Pie XII 1942 - DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX


ALLOCUTION AU NOUVEL AMBASSADEUR D'ESPAGNE

(17 décembre 1942) 1

S. Exc. M. l'ambassadeur d'Espagne, Don Domingo de las Barcenas y Lopez-Mollinedo, lui ayant présenté ses lettres de créance, le Saint-Père lui a répondu par l'allocution suivante :

C'est toujours pour Nous, Excellentissime Monsieur l'ambassadeur, un motif de très grande satisfaction de recevoir les envoyés des nations qui désirent maintenir des relations amicales avec le Saint-Siège ; et, naturellement, cette satisfaction est à son comble lorsqu'il s'agit des très dignes représentants des peuples qui, entre autres titres de noblesse, proclament tout d'abord celui de nation catholique.

Catholique est l'Espagne, et cet arbre a enfoncé de si profondes racines dans son sol, comme aussi dans les coeurs valeureux de ses fils, que la formidable tourmente elle-même, dont Nous déplorons encore les conséquences, n'a pas été capable de le déraciner2. Bien plus, de même que reverdit la prairie après l'orage, de même Nous le voyons repousser à nouveau, malgré une époque si peu propice pour une convalescence, et se redresser, puissant, conscient de son passé, plein de son propre esprit et tout confiant dans l'avenir.

Quant à Nous, de Nos yeux de Père, en l'aidant de Nos prières, et, au moment opportun, de Notre parole et de Nos encouragements, Nous avons suivi jour par jour un si beau redressement qui Nous fait tant espérer pour le bien de l'Espagne. Nous avons admiré ses continuelles manifestations de piété et de foi publique ou privée, parmi lesquelles Nous ne pouvons oublier le caractère national que vous avez filialement tenu à donner à la célébration du XXVe anniversaire de notre consécration episcopale. Nous vous avons entendu dire que votre « façon de vivre ne serait pas parfaite si elle n'était pas profondément catholique », que « vous affirmez cent fois la plus absolue orthodoxie». Pour la grande consolation de Notre âme, Nous avons été informé des progrès de l'Action catholique, de l'abondance des bonnes et solides vocations sacerdotales ; Nous avons vu le Christ triompher à l'école ; Nous avons vu relever les églises de leurs ruines fumantes et l'esprit chrétien pénétrer dans les lois, dans les institutions et dans toutes les manifestations de la vie officielle. Enfin, Nous avons contemplé Dieu présent encore une fois dans votre histoire, et Nous n'avons pu Nous empêcher de redire, en pensant à l'âme de l'Espagne, le chant du prophète mystique de Fontiveros :

Heureuse, bienheureuse,

L'âme qui vit en la présence de son Dieu ! Oh ! mille fois heureuse, Car elle boit à une source Qui ne tarira jamais, jamais. 3

Heureuse, bienheureuse Espagne qui applique ses lèvres à cette source de vie ; heureuse, bienheureuse, parce que si jamais elle ne s'en écarte, le liquide vivifiant pénétrera ses entrailles et purifiera ainsi entièrement son peuple, même les classes les plus empoisonnées par le mauvais grain de l'homme ennemi (cf. Mt 13,25) ; il rénovera entièrement ses moeurs et redonnera à l'austère peuple espagnol les vertus traditionnelles qui jadis firent sa grandeur ; il purifiera tous les esprits et détruira pour toujours toutes les idées incompatibles avec une nation appelée justement un peuple de mystiques et de théologiens.

L'Espagne, en ce moment décisif de l'histoire du monde, a certainement une très haute mission à remplir, mais elle ne sera digne d'elle que si elle se retrouve entièrement elle-même, avec son esprit traditionnel et chrétien, et avec l'unité qui ne peut s'établir qu'en s'inspirant de cet esprit.

Pour Nous, Monsieur l'ambassadeur, Nous ne formons qu'un désir concernant l'Espagne : la voir une et glorieuse, élevant dans ses mains puissantes une croix, entourée de tout ce monde qui, grâce

à elle surtout, pense et prie en espagnol ; et puis, la proposer comme exemple du pouvoir restaurateur, vivifiant et éducateur d'une foi dans laquelle, après tout, nous trouverons toujours la solution de tous les problèmes.

