réciproque et de confiance sans cesse croissantes, Votre Excellence peut être assurée de trouver toujours en Nous le plus constant, le plus empressé et le plus bienveillant appui.


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX

(5 août 1942) 1

Ce discours fait suite à celui du 22 juillet (cf. ci-dessus, p. 192) sur ce que doivent être les relations avec les auxiliaires du foyer :

II. — Patrons et domestiques. Devoirs réciproques.

Dans Notre dernière allocution aux jeunes mariés réunis autour de Nous, Nous avons essayé de mettre en lumière quelle religieuse beauté revêtent les relations entre maîtres et domestiques, lorsque les uns et les autres sont animés de cet esprit chrétien qui rend les « domestiques » en quelque sorte membres de la famille de leurs « patrons ». Ces belles relations familiales, observions-Nous, plus rares de nos jours que jadis, n'ont pas entièrement disparu, et Nous formions le voeu que de si antiques et si saintes traditions refleurissent dans les nouvelles familles que créent les jeunes époux par la mise en commun de leurs vies. N'est-ce pas aussi votre désir, bien-aimés fils et filles ? Ne souhaitez-vous pas ce soutien, ce précieux réconfort, pour la paix et la joie de votre foyer ? Mais un désir, une bonne volonté encore vague ou une admiration purement idéale ne suffisent point à pareille réalisation. Il faut que l'un et l'autre, et celui qui commande et celui qui sert, tiennent chacun sa place et accomplissent chacun son devoir, place et devoir qui, dans leur diversité, découlent de ce qui est commun aux maîtres et aux domestiques, de ce qui constitue leur lien. C'est ce que saint Augustin proclame en ces termes très heureux : « La première autorité de l'homme sur l'homme, une autorité que nous rencontrons chaque jour, c'est celle du maître sur son serviteur... Patrons et domestiques, voilà deux titres divers ; mais hommes et hommes, voilà deux noms égaux 2. » Pénétrons ces paroles du saint Docteur : elles renferment une pensée qui, tirant son origine de l'unité de la nature humaine, rejoint le domaine de la foi et nous élève vers Dieu. Cette pensée, c'est que ces hommes, patrons et domestiques, sont les uns et les autres également serviteurs de Dieu ; c'est que, comme enfants de Dieu, ils sont frères ; c'est que, comme chrétiens, ils sont, dans leur diversité même, membres et organes d'un même corps, du corps mystique de Jésus-Christ. Cette communauté de triple dignité crée une communauté de relations et de devoirs réciproques.

Patrons et domestiques sont devant Dieu également hommes et serviteurs.

1. Le premier de ces caractères rend les hommes semblables et semblablement serviteurs de Dieu, parce que, bon gré mal gré, le genre humain ne peut nullement se soustraire au service de Dieu et à l'accomplissement de ses secrets desseins. Patrons et domestiques sont donc là égaux devant Dieu, sans que s'effacent pour autant les différences sociales de condition, de fortune et de besoin que Dieu dispose et règle et que la libre volonté de l'homme choisit et réalise. Ce caractère commun de serviteurs de Dieu impose aux patrons et aux domestiques l'obligation de concilier et d'harmoniser leurs rapports mutuels dans la justice et dans l'humanité. N'en doutez point, même entre Dieu et ses serviteurs c'est la justice et l'humanité qui régnent ; cette souveraine justice qui se doit tout à elle-même et rien à personne, parce qu'elle n'a pas d'égale, et qui couronne le trône de Dieu, le juste juge des mérites et des démérites de ses serviteurs dans l'observance de ses commandements et de sa loi ; cette humanité qui prend dans son coeur le nom de miséricorde et qui s'élève, rayonnante, au-dessus de toutes les oeuvres divines. C'est par la sagesse de Dieu que régnent les rois (cf. Prov. Pr 8,15), et c'est par la même sagesse que Dieu soumet les peuples aux rois (cf. Ps 143,2). Dans la famille doit de même se refléter le divin gouvernement de justice et d'humanité par lequel Dieu ordonne à son service le genre humain universel. On parle souvent de justice, et c'est avec raison, puisque rendre à chacun son dû est l'affaire de tous et de chacun. Mais cette justice se réduit trop souvent à la rigueur d'une formule, au fait que l'un fournit strictement le travail convenu et que l'autre paye ponctuellement le salaire promis. Mais vous vous élèverez à une plus haute conception de la justice et de l'équité, si vous réfléchissez que les noms différents de maître et de serviteur recouvrent une même réalité : l'homme. Ce sont l'un et l'autre des hommes ; ce sont l'un et l'autre des créatures de Dieu, des créatures élevées au-dessus de la matière et de la nature ; de sorte que ces deux hommes sont l'un et l'autre, et au même titre, serviteurs de Dieu, le même, le seul, l'éternel Patron et Seigneur. En tant qu'hommes, ils possèdent l'un et l'autre — outre les biens, les droits et les intérêts du monde matériel — les biens, les droits et les intérêts plus sacrés de leur corps et de leur esprit, de leur coeur et de leur âme. Il ne s'agit donc pas des seules relations mutuelles de la simple justice qui se réduit, selon la froide signification de ce mot, à donner et à recevoir : à la justice il faut joindre l'humanité, cette humanité qui ressemble à la miséricorde et à la bonté de Dieu et qui élève la justice humaine plus haut que la matière, jusque dans les régions spirituelles.


