Pie XII 1945




DOCUMENTS PONTIFICAUX

de Sa Sainteté PIE XII

1945



* Le temps présent exige... des hommes vrais, des hommes intègres, fermes et intrépides. Ceux qui ne le sont qu'à moitié, ceux-là, le monde lui-même, aujourd'hui, les écarte, les repousse et les foule aux pieds. »

21 janvier 1945- Pie XII.


DOCUMENTS PONTIFICAUX

DOCUMENTS PONTIFICAUX

DE SA SAINTETÉ PIE XII

publiés sous la direction de

Mgr SIMON DELACROIX

EDITIONS SAINT-AUGUSTIN SAINT-MAURICE (Suisse)



IMPRIMATUR

Seduni, die 10. Septembris 1963 Jos. BAYARD Vie. gen.

Tous droits réservés

PRÉFACE DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL SPELLMAN ARCHEVÊQUE DE NEW YORK

Tout vicaire de Jésus-Christ sur terre possède principalement trois fonctions : celle de docteur suprême, de législateur suprême, de juge suprême. Les papes de notre temps se sont tous éminemment distingués dans l'accomplissement de ces fonctions. Mais aucun peut-être n'a excellé dans l'office de docteur suprême à un degré aussi élevé que le pape Pie XII. La portée, la profondeur, l'ampleur de sa pensée et de son enseignement ont été vraiment étonnantes. Pendant dix-neuf lourdes années de pontificat, il ne cessa jamais d'examiner, d'analyser, d'élucider des problèmes tellement variés que ce fut une source d'émerveillement pour ceux avec lesquels il entra en contact, soit personnellement, soit par ses écrits. Ce Vicaire du Christ démontra que les enseignements de Jésus-Christ touchent à tous les aspects de la vie. Pie XII, dans l'observation du monde, avait une vue vaste et pourtant distincte, intime mais pénétrante, qui embrassait les événements, les tendances de continents et peuples entiers, familles et individus. Il ne s'occupait jamais de problèmes imaginaires ; il fut constamment attentif aux problèmes de son temps et de son peuple ; et jamais il ne donna un avis, une orientation, une directive ou un précepte sans formuler clairement leur fondement doctrinal.

Nul groupe n'était trop petit, trop peu important pour qu'il ne méritât sa personnelle et attentive considération. Ses allocutions n'étaient jamais d'une telle brièveté qu'elles ne pussent contenir des enseignements profonds et des pensées parfaitement appropriées, applicables au groupe particulier auquel elles s'adressaient. Cela se vérifia spécialement pour les nombreux et différents groupes américains qui eurent le privilège d'entendre Pie XII pendant l'année 1945. Les documents du Saint-Père recueillis cette année-là revêtent une particulière importance pour nous, Américains, car nombreux sont ceux qui sont adressés au peuple américain et possèdent un véritable intérêt pour lui.

Tous les papes de notre temps ont dû faire face durant leur pontificat à des moments de crises violentes ; chacun a pris un profond intérêt à la cause de la paix et s'y est dévoué ; tous peuvent être appelés à bon droit papes de la paix. Il est cependant vrai aussi de dire que nul d'entre eux ne peut mériter ce titre à un degré aussi eminent que Pie XII. Son pontificat de dix-neuf années, qui commença avec l'éclatement de la deuxième guerre mondiale, et continua durant la période de reconstruction d'un monde dévasté, puis pendant la guerre froide ultérieure, a été dans l'histoire de l'Eglise l'un des plus marqués par les difficultés, les troubles, les épreuves. En pleine catastrophe, Pie XII n'abandonna jamais l'espoir d'un avenir pacifique. Durant toutes les années de son pontificat, on put voir sa constante insistance à poursuivre ses plaidoyers pour la paix. En face des désastres survenus en Italie, il ne manqua jamais d'avoir des paroles de sagesse et d'encouragement pour le peuple de ce pays et pour tous les peuples de la terre. A la fin de la guerre en Europe, en mai 1945, il saisit cette occasion d'exprimer sa pensée au sujet d'une paix juste et durable. L'Europe ne peut devenir florissante et prospère que dans une atmosphère de justice garantie, jointe à la confiance, à la compréhension, à la charité mutuelle. Partout la guerre a donné naissance à la discorde, à la méfiance, à la haine. Si le monde désire recouvrer la paix, il est nécessaire que disparaissent haine et rancoeur, et qu'à leur place régnent charité et vérité. Il est à peine nécessaire de dire que ces paroles sont aujourd'hui aussi applicables qu'aux jours du pape Pie XII.