Votre Excellence, Monsieur l'ambassadeur, Nous a rappelé un nom, celui de votre docte et illustre prédécesseur : vous Nous avez présenté les témoignages de filiale vénération de S. Exc. le généralissime et assuré que lui et la nation tout entière prient pour Nous et pour la sainte Eglise. Votre Excellence a réaffirmé la volonté que les relations entre l'Espagne et le Siège de Pierre soient toujours des plus cordiales. Ces paroles de Votre Excellence sont descendues comme un baume dans Notre cceur endolori, qui éprouve de si sincères sentiments en retour de l'affection très noble du chef de l'Etat espagnol et de son peuple, et désire si ardemment la cordialité de ces relations pour lesquelles vous trouverez toujours Notre paternel appui.

Enfin, Votre Excellence a demandé Notre Bénédiction apostolique pour sa personne, dont les hauts mérites Nous sont bien connus, pour sa famille, pour celui qui est si dignement à la tête de sa chère patrie, et pour sa patrie elle-même. Que la bénédiction descende du ciel comme un gage de prospérité et de paix sur l'Espagne des saints et des héros si profondément aimée de Nous, sur la fille très aimée de l'Eglise, et qu'elle se pose tout particulièrement sur le chef de l'Etat et sur son gouvernement, sur l'épiscopat, le clergé et le peuple, sur tous ceux qui endurent d'une façon spéciale les angoisses de l'heure présente, sur Votre Excellence, Monsieur l'ambassadeur, et sur toutes les personnes et choses que vous désirez voir bénies, et que les effets de cette bénédiction soient toujours abondants et demeurent à jamais.


DISCOURS AU SACRÉ COLLÈGE ET A LA CURIE ROMAINE

(24 décembre 1942) 1

Comme à l'ordinaire, le Saint-Père a reçu, la veille de Noël, les cardinaux, patriarches, archevêques et évêques, ainsi que les membres de la Curie romaine, et il a répondu par l'allocution suivante aux voeux qui lui ont été exprimés par le doyen du Sacré Collège, le cardinal Gra-nito di Belmonte :

D'année en année, Notre coeur, et avec Nous, le vôtre aussi, certainement, Vénérables Frères et chers Fils, ressent toujours plus douloureusement le contraste, si pénible à toute âme chrétienne et sacerdotale, entre le très doux message du Prince de la paix, à Bethléem, et l'angoissant spectacle d'un monde qui se débat et se déchire dans la violence. Aussi, est-ce avec un regret nostalgique que Nous évoquons la joie et la sérénité de la rencontre, à Noël, du souverain Pasteur et du groupe distingué des membres du Sacré Collège et de la Prélature romaine aux jours heureux de paix, alors que tout semblait respirer l'harmonie des pensées et des coeurs. Aujourd'hui, au contraire, pour la quatrième fois, vous vous trouvez avec Nous, accablé par le cauchemar de la guerre, dans l'obscure attente d'un avenir dont les épreuves, si la main de Dieu n'intervient pas, pourraient même dépasser les souffrances déjà endurées.

En d'autres temps, Vénérables Frères et chers Fils, cette intime rencontre en la sainte veille de Noël vous était entièrement consacrée ; le pontife romain, heureux d'accueillir le filial hommage de vos voeux et de vos prières — ainsi que vient de Nous le présenter au nom de tous, en termes si dignes et si élevés, le vénéré

et très aimé cardinal doyen du Sacré Collège — avait coutume de manifester sa pensée sur les plus graves questions concernant le monde chrétien.

Mais la crise actuelle, qui a changé tant de choses et d'usages, a modifié en partie aussi cette douce coutume parce que les empêchements créés par la guerre en ce qui regarde le contact normal entre Pasteur et troupeau ont fait naître le besoin de donner, en ce retour solennel des fêtes de Noël, aux fidèles du monde entier, la possibilité tant désirée d'entendre directement la voix du Père commun et de se réjouir ainsi du saint et providentiel rassemblement qui, à la crèche du Sauveur, malgré tous les bouleversements de la guerre, les unit au centre de l'Eglise et au Représentant visible du Roi pacifique. C'est pourquoi Nous avons jugé opportun de contenter, cette année encore, ce pieux et filial désir.

Le remède aux maux présents.