Les souffrances de la pauvre domestique chargée de travail et privée d'affection.

Représentez-vous, si vous le pouvez, l'isolement d'une pauvre domestique qui, le soir, au terme d'une journée de labeur, se retire dans sa petite chambre, peut-être obscure et triste et dépourvue de tout confort. Elle n'a pas manqué de recevoir, comme il peut arriver, quelques réprimandes, faites peut-être sur un ton dur, aigre, hautain ; il lui a été donné des ordres, peut-être avec un visage qui semblait trahir l'amer plaisir de ne se montrer jamais content. Du moins, on l'a regardée comme une de ces personnes qui ne viennent à l'esprit que lorsque manque ou tarde, ne serait-ce qu'un instant, une chose attendue, tant il paraît naturel à certains d'exiger que tout soit parfait, que tout arrive à point. On ne songe aucunement à la fatigue, au dévouement, aux soins, à la peine que lui a coûtés la diligence qu'elle a mise à son travail ; jamais une bonne parole ne vient l'encourager, jamais un sourire réconfortant la soutenir et la guider, jamais un regard aimable ranimer la flamme. Dans la solitude de sa petite chambre, quelle récompense, plus précieuse que l'or, ne serait pas en ce moment, n'eût pas été durant la journée une parole, un regard, un sourire vraiment humain ! Comme par là son âme sentirait le lien que la nature a établi même entre serviteurs et patrons ! La nuit, attendant le retour de ses maîtres, la petite servante veillera sur les enfants qui dorment, tandis que sa pensée et son coeur s'envoleront à son village pour estimer et proclamer plus heureux les serviteurs qui travaillent sur le bien de son père (cf. Luc, Lc 15,17). Si elle est avancée en âge, elle pensera peut-être avec un nostalgique regret au foyer qu'elle eût pu fonder, elle aussi, modeste foyer où elle eût de ses chants et de ses caresses égayé ses enfants au berceau.

Pénétrez dans l'âme de cette domestique chez qui vient se joindre à la lassitude du corps l'angoisse d'un coeur qui évoque le passé. Les maîtres de la maison, s'ils sont mondains, y feront bien rarement attention : songeront-ils même peut-être qu'elle a une âme ? On n'osera pas, Nous voulons le croire, lui interdire d'accomplir ses devoirs de chrétienne : mais voilà, souvent on ne lui en laissera ni la possibilité ni le temps ; moins encore on lui permettra de suivre les appels intimes de sa piété et de pourvoir aux intérêts de sa vie morale et spirituelle.

La maîtresse de maison, sans doute, n'est pas toujours dure et méchante de caractère ; au contraire, elle est souvent pieuse, elle visite les pauvres de l'endroit, elle secourt les nécessiteux et soutient les bonnes oeuvres ; mais, sans vouloir généraliser, elle voit mieux la pauvreté qui est au-dehors que la pauvreté qui est à son foyer : elle ignore qu'une pauvreté plus triste encore, la pauvreté du coeur, loge sous son propre toit. Elle ne s'en doute même pas ; jamais elle ne s'est approchée de sa servante avec un coeur de femme, avec un coeur de mère, après les travaux de la journée. Ces travaux de la servante, comment la patronne les connaîtrait-'elle, si elle ne les a jamais faits de sa vie ? Aurait-elle donc cette courtoise et noble dignité de maîtresse qui sait, sans avoir à craindre de se diminuer, user de bonté envers une jeune servante ? Pourquoi n'irait-elle pas vers ce pauvre coeur qui reste ferme dans l'humilité de sa tâche, dans les peines de sa vie, dans une obéissance plus que respectueuse envers celle qui n'est pas sa mère ? Maîtresse et servante, deux noms différents, mais en l'une et l'autre de ces deux personnes c'est la même nature humaine, lors même que l'une, sur cette terre, est, du moins en apparence, plus heureuse que l'autre, et plus fortunée. Devant Dieu leur Créateur, elles sont l'une et l'autre servantes, et pourquoi donc oublie-t-on que la plus petite est d'abord servante de Dieu par son âme, et ensuite seulement servante des hommes par son travail ? Grâce au ciel, bien-aimés fils et filles, vous avez d'autres sentiments et Nous voulons croire que le tableau que nous venons de tracer n'est point celui que vous avez sous les yeux dans vos propres familles.

Devoirs pour les domestiques d'une honnêteté consciencieuse et d'une délicate humanité.

Mais, s'il faut que les patrons traitent leurs domestiques avec honnêteté et bienveillance, les domestiques n'ont-ils pas à leur tour des devoirs spéciaux envers les patrons ? La justice et l'humanité ne sont-elles pas des vertus qu'ils doivent, eux aussi, pratiquer ? Se comporteraient-ils selon la justice et l'humanité, les domestiques qui manqueraient aux règles de l'honnêteté, tromperaient leurs patrons, divulgueraient les secrets de la famille où ils demeurent, tiendraient sur elle des propos qui pourraient lui nuire, ne prendraient pas un soin vigilant de ce qu'on leur confie ? Que dire de ces domestiques et de ces servantes qui s'occupent et s'acquittent de leur travail avec négligence, ne l'accomplissant que dans la mesure du strict nécessaire, ni plus ni moins, et qui se tiennent à l'écart de la vie familiale au point de n'éprouver et de ne manifester rien d'un coeur humainement délicat et prêt à se dévouer aux heures de maladie, de fatigue, de malheur, de deuil des patrons et de leurs enfants ? Et s'ils étaient irrévérencieux — Nous ne voudrions pas dire insolents — d'une attitude froide, indifférente à tout ce qui a trait au foyer, si par leurs propos, leurs murmures, leurs procédés, ils devenaient parmi les autres domestiques et peut-être même parmi les enfants, des semeurs de mécontentement, de mauvais esprit, ou — ce qu'à Dieu ne plaise ! — de septicisme, d'impiété, d'impureté, de débauche, quel nom donner à ces serviteurs et à ces servantes qui font le déshonneur de leur classe, pourtant si méritante ? A vous-mêmes de le penser et d'en juger.