Il ne cessa jamais de réitérer les conditions préalables nécessaires a l'obtention d'une paix juste et permanente. Dans un admirable discours au Collège des cardinaux, lors de la fête de saint Eugène Ier, le Saint-Père retraça de manière très succincte mais complète les vicissitudes que l'Eglise eut à subir en Allemagne, à l'époque du IIIe Reich. Commençant par le concordat de 1933, Pie XII souligne comment ce traité fut violé alors qu'il était à peine conclu, quelles persécutions les protestations du pape occasionnèrent, les attaques contre l'enseignement et l'Action catholiques, les camps de concentration qui en résultèrent. Témoin de tout cela, il prie de tout coeur pour une paix juste, convenable, durable, une paix fondée et affermie dans la sincérité, la loyauté, la justice, la charité ; une paix qui tienne compte des droits de tous les peuples, de toutes les nations, une paix que les générations futures puissent reconnaître comme l'heureux fruit de temps infortunés, une paix reconnue comme une décisive affirmation de dignité humaine et de liberté. Mais avant d'atteindre cette paix, il est évident que les millions d'êtres qu'affligent la guerre, la prison ou l'exil, se voient obligés de goûter l'amertume du calice. C'est pour eux, pour toute l'humanité souffrante, que le Saint-Père offre sa plus humble, sa plus ardente prière.

Non seulement la guerre affecta la plus grande partie du monde, mais elle pénétra jusque dans la ville sainte de Rome. Pie XII ne s'enfuit pas de la cité, mais demeura et visita les quartiers soumis au bombardement ; de son vivant, il vit le salut de la Ville éternelle et en rendit grâce. Devant un groupe de sénateurs américains, en janvier 1945, le pape exprima un hymne de reconnaissance parce que Rome fut épargnée, parce que les sanctuaires si chers à la religion demeurèrent debout, parce que les précieuses oeuvres d'art et d'antique culture, héritage de toutes les civilisations, avaient été préservées. Lors de l'anniversaire de cette préservation de la ville sainte, Pie XII, dans un discours à un groupe romain d'Action catholique, saisit l'occasion pour traiter longuement, avec un talent pénétrant, de la double gloire de Rome, païenne et chrétienne. Il en profita pour répéter son enseignement devenu justement célèbre, au sujet de la foi et de la science : « Ne craignez pas de conflit entre la foi et la science, dit-il ; toutes deux ont le même Auteur ; l'objet de chacune d'elles est l'oeuvre du même Etre suprême. Mais la vérité révélée et la vie surnaturelle, la vérité scientifique et l'activité naturelle ne sont pas enfermées en deux camps séparés par d'infranchissables frontières ; leurs plans d'action ne sont pas parallèles, privés de toute communication. Au contraire, tout en gardant leur différence essentielle, les sciences physiques et biologiques, psychologiques et morales, historiques et sociales, ne trouvent leur épanouissement, leur achèvement que dans la Révélation chrétienne, d'où surgissent les moyens de résoudre les problèmes posés par les conditions matérielles et spirituelles de l'humanité. »

Il est spécialement important pour des Américains d'entendre Pie XII reconnaître l'aide et l'assistance offertes par notre pays aux peuples dépourvus, aux contrées dévastées de l'Europe. Il est nécessaire de donner au peuple un sens ferme de sa sécurité pour le présent et l'avenir. Cette sécurité doit être ressentie dans la vie sociale et culturelle, dans la vie politique et économique, et aussi bien dans la vie religieuse. Sinon, la reconstruction n'ira pas au-delà de la construction de nouvelles maisons et de nouvelles prisons. L'Europe sera toujours pleine de gratitude et de reconnaissance pour l'assistance que l'Amérique a donnée et désire encore donner à l'avenir. Que la lumière du Saint-Esprit la guide, elle, son président et ses législateurs, de telle sorte que les hommes plongés dans un amer désespoir soient assurés d'une reconstruction du monde basée sur les principes de justice, de charité chrétienne grâce auxquels tous pourront jouir de la liberté propre aux enfants de Dieu.