Dans les messages précédents, Notre intention a été d'exposer les normes et les conditions d'une véritable paix entre les peuples, d'une paix conforme donc à la justice, à l'équité et à l'amour, et Nous avons été heureux d'agréer, non seulement l'expression de la respectueuse approbation de beaucoup de personnes qui vivent en dehors du corps visible de l'Eglise.

Conscient des rapports étroits et essentiels qui existent entre l'équilibre économique, social et intellectuel dans chaque Etat et la paix internationale, Nous voulons que Notre radiomessage d'aujourd'hui s'occupe principalement des conditions et des fondements nécessaires à une pacification et à un ordre véritable au sein des nations.

Ce serait de l'aveuglement que de méconnaître la gravité des dégâts et des maux dont souffre la société. La conviction de l'urgence d'une réforme tendant à guérir et à améliorer cet état de choses se répand dans des milieux toujours plus vastes et plus prévoyants, et revêt des aspects extérieurs plus étendus et plus précis. Mais souvent, l'humanité affaiblie et peu portée à s'amender de ses fautes, se laisse aller, sous l'influence de la passion, à suivre la dangereuse tendance de remplacer des erreurs plus ou moins reconnues comme telles par d'autres errements ou de simples palliatifs qui ne remédient à rien, au lieu d'entreprendre et de poursuivre sans retard un ferme et franc retour à la vérité et au bien. Que de fois s'est ainsi réalisé le dicton : Erit novissimus error peior priore (Mt 27,64).

C'est un fait qu'une saine conception de la société humaine ne peut s'appuyer que sur l'inébranlable fondement des lois éternelles, inscrites dans la nature de l'homme, achevées et perfectionnées par la lumière de la Révélation apportée par le Christ, Maître infaillible du berceau à la croix. De fait, où se dresse-t-il une chaire de doctrines et de réformes sociales dont les thèses s'affirment ici-bas plus convaincantes que le silence éloquent du Verbe divin incarné couché dans une crèche ?

Si par suite de changements simplement extérieurs une telle réforme veut arriver à des institutions nouvelles et vitales, elle doit se laisser inspirer et guider par «la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » et permettre que la majesté d'une sanction divine, et non pas seulement la crainte de la force punitive des magistrats humains, étende sur la vie sociale ses ailes protectrices et tutélaires.

L'Eglise « signe de contradiction » dans le monde.

En plaçant la volonté du Père au-dessus de toute autre volonté, le Christ, Prince de la paix, a suscité l'opposition, cachée ou ouverte, ainsi que l'incompréhension de ceux qui, poussés par une idée purement terrestre de la mission de leur peuple, ont vu dans le miroir de toute justice, bonté et miséricorde, un « signe de contradiction » (Lc 2,34).

L'Eglise pourrait-elle donc s'étonner si son sort est celui-là même du divin Maître et prend une forme qui répond au caractère agité et bouleversé du monde actuel ?

Si l'Epouse du Christ, dans la défense de la vérité et de la vertu ; si ses ministres, dans leur action et dans la lutte pour la conquête et pour le bien des âmes, expérimentent en eux le mystère du « signe de contradiction », souvent, surtout quand ils s'adonnent dans un suprême élan d'amour et de sacrifice, avec un généreux désintéressement et un dévouement spontané, à combattre les erreurs du jour afin de faire triompher l'Evangile et de détourner les malheurs éternels, ce fait pourrait-il fournir une occasion de lamentations, de pusillanimité, d'un affaiblissement de ce courage apostolique allumé à la flamme de la charité et du zèle ? Certainement non.

La plainte digne de l'apôtre, la plainte dont l'ouvrier évangé-lique n'a pas à rougir, c'est l'affliction qui pesait sur le Coeur du Sauveur et lui faisait verser des larmes à la vue de Jérusalem qui opposait à son invitation et à sa grâce cette obstination aveugle et cette méconnaissance entêtée qui l'ont conduite, tout au long du chemin du péché, jusqu'au déicide.

Devoirs des prêtres et des laïcs militants.