Que patrons et domestiques vivent en serviteurs de Dieu dans l'union au Christ.

Mais si, revêtus de la même nature humaine que Dieu a formée en nos premiers parents, patrons et domestiques ont un commun Seigneur et Patron qui est Dieu, ils se distinguent chacun devant Dieu par le libre arbitre que le Créateur a remis aux mains et au conseil de l'homme. C'est ainsi que vous trouverez de bons et de mauvais maîtres, de bons et fidèles serviteurs, et des domestiques inutiles et mauvais. Mais les uns et les autres, Dieu les jugera, et il leur rendra à tous selon leurs mérites ou selon leurs démérites, non pas seulement pour ce qui regarde son service, mais encore pour ce qui regarde le service des hommes. Que les maîtres ne s'enorgueillissent point de leur autorité, car toute autorité vient d'en haut. C'est pourquoi le regard du chrétien sait contempler dans toute autorité, dans tout supérieur et jusque dans le patron, le reflet de l'autorité divine, l'image du Christ, qui, bien qu'il fût dans la condition de Dieu, a bien voulu prendre la condition de serviteur et devenir notre frère en la nature humaine. Ecoutez ce que nous enseigne l'apôtre Paul : « Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair avec respect et crainte et dans la simplicité de votre coeur, comme au Christ, ne faisant pas seulement le serviteur sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes, mais en serviteurs du Christ, qui font de bon coeur la volonté de Dieu. Servez-les avec affection, comme servant le Seigneur, et non des hommes, assurés que chacun, soit esclave, soit libre, sera récompensé par le Seigneur de ce qu'il aura fait de bien. Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard et laissez là les menaces, sachant que leur Seigneur et le vôtre est dans les cieux et qu'il ne fait pas acception de personnes » (Ep 6,5-9). — « Vous, maîtres, rendez à vos serviteurs ce que la justice et l'équité demandent, sachant que vous aussi vous avez un maître dans le ciel » (Col 4,1). Levons donc les yeux au ciel et, à la lumière de cette pensée que patrons et serviteurs doivent se considérer comme égaux en face de leur commun Maître et Seigneur, admirons l'évangéliste saint Jean, qui, dans son ravissement céleste, se prosterne aux pieds de l'ange qui l'a guidé et instruit, pour l'adorer. Mais que lui dit l'ange ? — « Garde-toi de le faire ! Je suis serviteur au même titre que toi et que tes frères les prophètes, et que ceux qui gardent les paroles de ce livre. Adore Dieu » (Ap 22,8-9).

\ue leur commune dignité d'enfants de Dieu les rendent frères.

2. Adorons Dieu dès ici-bas, nous aussi, élevons-nous au-dessus de la nature. Selon la nature, les hommes et les anges sont naturellement les serviteurs de Dieu ; mais dans l'ordre de la grâce nous sommes élevés plus haut que la condition de serviteurs, nous sommes élevés jusqu'à la dignité d'enfants de Dieu. La foi chrétienne monte plus haut que la nature. « Voyez, s'écriait le même apôtre saint Jean, voyez quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu et que nous le soyons en effet ! » (1Jn 3,1). Ainsi, fils d'un même Père, nous crions vers lui : « Notre Père, qui êtes aux cieux. » Ainsi, patron et serviteur se retrouvent et sont frères. Ecoutez l'apôtre et Docteur des nations, saint Paul, recommander à son cher Philémon un esclave fugitif, Onésime, qu'il avait entre temps converti à la foi, écoutez ses paroles : « Reçois-le non plus comme un esclave, mais comme un frère très cher » (Ph 16).

Qu'entre patron et domestique règne la douceur, règne la patience, règne la fraternité !

Ce n'est pas le souci du rang social qui doit primer, mais le souci chrétien de vie fraternelle.

On dira qu'il faut aussi maintenir son rang à l'égard des domestiques. Oui, maintenez votre rang, mais aussi votre dignité de frères, à la suite du Fils de Dieu, le Verbe fait chair qui nous donna l'exemple de l'humilité et de la douceur et ne vint pas sur la terre pour être servi, mais pour servir (Mt 20,28). Ne vous récriez point : pareille attitude ne portera atteinte ni à votre dignité, ni à votre autorité de chef de famille ou de maîtresse de maison. Dans son commentaire à la lettre de saint Paul que Nous venons de vous citer, saint Jean Chrysostome expose en peu de mots toute cette doctrine : « Ne nous emportons pas contre nos serviteurs, mais apprenons à leur pardonner leurs manquements ; ne soyons pas toujours durs avec eux ; s'ils sont bons, ne rougissons pas de vivre avec eux. Pourquoi aurions-nous à en rougir, quand saint Paul ne rougit point ¦d'appeler Onésime son fils et son frère bien-aimé ? Que dis-je Paul ? Le Maître de Paul ne rougit point d'appeler nos esclaves ses frères, et nous, nous en rougirions ? Considérez plutôt l'honneur qu'il nous fait à nous-mêmes d'appeler nos serviteurs ses frères, ses amis et ses cohéritiers » 3.

