Pie XII 1945 - LETTRE AUX ÉVÊQUES DE FRANCE


ALLOCUTION AU PATRICIAT ET A LA NOBLESSE ROMAINE

(14 janvier 1945J 1

Comme à l'ordinaire, le pape répond aux voeux du patriciat et de la noblesse romaine en leur donnant des consignes pour la mission qu'ils ont à remplir dans la réorganisation de la société d'après-guerre.

Une fois de plus, chers fils et chères filles, au milieu des bouleversements, des deuils, des inquiétudes de toutes sortes qui tourmentent la famille humaine, vous êtes venus Nous offrir les voeux pleins de respectueux attachement que votre illustre interprète Nous a présentés avec noblesse dans les sentiments et délicatesse dans les termes. Nous vous en remercions de tout coeur, ainsi que des prières par lesquelles, en un temps si agité, vous Nous aidez dans l'accomplissement des devoirs redoutables qui pèsent sur Nos faibles épaules.

L'oeuvre de restauration du monde

De même qu'après toutes les guerres et les grandes calamités il y a toujours des plaies à guérir et des ruines à réparer, ainsi, après les grandes crises nationales, il y a toute une adaptation à réaliser pour ramener dans l'ordre général un pays troublé et endommagé, pour lui faire reconquérir la place qui lui revient, reprendre son chemin vers ce progrès et ce bien-être que lui assignent sa condition et son histoire, ses biens matériels et ses facultés spirituelles.

Cette fois, l'oeuvre de restauration est incomparablement plus étendue, plus délicate et plus complexe. Il ne s'agit pas de réintégrer une seule nation dans la normalité. C'est le monde entier, on peut le dire, qui est à réédifier ; c'est l'ordre universel qui est à

1 D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. VI, p. 273 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII (Bonne Presse, Paris), t. VII, p. 15.

rétablir. Ordre matériel, ordre intellectuel, ordre moral, ordre social, ordre international, tout est à refaire et à remettre en marche régulière et constante. Cette tranquillité de l'ordre, qui est la paix, la seule paix véritable, ne peut renaître et durer qu'à la condition de faire reposer la société humaine sur le Christ, pour recueillir, récapituler et rassembler tout en lui : instaurare omnia in Christo (Ep 1,10), par l'union harmonieuse des membres entre eux et leur incorporation à l'unique Chef qui est le Christ (Ep 4,15).

... ne peut pas être un simple retour au passé.

Aujourd'hui tout le monde en général admet que cette réorganisation ne peut se concevoir comme un pur et simple retour au passé. Un tel retour en arrière n'est plus possible, car même d'ans son mouvement souvent désordonné, décousu, sans unité ni cohérence, le monde a continué à cheminer. L'histoire ne s'arrête pas, elle ne peut pas s'arrêter ; elle avance toujours, poursuivant sa course ordonnée et rectiligne ou confuse et tortueuse sur le chemin du progrès ou bien vers un progrès illusoire. Néanmoins, elle chemine, elle court, et vouloir simplement « faire marche arrière », Nous ne voulons pas dire pour réduire le monde à l'immobilité sur des positions vieillies, mais pour le ramener à un point de départ malencontreusement abandonné par suite de déviations ou d'erreurs d'aiguillage, serait une entreprise vaine et stérile. Ce n'est pas en cela que consiste — ainsi que Nous l'avons observé l'an passé en semblable occasion — la véritable tradition. On ne pourrait concevoir comme une reconstitution archéologique la reconstruction d'un édifice qui doit servir à des usages actuels ; de même celle-ci ne serait pas non plus possible selon des desseins arbitraires, à supposer même qu'ils fussent théoriquement les meilleurs et les plus désirables ; il convient de tenir présente à l'esprit la réalité, qui ne peut être négligée, la réalité dans toute son étendue.

Nous ne prétendons pas dire par là qu'il faille se contenter de voir passer le courant, moins encore de le suivre, de voguer suivant son caprice, au risque de laisser la barque heurter contre l'écueil ou sombrer dans l'abîme. L'énergie des torrents et des cataractes a été rendue non seulement inoffensive, mais utile, féconde, bienfaisante, par ceux qui, au lieu de réagir contre elle ou de lui céder, ont su la diriger au moyen d'écluses, de barrages, de canalisations et de dérivations.


Responsabilités des dirigeants.

Telle est aussi la charge des dirigeants : le regard fixé sur les principes immuables de l'activité humaine, ils doivent savoir et vouloir appliquer ces normes indéfectibles aux contingences de l'heure.

Dans une société évoluée comme la nôtre, qui devra être restaurée, réorganisée après le grand cataclysme, la fonction de dirigeant est très diverse : un dirigeant, c'est l'homme d'Etat, de gouvernement, l'homme politique ; un dirigeant, c'est aussi l'ouvrier qui, sans recourir à la violence, aux menaces, à la propagande insidieuse, mais par sa propre valeur, a su acquérir dans sa sphère autorité et crédit ; le dirigeant, c'est chacun sur son terrain propre : l'ingénieur et le juriste, le diplomate et l'économiste, sans lesquels le monde matériel, social, international irait à la dérive ; dirigeants encore le professeur d'université, l'orateur, l'écrivain qui visent à former et à guider les esprits ; dirigeant, l'officier qui infuse dans l'esprit de ses soldats le sens du devoir, du service, du sacrifice ; dirigeant, le médecin dans l'exercice de sa mission salutaire ; dirigeant, le prêtre qui montre aux âmes le sentier de la lumière et du salut et leur fournit aussi une aide pour y cheminer et y avancer sûrement.

Place, mission, devoir du patriciat et de la noblesse romaine.

Quels sont, dans cette multiplicité de directions, votre place, votre mission, votre devoir ? Ils se présentent sous un double aspect : mission et devoir personnels de chacun de vous ; mission et devoir de la classe à laquelle vous appartenez.

Le devoir personnel exige de vous que par votre vertu, par votre application, vous vous efforciez de devenir des dirigeants dans votre profession. Nous savons bien, en effet, que la jeunesse d'aujourd'hui appartenant à votre noble classe sociale, consciente de l'obscurité du temps présent et de l'incertitude encore plus grande de l'avenir, est tout à fait persuadée que le travail représente non seulement un devoir social, mais encore une garantie individuelle de l'existence. Et Nous entendons le mot « profession » dans son sens le plus large et le plus étendu, ainsi que Nous l'avons déjà indiqué l'année dernière : professions techniques ou libérales, mais aussi activité politique et sociale, occupations intellectuelles, oeuvres de toutes sortes, administration avisée, vigilante et laborieuse de votre patrimoine, de vos terres, selon les méthodes de culture les plus modernes et les plus expérimentées pour le bien matériel, moral, social, spirituel des fermiers ou des populations qui y vivent. Dans chacune de ces situations vous devez apporter tous vos soins pour bien réussir comme dirigeants, soit à cause de la confiance que mettent en vous ceux qui sont restés fidèles aux traditions saines et vivantes, soit en raison de la défiance de beaucoup d'autres, défiance que vous devez vaincre, en vous conciliant leur estime et leur respect à force d'exceller en tout dans le poste où vous vous trouvez, dans l'activité que vous exercez, quelle que soit la nature de ce poste ou la forme de cette activité.

Nature et caractère de la supériorité de vie et d'activité du patriciat et de la noblesse romaine.

Mais en quoi doit donc consister cette qualité de votre vie et de votre action, et quels en sont les caractères essentiels ?

Cette qualité se manifeste avant tout dans le fini de votre travail, que celui-ci soit technique, scientifique, artistique ou autre. L'ouvrage de vos mains et de votre esprit doit porter une empreinte de délicatesse et de perfection, qui ne s'acquiert pas du jour au lendemain, mais qui reflète la finesse de la pensée, du sentiment, de l'âme, de la conscience, héritée de vos ancêtres et stimulée sans cesse par l'idéal chrétien.

Elle se manifeste aussi dans ce qui peut s'appeler l'humanisme, c'est-à-dire la présence, l'intervention de l'homme complet dans toutes les manifestations de son activité même spécialisée, de telle sorte que la spécialisation de sa compétence ne soit jamais une hypertrophie, n'atrophie jamais ni ne voile sa culture générale, de même que, dans une phrase musicale, la dominante ne doit pas rompre l'harmonie ni étouffer la mélodie.

Elle se montre en outre dans la dignité de tout le comportement et de toute la conduite, dignité pourtant exempte de tout caractère hautain et qui, loin d'accentuer les distances, ne les laisse, au besoin, transparaître que pour inspirer aux autres une plus haute noblesse d'âme, d'esprit et de coeur.

Elle apparaît enfin, par-dessus tout, dans le sens de moralité élevée, de rectitude, d'honnêteté, de probité, qui doit animer chaque parole et chaque acte. Une société immorale ou amorale, qui ne perçoit plus dans sa conscience et ne montre plus dans ses actions la distinction entre le bien et le mal, qui ne se sent plus horrifiée au spectacle de la corruption, qui l'excuse, qui s'y adapte avec indifférence, qui l'accueille avec faveur, qui la pratique sans trouble ni remords, qui en fait montre sans rougir, qui s'y dégrade, qui se raille de la vertu, une telle société est sur le chemin de sa ruine.

La haute société française du XVIIIe siècle en fut, parmi beaucoup d'autres, un exemple tragique. Jamais société ne fut plus raffinée, plus élégante, plus brillante, douée de plus de charme. Les jouissances les plus variées de l'esprit, une intense culture intellectuelle, un art très subtil de plaire, une exquise délicatesse de manières et de langage dominaient dans cette société aux dehors si courtois et si aimables, mais où tout — les livres, les récits, les figures, les meubles, l'habillement, la parure — invitait à une sensualité qui pénétrait dans les veines et dans les coeurs, et où l'infidélité conjugale elle-même ne surprenait et ne scandalisait autant dire plus. Ainsi, travaillait-elle à sa propre décadence et courait-elle à l'abîme qu'elle avait creusé de ses propres mains.

Tout autre est la véritable civilité : elle fait resplendir dans les rapports sociaux une humilité pleine de grandeur, une charité ignorante de tout égoÏ9me, de toute recherche de l'intérêt personnel. Quant à Nous, Nous n'ignorons pas avec quelle bonté, quelle douceur, quel dévouement, quelle abnégation, beaucoup d'entre vous, et spécialement les femmes, en ces temps de misères et d'angoisses infinies, se sont penchés sur les malheureux, ont su rayonner autour d'eux, sous toutes les formes les plus modernes et les plus efficaces, la lumière de leur amour charitable. Et cela constitue l'autre aspect de votre mission.

Pas d'esprit de caste.

C'est qu'en effet, malgré des préjugés aveugles et calomnieux, rien n'est si contraire au sentiment chrétien, au sens authentique et à la mission de votre classe dans tous les pays, mais particulièrement dans cette ville de Rome, mère de foi et de vie sociale, qu'un étroit esprit de caste. La caste partage la société humaine en sections ou compartiments séparés par des cloisons étanches. La chevalerie, la courtoisie est d'inspiration surtout chrétienne ; elle est le lien qui unit entre elles, sans confusion ni désordre, toutes les classes. Loin de vous obliger à un isolement hautain, votre origine vous incline plutôt à pénétrer d'ans toutes les couches de la société pour leur communiquer cet amour de la perfection, de la culture spirituelle, de la dignité, ce sentiment de solidarité compatissante qui est la fleur de la civilisation chrétienne.

Dans le moment présent, où abondent les divisions et les haines, quelle noble tâche vous a été assignée par les desseins de la Providence divine ! Acquittez-vous-en avec toute votre foi et tout votre amour. En formulant ce souhait et en gage de Nos voeux paternels pour l'année déjà commencée, Nous vous accordons de tout coeur, à vous et à toutes vos familles, Notre Bénédiction apostolique.


LETTRE A L'OCCASION DU VIIIe CENTENAIRE DE L'ÉLECTION A LA CHAIRE DE SAINT-PIERRE DU BIENHEUREUX EUGÈNE III

(IS janvier 1945) 1

A l'occasion du VIIIe centenaire du pape Eugène III, le Saint-Père a adressé une lettre à S. Exc. Mgr Vannucci et au R. P. Dom Bernardi, dans laquelle il rappelle quelques-unes des activités de ce pape :

La vie d'Eugène III.

Par une lettre que vous avez écrite tous les deux, Nous avons appris avec joie la célébration prochaine d'un événement qui, tout en Nous rappelant une époque non moins sombre que la nôtre, semble néanmoins, dans les pénibles circonstances présentes, devoir pousser tous les esprits à mettre en Dieu leur espérance et à ranimer et à accroître la pratique de la vie chrétienne.

Huit siècles, en effet, se sont écoulés depuis que Notre prédécesseur, le bienheureux Eugène III, qui est non seulement pour l'Ordre cistercien, mais encore « pour l'Eglise, une gloire, le Père de la justice, le passionné de la religion et son défenseur » 2, fut, à peine élevé par des suffrages légitimes au souverain pontificat, contraint de s'éloigner de Rome à cause du soulèvement de la population qu'on avait montée contre lui. Il dut gagner, pèlerin apostolique, le monastère de Farfa. Accueilli avec un très grand respect par les membres de l'Ordre bénédictin, il reçut là la consécration episcopale qu'exi-

1 D'après le texte latin des A. A. S., 37, 1945, p. 24 ; cf. la traduction française dei Actes de S. S. Pie XII, t. VII, p. 20.

2 Cf. Card. Hug. Ost., Epistola ad Capitulum Cisterciense (1141) in P. t., CLXXXII, col. 695.

geait la charge de gouverner la barque de Pierre qu'il venait d'assumer.