Un pareil aveuglement ou une pareille incompréhension, quand il s'agit des buts les plus nobles de l'Eglise dans son action doctrinale et pastorale en face des courants de la pensée moderne qui, reniant les vérités centrales de notre sainte foi, entravent de mille chaînes l'activité de ses ministres — parfois également de la part de catholiques mal avisés qui écoutent les théories adverses et se font esclaves d'influences étrangères — un pareil aveuglement a existé, existe et existera toujours ; et il devra être supporté par tous ceux qui suivent le Seigneur en esprit et en vérité et être accepté dans toute son amertume, comme participation au calice de Celui qui est venu sauver ce qui était perdu. Lorsque Dieu vous appela au sacerdoce, lorsqu'il en accorda à beaucoup d'entre vous la plénitude, lorsque la confiance de Nos prédécesseurs vous choisit pour être ici, au centre du monde catholique, des conseillers et des collaborateurs du Pontife romain dans le gouvernement de l'Eglise universelle ; à tous et à chacun de vous, à des degrés différents, suivant la mesure de la grâce reçue, fut adressée la demande : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même ? » (Mt 20,22). Votre vie et votre activité sacerdotales dans l'Eglise et pour l'Eglise, votre lutte pour conquérir les âmes et pour la transformation spirituelle du monde, seront d'autant plus efficaces et fécondes, que plus courageuse et inconditionnée, jour par jour, heure par heure, deviendra et apparaîtra la réponse de votre cceur à la demande du Maître.

Des âmes ardentes et généreuses, à la hauteur des besoins de l'heure présente.

Rien ne serait moins conforme aux besoins particuliers de l'heure présente que la pusillanimité de ceux au milieu desquels demeure le magni consilii Angelus, qui, dans l'abîme de sa sagesse, possède des trésors de conseils et des remèdes pour l'univers entier. Ne sonne-t-il pas précisément en ce moment pour le christianisme, pour notre foi qui triomphe du monde, une heure comparable à celle où eut lieu la première rencontre du Christ avec le paganisme antique ; une heure si pleine de graves dangers et pourtant riche de grandioses promesses et espérances de bien ?

Puisse la puissante grâce divine susciter parmi le clergé et au sein du laïcat ces âmes ardentes et généreuses qui, pour l'humanité qui erre, mais qui a faim et soif d'unité et de fraternité, aplanissent la voie aux règles et aux pratiques les plus nobles de vie individuelle et sociale, émanant de Celui auquel l'Eglise adresse, au cours de l'Avent, l'émouvante invocation : O Rex gentium, et desideratus earum, lapis-que angularis, qui facis utraque unum : veni, et salva hominem, quem de limo formasti !

C'est avec cette prière sur les lèvres, prière tout imprégnée du désir anxieux du genre humain tout entier de cette concorde qui naît de la paix, que le divin Enfant de Bethléem par le chant des anges inspire aux hommes de bonne volonté, Nous donnons à vous tous, Vénérables Frères et chers Fils, à ceux qui sont avec vous unis dans le Seigneur, et spécialement à ceux qui, d'une façon particulière, souffrent des malheurs des temps, avec une affection paternelle inchangée, Notre Bénédiction apostolique.


RADIOMESSAGE DE NOËL AU MONDE ENTIER (24 décembre 1942)

1

Par ce radiomessage de Noël, le Saint-Père expose au monde entier les règles fondamentales de l'ordre intérieur des Etats, base indispensable de la vie et de la collaboration internationales :

NOËL ET L'HUMANITÉ SOUFFRANTE

C'est toujours avec une fraîcheur nouvelle de joie et de piété, chers fils de l'univers entier, que chaque année, au retour de Noël, de la crèche de Bethléem résonne à l'oreille des chrétiens, prolongeant doucement son écho dans leurs coeurs, le message de Jésus, lumière brillant au milieu des ténèbres. Ce message éclaire de la splendeur des vérités célestes un monde plongé dans la nuit de tragiques erreurs ; il infuse une joie débordante et confiante à une humanité accablée de l'angoisse d'une profonde et amère tristesse ; il annonce la liberté aux fils d'Adam engagés dans les chaînes du péché et du crime ; il promet miséricorde, amour et paix aux masses innombrables de ceux qui souffrent et qui sont dans la tribulation, qui pleurent sur leur félicité perdue, sur leurs énergies brisées dans la tourmente des luttes et des haines de nos jours orageux.