Enfin, tous membres du Corps mystique, qu'ils mettent dans la diversité de leur position, leur vie au service d'amour les uns des autres.

3. Elevons-nous de lumière en lumière. C'est la gloire de notre foi que les mystères se révèlent toujours d'autant plus hauts et plus profonds qu'ils resplendissent davantage de secrète et divine vérité. Serviteurs de Dieu, enfants de Dieu par la régénération baptismale dans l'eau et l'Esprit-Saint, frères devant le Père des cieux, voilà ce que nous sommes tous dans la communauté chrétienne. Mais le grand apôtre Paul s'élève encore plus haut et nous fait contempler la doctrine de Jésus-Christ dans la lumière d'une admirable figure, affirmant que, en tant que chrétiens, nous sommes plus que frères, nous sommes membres d'un même corps, le Corps mystique du Christ. Cette doctrine ne met-elle point la diversité des conditions et fonctions humaines en lumineuse harmonie avec l'union plus intime, plus vibrante, plus sensible qui doit régner entre chrétiens comme entre

3 In Epist, ad Philem. Homil. 2, n. 3 ; Migne, P. G., t. 62, col. 711.

les divers membres d'un même corps vivant ? Ne jette-t-elle pas une vive lumière sur la condition de service des plus nobles et sur la noblesse des plus humbles ? « Comme le corps est un et a plusieurs membres, écrit l'Apôtre, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ. Tous, en effet, nous avons été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul corps... et nous avons tous été abreuvés d'un seul Esprit... L'oeil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de toi, ni la tête dire aux pieds : Je n'ai pas besoin de vous... Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres s'en réjouissent avec lui » (1Co 12,12-13 1Co 21-26).

L'image est si transparente qu'elle n'a besoin ni de commentaires, ni d'explications. Elle peut utilement s'appliquer aux rapports entre maîtres et domestiques. Celui qui a la dignité et le nom de patron vraiment chrétien ne pourra pas, s'il a l'esprit du Christ, ne pas ressentir les souffrances et les nécessités de ses subordonnés ; il ne pourra point ne pas remarquer non seulement leurs besoins et leurs soucis d'ordre matériel et temporel, mais aussi, alors que souvent les domestiques eux-mêmes les ignorent ou n'y comprennent rien, les besoins et soucis de la vie de leur âme. S'élevant au-dessus du bas monde des intérêts, il s'appliquera à encourager et à promouvoir la vie chrétienne de ses subordonnés et serviteurs ; il veillera que durant les heures dangereuses des loisirs, servantes et domestiques trouvent un refuge dans les oeuvres instituées pour eux et que leur esprit et leur coeur y reçoivent une solide formation et instruction surnaturelles. De leur côté, le bon serviteur, la fidèle servante mettront leur propre honneur dans tout ce qui honore la famille où ils vivent, puisqu'ils concourent par leur humble travail, leur amour et leur vertu, à la dignité, à la splendeur et à la sainteté de la maison.

Un tel spectacle familial rappelle à Notre esprit l'exclamation de louange que poussa la reine de Saba en présence de Salomon, après tout ce qu'elle avait vu dans le palais royal : « Heureux tes gens, heureux tes serviteurs, qui sont continuellement devant toi ! » (2R 10,8).

Afin que Nos paroles paternelles, chers jeunes époux, soient pour vous, par la faveur de la grâce divine, un gage fécond de bonheur dans le sage gouvernement des familles chrétiennes que vous venez de fonder, Nous vous accordons de tout Notre coeur la Bénédiction apostolique.


LETTRE AU R. P. AMBROISE GINER, ABBÉ-PRÉVOT DES CHANOINES RÉGULIERS DE NEUSTIFT A L'OCCASION DU VIII\2e \0CENTENAIRE DE LA FONDATION DU DIT MONASTÈRE (18 août 1942)


1

Nous avons appris que vous et vos confrères célébreriez bientôt solennellement le VIIIe centenaire de la fondation, près de Bressa-none, par le bienheureux Hartmann 2, du monastère des Chanoines réguliers, qu'on appelle dans le langage courant monastère de Neustift. Non seulement Nous approuvons ce projet, mais Nous désirons participer à cette heureuse célébration et l'augmenter par Nos félicitations et par Notre salutaire prière.