A cause des factions et de la violence des discordes civiles, presque toute la vie de ce pape se passa en exil en diverses régions de l'Italie et de la France. Mais au milieu des dures vicissitudes de cette tempête, on vit briller avec éclat l'intégrité de sa foi, sa vigilance en face des hérétiques, sa force intrépide pour défendre les droits de l'Eglise et du Siège apostolique, sa haute prudence pour apaiser et pour réconcilier les esprits. Non moins éclatantes et exemplaires furent sa bonté empreinte de simplicité, son ardente charité à l'égard des malheureux et des humbles, enfin la sainteté éprouvée de ses moeurs qui resplendit beaucoup plus que la tiare pontificale. En vérité, les conseils que le saint Docteur de Clairvaux lui adressait par écrit avec autant de franchise que de respect furent pour lui l'objet d'une méditation attentive ; mais plus encore, il mit toute son intelligence, son application et son activité à les traduire en actes dans sa vie. « Vous n'êtes pas, lui écrivait saint Bernard, de ceux qui pensent que les 'dignités soient des vertus. La vertu a été expérimentée en vous avant que ne survînt la dignité. »3 C'est pourquoi on pouvait, à bon droit et à juste titre, affirmer au sujet de ce pape ce qui suit : « Tous le voient avec admiration conserver dans un poste si élevé une humilité constante et garder sur ces sommets sublimes la vertu propre à sa sainte vocation, en sorte que l'humilité associée à une haute dignité brille avec éclat dans sa charge publique sans s'altérer jamais à l'intérieur en tant que vertu. Il portait sur sa chair une tunique de laine, et vêtu jour et nuit de la coule, il allait et venait, et prenait ainsi son repos ; gardant à l'intérieur l'habit monastique, au-dehors il se montrait comme un pontife par sa conduite et ses vêtements... » 4

Se trouvant donc dans de telles dispositions d'âme et s'appuyant uniquement sur Dieu dont la volonté lui avait conféré la charge qu'il exerçait, il ne s'épargna ni les soucis ni les travaux afin de diriger dans la voie droite, au milieu des tempêtes écumantes, la barque de l'Eglise, afin de pousser les princes à la concorde et à la paix les uns avec les autres, afin de découvrir les hérésies et de les condamner en vertu de l'autorité apostolique dans les synodes réunis par ses soins, afin de ramener tous les fidèles à lui, Père commun,

s De Consid., lib. II, c. VII ; P. L., CLXXXII, col. 751.

* Ernaldus, Vita S. Bernardi in Watterich, « Pontificum Romanorum... a saec. XI usque ad finem saec. XIII Vitae », t. II, p. 304.



ainsi qu'aux pâturages de la vie éternelle. En outre, c'est pour lui un titre particulier de gloire d'avoir, à un moment où les intérêts de la chrétienté se trouvaient dangereusement menacés en Palestine, proclamé la deuxième Croisade. Grâce à l'éloquence et à l'entremise de l'abbé de Clairvaux, on put réunir des ressources immenses ; et une puissante armée fut envoyée sur les côtes d'Asie pour réaliser l'entreprise.

Enfin, brisé par tant de travaux, de voyages, d'épreuves, le Pontife « émigra, âme immaculée, vers le Christ » 5, de qui il reçut pour son service diligent la récompense que ne pouvaient lui donner les temps si orageux où il vivait ni les discordes des hommes.

Leçons qui s'en dégagent.

En vérité, Vénérable Frère et cher Fils, beaucoup de leçons se dégagent de la vie de ce bienheureux pape que Nous n'avons présentée qu'en résumé. En premier lieu, elle nous apprend que l'Eglise peut être combattue, mais non pas être vaincue ; que c'est un vain dessein que de fouler aux pieds les droits sacrés du Siège apostolique ; sa victoire pacifique et certaine contre les ennemis qui l'attaquent les uns après les autres a pour garant le Christ lui-même et l'histoire atteste sa pérennité jusqu'à la fin des temps. En outre, la vie du pape Eugène III nous enseigne qu'au milieu des adversités, lorsque les calamités semblent fondre de toutes parts sur nous, et aussi alors même que tout autour de nous semble menacer ruine, il ne faut pas perdre courage, mais plutôt mettre de plus en plus sa confiance en Dieu. Elle nous avertit qu'il faut agir autant qu'on peut, afin que l'erreur cède la place à la vérité, le vice à la vertu, les discordes et les haines, un jour, enfin, à la concorde et à la charité.

Vous avez donc formé un excellent projet en désirant rappeler la mémoire de ce bienheureux Pontife, et le glorifier de nouveau. Pour Nous qui, à un titre particulier et avec une dévotion toute spéciale, honorons et vénérons le bienheureux Eugène III, Nous voulons, de grand coeur, par la présente lettre, prendre part à votre dessein et à votre entreprise. Et puisque, de même que Notre bienheureux prédécesseur, Nous aussi, et l'Eglise pareillement ainsi que presque toutes les nations, sommes éprouvés par les plus grandes adversités, Nous le supplions de bien vouloir obtenir du Dieu plein

5 Card. Hug. Ost., Epistola ai Capitulum Cisterciense (1141) in P. .., CLXXXII, col. 695.

de miséricorde, que les haines étant tombées et les esprits pacifiés, la charité fraternelle revive, que les ruines cruelles et immenses causées par la guerre, loin de s'étendre encore à l'infini, soient réparées au contraire par des oeuvres pacifiques de reconstruction et de renouvellement ; enfin, que la divine Epouse de Jésus-Christ puisse librement et en tout lieu jouir de ses droits et conduire heureusement au port de l'éternelle béatitude tous les membres de la famille humaine, étroitement unis par les liens de la vérité, de la justice et de la charité surnaturelle.

Et maintenant, comme présage des faveurs célestes, en témoignage de Notre paternelle bienveillance, Nous vous donnons, avec toute Notre affection dans le Seigneur, la Bénédiction apostolique, à vous, Vénérable Frère et cher Fils, ainsi qu'aux membres de votre Ordre à chacun, et aussi aux Cisterciens réformés, et d'une façon spéciale aux moines du couvent des Saints-Vincent-et-Anastase ad aquas Salvias, puisque ce monastère, comme l'histoire le rapporte, fut gouverné pendant plusieurs années par le bienheureux Eugène, en qualité d'abbé.


DISCOURS AUX CONGRÉGATIONS MARIALES DE ROME

(21 janvier 1945J1

A l'occasion du cinquantenaire de son inscription comme membre de la congrégation mariale du collège Capranica, Pie XII a rappelé aux congrégations mariâtes de Rome rassemblées autour de lui la mission du congréganiste et les vertus qui lui sont nécessaires :

C'est une pieuse pensée qui vous a fait venir, chers fils et chères filles, commémorer près de Nous le 50e anniversaire d'un doux souvenir de Notre vie, celui de Notre consécration à la Très Sainte Vierge dans la congrégation mariale du collège Capranica. Et Notre première parole, en vous accueillant, est pour Nous écrier avec toute la ferveur de Notre coeur reconnaissant : Magnificate Dominum mecum et exaltemus nomen eius simul, « Célébrez avec moi le Seigneur et exaltons ensemble son saint Nom » (Ps 33,4).

Ce qu'est la consécration à Marie.

La consécration à la Mère de Dieu dans la congrégation mariale est un don total de soi pour toute la vie et pour l'éternité ; c'est un don non de pure forme ou de pur sentiment, mais effectif, accompli dans l'intensité de la vie chrétienne et mariale, dans la vie apostolique, dans laquelle il fait du congréganiste le ministre de Marie, et, pour ainsi dire, ses mains visibles sur la terre, avec l'effusion spontanée d'une vie intérieure surabondante, qui se déverse dans toutes les oeuvres extérieures de la dévotion solide, du culte, de la charité, du zèle. Et c'est cela qu'inculque avec une énergie singulière la

1 D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. vi, p. 281 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. vii, p. 26.

première de vos règles. S'appliquer sérieusement à se sanctifier soi-même, chacun dans son état particulier ; se consacrer, non d'une manière quelconque, mais avec ardeur, dans la mesure et sous la forme compatibles avec la condition sociale de chacun, au salut et à la sanctification des autres ; s'employer enfin, avec intrépidité, à la défense de l'Eglise du Christ ; telle est la consigne du congréganiste, librement et résolument acceptée dans l'acte de sa consécration, tel est le magnifique programme qui lui est tracé par la règle.

En réalité, cette règle n'a fait qu'exprimer en termes précis et, en quelque sorte, « codifier » l'histoire et la pratique constante des congrégations mariales providentiellement instituées par la si méritante Compagnie de Jésus, approuvées et aussi louées maintes fois et hautement par le Saint-Siège.

La dévotion mariale chez le congréganiste.

Nous sommes bien loin, comme vous le voyez, du concept d'une simple union de piété tranquille et inactive, d'un simple refuge contre les dangers qui menacent les âmes faibles, mais loin aussi de l'idée d'une simple ligue d'action tout extérieure, fébrile parce qu'artificielle, et qui ne peut provoquer et allumer qu'un feu de paille, d'une durée plus ou moins brève. Numquid potest homo abscondere ignem in sinu suo, ut vestimenta eius non ardeant ? « Peut-on cacher du feu dans son sein sans enflammer Ses vêtements ? » (Pr 6,27). Si cela est vrai de la passion humaine désordonnée, une fois allumée qu'elle est dans le coeur, combien plus sera-ce vrai de l'amour inspiré par la charité, dont l'Esprit-Saint fait naître et avive constamment la flamme !

La dévotion mariale d'un congréganiste de la Très Sainte Vierge ne peut donc pas être une piété mesquinement intéressée, qui ne voit en la très puissante Mère de Dieu que la distributrice de bienfaits, surtout d'ordre temporel ; ni une dévotion de tout repos, qui ne pense qu'à écarter de sa vie la sainte croix des soucis, des luttes et des souffrances ; ni une dévotion sensible faite de douces consolations et de manifestations enthousiastes, ni même — si sainte qu'elle puisse être — une dévotion trop exclusivement préoccupée d'avantages spirituels personnels. Un congréganiste, vraiment fils de Marie, chevalier de la Vierge, ne peut se contenter d'un simple service d'honneur ; il doit être à ses ordres en tout, s'en faire le gardien, le défenseur de son nom, de ses hautes prérogatives, de

sa cause, porter à ses frères les grâces et les célestes faveurs de leur Mère commune, combattre sans trêve sous le commandement de celle « qui à elle seule a exterminé toutes les hérésies dans le monde entier », cunctas haereses sola interemit in universo mundo2.

Il s'est enrôlé sous son étendard par un engagement perpétuel ; il n'a plus le droit de déposer les armes par crainte des attaques et des persécutions ; il ne peut, sans être infidèle à sa propre parole, déserter et abandonner son poste de combat et d'honneur.

Les congréganistes ont toujours concouru, de diverses façons, à la défense de l'Eglise.

Vous vous êtes engagés à défendre l'Eglise de Jésus-Christ. L'Eglise le sait et compte sur vous, de même que dans le passé elle a fait confiance aux générations de congréganistes qui vous ont précédés. Son attente n'a pas été trompée : vos aînés vous ont noblement ouvert et tracé la voie. Dans toutes les luttes contre la contagion et la tyrannie des erreurs et pour la protection de l'Europe chrétienne, les congrégations mariales ont lutté au premier rang par la parole, par la plume, par la presse, dans la controverse, dans la polémique, dans l'apologétique ; par l'action, soutenant le courage des fidèles, venant au secours des confesseurs de la foi, collaborant, pour les assister et les seconder, au ministère difficile et combattu des prêtres catholiques, poursuivant l'immoralité publique par des méthodes parfois singulières, toujours énergiques et efficaces ; parfois aussi avec l'épée, sur les confins de la chrétienté, pour la défense de la civilisation, avec Sobieski, Charles de Lorraine, Eugène de Savoie et tant d'autres chefs, tous congréganistes, comme l'étaient des milliers de leurs soldats.

Mais pourquoi chercher des exemples dans le passé, alors qu'à notre époque aussi, et non pas seulement dans une nation, des milliers et des milliers de congréganistes héroïques ont combattu et sont tombés en acclamant et en invoquant le Christ-Roi ?

La formation actuelle du congréganiste.

Nous avons confiance que vous saurez porter dignement le poids d'un si glorieux héritage. Nous voudrions même affirmer que le

2 Cf. Bréviaire romain, Comm. Fest. B. M. V., in 3 Noct., ant. 7.

modèle du catholique, tel que la congrégation mariale depuis ses origines s'est appliquée à le modeler, n'a peut-être jamais correspondu aux besoins et aux conjonctures de chaque époque autant qu'à l'heure actuelle, et que jamais peut-être aucune époque ne l'a aussi instamment exigé que la nôtre.

Et en fait, que demande aujourd'hui la vie dans l'ordre civil ? Des hommes, de véritables hommes, non point de ceux qui ne pensent qu'à se divertir et à s'amuser comme des enfants, mais solidement trempés et prêts à l'action, pour qui c'est un devoir sacré de ne rien négliger de ce qui peut favoriser leur perfectionnement. Nous-même, Nous aimerions voir sur le visage de la jeunesse actuelle un peu plus de la tranquille gaieté d'autrefois. Mais il faut prendre le temps comme il est, et le nôtre est lourd, il pèse amèrement et durement. Il requiert des hommes qui ne craignent pas de cheminer par les âpres sentiers de la très pénible situation économique de l'heure ; et capables de soutenir aussi ceux que la Providence a confiés à leurs soins. Des hommes enfin, qui, dans l'exercice de leur profession n'acceptent pas la médiocrité et tendent à cette perfection que l'oeuvre de reconstruction, après un si grand désastre, exige de tous.

L'Eglise et la société attendent des catholiques à la foi solide et intrépide

Et l'Eglise, que demande-t-elle ? Des catholiques, de vrais catholiques, bien trempés et forts. Nous avons, en une autre circonstance, parlé de la profonde transformation sociale de notre temps. La guerre l'a démesurément accélérée et l'on peut dire qu'elle est désormais presque achevée. Hélas ! de plus en plus restreint est devenu graduellement, surtout dans les grandes villes, le nombre de ceux qui, préservés d'une manière sûre et fermement guidés par la saine tradition catholique qui pénètre et remplit toute leur vie, avancent avec force, portés par ce courant vigoureux. Il existe une crise qui sévit sur la femme non moins que sur l'homme, sur la jeunesse féminine non moins que sur la jeunesse masculine. La femme d'aujourd'hui se trouve, elle aussi, entraînée et emportée dans la lutte pour la vie, dans les professions et dans les métiers et même, maintenant, dans la guerre ; die est même davantage touchée et frappée par ce bouleversement des conditions sociales.

Le temps présent a donc besoin de catholiques solidement enracinés dans la foi dès la première jeunesse, pour qu'ils ne vacillent pas, même s'ils ne sont plus soutenus et raffermis par la ferveur de ceux qui les entourent. Des catholiques qui, le regard fixé sur l'idéal des vertus chrétiennes, de la pureté, de la sainteté, conscients des sacrifices qu'exige cet idéal y tendent de toutes leurs forces dans la vie quotidienne, toujours droits, toujours debout, sans que les tentations et les séductions arrivent à les faire plier. Voilà, chers fils et filles, un héroïsme, souvent obscur, mais non moins précieux et non moins admirable que le martyre du sang.

Le temps présent exige des catholiques sans peur, pour qui ce soit une chose tout à fait naturelle de confesser ouvertement leur foi par la parole et par les actes, aussi souvent que le demandent la loi de Dieu et le sentiment de l'honneur chrétien. Des hommes vrais, des hommes intègres, fermes et intrépides. Ceux qui ne le sont qu'à moitié, ceux-là, le monde lui-même, aujourd'hui, les écarte, les repousse et les foule aux pieds.

Former de tels hommes et de tels catholiques a toujours été le but des congrégations mariales bien ordonnées et actives. Maintenant, vous savez que les ennemis du Christ et de son Eglise ne désarment jamais, même lorsqu'ils feignent d'avoir des intentions pacifiques. En dehors des persécutions sanglantes et des violents assauts, ils ont d'autres méthodes de guerre : la perversion, l'intoxication des esprits, à quoi s'ajoute la contribution inconsciente de nombreux esprits égarés qui se laissent séduire par eux et entraîner hors de la bonne voie.

... compétents pour défendre la vérité.

Dans ces luttes incessantes, la générosité et le courage, la piété et l'humilité, la constance infatigable sont, en tout congréganiste, des dispositions indispensables. Mais ces vertus ne suffisent pas. Avec la protection de Marie, vous devez gagner au Christ les hommes d'aujourd'hui, vous devez combattre pour la vérité avec les armes de la vérité, mais alors il faut savoir aussi vous en servir. Comment réussirez-vous à en acquérir la sûre maîtrise ?

Avant tout, par l'étude de la religion, de son dogme, de sa parole, de sa liturgie, de sa vie interne ou publique, de son histoire. Avant tout, mais non uniquement ; ce serait rompre avec le passé des congrégations de la Très Sainte Vierge, dans lesquelles on a toujours cherché à favoriser la culture aussi bien générale que professionnelle par tous les moyens les plus appropriés, l'une et l'autre bien entendu, en harmonie avec les qualités et l'état personnel de chacun. C'est là une de leurs caractéristiques, dont témoignent leurs académies, et, grâce au ciel, une telle tradition n'a pas été abandonnée.

Sans doute, la culture générale et professionnelle ne peut avoir partout l'ampleur obtenue, par exemple, à Valence en Espagne, où les diverses sections juridique, scientifique, littéraire, technique, munies de tous les instruments d'étude et de travaux pratiques, en particulier la section médicale avec sa clinique et son dispensaire, assurent aux congréganistes, grâce à la coopération de maîtres illustres qui appartiennent eux aussi à la congrégation, une place éminente dans leurs professions respectives. Mais, quoique dans une proportion plus modeste, les congrégations dignes de ce nom ont partout cette préoccupation et montrent ce caractère qui leur est propre. En premier lieu, parce que l'efficacité du travail apostolique de chaque congréganiste dépend en grande partie de sa valeur intellectuelle, sociale, professionnelle, et non pas seulement de ses qualités morales et spirituelles ; de plus, parce que, dès leur origine, les congrégations, ayant en vue la restauration d'une société chrétienne, ont exercé particulièrement leur apostolat dans la profession et par le moyen de la profession.

Secteurs professionnels variés de l'apostolat des congrégations mariâtes.

Sous l'impulsion de cet idéal ont été formées, en unités distinctes, mais en une étroite union et collaboration entre elles, des congrégations correspondant aux divers états de vie et à tous les degrés de l'échelle sociale, depuis la congrégation des prêtres, des « intellectuels », des messieurs et des dames de la haute société, des étudiants et étudiantes d'universités, jusqu'à celles des humbles cireurs de souliers de Beyrouth et des petits crieurs de journaux de Buenos Aires.

De la congrégation des étudiants en médecine de Paris est sorti le premier noyau de la Société Saint-Luc des médecins catholiques. Les Etats-Unis d'Amérique ont leurs congrégations d'infirmières. Et, pour évoquer un souvenir personnel de Notre passage à Munich, quelle richesse de vie familiale vraiment chrétienne, quel courage viril dans la profession publique de la foi, l'action bienfaisante de la congrégation des hommes de Saint-Michel, alors si florissante, ne produisait-elle pas dans la capitale de la Bavière ! Enfin, près, très près de Nous, dans la congrégation mariale de Notre Garde suisse, placée sous le vocable de Notre-Dame du Rosaire, vous êtes, en quelque sorte, tous représentés, jour et nuit, près de Notre personne.

Bien accompli par elles.

Quel grand bien opèrent ces congrégations dans leurs milieux respectifs ! Quel bien grâce à leur coopération aux buts communs pour lesquels chacune apporte la contribution de sa compétence particulière ! Quel bien dans les oeuvres les plus variées de zèle et de charité ! Notre glorieux prédécesseur Pie XI a rappelé dans une occasion solennelle ce que les congrégations, « dans toute leur histoire séculaire, plusieurs fois séculaire, ont fait sur ce terrain, dans ces vastes horizons de bonté, coopérant au bien partout où s'en présentait la nécessité et la possibilité, y coopérant des manières les plus humbles et les plus élevées, les plus exquises et les plus simples, exactement comme une Mère, une Reine, une Patronne, comme la leur pouvait l'enseigner aux âmes rachetées par le Sang du Christ » 3.

Comme pour confirmer la vérité de ces paroles, vous Nous avez annoncé deux dons précieux : vos riches offrandes spirituelles, qui Nous sont un grand soutien et réconfort dans l'accomplissement de Notre très lourde charge ; vos offrandes matérielles qui Nous aideront à protéger du froid les malheureux exilés, Nos fils très chers et vos frères dans le Christ. Mais Notre gratitude s'étend plus loin que cette assemblée, intime bien que nombreuse ; elle s'adresse à toutes les congrégations du monde qui ont voulu s'unir à vous par le coeur et par la prière.

Conformément au précepte du divin Maître, et selon l'exemple incomparable de leur céleste Patronne et Mère, les congrégations aiment à faire le bien in abscondito, et le plus souvent le Père céleste « qui voit dans le secret » (Mt 6,4) en est le seul témoin. Souvent aussi, elles apportent aux autres oeuvres la contribution de leur activité, et leur fournissent les meilleures recrues. Il n'est pas, autant dire, une forme d'apostolat ou de charité, dont elles n'aient pris dans le passé l'initiative, recherchant toujours les besoins nouveaux pour y parer, les nouvelles aspirations pour les satisfaire. Les oeuvres, modestement commencées par elles, ont pris ensuite l'élan nécessaire pour voler de leurs propres ailes, toujours assurées de trouver dans les congrégations un appui et une participation aussi empressée que discrète. Et comment pourrait-on omettre ici de rappeler deux fervents congréganistes qui furent aussi deux

3 Audience du 30 mars 1930.

champions de l'Action catholique italienne, Mario Fani et Jean Acquaderni ?

La source de cette fécondité apostolique c'est la vie fervente et mariale du congréganiste.

Mais quelle est la source intime de toute cette fécondité, sinon la vie fervente qui, alimentée par la dévotion à Marie la plus tendre et la plus efficace à la fois, doit toujours viser d'après votre règle elle-même jusqu'à la sainteté ? Elle demeure cachée dans le secret des coeurs. Néanmoins on la voit transparaître dans les fruits qu'elle produit, dans les nombreuses vocations qu'elle fait germer, dans l'admirable phalange de saints, de bienheureux, de martyrs qui la représentent au ciel. Chers fils et chères filles, vous pouvez bien faire vôtre la pieuse invocation adressée à la Vierge par saint Jean Eudes : « Combien vous suis-je redevable... de m'avoir admis en votre sainte congrégation qui est une vraie école de vertu et de piété... Et c'est ici, ô Mère de grâce, une des plus grandes grâces que j'ai reçues de mon Dieu par votre entremise. » 4

Dans la confiance que vous saurez correspondre avec une fidélité toujours croissante à un si grand bienfait et vous en montrer de jour en jour plus dignes, Nous appelons sur vous et sur tous les congréganistes répandus dans le monde les faveurs de Jésus et de sa très sainte Mère, en même temps qu'avec toute l'effusion de Notre coeur, Nous vous donnons, à vous et à vos chères familles, en gage des grâces les plus choisies, Notre paternelle Bénédiction apostolique.

Le Coeur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, livre XII, p. 355 (Paris 1908).


Pie XII 1945 - LETTRE AUX ÉVÊQUES DE FRANCE