Les cloches sacrées, porteuses de ce message à tous les continents, ne rappellent pas seulement le don divin fait à l'humanité à l'aurore de l'ère chrétienne ; elles annoncent et proclament aussi une consolante réalité présente, une réalité toujours aussi éternellement jeune qu'elle est toujours vivante et vivifiante ; la réalité de la « véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » et qui ne connaît pas de déclin. Le Verbe éternel, Voie, Vérité et Vie, naissant dans la misère d'une grotte et, par là, ennoblissant et sanctifiant la pauvreté, préludait ainsi à sa mission d'enseignement, de salut, de rédemption du genre humain ; il prononçait et consacrait une parole qui est encore aujourd'hui la parole de vie éternelle, capable de résoudre les problèmes les plus angoissants, jamais résolus et toujours insolubles pour qui les aborde avec des vues et des moyens éphémères et purement humains, problèmes pourtant qui se posent sanglants et exigent impérieusement une réponse qui satisfasse la pensée et les sentiments d'une humanité aigrie et exarcerbée.

Le misereor super turbam 2 est pour Nous un mot d'ordre sacré, inviolable, qui vaut et qui stimule en tout temps, dans toutes les situations humaines, tout comme il était la devise de Jésus. Et l'Eglise se renierait elle-même, elle cesserait d'être mère si elle demeurait sourde au cri d'angoisse que ses enfants de toutes les classes de l'humanité font monter à ses oreilles. Elle n'entend point prendre parti pour l'une ou l'autre des formes particulières et concrètes par lesquelles les divers peuples ou Etats tendent à résoudre les problèmes gigantesques de leur organisation intérieure comme de la collaboration internationale, si ces solutions respectent la loi divine. Mais, d'autre part, « colonne et base de la vérité » (r Tim., 3, 15), gardienne par volonté de Dieu et par mandat du Christ de l'ordre naturel et surnaturel, l'Eglise ne peut pas renoncer à proclamer devant ses enfants et à la face du monde entier, les lois fondamentales inviolables, à les protéger contre toute déformation, contre toute obscurité, contre toute corruption, contre toute erreur ou contre toute fausse interprétation, d'autant plus que c'est de leur observation, et non pas seulement de l'effort d'une volonté noble et généreuse que dépend en fin de compte la solidité de tout nouvel ordre national et international réclamé par les voeux ardents de tous les peuples. De ces peuples, Nous connaissons les qualités de courage et de sacrifice, mais aussi leurs angoisses et leurs douleurs, et à tous, sans aucune exception, en ces heures d'inexprimables épreuves et conflits, Nous Nous sentons attaché par les liens d'un amour profond, impartial, indéfectible et par l'immense désir de leur apporter tous les soulagements, tous les secours qui, de quelque manière, sont en Notre pouvoir.


RELATIONS INTERNATIONALES ET ORDRE INTÉRIEUR DES NATIONS

Notre dernier message de Noël 3 exposait les principes suggérés par la pensée chrétienne pour l'établissement d'un ordre de vie commune et de collaboration internationale conforme aux lois divines. Aujourd'hui, assuré de l'accord et de l'intérêt de tous les gens de bien, Nous voulons Nous arrêter avec une attention toute particulière et une égale impartialité sur les règles fondamentales de l'ordre intérieur des Etats et des peuples. Relations internationales et ordre intérieur sont intimement liés, l'équilibre et l'harmonie entre nations dépendant de l'équilibre intérieur et de la maturité intérieure de chaque Etat dans le domaine matériel, social et intellectuel. De fait, il est impossible d'établir un front de paix vers l'extérieur solide et assuré, à moins qu'un front de paix à l'intérieur n'inspire confiance. Seule donc l'aspiration à une paix intégrale dans les deux ordres réussira à libérer les peuples de l'affreux cauchemar de la guerre, à atténuer ou à enrayer progressivement les causes matérielles et psychologiques de nouvelles ruptures d'équilibre et de nouveaux bouleversements.


LES DEUX ÉLÉMENTS DE LA PAIX SOCIALE

Toute communauté sociale digne de ce nom tire son origine d'une volonté de paix et tend en retour à la paix, à cette « tranquille vie dans l'ordre », dans laquelle saint Thomas faisant écho à la parole connue de saint Augustin 4, voit l'essence même de la paix. Deux éléments primordiaux régissent donc la vie sociale : communauté dans l'ordre, communauté dans la tranquillité.