Ceux qui parcourent et scrutent les vieilles annales des événements passés peuvent facilement se convaincre que ce monastère, fondé surtout pour le salut des âmes, a pendant sa longue existence admirablement mérité de la nation au point de vue social, en promouvant d'une façon remarquable les études artistiques et littéraires. De même, en dénombrant vos édifices sacrés, les tabernacles, les cloîtres, les peintures murales et la pinacothèque, joyaux d'un travail très artistique qui sont l'ouvrage de vos aînés, ils expriment à bon droit et à juste titre leurs louanges. Que sous l'impulsion de votre monastère les lettres aient été florissantes, en témoignent l'école

1 D'après le texte latin des A. A. S., 34, 1942, p. 280 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie Xli, t. IV, p. 211.
2 Le bienheureux Hartmann ou Harmann fut prévôt du monastère des Chanoines réguliers de Klosterneuburg (Autriche), puis évêque de Brixen dans le Tyrol. Il fonda, en 1142, la prévôté de Neustift, monastère de Chanoines réguliers, et réforma son diocèse. Il mourut en 1164. Sa fête est le 23 décembre.


CHANOINES RÉGULIERS DE NEUSTIFT

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si longtemps ouverte dans le monastère à la jeunesse, plusieurs et illustres écrivains sortis de chez vous et fort remarquables dans toutes les branches du savoir, enfin, la bibliothèque très abondamment fournie de livres qui, d'une part, démontre ce qui a été accompli jusqu'à présent dans les lettres et qui, d'autre part, est un précieux auxiliaire pour les hommes qui s'adonnent à l'étude des sciences divines et humaines.

Profitant de cette occasion, il Nous plaît de rappeler d'une façon particulière ce qui est plus important que le reste, à savoir que c'est d'abord pour l'Eglise du Christ que les Chanoines réguliers de Neustift se sont vaillamment dépensés dans leurs personnes et dans leurs biens et ont accompli des travaux remarquables. En effet, il faut inscrire à votre louange le magnifique éclat et la pompe liturgique que vous avez apportés dans l'accomplissement des fonctions sacrées, l'application à vous consacrer par-dessus tout à la formation des âmes des fidèles, surtout par le ministère de la prédication et par l'administration des sacrements ; et, ce qui est capital, beaucoup parmi vous ont tenu une place éminente par la sainteté spéciale de leur vie et furent un lumineux exemple pour les autres. Nous désirons vous louer principalement de ce que vous avez profondément enraciné dans les âmes la dévotion envers la Vierge, Mère de Dieu, et aussi de ce que, par une foi inébranlable et par un zèle ardent, vous êtes restés attachés à la Chaire de Pierre. Enu-mérant ces choses, non certes sans plaisir pour l'âme, Nous vous exhortons, chers fils, à ne pas dévier du droit chemin qu'ont suivi vos aînés, à faire resplendir chaque jour davantage le double éclat de la vertu et de la science et, par la remarquable excellence de votre vie active, à faire aimer d'un amour toujours plus vif la religion catholique qui, seule, est le salut et le soutien des peuples. Enrichissez-vous de la grâce évangélique et dans la doctrine et dans l'action ayez une telle supériorité que ceux qui viennent vous trouver, qui vous voient, qui vous entendent, soient doucement entraînés à suivre la sage discipline chrétienne et à garder une ligne de conduite honnête et sans tache dans l'accomplissement de leurs devoirs.

Afin que ces choses arrivent, dans Notre bienveillance particulière à votre égard, Nous offrons à Dieu Nos prières et Nous implorons le patronage de la Bienheureuse Vierge Marie, Reine du ciel, afin qu'elle tourne vers vous, ses zélés et fidèles dévots et protégés, ses regards miséricordieux et qu'elle ouvre à votre profit ses mains prodigues de bienfaits maternels. Pour mettre le comble à la joie et au profit de la solennité prévue, Nous vous accordons volontiers le pouvoir de donner, au jour où vous le voudrez, durant ces fêtes du VIIIe centenaire, après la célébration de la messe, aux fidèles présents, la Bénédiction apostolique avec l'indulgence plénière à gagner aux conditions ordinaires.

Il ne Nous reste plus, en terminant, qu'à vous accorder très affectueusement, à vous, cher fils, à vos confrères, et aussi à tous les fidèles qui bénéficient de l'accomplissement de votre ministère sacré, la Bénédiction apostolique, gage des faveurs célestes.


DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX

(19 août 1942)1

Voici la troisième et dernière partie du thème développé par le Saint-Père en ses discours aux jeunes époux des 22 juillet et 5 août (cf. ci-dessus, PP 185 et 192):

III. — Patrons et domestiques. Responsabilités.

La visite, chers jeunes époux, que vous nous faites à l'aurore de votre vie conjugale, Nous est une bien agréable marque du désir que vous portez en vous de recevoir la bénédiction du Vicaire du Christ et d'écouter ses exhortations pour en faire une lumière qui guide vos pas sur le chemin où vous venez de vous engager. Notre coeur se plaît à contempler et à exalter la famille chrétienne, fondement du salut de la société et de sa grandeur morale : il se plaît à en analyser et à en marquer les vrais biens, les aspects sacrés et nobles, non moins que les points les plus exposés aux pièges et aux périls. Dans nos dernières allocutions, parlant des rapports mutuels entre patrons et domestiques et des devoirs qui en découlent, Nous avons montré de quelle religieuse beauté les revêtent la clarté de la foi et la brûlante flamme de la charité. Ces rapports et ces devoirs, loin d'être stériles, sont les fécondes racines de responsabilités réciproques dans la vie familiale.

Les responsabilités des domestiques sont aussi étendues que leur influence sur la famille.