Aucun groupe venu en audience auprès de Pie XII ne partit sans être touché par lui. A n'importe lequel d'entre eux, il consacrait son temps, la finesse de son intelligence, de manière à leur dire quelque chose d'approprié, applicable à tous. En notre temps, alors que les Nations-Unies et certaines de leurs interventions subissent des attaques en quelques lieux, il peut être bon de noter ce que le Saint-Père déclara dans un discours à Herbert Lehman, directeur général de l'UNRRA. Le pape expliqua alors que l'homme a certains droits reçus de Dieu, qu'un Etat doit protéger et ne peut violer. On ne peut laisser prévaloir l'idée qui assigne à l'Etat un pouvoir illimité ne laissant à l'individu que les droits et les prérogatives jugés utiles pour lui par l'Etat. Qui ne voit les fatales conséquences d'une telle erreur ! Elle conduit inévitablement à une domination despotique. C'est le devoir des chefs de nations d'encourager leurs peuples dans leurs efforts à se dégager des infortunes passées et à aller de l'avant vers une nouvelle vie nationale, meilleure et plus stable. « Votre magnifique organisation, continuait le pape, apporte une puissante et nécessaire contribution à cette fin, et l'Europe ne cessera jamais de vous bénir pour cela. » Le problème de la reconstruction d'après-guerre occupa continuellement la pensée de cet eminent pontife. Il exprima ses sentiments, en septembre 1945, aux membres d'une Commission du Parlement américain pour la reconstruction économique d'après-guerre. Le Saint-Père était des plus avertis de l'ampleur de cette tâche. Bien qu'on en eût terminé avec la guerre sans pitié, cruelle et destructive, et que le monde fût entré dans une nouvelle période de vie, on ne pouvait l'appeler une ère de paix, parce que les profondes blessures infligées à toutes les formes de l'activité humaine étaient loin d'être guéries. Ce travail allait demander beaucoup de temps, la patiente et profonde détermination de tous les hommes de bonne volonté, en particulier des gouvernants. Il leur fallait subordonner leurs intérêts propres à des considérations de justice, et leurs avantages propres au bien de toute la communauté, que celle-ci fût la cité, l'Etat ou le monde entier. Un tel travail ne peut s'accomplir sans un appel à l'aide de la religion, en dehors de laquelle les droits et les devoirs de l'homme seraient fondés sur des bases uniquement changeantes et incertaines. « Il est admirable, dit le pape en une autre occasion, de voir des nations aux vues si différentes, s'unir en un travail d'amour fraternel, mettre en commun leurs ressources pour apporter aide et secours aux victimes d'une guerre qui fut sans merci. Les différences de race, de couleur, ou de convictions politiques, ne peuvent cacher la vérité qui nous fait considérer tous les hommes comme les membres de la grande famille de Dieu. »