1° COMMUNAUTÉ DANS L'ORDRE

L'ordre, base de la vie sociale entre les hommes, c'est-à-dire entre des êtres intelligents et moraux tendant à atteindre un but en harmonie avec leur nature, n'est pas une simple juxtaposition de parties numériquement diverses ; il est plutôt et il doit être une tendance vers la réalisation toujours plus parfaite d'une unité interne, qui n'exclut pas les différences fondées sur la réalité et sanctionnées par la volonté du Créateur ou par des lois surnaturelles.

Une claire intelligence des bases normales de toute vie sociale est d'une importance capitale, aujourd'hui plus que jamais, alors que l'humanité empoisonnée par le virus d'erreurs ou de perversions sociales, tourmentée par la fièvre de désirs, de doctrines, de tendances divergents, se débat avec angoisse dans le désordre qu'elle-même a créé et ressent les effets de la force destructrice d'idées sociales erronées, qui laissent de côté les lois de Dieu ou sont en opposition avec elles. Et comme le désordre ne peut être vaincu que par un ordre qui ne soit pas simplement imposé et factice (tout comme l'obscurité qui, avec l'abattement et la peur qu'elle engendre, ne peut être chassée que par la lumière et non par la lueur de feux follets) ; le salut, la restauration et une amélioration progressive ne peuvent s'attendre et ne peuvent naître que d'un retour de groupements larges et influents à de justes conceptions sociales ; retour qui requiert à la fois une grâce extraordinaire de Dieu et une volonté inébranlable, disposée et prête au sacrifice, de la part d'esprits honnêtes et clairvoyants. De ces groupements plus influents et plus ouverts, capables de saisir et d'apprécier la séduisante beauté de justes lois sociales, passera et pénétrera ensuite dans les foules la conviction de l'origine véritable, divine et spirituelle, de la vie sociale, ouvrant ainsi la voie au renouveau, au progrès, à l'affermissement de ces conceptions morales, sans lesquelles les plus orgueilleuses réalisations ne représenteront qu'une tour de Babel dont les habitants, bien qu'enfermés dans une enceinte commune, parlent des langues diverses et opposées.

Dieu, cause ptemiere et ultime fondement de la vie individuelle et sociale.

De la vie individuelle et sociale, il convient de monter à Dieu, cause première et dernier fondement, en tant que Créateur de la première société conjugale, source de la société familiale, de la société des peuples et des nations. Reflétant bien qu'imparfaitement son modèle, Dieu un en trois personnes, qui, par le mystère de l'Incarnation, a racheté et exalté la nature humaine, la vie sociale, dans son idéal et dans sa fin, possède, à la lumière de la raison et de la Révélation, une autorité morale et un caractère absolu qui domine toutes les vicissitudes des temps ; elle est une force d'attraction qui, loin d'être mortifiée et amoindrie par les déceptions, les erreurs et les échecs, pousse irrésistiblement les esprits les plus nobles et les plus fidèles au Seigneur, à reprendre avec une énergie retrempée, avec de nouvelles connaissances, avec de nouvelles études et d'autres moyens et méthodes, ce qui, en d'autres temps et en d'autres circonstances, avait été vainement tenté.

Développement et perfectionnement de la personne humaine.

L'origine et le but essentiel de la vie sociale doit être la conservation, le développement et le perfectionnement de la personne humaine qu'elle aide à mettre correctement en oeuvre les règles et les valeurs de la religion et de la culture, assignées par le Créateur à chaque homme et à toute l'humanité, soit dans son ensemble, soit dans ses ramifications naturelles.

Toute doctrine ou toute construction sociale qui exclut cet aspect intérieur, l'essentielle connexion avec Dieu de tout ce qui regarde l'homme ou qui seulement la néglige, fait fausse route, et, tout en construisant d'une main, prépare de l'autre les moyens qui, tôt ou tard, saperont et détruiront l'ouvrage. Quand, au mépris des égards dus à la personne et à la vie qui lui est propre, elle ne lui réserve aucune place dans son organisation, dans son activité législative et executive, loin de servir la société, elle la lèse ; loin de promouvoir et d'informer la pensée sociale, d'en réaliser les attentes et les espérances, elle lui ôte toute valeur intrinsèque en l'exploitant comme une rhétorique utilitaire, qui, dans des milieux de plus en plus nombreux, ne rencontre qu'une énergique et franche réprobation.

Si la vie sociale comporte l'unité intérieure, elle n'exclut pas pour autant les différences qui résultent de la réalité et de la nature. Mais lorsqu'on s'attache avec fermeté au suprême Régulateur de tout ce qui regarde l'homme, Dieu, les ressemblances aussi bien que les différences entre les hommes trouvent leur place convenable dans l'ordre absolu de l'être, des valeurs, et aussi, par suite, de la moralité. Qu'au contraire, soit ébranlé ce fondement, aussitôt s'ouvre un dangereux fossé entre les divers domaines de la culture et se manifestent une incertitude et une fragilité des contours, des limites et des valeurs, en sorte que seuls les facteurs purement extérieurs et souvent aussi des instincts aveugles en viennent à dicter, suivant la tendance dominante du moment, laquelle des directions opposées doit l'emporter.

A la funeste économie des décennies passées, durant lesquelles toute vie civile se trouvait subordonnée à l'appât du gain, succède maintenant une conception non moins nuisible qui, regardant tout, choses et personnes, sous l'aspect politique exclut toute considération morale et religieuse. Altération et fourvoiement fatals, gros de conséquences imprévisibles pour la vie sociale qui n'est jamais plus voisine de la ruine de ses plus nobles prérogatives qu'au moment où elle s'imagine pouvoir renier ou oublier impunément l'éternelle source de sa dignité : Dieu.

La raison, éclairée par la foi, assigne dans l'organisation sociale une place déterminée et honorable à chaque individu comme à chaque société particulière. Elle sait, pour ne parler que du point le plus important, que toute l'activité politique et économique de l'Etat est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c'est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l'ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse. Et cela, parce que, d'une part, les forces et les énergies de la famille et des autres organismes à qui revient une naturelle primauté, sont, à elles seules, insuffisantes, et parce que, d'autre part, la volonté salvifique de Dieu n'a pas déterminé au sein de l'Eglise une autre société universelle au service de la personne humaine et de la réalisation de ses fins religieuses.

Dans une conception sociale, pénétrée et confirmée par la pensée religieuse, l'activité de l'économie et de toutes les autres branches de la culture forme un universel et très noble foyer d'activité très riche pour sa variété cohérente dans son harmonie, où l'égalité intellectuelle des hommes et la diversité de leurs fonctions obtiennent leur droit et trouvent leur adéquate expression. Dans le cas contraire, on déprécie le travail, on humilie l'ouvrier.

Le statut juridique de la société et ses fins.

Pour que la vie sociale, telle qu'elle est voulue par Dieu, atteigne son but, il est essentiel qu'un ordre juridique lui serve d'appui extérieur, de refuge et de protection. Le rôle de cet ordre n'est pas de dominer, mais de servir, de tendre à développer et à fortifier la vitalité de la société dans la riche multiplicité de ses objectifs, en dirigeant vers leur perfection toutes les énergies particulières en un pacifique concours et en les défendant par tous les moyens appropriés et honnêtes contre tout ce qui pourrait porter préjudice à leur plein épanouissement. Un tel ordre, pour garantir l'équilibre, la sécurité, l'harmonie de la société, possède aussi un pouvoir de coercition contre ceux qui ne peuvent être maintenus que par cette voie dans la noble discipline de la vie sociale. Mais, précisément, dans le juste exercice de ce droit, une autorité vraiment digne de tel nom ne pourra pas ne pas sentir une anxieuse responsabilité en face de l'éternel Juge au tribunal duquel toute sentence inique, et spécialement tout renversement des règles voulues par Dieu, recevra infailliblement sa sanction et sa condamnation.