Considérez en effet comment s'exerce et rayonne à l'intérieur du foyer l'influence de ceux qui entrent à son service. S'il s'agis-

sait d'un simple contrat de travail entre deux personnes, il n'en résulterait que des responsabilités limitées. Ce serait alors, il est vrai, un désagrément pour le patron que d'être mal servi ou de subir quelque dommage dans ses biens ; seulement, d'ordinaire, le déplaisir et la perte n'en seraient pas considérables et personne d'autre n'en serait atteint. Ici, au contraire, nous avons un rapport qui, en général, ne concerne pas uniquement patron et serviteur, mais qui s'étend à toute une famille, et c'est en réalité plus qu'un simple louage de travail : c'est l'entrée d'un étranger dans la vie de la famille, au point de faire en quelque sorte partie du foyer, non pas une heure ou deux de la journée, mais jour et nuit.

Vous avez beau supposer le maître le plus prudent, le plus vigilant, le plus habile à prendre toutes les précautions ; vous avez beau supposer la plus discrète des servantes et des femmes de chambre, elle n'en vivra pas moins continuellement avec ses patrons, aux heures d'obscurité comme aux heures de lumière ; de jour en jour, elle en viendra nécessairement à connaître le caractère, le tempérament, les dispositions, les habitudes de chaque membre de la famille, et les faiblesses même, les passions, les humeurs et les préférences qui parfois touchent à la manie. Comment pourrait-il en être autrement ? N'entre-t-elle pas comme bon lui semble dans toutes les pièces de la maison, dans les chambres, dans les offices, au salon, pour y tout arranger et mettre en ordre ? L'oeil de la servante découvre toutes les ombres, traverse toutes les vitres, aperçoit ou devine sous les voiles toutes choses. Chargée de servir à table, elle est présente aux repas : elle saisit au vol les bribes de conversation, le va et vient des arguments ; elle note les réflexions et les répliques, les plaisanteries et les disputes, les échanges de souvenirs et d'anecdotes plus ou moins intimes et ces mille riens qui sont plus révélateurs encore des sentiments que les confidences volontaires. Vous la voyez ouvrir la porte et introduire les visiteurs et les visiteuses, les parents, les amis et les personnes de connaissance. Elle finit par connaître tous ceux qui fréquentent la maison, par savoir avec quel visage et quels propos il faut recevoir et traiter chacun d'eux : rien, pas même les traits d'un créancier importun qui revient à la charge, rien ne lui échappe.

C'est dire quelle importance revêt pour la vie et les destinées d'une famille le fait d'accueillir au foyer domestique celle ou celui qui, hier encore, y étaient étrangers. Cette admission ne rend-elle pas le père de famille responsable du domestique comme il l'est, toute proportion gardée, de ses enfants ? Et sa première responsabilité ne provient-elle point par hasard du choix qu'il a fait du domestique ?

C'est une responsabilité plus vaste qu'il ne semble peut-être tout d'abord et la gravité n'en apparaît souvent que lorsque le temps en révèle les conséquences, soit au foyer, soit parmi les personnes de la parenté ou de connaissance, soit dans la société.

L'attitude d'un domestique peut provoquer de pénibles déceptions dans l'éducation des enfants.

1. Au foyer, ces conséquences se remarquent en premier lieu chez les enfants. Chez les adolescents et les jeunes gens, les fillettes et les jeunes filles, il arrive que d'amères déceptions, pareilles à des révélations imprévues et inattendues, frappent de stupeur le coeur des parents. On pardonnera bien quelque caprice ou colère à la vivacité de leur âge, mais on ne s'explique point leurs tendances mauvaises, leur caractère difficile, indépendant, critiqueur, fermé. On est surpris, étonné de voir soudain apparaître en l'enfant certains instincts malsains qui répandent leurs ravages avec plus de violence que la crise morale de la puberté. Que font alors les parents ? Que pensent-ils ? Pleins d'alarmes, désolés, ils s'interrogent l'un l'autre, s'examinent, cherchent dans le passé : ont-ils tout mis en oeuvre pour bien éduquer leurs enfants ? Oui, car rien n'a manqué, semble-t-il, ni les bons exemples, ni les bons conseils, ni les avis opportuns, ni la fermeté, ni la bonté ; on a surveillé les lectures, les amitiés, les sorties, les divertissements : rien n'avait jusque-là inspiré le moindre soupçon. Mais pendant qu'à la recherche des racines du mal on fouille en tous sens l'histoire du présent et l'histoire du temps qui vient de s'écouler, voilà que se présentent soudain à l'esprit des souvenirs restés dans l'ombre ; voilà qu'ils se précisent, s'entremêlent, se fondent ; souvenirs dont les premières traces remontent à l'enfance du fils ou de la fille : paroles, gestes, manières, libertés incorrectes ou même simplement trop familières d'une personne de service qui manquait de prudence ou de délicatesse. N'allez pas dire que ces enfants, encore petits, n'étaient pas à même de comprendre. Peut-être bien, mais qui sait ? n'ont-ils pas compris sur le moment : plus âgés, ils se souviennent et comprennent. Parents, jeunes époux, n'oubliez pas que la nature a donné aux sens de l'enfant une grande puissance d'observation et de mémoire et que l'homme est porté dès sa naissance à imiter les paroles et les mouvements des autres. Quelle responsabilité naît donc pour le père et la mère du fait que les serviteurs de la maison sont en contact permanent avec leurs enfants !

