Pie XII 1947 - DISCOURS A L'OCCASION DE LA BÉATIFICATION DE MARIA GORETTI


DISCOURS LORS DE LA BÉATIFICATION D'ALIX LE CLERC

(5 mai 1947) 1

Voici le long discours que le Saint-Père prononça, en français, aux différents groupes qui ont assisté à la béatification d'Alix Le Clerc, fondatrice des chanoinesses régulières de Saint-Augustin de la Congrégation de Notre-Dame. Auprès du trône pontifical avaient pris place, entre autres : S. Em. le cardinal van Roey, archevêque de Malines, S. Exc. M. Jacques Maritain, ambassadeur de France, S. Exc. Mgr Marmottin, archevêque de Reims, et Nosseigneurs les évêques de Bayeux et Lisieux, Nancy et Strasbourg.

Nous avons eu plusieurs fois, très chers filles, au cours de ces dernières années, de ces derniers mois, la joie de glorifier des éducatrices de la jeunesse féminine, décrétant, selon les cas, les honneurs de la canonisation, permettant le culte des bienheureuses, sanctionnant le témoignage des vertus héroïques. La mission qui leur fut commune à toutes est, actuellement, d'une évidente opportunité. Chacune, pourtant, présente dans l'identité de la fin générale que toutes ont poursuivie ces nuances qui l'adaptent à toutes les circonstances, à tous les milieux, à toutes les époques, à tous les besoins, et dont la variété presque infinie fait la beauté du manteau de l'Eglise.

Sur ce manteau qui couvre et qui abrite les membres nus, grelottants, blessés de la pauvre humanité, elles scintillent comme autant de pierres précieuses et de perles fines, dont chacune jette son éclat particulier, différent de celui des autres. Ce qui leur est commun, c'est la grandeur. Dieu, qui de toute éternité les a choisies, les a faites grandes : grandes par l'intelligence pour être les confidentes de ses grandes pensées et de ses grands desseins ; grandes par le courage pour porter les grandes épreuves, par lesquelles il anéantit toute leur gangue terrestre, et, dans cet anéantissement créateur et fécond, fait resplendir son action souveraine, ut inhabitet in eis virtus Christi (cf. 2Co 12,9) ; grandes enfin par la volonté pour accomplir ses grandes oeuvres.

Nous constatons à un degré eminent cette triple grandeur en Alix Le Clerc ; mais tandis que, assez souvent, l'appel, l'épreuve, l'action se succèdent comme autant d'étapes vers la réalisation de l'oeuvre confiée par Dieu, chez elle la montée s'est effectuée continue, tout le long de sa vie : la vocation à sa mission particulière s'est progressivement dévoilée dans une lumière sans cesse croissante, l'épreuve a duré jusqu'au bout, toujours plus crucifiante, la purifiant, la trempant, la sanctifiant au milieu des travaux de l'apostolat et du recueillement de la contemplation ; l'oeuvre s'est accomplie suivant un dessein chaque jour plus précis et plus ample.

crise de la société de son temps.

1. — La grande pensée que Dieu dévoilait graduellement aux yeux de votre bienheureuse Mère, c'était celle de la société de son temps, tout entière à restaurer dans le Christ par le ministère d'âmes radicalement détachées du monde, unies intimement à la vie du Christ dans la contemplation, unies intensément à l'action du Christ dans l'oeuvre de l'éducation de la femme.

Cette pensée, il la lui dévoile par l'illumination de son intelligence haute et large, par des communications surnaturelles, surtout par l'expérience qu'il lui donne et qu'il lui fait acquérir du siècle où elle vit, de ses misères, de ses besoins, de ses ressources à tous les degrés et dans toutes les sphères de la vie privée et sociale.

Le tableau qui se présente à son regard est bien complexe, bien confus. Ce qu'elle en voit tout d'abord, c'est le monde, le monde mondain auquel elle appartient par sa naissance, auquel elle est mêlée, monde tout profane avec ses petitesses, ses passions, sa frivolité affairée, monde honnête selon les maximes du siècle, mais d'une honnêteté toute terrestre et pour ainsi dire négative. Les horizons n'étaient pas vastes ; les préoccupations mesquines ne permettaient pas à la vue de s'étendre aux grands intérêts de l'Eglise et des âmes, de s'abaisser sur les misères physiques et morales de la vie sociale. On n'y faisait peut-être pas grand mal, on n'y faisait pas non plus grand bien : on s'amusait. Voilà le monde qui s'offrait aux yeux

d'Alix, l'ambiance où elle vivait. Elle le déplorera plus tard : elle croira peut-être y avoir perdu son temps : il sera bon pour elle et pour sa mission future qu'elle l'ait connu, et connu par expérience, qu'elle en ait senti les attraits, assez pour comprendre que d'autres n'y soient pas insensibles, pour les aider, sinon à en sortir, du moins à s'en détacher. Alors elle pourra, comme échappée au gouffre et portée à la rive, contempler toute haletante l'onde tourbillonnante qui avait failli l'engloutir.

Désireuse de se donner à Dieu, elle fait connaissance avec la vie religieuse d'alors. Quelle vie religieuse ! Là où n'était pas encore parvenue la réforme providentielle ordonnée par le concile de Trente, c'est à peu près la vie du monde, mais avec un peu plus d'étroitesse. Elle y voit, grâce à Dieu, de bonnes et dignes âmes, quelques-unes très grandes, mais elle voit aussi combien il est difficile à celles-ci de poursuivre leur bel idéal dans une atmosphère si lourde ; elle-même en souffre, elle en gémit ; elle fait en sorte de s'en évader : elle y parvient à grand-peine ; mais il lui sera bon, plus tard, de s'en être sentie oppressée.

Elle pâtit, d'abord sans s'en apercevoir, de la disette des prêtres vertueux et doctes, aptes à conduire les âmes, mais plus tard cela lui fera comprendre le besoin pour elles d'une solide direction spirituelle. Elle en trouve un, un saint, qui la guidera ; il lui fait connaître la misère de la jeunesse, il la lui confie et elle voit de près le peuple des villages avec son ignorance, sa grossièreté et ses vices aussi. Délicate comme elle est, il faut bien qu'elle le connaisse à fond pour prendre en pitié la détresse morale et spirituelle de ces filles qui, pourtant, devront être à leur tour des mères de famille et préparer la future génération.

Aristocratie et peuple, cloîtres et salons, elle voit tout cela en proie à l'agitation dans le trouble des guerres, des luttes de la politique et de la religion : rivalités, discordes et le reste. Devant son esprit, se pose ainsi dans son ampleur et son inextricable complexité, l'immense et universelle crise tout à la fois sociale, morale et religieuse. Une grande pitié envahit son âme ; la pitié ne suffit pas, il faut l'amour, un grand amour et l'amour, lui, suffit car il ne serait pas vraiment l'amour s'il n'incluait une irrésistible envie de voir le monde entier comme le voit Jésus du haut de sa croix, une indomptable volonté de faire, crucifiée avec Jésus, pour la rédemption de ce monde, pour sa restauration dans le Christ, tout ce qu'elle peut en vue de réconcilier les hommes, les classes, les peuples entre eux et avec Dieu même. Hélas ! Que peut-elle ? Quelle est sa place ?

Quel est son rôle ? Que faire et par où commencer ? C'est un chaos. Petit à petit, la lumière monte, elle voit nettement le présent, elle voit très haut et très loin l'idéal auquel elle doit viser, elle en voit la réalisation partielle dans l'avenir qui marche pas à pas. Telle est la grande pensée d'Alix. Sa résolution est prise ; elle se mettra à l'oeuvre et l'oeuvre est vaste, humainement impossible. Entre sa petitesse et la tâche qui s'offre à elle, il y a un abîme. Dieu se charge de la mettre à la hauteur de la tâche et de combler l'abîme. Il le fait à sa manière à lui : en l'anéantissant.

conversion et sa lutte pour la réalisation de sa vocation.

2. — La première phase de l'épreuve est celle de la conversion ; les autres ensuite seront incomparablement plus dures, et, néanmoins, sur le moment, celle-ci fut rude à la nature : il s'agissait d'arracher au siècle et à l'esprit du siècle une jeune fille qui, dans les limites de l'honnêteté chrétienne, y était fort attachée et que le démon cherchait à y retenir. Aussi lui faut-il, une fois la voix de Dieu entendue, une fois senti son appel impérieux, lutter contre ses goûts, son orgueil, son amour du plaisir, contre toute sa nature, lutter contre le monde qui l'apprécie, l'estime et l'aime, lutter contre les séductions, les menaces, les tentations du démon, tour à tour furieuses et subtiles. Dieu la presse, la travaille par la maladie et la souffrance. Elle se rend : elle veut être à lui, totalement, sans réserve. Les siens, d'abord opposés finissent bien par se rendre, eux aussi, ils acceptent qu'elle se donne à Dieu, pourvu que ce soit de la manière et sous la forme qui leur convient ; et voici la seconde phase de l'épreuve, la lutte pour sa vocation.

Contrainte à des essais de vie religieuse selon les préjugés du monde, elle voit clair comme le jour qu'on la jette hors de sa voie. Dans sa détresse, elle cherche le secours d'un guide qui lui soit donné par Dieu et quand Dieu le lui donne, ce guide qui aura si grande part dans sa vie et dans son oeuvre, semble la négliger d'abord et puis, pour un temps faire cause commune avec les adversaires de sa véritable vocation. Tout est providentiel : c'est dans l'effondrement de tout le reste, dans l'échec de tous les tâtonnements, que les desseins de Dieu, objet de cette véritable vocation, commencent à se réaliser : préparation d'une nouvelle famille religieuse, consacrée à l'oeuvre de l'éducation dans le cloître.

Dans cette réalisation même, dans ces débuts d'exécution des plans divins et à mesure du progrès, la pauvre nature d'Alix est broyée, tous ses goûts et ses préférences sacrifiés, son amour-propre piétiné, plus encore, son âme est abreuvée d'amertume parmi les persécutions, les abandons, les contradictions : comme pour lui retirer tout appui créé, les divergences de vue entre elle et plusieurs de ceux qui édifient avec elle l'oeuvre entreprise, viennent entraver sa marche et, pour comble, dans la crise qui paraît fatale, l'épreuve se fait plus désolante que jamais : souffrances du corps, souffrances du coeur, souffrances de l'esprit, tortures même de la conscience. On croit entendre la plainte du Rédempteur crucifié : « Le flot montant me submerge et va m'engloutir... mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m'avez-vous abandonné ? » (Ps. LXVIII, 2 et XXI, 2). Pourtant c'est au sein de cette épreuve que, par elle, Dieu accomplit la grande oeuvre pour laquelle il l'a choisie, appelée, préparée.

on oeuvre.

3. — A nous qui en voyons l'histoire ramassée en perspective, l'unité et la continuité de cette oeuvre nous apparaissent aujourd'hui en même temps que son ampleur et sa puissance. Sur l'océan, les vagues se soulèvent, se heurtent, se brisent, se jouent, se confondent tour à tour en retombant, donnant l'impression d'agitation, de désordre, d'incohérence. Du haut de la falaise, l'observateur voit s'avancer, majestueuse, la marée ; elle progresse sur la grève qu'elle baigne, qu'elle recouvre bientôt tout entière ; elle continue sa marche, elle gagne, elle atteint la roche et, sans lui livrer les assauts furieux et inutiles des jours de tempête, elle l'escalade, irrésistible, elle va, semble-t-il, tout submerger. Ainsi montent les oeuvres de Dieu. En dépit des vicissitudes, parfois des faillites apparentes, en dépit même des apparentes concurrences ou contradictions, elles sont toutes ensemble la grande marée qui vient submerger en effet le monde dans l'océan d'amour pour le sauver. Mais tandis que la marée a son reflux, que, à l'heure, à la minute marquée, obéissante, elle se retire pour revenir et s'en aller de nouveau le lendemain, l'oeuvre de Dieu continue sa montée. L'histoire d'Alix le Clerc nous donne une impression de ce genre et c'est dans le recul de trois siècles et demi que nous en percevons l'admirable unité.

Dans la clarté lumineuse du phare qui la guide, dans l'ardeur brûlante du creuset qui l'épure, l'affine et la consume, votre bienheureuse Mère fait avancer pas à pas, parallèlement ou plutôt conjointement l'oeuvre de votre vie religieuse contemplative et de votre vie apostolique intense.

Les débuts en furent bien humbles, en cette nuit de Noël 1597, où cinq jeunes filles se consacraient à Dieu devant la paroisse pour exercer toutes sortes de bonnes oeuvres parmi les pauvres, les paysans, les ignorants ; point de voeux, point de couvent. Les consacrées continuent de vivre dans leurs familles, vêtues simplement mais sans habit religieux, ni moniales, ni séculières, genre de vie que le monde n'arrivait pas à comprendre. Alix est forcée de faire des essais dans des Ordres régulièrement constitués, essais malheureux qui l'amènent à en fonder un nouveau. Jésus-Christ lui manifeste clairement sa volonté : il la met sous la protection et la conduite de la Vierge sa Mère. Le saint curé de Mattaincourt rédige avec ses filles un premier plan de règles ; il les groupe en une communauté liée par les voeux. Les contradictions et les rebuts facilitent leur vie contemplative ; les nécessités matérielles leur vie de pauvreté ; les misères qui les entourent leur vie apostolique. Elles n'avaient visé que le très humble apostolat des villages. A présent, de partout on vient à elles, on les appelle de partout.

Il faut bien répondre : des difficultés canoniques se dressent, auxquelles viennent satisfaire des constitutions précises, qui reçoivent leur approbation de l'autorité episcopale d'abord, puis du Saint-Siège. Un monastère cloîtré d'un Ordre enseignant venait d'être fondé sous le vocable de Notre-Dame, avec habit, choeur, et admettant des élèves externes, aussi bien que des pensionnaires. Les pauvres et les petits continuent d'y recevoir les premiers rudiments d'une éducation solide et chrétienne. Le monde, ce grand monde aristocratique, qu'Alix avait dédaigné et quitté, accourt vers elle, lui confie aussi ses enfants ; les personnages les plus qualifiés, jusqu'aux plus hauts, viennent à son cloître comme à une oasis de lumière, de fraîcheur et de paix.

Mais les temps s'écoulent, les persécutions, les guerres, les révolutions passent ; la grande bourrasque semble enfin devoir anéantir tout enseignement religieux, toute vie religieuse ; elle vide, comme les autres, les monastères de la Congrégation de Notre-Dame. Ainsi la tempête, en dispersant les frêles semences, les porte tout au loin pour les y faire germer.

La compagne d'Alix était bien sceptique quand votre bienheureuse Mère, à peine arrivée à Nancy, lui montrait, de la fenêtre de leur pauvre logis, la vaste esplanade étalée sous leurs yeux et voyait en esprit le beau monastère qui s'élèverait là « avec un grand nombre de religieuses qui chanteront les louanges de Dieu ». La vision devait paraître bien belle alors au souvenir tout récent des modestes commencements dans l'église paroissiale de Mattaincourt ! Comme elle est dépassée ! Cette année même, trois cent cinquante ans depuis la consécration des cinq premières compagnes, de combien de monastères montent vers Dieu les même louanges et se répandent sur des âmes innombrables les mêmes grâces ! A côté d'eux, combien d'autres foyers, malgré la diversité des observances, ont pourtant allumé leur flamme à celle de la maison de Nancy ! Et cette flamme, courant à travers le monde comme l'étincelle à travers un champ de roseaux, passant de l'Ancien continent au Nouveau dans les deux Amériques, brille en cette capitale de l'univers catholique, à Rome, d'où elle rayonne dans tant de peuples, éclairant et embrasant désormais de nombreuses phalanges de jeunes filles.

Histoire admirable du passé, tableau non moins admirable du présent sont de sûrs garants de l'avenir. L'oeuvre est de Dieu. Placée par Dieu, par votre Père saint Pierre Fourier, par votre bienheureuse Mère Alix Le Clerc, par l'Eglise elle-même, sous le nom, sous le patronage, sous la conduite de Notre-Dame, elle ne saurait avoir de meilleurs gages de vie, de progrès, de fécondité. Et c'est dans toute l'effusion de Notre coeur paternel que Nous les confirmons en vous donnant à vous, à vos monastères, à vos unions, à toutes vos religieuses, enfants et anciennes élèves, à vos auxiliaires, à vos familles, Notre Bénédiction apostolique.


HOMÉLIE

A L'OCCASION DE LA CANONISATION DE SAINT NICOLAS DE FLUE

(15 mai 1947) 1

Le jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, le Souverain Pontife entoura du nimbe des saints l'héroïque ermite, père et pacificateur de la Suisse, Nicolas de Plue. Voici le texte de l'homélie prononcée par Sa Sainteté immédiatement après la proclamation solennelle :

Aujourd'hui, Notre-Seigneur Jésus-Christ triomphant de la mort monta victorieusement au ciel, nous montrant par son exemple la voie par laquelle nous pouvons tous atteindre un jour la bienheureuse éternité. Ce chemin que nous devons parcourir, vous le savez bien, avant d'arriver aux splendeurs de la vie surnaturelle, est âpre et difficile. Mais si nous considérons la réponse qui nous attend quand nous aurons atteint le but élevé, si nous levons avec vénération le regard vers le divin Rédempteur et vers la foule innombrable de ses disciples qui nous ont précédés dans la patrie céleste, la montée nous semblera certainement plus facile et même joyeuse ; nous expérimenterons alors la vérité de cette maxime divine : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (Mt 11,30).

Sa vie.

A cette troupe glorieuse des saints, Nous avons aujourd'hui agrégé Nicolas de Flue. Tous doivent éprouver envers lui un sentiment de profonde admiration, lorsqu'ils considèrent ses nombreuses vertus, et surtout lorsqu'ils tournent le regard vers cet idéal très élevé d'ascèse qu'il atteignit à la dernière période de son existence mortelle, en menant la vie d'un ange plutôt que celle d'un homme.

Citoyen intègre, il aima d'un grand amour sa patrie ; magistrat diligent et prudent, il se fit remarquer par son habileté dans l'expédition des affaires publiques ; soldat, il ne songea qu'à la liberté et à l'unité de son pays, toujours animé non par la haine et la rancoeur, mais par une conscience sereine de ses propres devoirs.

Il sanctifia sa vie dans un chaste mariage ; la divine Providence lui ayant donné de nombreux enfants, il s'appliqua, par son exemple plus encore que par son autorité, à les former à la piété, à l'amour du travail et à l'accomplissement fidèle de leurs devoirs religieux, familiaux et civiques.

Se sentant appelé à un genre de vie supérieure par une mystérieuse inspiration surnaturelle, il abandonna, d'un commun accord, avec promptitude et générosité, son épouse bien-aimée, ses très chers enfants et tous ses biens ; vêtu d'une bure grossière, il saisit l'humble bourdon du pèlerin, dit adieu à tous et à tout pour répondre joyeusement à l'appel divin, et s'abandonna complètement à la volonté de Dieu.

S'étant retiré dans la solitude, il détacha généreusement son esprit et son coeur des choses de la terre pour s'attacher uniquement à Dieu. Dans cet état, il semblait à ceux qui l'approchaient un ange plus qu'un homme. Il oublia et négligea non seulement les commodités de la vie, mais même les nécessités les plus élémentaires auxquelles les hommes, durant leur pèlerinage terrestre, doivent bon gré mal gré se soumettre. Par des mortifications et des supplices volontaires, il dompta son corps et le réduisit en servitude ; par un jeûne de plusieurs années, il l'exténua au point qu'il ressemblait moins à un poids qu'à un voile transparent de l'âme et à une enveloppe légère soutenue uniquement par les ailes de l'amour. Ainsi put-il s'élever plus facilement et plus librement vers les sphères du surnaturel.

Pendant près de vingt ans, le saint anachorète vécut de prières, de contemplation céleste et d'ardent amour. Il pouvait à bon droit prendre à son compte la maxime sublime de l'apôtre des Gentils : Ce n'est plus moi qui vis : c'est le Christ qui vit en moi (Ga 2,20).

Son action.

Attirés par la renommée de sa sainteté, beaucoup d'hommes venaient le voir, du voisinage et même des pays les plus lointains, individuellement ou en groupes nombreux. Bien qu'il souffrît de se voir privé de sa solitude et forcé d'interrompre sa conversation

avec Dieu, il les recevait avec affabilité et il cherchait, par ses sages conseils, par ses exhortations et par ses exemples, à nourrir et à élever leurs esprits. Ainsi, son ermitage sauvage parut dans la Suisse comme un sanctuaire ; il en partait des rayons de lumière qui éclairaient les intelligences obscurcies et des invitations solennelles à la paix, à la concorde, à la vertu chrétienne.

Un jour, les destinées mêmes de sa patrie se trouvèrent dans un péril pressant ; divisés en deux factions, les peuples confédérés de la Suisse allaient en venir aux mains. Il fut le seul qui sut pacifier les esprits de ses concitoyens. Leur ayant indiqué les mesures opportunes pour éviter un tel conflit, il sut maintenir d'une façon merveilleuse l'unité de la patrie. Aussi saint Nicolas de Flue brille-t-il avec éclat parmi les héros de la religion catholique qui, non seulement s'occupent parfaitement de leur salut éternel et donnent de salutaires conseils aux citoyens qui les consultent, mais sont encore une très grande force et une défense suprême pour leur pays, pour peu que dans le péril et l'adversité il réponde de bon gré et activement à leurs appels et suive leurs enseignements.

Aujourd'hui, après avoir, sous l'inspiration de Dieu, couronné Nicolas de Flue de l'auréole de la sainteté, Nous aimons à penser que tous se tourneront avec admiration vers lui. Tous, disons-Nous, mais en particulier les citoyens de Notre chère Suisse, qui le vénèrent comme leur patron et leur protecteur. Nous souhaitons paternellement et demandons dans Nos supplications à Dieu que cette admiration produise des fruits salutaires. Car il importe grandement aux chrétiens non seulement de célébrer les louanges des saints, mais encore et surtout d'imiter dans la vie quotidienne, avec la plus grande attention, leurs vertus, chacun selon sa condition.

Cet anachorète très saint sut pacifier, consoler et consolider sa patrie agitée par des factions turbulentes et menacée de la ruine ; puisse-t-il de même, par son admirable exemple et par son intercession fervente, ramener la communauté des peuples et des nations à la concorde fraternelle et à la paix solide qui ne peut avoir d'autres fondements inébranlables que les principes éternels du christianisme.

Fasse le Seigneur que tous les citoyens, sans distinction de classe, se tournent avec vénération vers saint Nicolas de Flue et apprennent de lui à se servir des biens passagers de cette terre qui, trop souvent, entravent et retardent l'élan de l'âme, comme d'une voie qui les conduise dans des sentiments généreux à la conquête des biens célestes qui dureront toujours.


DISCOURS AUX PÈLERINS SUISSES LORS DE LA CANONISATION DE SAINT NICOLAS DE FLUE

(16 mai 1947)

Répondant au désir des six mille pèlerins venus de Suisse pour la canonisation de saint Nicolas de Flue, auxquels se sont joints beaucoup d'autres fidèles, le Saint-Père, parlant successivement en allemand, français et italien, prononça le discours suivant.