Les lois ultimes, profondes, lapidaires et fondamentales de la société ne peuvent être entamées par une intervention de l'esprit humain. On pourra les nier, les ignorer, les dédaigner, les violer, mais jamais les abroger avec une efficacité juridique. Sans doute, avec le temps qui passe, les conditions de vie changent aussi. Mais il ne peut jamais y avoir de lacune absolue, jamais de solution de continuité totale entre le droit d'hier et celui d'aujourd'hui, entre l'expiration des anciens pouvoirs et constitutions et l'apparition d'ordres nouveaux. De toute manière, à travers tous les changements et toutes les transformations, la fin de toute vie sociale reste identique, sacrée, obligatoire : le développement des valeurs personnelles de l'homme qui est image de Dieu. Et l'obligation demeure pour chaque membre de la famille humaine de réaliser ses fins immuables, quels que soient le législateur et l'autorité à qui il est soumis. Par conséquent, demeure aussi pour toujours sans qu'aucune opposition puisse l'abolir, le droit inaliénable de l'homme, qu'amis et ennemis doivent reconnaître, à un ordre et à une pratique juridiques, dont le devoir essentiel est de servir le bien commun.

L'ordre juridique a, de plus, la haute et difficile tâche d'assurer la concorde, soit entre les individus, soit entre les sociétés, soit également à l'intérieur de celles-ci. Le résultat sera atteint si les législateurs s'abstiennent de suivre ces théories et ces pratiques dangereuses, néfastes à la communauté et à sa cohésion, qui tirent leur origine et leur diffusion de toute une série de postulats erronés. Au nombre de ces derniers, il faut compter le positivisme juridique, qui attribue une trompeuse majesté à l'émanation de lois purement humaines et fraye la voie à une funeste dissociation de la loi d'avec la moralité ; en outre, la conception qui revendique pour certaines nations ou classes, l'instinct juridique comme impératif souverain et comme règle sans appel ; enfin, ces théories variées qui, différentes entre elles et dérivant d'idéologies contradictoires, s'accordent pourtant à considérer l'Etat ou un groupe qui le représente comme une entité absolue et suprême, au-dessus de tout contrôle et de toute critique, alors même que ses postulats théoriques et pratiques conduisent d'une manière choquante à la négation formelle des données essentielles de la conscience humaine et chrétienne.

Si l'on considère d'un regard clair et pénétrant la connexion vitale entre l'ordre social normal et l'ordre juridique véritable, si l'on ne perd pas de vue que l'unité interne avec sa variété de formes dépend de la prédominance de forces spirituelles, du respect de la dignité humaine en soi-même et dans les autres, de l'amour pour la société et pour les fins que Dieu lui a marquées, on ne peut pas s'étonner des tristes effets de ces conceptions juridiques qui, abandonnant la voie royale de la vérité, s'aventurent sur le terrain mouvant des postulats matérialistes ; mais on se rendra compte de l'urgente nécessité d'un retour à une conception spirituelle et morale, sérieuse et profonde, réchauffée à la chaleur d'une vraie humanité, illuminée à la splendeur de la foi chrétienne, qui fait voir dans l'ordre juridique un reflet extérieur de l'ordre social voulu de Dieu, un fruit lumineux de l'esprit humain, lui aussi image de l'esprit de Dieu.

Sur cette conception organique, la seule vitale, dans laquelle fleurissent en harmonie la plus noble humanité et le plus pur esprit chrétien, est gravée la maxime de l'Ecriture mise en lumière par le grand saint Thomas d'Aquin : Opus iustitiae pax 5, qui s'applique aussi bien au côté intérieur qu'au côté extérieur de la vie sociale.

Elle n'admet ni l'opposition ni l'alternative : l'amour ou le droit, mais la synthèse féconde : l'amour et le droit.

Dans l'un et dans l'autre élément, double irradiation d'un même esprit de Dieu, résident le programme et le cachet de la dignité de l'esprit humain ; l'un et l'autre s'intègrent mutuellement, coopèrent, s'animent, se soutiennent, se donnent la main dans la voie de la concorde et de la pacification ; le droit fraye la route à l'amour, l'amour tempère le droit et le sublimise. Ensemble, ils font monter la vie humaine dans cette atmosphère sociale où nonobstant les déficiences, les obstacles et les duretés de cette terre, une communauté fraternelle de vie devient possible. Laissez, au contraire, l'esprit mauvais des idées matérialistes dominer, l'appétit du pouvoir et de la domination saisir dans ses mains brutales les rênes des événements, alors vous verrez apparaître chaque jour davantage les effets dissolvants, disparaître l'amour et la justice ; triste présage de catastrophes prêtes à fondre sur une société apostate de Dieu.


Pie XII 1942 - DISCOURS AUX JEUNES ÉPOUX