Notez bien que Nous ne parlons pas des enfants que la négligence, comme il arrive trop souvent, abandonne aux soins de bonnes plus assidues à les garder et à se dévouer pour eux que leur propre mère, laquelle est retenue ailleurs par le travail, les divertissements ou la frivolité. Il n'est pas non plus besoin que Nous pensions à des domestiques — que Dieu vous en préserve ! — corrompus et corrupteurs. Nous parlons de ce qui se passe dans les cas ordinaires : qu'est-il arrivé ? Il a été planté au foyer un arbre mauvais qui produit des fruits de sa valeur. Comment fallait-il donc choisir le domestique ou la servante ? Comment fallait-il les surveiller, les reprendre ? Que les patrons ne cherchent point à s'excuser en alléguant un manque de discernement dans le choix ou une insuffisance d'informations, ni un caprice ou une impression trompeuse.

Le danger grandit durant l'adolescence.

C'est là une responsabilité délicate pour les parents, et qui grandit avec les enfants. Pour innocent que vous supposiez votre enfant, pour innocent qu'il soit de réputation ou de fait, son innocence — pas plus d'ailleurs que les personnes, encore jeunes peut-être, qui l'entourent de leurs soins — n'empêchera pas l'éveil de la nature aux heures ardentes de l'adolescence ; l'inexpérience de l'enfant lui voilera et masquera le danger jusqu'au jour où le mystérieux frémissement du coeur et des sens l'avertira de la lutte imminente, qui le trouvera désarmé. Quelle terrible responsabilité envers les enfants et les domestiques que les inévitables contacts de la vie quotidienne !

Responsabilité aussi envers les domestiques, que leurs contacts avec la vie des patrons exposent à des dangers de toutes sortes.

Envers les enfants, c'est clair. Et ce n'est pas moins clair envers les domestiques. Cette jeune gouvernante que les besoins de son service obligent à tout observer autour d'elle, remarquera les tableaux, les gravures qui pendent aux murs, les revues et les illustrés abandonnés en désordre ou étalés sur les tables et les meubles ; elle entendra les récits et les aventures plus ou moins licencieuses que content les aînés et leurs amis, dont l'un ou l'autre lui adressera à la dérobée, en passant, un sourire ou une plaisanterie quelque peu libre dont la nouveauté rendra pour elle le danger plus subtil et plus insidieux, surtout si elle manque d'expérience. Supposez que la suite des choses impose un jour aux parents, pour le bien des enfants, l'éloignement de cette domestique, alors qu'il ne faut pas rejeter sur elle des inconvénients et des dangers dont elle n'est devenue l'occasion qu'involontairement : le chef de famille qui la verra humiliée et consciente de son innocence, ne sentira-t-il pas le remords d'avoir été, et d'autres avec lui, moins prudent qu'elle, moins vigilant, moins ferme et moins fort ? Ne devra-t-il pas se reprocher à lui-même la souffrance de cette employée et le fait que son avenir est compromis ?

Lorsqu'une famille compte de nombreux domestiques, surtout s'ils diffèrent de sexe, d'âge, d'éducation morale et religieuse, leur présence dans la communauté familiale impose au patron des responsabilités plus nombreuses et plus étendues. Nous ne parlerons pas des cas où le mauvais esprit d'un seul bouleverse toute une maison et gâte l'esprit et le coeur des autres domestiques. Mais que de fois un scandale éclate soudain, ou n'est étouffé et couvert que par la malice plus coupable d'un séducteur ou par le désarroi d'une pauvre créature imprudente ou trop faible !

Le danger de discordes provoquées par des indiscrétions ou des médisances.

2. Si entre patrons et serviteurs ou parmi les domestiques eux-mêmes, surviennent parfois des heures de déception et de méfiance, de mécontentement et de désordre, de blâme et d'altercation, il n'est pas rare de voir les parents et les amis séparés ou troublés par des malentendus, des heurts, des brouilles qui n'ont pas d'autre cause que les propos ou les jugements rapportés ou divulgués, sans malice souvent, par des personnes de service. Elles ont entendu ou cru entendre une remarque désobligeante, un bon mot ou une pointe, un trait d'esprit, certaines conversations animées, et elles en parleront au-dehors. Si ces choses restaient à l'intérieur du foyer, elles ne causeraient pas grand mal ; mais, dès qu'elles en franchissent le seuil, lors même qu'elles se transmettent sans exagération aucune et sans commentaire, elles deviennent blessantes et provoquent des ressentiments. Et que dire de ces paroles, quand il arrive que, passant de bouche en bouche, elles se gonflent d'amertume ? Ajoutez quelques racontars, quelques chuchotements en de fortuites rencontres de magasins, ou bien entre chauffeurs ou domestiques qui attendent leurs patrons aux mêmes portes, peut-être même à la porte de l'église. Là, les langues se délient, les domestiques parlent, peut-être sans plus de malice dans le coeur que les patrons eux-mêmes. Mais le tort est là, le mal est fait, un mal irréparable parfois. Il est impossible, direz-vous, de compter et peser toutes les paroles qui vous viennent sur la langue. Et pourtant, c'est ce qu'on aurait fait si l'on en avait prévu, mesuré et calculé les conséquences.