DISCOURS EN ALLEMAND1

Hier, avec une profonde émotion, Nous avons rangé dans la phalange des saints Nicolas de Flue, et c'est profondément émus que vous, fils et filles bien-aimés, compatriotes du nouveau saint, vous avez assisté à l'imposante cérémonie au cours de laquelle a été décerné l'honneur, le plus grand que puisse recevoir quelqu'un sur terre et dans l'Eglise du Christ, à la figure exceptionnelle du XVe siècle qui, à vos yeux, personnifie on ne peut mieux la nature saine et la piété chrétienne de votre race. Ce fut pour Nous-même une vive satisfaction de réserver à votre peuple auquel tant d'agréables relations nous unissent, la joie de la canonisation de ce véritable Suisse.

Si l'honneur d'être un vrai fils du peuple suisse, au sens plein de ce mot, convient sans aucun doute à beaucoup de vos hommes d'Etat qui ont bien mérité de la patrie, il est cependant certain qu'il ne peut être attribué à aucun d'eux avec plus de titres qu'à Nicolas de Flue.

Sa vie dans le monde.

Il naquit au coeur même de la Confédération, dans un de ces cantons primitifs, « pays de foi et de piété », comme on appelle honorifiquement, encore de nos jours, son pays natal d'Obwald. La réputation qu'avaient ses ancêtres d'être droits et animés de la crainte de Dieu, d'une nature réservée, tempérants, tout à leur profession, vivant du travail des champs, sociables et toujours prêts à faire du bien à leurs concitoyens, zélés dans la prière et dans l'observation de la discipline religieuse2, cette réputation, Nicolas l'a réalisée intégralement. Un homme honnête, vertueux, pieux et ami de la vérité, ainsi l'appelle un témoin qui vécut constamment dans son voisinage, depuis sa tendre enfance jusqu'à sa séparation d'avec le monde8.

A l'âge de 14 ans, Nicolas prend part aux assemblées publiques.4 Soldat au service de sa patrie, il est nommé successivement porte-drapeau, chef de troupe et capitaine.5 A 25 ans, il se marie avec Dorothée Wyss et voit s'épanouir une magnifique famille de dix enfants. Aujourd'hui, en cette heure solennelle, le nom de son épouse mérite bien d'être à l'honneur. Grâce à son renoncement volontaire à son époux, renoncement qui ne lui fut pas facile, et grâce aussi à la délicatesse de ses sentiments et à son attitude vraiment chrétienne durant les années qui suivirent la séparation, elle contribua à vous donner le sauveur de la patrie et le saint.

Avec circonspection et activité, il administre l'héritage de ses parents. Il se montre citoyen très estimé, conseiller, juge et député à la Diète helvétique ; et s'il ne fut pas landamman, il faut l'attribuer à sa propre opposition.6

Sa retraite et son influence.

Il n'avait que 50 ans lorsqu'il quitta le monde, sa propre famille et les affaires publiques, pour vivre encore vingt années en communication avec Dieu dans le renoncement le plus absolu, la pénitence la plus austère.

2 Robert Durrer, Brader Klaus, Die âltesten Quellen iiber den seligen Nikolaus von Fliie, sein Leben und seinen Einfluss. (2 Bande, Sarnen, 1917-1921), B. II, p. 671.

M. Robert Durrer a réuni dans ces deux gros volumes les textes relatifs à Nicolas de Flue jusqu'au début du XVIIe siècle.

3 Durrer, B. I, p. 462.

4 Durrer, B. I, p. XII.

5 Durrer, B. I, p. 428.

« Durrer, B. I, pp. 463 et XII.

Mais c'est précisément dans cette retraite que Nicolas devient pour son peuple la plus grande bénédiction. De plus en plus, de près comme de loin on accourt vers lui pour se recommander à ses prières, se revigorer à son exemple, puiser auprès de lui consolation et conseil. Evêques et abbés, archiducs et comtes, chargés d'affaires en Saxe de la Confédération, comme aussi ambassadeurs des villes et de puissances étrangères trouvent près de lui une réponse, un avis ou une médiation au sujet de questions intéressant le bien public et la paix intérieure et extérieure.7 Aux jours décisifs de décembre 1481, alors que des conflits d'intérêts politiques ont creusé entre les cantons campagnards et les cantons de villes une division si profonde qu'elle menace de se terminer par une hostilité ouverte et par une guerre fratricide qui aurait signifié la ruine de la Confédération, Nicolas de Flue, fixant son regard par delà les limites étroites des cantons pour ne voir que le bien général, devient le sauveur de sa patrie par ses conseils et par la puissance déjà surhumaine de sa personnalité. Son nom restera lié pour toujours à l'Accord de Stans, événement qui comptera parmi les plus importants de l'histoire de votre patrie.8 Ce n'est pas à tort que Fr. Nicolas a été surnommé « le premier patriote confédéré ». Il est entièrement l'un d'entre vous, il est votre saint.9

L'exemple qu'il donne de maîtrise de soi...

L'exemple de vertu et de perfection chrétienne qui brille en saint Nicolas est d'une simplicité aussi naturelle, d'une beauté aussi ravissante, d'un fonds aussi abondant et d'une variété aussi diverse que la richesse des couleurs d'une prairie alpestre dans toute la magnificence de ses fleurs. Mais Nous ne voulons pas nous attarder en ce moment à la multiplicité de ses exemples. Ce que Nous voudrions montrer, ce sont certains points brûlants, certains foyers, dans le champ des rayons de sa sainteté, ces foyers qui indiquent en même temps les sources de force dans lesquelles votre peuple a puisé son énergie dans 'le passé et dont à l'avenir, il ne peut se passer. De ces points brûlants, de ces foyers, Nous croyons devoir en nommer trois : sa maîtrise de soi, sa crainte de Dieu, sa prière.r

7 Durrer, B. I, pp. XXV-XXVI er 584-585.

8 En décembre 1481, Fr. Nicolas ne paraît pas à la Diète de Stans, mais son message change le coeur de ses compatriotes qui se réconcilient et se séparent dans la paix.

9 Durrer, B. I, pp. XXIX, 115-170.

La manière de vivre du saint est toute de maîtrise de soi, basée sur le renoncement et la mortification, non seulement quand nous la comparons avec nos conditions d'existence actuelle, mais même pour celles bien plus simples de son temps et de sa patrie, sans oublier que, déjà en ce temps, on savait jouir de la vie. En quelque endroit que vous observiez Nicolas de Flue, toujours chez lui l'esprit domine le corps. Cette maîtrise donnait même à son extérieur cette dignité qui suscite le respect et cette beauté austère qui nous parle au coeur à la vue de son image. Nicolas a commencé de bonne heure, alors qu'il était encore enfant, à s'imposer des sacrifices, et il a progressé constamment dans cette voie.10 Par sa vie entièrement austère dans son ermitage, il appartient à la phalange des grands ascètes de l'Eglise catholique, et si pendant vingt ans il se nourrit exclusivement du Pain des anges, ce miracle fut l'achèvement et la réponse d'une longue vie de maîtrise de soi et de mortification pour l'amour du Christ.

Comprenez-vous l'avertissement que le saint adresse à notre temps par son exemple ? Une vie vraiment chrétienne est impossible sans domination de soi et sans renoncement ; mais aussi la santé et et la force du peuple ne peuvent s'en passer à la longue. Dans l'austérité de l'ordre de vie chrétien se trouvent en même temps des valeurs sociales irremplaçables. Elle est l'antidote le plus efficace contre la corruption des moeurs sous toutes ses formes.

Si, grâce aussi sans doute à l'intercession de saint Nicolas, la miséricordieuse Providence de Dieu a préservé votre patrie de la misère qui, à la suite des deux guerres mondiales, pèse sous des formes effroyables sur d'autres pays, vous montrez votre reconnaissance par de grandes oeuvres de charité, Nous sommes heureux de profiter de cette occasion pour le reconnaître.

Continuez à prouver votre gratitude en menant pour l'amour du Christ, en esprit et en fait, une vie simple et soumise au contrôle de la volonté, même au milieu du bien-être et de la richesse.

Le pénitent du Ranft fut unique en son genre. François d'Assise le fut aussi ; mais son exemple héroïque incita des classes entières de la chrétienté à faire moins de cas dans leur vie du bien-être et de la puissance que du renoncement à soi et de l'espoir des biens éternels. Suivez donc l'exemple de Nicolas de Flue ! Alors seulement vous pourrez dire en toute vérité qu'il est votre saint.

de crainte de Dieu et d'une vie de prière.

Où que nous rencontrions Nicolas de Flue, partout il est l'homme rempli de la crainte de Dieu. Même lorsqu'il était soldat, ainsi que nous l'attestent ses compagnons d'armes en termes suggestifs.11 A sa vie dans le mariage on peut appliquer les mots par lesquels débute l'encyclique sur le mariage de Notre eminent prédécesseur Pie XI : De la grandeur et dignité d'un chaste mariage. Quant à sa vie publique, Nicolas pouvait affirmer lui-même : « J'exerçais une puissante influence au tribunal, au Conseil et dans les affaires du gouvernement de ma patrie. Cependant, je ne me souviens pas de m'être comporté à l'égard de quelqu'un en m'écartant du sentier de la justice ».12 « Quiconque craint Dieu deviendra grand », dit l'Ecriture (Jdt 16,19). Ces paroles se vérifient dans votre saint.

La prospérité et la décadence des peuples dépendent de la façon dont leur vie familiale et leur moralité publique se maintiennent sur la ligne normale des commandements de Dieu ou bien n'en font pas de cas.

Cette constatation ne résonne-t-elle pas aussi comme un cri d'alarme à l'époque actuelle ? Le nombre des bons chrétiens est important aujourd'hui, celui des héros et des saints dans l'Eglise est peut-être plus grand que jadis. Mais les conditions de la vie publique sont profondément bouleversées. Et c'est le devoir des enfants de l'Eglise, de tous les bons chrétiens, de lutter contre ce courant de décadence, et par leurs paroles comme par leurs actes, dans l'exercice de leur profession comme dans celui de leurs droits de citoyens, dans le commerce et le cours de l'existence journalière, de rétablir les commandements de Dieu et la loi du Christ dans tous les domaines de la vie humaine. Chrétiens, catholiques suisses, tel est aussi votre devoir à l'égard de votre patrie. Accomplissez-le avec l'esprit et la force de Frère Nicolas ! Alors seulement vous pourrez dire en vérité qu'il est votre saint.

Nicolas de Flue fut enfin un homme de prière : sa vie, une vie de foi. Les expressions dont il se servit dans sa confession pour désigner le prêtre, cet « ange de Dieu », et le « Très Saint Sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ », suffiraient à montrer combien il était rempli de la foi catholique. Significatif est le fait que, n'étant encore qu'un jeune garçon, il se plaisait à s'absorber des heures

Durrer, B. I, p. 464. Durrer, B. I, p. 39.

entières dans la prière. Sa vie au Ranft fut une vie de renoncement, afin d'arriver à l'union avec Dieu, au repos en Dieu, but de son existence. Egalement l'acte qu'il accomplit pour le salut de la Confédération, à Noël 1481, fut la victoire du géant de la prière sur le mauvais esprit de l'égoïsme et de la discorde.

Ne voyez-vous pas le doigt de Dieu dans le fait qu'il donne à votre patrie un saint populaire, un homme de prière aussi eminent que le fut Frère Nicolas ? La courbe de la désagrégation de la vie publique est parallèle à la courbe de sa laïcisation, de son abandon de la foi en Dieu et du service de Dieu. Mais, pays par pays, peuple par peuple, seuls des hommes et des communautés qui croient et qui prient peuvent arrêter ce courant païen de laïcisation. C'est pourquoi Nous vous redisons : « Priez, Suisses libres, priez ! » comme Nicolas de Flue a prié. Alors vous pourrez dire justement et avec vérité qu'il est votre saint.

Dans Guillaume Tell13 Schiller fait dire au vieil Attinghausen les mots suivants, qui vous ont enthousiasmés dans votre jeune âge :

Attache-toi à ta patrie, à ta chère patrie, Etreins-la de toute ton âme !

C'est ici que poussent les vigoureuses racines de ta force.

Et si vous demandez maintenant où se trouvent dans votre patrie les vigoureuses racines de votre force, voici la réponse : elles se trouvent, non pas seulement mais avant tout, dans le fondement chrétien qui supporte son existence commune, sa Constitution, son ordre social, son droit et toute sa culture, et ce soubassement chrétien ne peut être remplacé par rien, ni par la force ni par la plus haute science politique. Les tempêtes qui depuis des années font rage à travers les continents, comme pour le jugement dernier, ont proclamé cela avec une voix de tonnerre. Sur la terre suisse, cette base chrétienne a pris dans la vie et dans l'oeuvre de Nicolas de Flue corps et vie mieux qu'en nul autre de votre peuple. Marchez sur ses traces et le sort de votre peuple ne s'en trouvera que mieux assuré.

Vous êtes fiers de votre liberté ! Mais n'oubliez pas que la liberté terrestre ne devient un bien que si elle s'épanouit en une liberté plus haute, si vous êtes libres en Dieu, libres vis-à-vis de vous-mêmes, si vous conservez votre âme libre et ouverte pour recevoir les flots de l'amour et de la grâce de Jésus-Christ, de la vie

IIIe acte, scène 1.

éternelle qu'il est Lui-même. Nicolas de Flue personnifie avec une perfection merveilleuse l'harmonie de la liberté terrestre et céleste. Suivez-le ! Qu'il soit votre modèle, votre intercesseur, qu'il soit cent fois, mille fois votre bénédiction et celle de votre peuple.


Pie XII 1947 - DISCOURS A L'OCCASION DE LA BÉATIFICATION DE MARIA GORETTI