A l'heure où le deuxième Concile du Vatican examine la question des moyens de communications dans les masses, il pourrait être d'un très grand intérêt et avantageux de revoir ce que Pie XII a dit à ce sujet. A des cinéastes américains, en juillet 1945, il fit remarquer les responsabilités de ceux qui étaient engagés dans ce travail. Sont-ils suffisamment attentifs à leur pouvoir sur la vie sociale ? L'oeil et l'oreille de l'homme sont de larges avenues qui conduisent directement à l'âme. Les spectateurs du cinéma ouvrent très souvent leur âme aux films, sans avoir été suffisamment mis en garde. Que passe-t-on à l'écran devant nos jeunes ? Est-ce quelque chose qui leur donnera des règles de bonne conduite, des raisons d'agir, une base pour la formation du caractère ? Est-ce quelque chose qui formera de meilleurs citoyens, soumis aux lois, craignant Dieu ? Quel immense bien le cinéma est capable de faire ! « Il est donc encourageant, dit le Saint-Père, de voir que vous êtes avertis des dangers et conscients de votre grave responsabilité devant Dieu et la société. » Dans le même esprit, le Saint-Père souligne le pouvoir et les responsabilités des journalistes et des speakers à la radio. Le Saint-Père actuel, Paul VI, peu après son élection, exprimait à ce sujet des sentiments semblables à ceux de son prédécesseur en 1945. Pie XII dit à ces groupes : « La dignité de votre profession dépend d'un fait essentiel : votre fidélité à la vérité, quoi que vous écriviez ou disiez. » Le fait que dans la hâte et la routine du travail quotidien, un homme se laisse aller à écrire une erreur, transcrive une information sans contrôler les sources, exprime un jugement injuste, est souvent dû à la négligence plutôt qu'à la mauvaise volonté. Il doit cependant bien se rendre compte qu'une telle négligence et un tel manque d'exactitude conduisent souvent à de sérieuses conséquences, spécialement en temps de crise grave. La radio également, comme toutes les inventions humaines, peut servir d'instrument du mal comme du bien. Elle peut tromper les gens simples et détruire la paix dans les nations. Ce qui est un abus d'un don de Dieu. S'opposer à de tels abus, voilà la responsabilité capitale de ceux qui sont engagés dans ce travail. C'est certainement un noble dessein, qui mérite que les hommes y consacrent leurs meilleurs efforts.

Dans les cinq années qui se sont écoulées depuis la mort du pape Pie XII, sa voix n'a pas été réduite au silence mais bien plutôt mise à exécution. Sa sagesse et son intelligence ont porté des fruits abondants dans les paroles et les actes de ses successeurs. Ses écrits, ses allocutions sont restés des mines pleines de richesses, assurant une direction éclairée et prudente à toute l'Eglise, pendant des années éprouvantes. Ses enseignements, portant sur tant de sujets, continueront à rehausser son prestige auprès des générations futures. Ainsi le présent volume de ses écrits, qui permet de lire quelque quatre-vingt-dix documents pour l'année 1945, s'avérera être une contribution de valeur à l'enseignement de l'Eglise, et devra intéresser tous ceux qui désirent mettre leur pensée en profond accord avec l'Eglise.

f F. Cardinal Spellman


INTRODUCTION

La guerre, proche de sa fin, se prolonge cependant. Et Pie XII, «¦ interprète des douleurs communes », continue son oeuvre admirable de Bon Samaritain. Il proclame son souci de « ne rien négliger de ce qui peut procurer, selon les possibilités, un soulagement et un adoucissement à ces innombrables misères ou de ce qui peut hâter la fin d'un si terrible fléau » (93). Il ne cesse de s'intéresser aux prisonniers de guerre (95, 107), aux enfants abandonnés (269), aux Juifs déportés (316). Et c'est non plus par une simple lettre au secrétaire d'Etat, mais par une encyclique que, le 15 avril, il demande au monde entier durant le mois de mai des prières pour la cessation de la guerre et pour l'établissement d'une juste paix, et où il adresse en même temps aux chefs d'Etat des nations victorieuses l'instante adjuration de ne point s'écarter * des limites de la justice et de l'équité» (93-96).

Les discours et allocutions habituels dans lesquels le Saint-Père enseigne et étonne ses auditeurs par ses connaissances techniques et sa compréhension des problèmes, de déontologie notamment, s'adressent à des médecins (44), à des chirurgiens (47), à des agents de police (186), à des auteurs et des artistes (194), à des journalistes et des responsables de la radiodiffusion (170, 211), à des cinéastes (206), à des inspecteurs de l'organisation du travail (210), à des sportifs (118), à des professeurs d'éducation physique (172).

En cette année qui marquera la fin de la guerre, de nouveaux visiteurs apparaissent pour la première fois dans l'Italie libérée et au Vatican. Ce sont les membres de nombreuses commissions du Congrès envoyées par les Etats-Unis en mission d'études pour enquêter sur la situation de l'Europe ravagée par la guerre, dont la préface de S. Em. le cardinal Spellman souligne l'intérêt et l'enseignement (137, 153, 161, 163, 184, 192, 199, 215, 216, 223, 236, 263).

Il rappelle à tous ces visiteurs de marque les maux de tous ordres amassés par la guerre et l'ébranlement de tout l'ordre social qu'elle a provoqué (39, 65, 93, 110, 115, 127, 155). Il les décrit parfois en des formules lapidaires : « le bouleversement de l'ordre public, la misère et la faim, le relâchement des moeurs et le retour à la barbarie, l'indiscipline de la jeunesse» (107). De même que le diagnostic des causes du conflit: * l'idolâtrie des nationalismes absolus, les orgueils de la race et du sang, les convoitises d'hégémonie dans la possession des biens terrestres » (72).

Mais, en 1945, c'est la gravité et la complexité de la situation du monde au lendemain du conflit qui surtout le préoccupe. Avec une perspicacité extraordinaire, il prévoit que la cessation des combats ne mettra pas fin comme par enchantement à l'angoisse du monde. Déjà il entrevoit la formation de blocs antagonistes (266).

Pie XII, on le sait, les années précédentes, a défini, en particulier dans ses allocutions aux cardinaux et dans ses messages de Noël (EN 1939), les conditions essentielles d'une paix conforme à la justice, à l'équité et à l'honneur. En 1940, il énumère les fondements juridiques sur lesquels l'ordre nouveau devrait être édifié. Ce sont les principes d'organisation d'une vraie communauté internationale » conforme aux exigences divines » qui seront le thème de son message de Noël 1941, et en 1942, les règles fondamentales qui doivent assurer « l'ordre intérieur des Etats et des peuples ». En 1945, avec un don de divination extraordinaire, il précise ces enseignements, les justifie, les rend plus accessibles, en exposant à ses auditeurs et au monde les conditions psychologiques et morales dans lesquelles se trouveront les peuples une fois la guerre terminée.

Le radiomessage que, le 9 mai, il adresse au monde entier au lendemain de la signature de l'armistice de Berlin, les lettres qu'il envoie aux évêques de France (17), de Hollande (114), de Pologne (155), de Bavière (180), de Tchécoslovaquie (201) et d'Allemagne (276), les allocutions à M. Maritain à l'occasion de la présentation de ses lettres de créance ( 109) et aux membres des commissions américaines d'enquête sur les besoins des pays dévastés par la guerre (184, 199), le discours aux congrégations mariâtes de Rome (31), les allocutions aux ouvriers catholiques d'Italie (63, 174), la lettre au président des Semaines sociales de France (167) : tous ces documents, et d'autres encore, traduisent cette préoccupation. Pie XII prévoit, et fait prévoir, que la tâche de reconstruction de l'Europe et du monde * sera longue et dure ». Il met en garde les reconstructeurs du monde dévasté contre le danger de vues trop humaines et donc trop courtes. Elle ne saurait se limiter à * la construction de nouvelles maisons et de nouvelles prisons » ( 161, 162). Elle ne doit tendre à rien moins qu'« édifier un ordre économique et social plus adéquat à la fois aux lois divines et à la dignité humaine, unissant les postulats de la vraie équité et les principes chrétiens dans une étroite intimité, seule garante de salut, de bien et de paix pour tous ». Aussi «• cette tâche, sous peine de faillite, devra procéder selon une inspiration et un plan qui se réclament des imprescriptibles enseignements de l'Evangile et des salutaires applications que, par vocation divine, le magistère pontifical ne cesse d'en faire aux diverses situations de temps et de lieux » ( 167).

Une si gigantesque entreprise réclame des hommes de valeur. Aussi Pie XII fait-il appel pour la soutenir au concours de tous les hommes de bonne volonté et non seulement aux chefs d'Etat. A de nombreux auditeurs, il énumère les qualités, les vertus et les sentiments dont ils devront être équipés et animés pour être à la hauteur de cette tâche démesurée. «¦ L'esprit de sincère fraternité » fondé sur le culte du Père divin de tous les hommes, la * loyauté » et la « générosité » nécessaires à la « réconciliation des peuples » (72), «• une confiance, une compréhension et une bienveillance réciproques » ( 107), le culte de * la vérité » et de r la charité » ( 108), le sentiment de l'étroite solidarité qui lie les peuples (192). La volonté, enfin, de remporter la victoire sur la haine et surtout » sur une philosophie orgueilleuse et matérialiste, résolue à éliminer Dieu de ce monde qui est à lui et à laisser l'homme sans base pour édifier un ordre de justice plus sérieux qu'un vain simulacre appuyé uniquement sur la force prépondérante de l'heure > (200).

Cette tâche exigera "des catholiques sans peur» (34-35), des esprits capables « d'opposer à la frivolité des esprits, à l'inconsistance des idées et des principes, à une indifférence dédaigneuse à la vérité ou à l'erreur, la fermeté d'intelligences lucides et franches dont la culture illuminée par la foi, dont la foi cultivée par l'étude puissent rayonner largement pour faire connaître, aimer et servir la vérité » (102-103). Le monde aura encore besoin * d'hommes et de jeunes gens d'une foi consciente et éclairée..., à la fois robuste et vivante» (141-145). De femmes aussi, car « toute femme a le devoir, le strict devoir de conscience de... concourir avec l'homme au bien de la cité où elle est son égale en dignité (258). De pères et mères surtout, conscients de la grandeur de leur mission (148).

Ces efforts individuels ne sauraient suffire. La reconstruction demandera les « efforts conjugués de l'Etat, de l'Eglise et de la famille » (19). L'Eglise pour sa part a joué durant le conflit un rôle essentiel, le pape est obligé de le rappeler ; le Saint-Siège a fait de son mieux et n'a cessé * d'opposer les exigences et les règles indéfectibles de l'humanité et de la foi chrétienne aux applications dévastatrices et inexorables de la doctrine nationale-socialiste » (126-136). Aussi bien ce monde que menacent les crises sociales doit se souvenir que « l'Eglise est l'avocate, la protectrice, la mère des travailleurs ». Nulle autre institution ne peut présenter * un programme social aussi solidement fondé, aussi riche de contenu, aussi vaste et en même temps aussi mesuré et juste que celui que présente l'Eglise catholique (177-178).

A des hommes ainsi préparés Pie XII rappelle à l'occasion les buts principaux qu'ils doivent viser : l'éducation de la jeunesse (280), la diffusion par la presse de la pensée chrétienne et spécialement de la doctrine sociale de l'Eglise (98), la constitution de groupements de catholiques (281), l'organisation des ouvriers (280), * une union plus intime du travail et des autres facteurs de la vie économique » (67), enfin et surtout, la restauration de la vie et de la mentalité chrétiennes qui ont été tellement affaiblies par « l'exclusion progressive de la religion de tous les secteurs de la vie sociale, le débordement de l'irréligion sous toutes ses formes, la fascination éblouissante des progrès surprenants dans tout le domaine de la vie matérielle» (52-53).

Ce n'est que par ces moyens et au prix de ces efforts, déclare-t-il aux cardinaux le 2 juin, que pourra être atteinte * la paix, la vraie paix, digne de ce nom» qu'il définit dans des termes jamais encore entendus (136).

Durant les cinq années de guerre, Pie XII n'aura cessé d'être le défenseur, le héraut, le métaphysicien, le théologien de la paix en laquelle il n'a cessé d'espérer et de faire espérer à chaque jour du conflit. Tout à la fois, comme en d'autres époques troublées les plus illustres de ses prédécesseurs, chef de l'Eglise de Dieu et gardien de la cité des hommes.

S. Delacroix


LETTRE AUX ÉVÊQUES DE FRANCE

(6 janvier 1945) 1

Comme il le fera à plusieurs reprises pour les pays libérés de l'occupation étrangère, le Saint-Père a adressé la lettre suivante aux évêques de France :

Au moment où la terrible épreuve s'abattait sur votre chère patrie, Nous tînmes à vous dire le retentissement profond qu'une pareille calamité avait eu dans Notre coeur et la part très vive que Nous prenions à votre douleur.

Sachant bien pourtant de quelles ressources spirituelles disposait la France pour trouver, dans sa disgrâce même, l'élan vers de nouvelles ascensions, Nous vous adressâmes des paroles de réconfort et de solide espérance, et Nous les avons renouvelées chaque fois que l'occasion s'en présentait. Récemment encore, voulant pour ainsi dire préluder à leur réalisation, Nous fûmes heureux de proclamer sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus patronne secondaire de la France, avec sainte Jeanne d'Arc, sous l'égide de Notre-Dame, qui en est la patronne principale dans le sublime mystère de son Assomption. Mais voici que, devançant même toutes les prévisions humaines, la divine volonté s'est manifestée en faveur de votre bien-aimée patrie, et que, déjà, l'oeuvre de la reconstruction nationale reprend sur un rythme accéléré.

Aussi voulons-Nous vous dire avec quelle joie Nous vous sommes intimement uni à l'aube de cette résurrection, comme Nous l'étions au temps de la douleur et de l'abattement. Certes, Nous n'ignorons pas que, ressuscitée, la France conserve encore les stigmates dont elle fut marquée par cette guerre dévastatrice qui, n'épar

1 D'après le texte français des A. A. S., 37, 1945, p. 180.

gnant ni les hommes ni les choses, a porté l'humaine souffrance à un degré qu'elle n'avait sans doute jamais atteint dans le passé.

Cependant, tout en Nous réjouissant à constater les signes visibles des nouvelles ascensions auxquelles le Seigneur prépare votre cher pays, Nous partageons aussi 'les peines qui accablent encore vos fils, présents ou absents bien loin de lui. Nous voudrions que tous, même ceux qui peut-être se croient séparés de Nous, sachent à quel point le Père commun ressent les douleurs de ses enfants, de tous sans aucune exception, et de quel coeur il supplie la divine Providence de les soulager et de mettre un terme à de si dures et si nombreuses séparations, en accélérant le retour de la paix.

Nous voudrions surtout que, mûris dans la commune souffrance, les coeurs, loin de s'aigrir et de se resserrer, se dilatent au contraire par les voies du Seigneur dans une réciproque et fraternelle compréhension, dans la persuasion de la valeur purificatrice et rédemptrice de la douleur et de la croix. Nous voudrions enfin voir toute l'activité s'appuyer sur la base de cette authentique charité dont vous avez, dans l'épreuve, donné de magnifiques exemples et qui est indispensable pour la reconstruction d'un monde ébranlé jusque dans ses fondements.

C'est bien, en effet, un monde nouveau qu'il s'agit de faire surgir des ruines accumulées par la présente guerre ; un monde mieux ordonné dans sa structure juridique, un monde plus équitable, plus sain, dans lequel les hommes s'attachent à supprimer les plus criantes injustices et à rechercher les motifs de rapprochement fraternel plutôt que les raisons de discordes ou de rancunes.

Problème des plus ardus, dont dépend l'avenir de la civilisation, mais qui n'est pourtant pas pour décourager l'Eglise, laquelle dispose d'institutions tout à la fois fermement traditionnelles et éminemment actuelles. Dépositaire du patrimoine de vérités et de moyens de salut transmis par son divin Fondateur, elle fait siennes, aujourd'hui comme toujours, les paroles que l'Apôtre prononçait devant le monde païen : Omnia possum in eo qui me confortat. L'Eglise, d'ailleurs, peut compter sur la collaboration du clergé et du laïcat. L'un et l'autre, notamment sur la terre de France, ont montré par leur exemple ce que peut, même sur le plan humain, le dévouement capable de s'élever jusqu'au sacrifice de la liberté et de la vie, généreusement consenti pour les intérêts suprêmes de la patrie.

Puissions-Nous voir bientôt, des rangs de vos splendides organisations, se lever un grand nombre de personnes, fermes sur les principes, exactement informées de la doctrine de l'Eglise, adonnées à faire pénétrer dans le domaine social, économique et juridique, le véritable esprit chrétien, à assurer, par leur action civique et politique, la sauvegarde des intérêts religieux.

Puissions-Nous voir surtout, grâce aux efforts conjugués de l'Eglise, de l'Etat et des institutions familiales, la famille — milieu naturel où se développe normalement la personne humaine, et dont la guerre, hélas ! a fait une de ses grandes victimes — recouvrer au plus tôt en France sa stabilité et sa fécondité.

Cependant, ne vous lassez pas de rappeler à vos fils qu'ils ne pourront rien donner au monde que dans la mesure où eux-mêmes auront su participer à la «plénitude du Christ ». Qu'ils sachent bien que, appelés à répondre aux intimes aspirations de la société, ils n'accompliront leur mission que selon le degré où ils seront parvenus dans la connaissance du Christ, de son oeuvre, de sa doctrine, de l'Eglise qu'il a fondée en vue de perpétuer sa vie dans les âmes.

Tout cela regarde en particulier le clergé et les jeunes gens qui, à l'ombre du sanctuaire, se préparent à devenir un jour le sel et la lumière de la terre. Nous n'ignorons pas, certes, de quelle sollicitude empressée vous les entourez dans vos séminaires, avec quel zèle et quel esprit de sacrifice vous cherchez à former leurs intelligences et leurs coeurs. Aussi bien, cette sollicitude et ce zèle ont-ils été déjà, en partie du moins, récompensés par la divine bonté. Il Nous revient, en effet, que, malgré les très graves difficultés de l'heure, plusieurs séminaires se sont rouverts cette année avec un nombre très consolant de jeunes candidats au sacerdoce, tout comme il Nous revient aussi que, jusque dans les camps de prisonniers, a germé plus d'une vocation. Plaise à Dieu que Nous voyions se perpétuer dans tous vos séminaires les grandes traditions de science et de piété qui ont formé dans le passé tant de prêtres et de prélats illustres.

Veillez donc à ce que, dès les premières années, vos jeunes clercs croissent dans la science des saints, c'est-à-dire dans la pratique du sacrifice et de la prière, et à ce que leur culture se développe dans un terrain riche et fécond.

D'autre part, étant donné que Dieu appelle ses enfants à agir dans des circonstances déterminées de temps et de lieu, de personnes et d'exigences concrètes, ayez soin en outre de pourvoir à ce que votre clergé, tout en demeurant immuablement fidèle aux principes, s'efforce constamment de s'adapter en toute sagesse, dans son action, aux nécessités de l'heure présente. Encouragé par votre parole et par votre exemple, il cherchera à se rendre compte de telles nécessités, en approfondissant l'étude des problèmes sociaux, d'où dépend, s'ils sont résolus à la lumière de l'Evangile et des enseignements répétés de cette Chaire suprême, l'ascension des travailleurs à un niveau de vie plus convenable et plus conforme à 1'éminente dignité de la personne humaine.

Notre ministère apostolique Nous fait également un devoir d'attirer l'attention de Nos chers fils du clergé et du laïcat français sur ce que l'on peut considérer à bon droit comme la souveraine condition de toute légitime et fructueuse collaboration à l'apostolat hiérarchique, à savoir la dépendance filiale à l'égard de ceux que le Saint-Esprit a placés pour régir l'Eglise de Dieu.

De cette conformité des buts et des moyens qui doit unir les évêques entre eux et les fidèles avec leurs pasteurs, Nous aimons tirer d'heureux présages pour l'efficacité d'une action toute destinée au bien commun et à la reconstruction de la patrie, toute tendue vers l'abolition de cette humaine vetustas que la venue du Christ sur la terre a rejetée pour faire resplendir dans la société ces enseignements qui apportent au monde lumière et paix.

Avec plus de conviction encore qu'il y a bientôt huit ans, Nous vous redisons les paroles que Nous prononcions du haut de la chaire de Notre-Dame : « Soyez fidèles à votre traditionnelle vocation ! Jamais heure n'a été plus grave pour vous en imposer les devoirs, jamais heure plus belle pour y répondre. Ne laissez pas passer l'heure, ne laissez pas s'étioler des dons que Dieu a adaptés à la mission qu'il vous confie ; ne les gaspillez pas, ne les profanez pas au service de quelque autre idéal trompeur, inconsistant ou moins noble et moins digne de vous ! »

En témoignage de très spéciale bienveillance et comme gage des souhaits ardents avec lesquels Nous vous accompagnons dans l'exécution de cette grande tâche, Nous vous donnons de tout coeur, à vous, chers Fils, au clergé et au peuple commis à vos soins, à la noble nation française et à ceux qui en régissent les destinées, Notre paternelle Bénédiction apostolique.


Pie XII 1945