Parfois, le mal est plus grand encore. A table, au salon, dans une réunion, une critique anodine, une légère plainte, une innocente boutade — Nous ne voudrions pas dire une insinuation mensongère — pique ou égratigne quelque personne respectable et, de fait, profondément respectée. C'est une flèche décochée contre un professeur, contre le curé, contre les diverses autorités, jusqu'aux plus hautes, jusqu'aux plus sacrées. Les maîtres qui ont ainsi parlé ou, comme on dit, pensé à haute voix, n'en portent pas moins de respect et d'estime à la personne que vise leur sourire inconsidéré. Mais les domestiques ont relevé ces paroles ou ce sourire et ils n'ont plus pour ces dignes personnes la même vénération. N'est-il pas vrai qu'un bruit sans fondement se répand et qu'il tourne en rumeur ? Quand on en déplore les fâcheux effets dans ceux qu'on estimait et qu'on aimait, on accusera le monde toujours méchant et mauvais ; on en souffrira, on s'en plaindra, au lieu d'en rechercher les origines et d'examiner si sa propre conscience ou sa propre langue sont innocentes et sans reproche.

L'ensemble de la vie sociale peut subir les conséquences de l'éducation donnée aux domestiques par leurs maîtres

3. Vous voyez donc qu'elle source de discorde et de maux devient la langue qui ne se surveille point ; vous voyez comment elle peut causer des bouleversements qui ébranlent, et pour longtemps parfois, la société. Ne vous faites pas d'illusion : la maison, le salon, la table sont, eux aussi, des écoles, et les discours qui s'y tiennent deviennent un enseignement pour les enfants, les domestiques et tous ceux qui les écoutent. Des esprits réfléchis sont allés jusqu'à affirmer que les imprudences de langage et de jugement ont contribué dans une large mesure à provoquer les violences qui accompagnèrent le mouvement si complexe de la Révolution française, et cela en aidant les principes et les doctrines où se complaisait l'incroyable légèreté du monde élégant d'alors, à pénétrer dans ie peuple. C'est par là que s'échappait, pour inonder de sa boue les routes du pays, le torrent d'immoralité et d'irréligion où la haute société, avec ses désordres et avec le honteux étalage de son luxe démesuré, s'était plongée sans pudeur. Le spectacle d'une pareille société était continuellement sous les yeux des serviteurs : l'envie et la jalousie rongaient leur coeur. Ils écoutaient dans les salons mondains ces audacieuses conversations philosophiques, sociales, politiques, assaisonnées de plaisanteries et de moqueries qui raillaient la religion et la tournaient en ridicule, exaltant dans l'enflure de la déclamation une liberté sans frein. L'esprit des serviteurs s'ouvrait à ces théories avec enthousiasme et leur coeur se remplissait de haine pour les théoriciens raffinés qui s'en faisaient les propagateurs. Les résultats, qui étaient en quelque sorte le produit même de ces discours et de ces leçons, vous les connaissez : ils sont écrits en lettres ineffaçables dans les pages de l'histoire.

Ce serait une erreur de croire que le monde actuel n'est plus celui d'il y a un siècle et demi. Si, au-dehors, les apparences ont changé, l'humanité est restée substantiellement la même. Les appétits de la nature corrompue, la concupiscence de la chair et des yeux et l'orgueil de la vie (1Jn 2,16) n'ont pas cessé de s'enflammer et de s'irriter, et les sains principes qui les réprimaient ont perdu de leur clarté et de leur vigueur en bien des âmes. L'incendie des idées se propage en tous lieux ; les rumeurs, pareilles à l'éclair, se répandent plus vite et plus loin que dans le passé. Si peu que le peuple garde un jugement droit, il est d'une logique impitoyable : tandis qu'il écoute, qu'il voit, qu'il lit, il sent en lui le frémissement de son coeur et de sa raison, et aujourd'hui, peut-être plus qu'autrefois, il soupèse les hommes et les choses et les confronte avec ses vraies aspirations et avec ses besoins.

car la vie de famille influence toute la société.

Ces considérations vous paraîtront bien graves ; mais pour reconnaître sur quelle vérité elles reposent, songez que c'est la famille tout entière qui concourt à bâtir la société ; songez que le bien et le mal de la famille sont comme l'onde, pure ou troublée, d'un ruisseau qui va se jeter dans le grand fleuve de la vie publique et sociale. Or quand donc entrez-vous dans cette vie sociale, chers jeunes époux ? N'est-ce pas le jour de vos noces, ce jour qui vous unit en une nouvelle famille, en une famille qui dans la marche de la communauté humaine a son chemin bien à elle et sa propre destinée au regard de Dieu, de l'Eglise et de la patrie ?

A vous donc qui venez d'inaugurer un jeune foyer, Nous disons avec toute la tendresse de Notre sollicitude : marquez profondément dans votre esprit et votre coeur le sens et la portée morale de ces responsabilités ; assumez-les avec cette intime gravité qui est le devoir et la fierté de l'esprit chrétien. Mais Nous ajouterons : assumez-les sans crainte, parce que la grâce céleste qui vous fait serviteurs de Dieu et fils de l'Eglise dans la vie et la charité du Christ, ne manquera pas de vous aider à les porter. Qu'une telle puissance de grâce descende sur vous, voilà ce que Nous demandons au Seigneur en vous accordant de coeur Notre Bénédiction apostolique.




Pie XII 1942 - DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX