Pie XII 1956 - DISCOURS A DES MÉDECINS DE L'UNION INTERNATIONALE CONTRE LE CANCER


PANÉGYRIQUE LORS DE LA BÉATIFICATION DU PAPE INNOCENT XI



(y octobre 1956) 1





A l'occasion de la béatification du Pape Innocent XI, le dimanche du Rosaire, le Saint-Père a prononcé un radiomessage à Castelgandolfo immédiatement après la lecture du bref apostolique pour la béatification et le chant du « Te Deum » dans la basilique de Saint-Pierre.

En voici la traduction :

Tel un astre brillant allumé par Dieu au firmament de l'Eglise et dont l'éclatante lumière couvre de gloire ce Siège apostolique, le nouveau bienheureux Innocent XI apparaît en cette heure solennelle, à Nos regards comme aux vôtres, environné d'une grandeur et d'une gloire surhumaines, juste récompense de la haute sainteté qui a illuminé sa vie et son oeuvre. Nous sommes certain, vénérables frères et fils bien-aimés, que vous partagez tous la joie profonde qui remplit Notre coeur, non seulement de ce que la divine Bonté Nous a permis d'inscrire au catalogue des Bienheureux l'un de Nos prédécesseurs, envers qui Nous avons toujours nourri une profonde vénération ; mais pour avoir, du même coup, réalisé le voeu du monde catholique, ardemment désireux depuis plus de deux siècles de voir élever aux honneurs des autels l'un des papes les plus illustres de l'Eglise romaine.

L'austère solitude où se confina l'humble Pontife et la sévère activité qu'il déploya à promouvoir l'oeuvre de la réforme au sein d'une société depuis longtemps habituée à de graves abus, l'avaient empêché de connaître au cours de sa vie terrestre les faveurs populaires ; mais voici qu'au moment de sa sainte mort s'éveilla brusquement chez des gens de toutes conditions la conscience de sa sainteté et de la grandeur des oeuvres qu'il avait fait aboutir à l'avantage de la chrétienté et particulièrement de l'Europe. Au choeur de louanges qui chantèrent sa mémoire on vit s'associer, comme l'écrivait un contemporain, les nombreux témoignages favorables de non-catholiques, lesquels, peu bienveillants cependant envers le Siège apostolique, reconnurent la bonté, la droiture et la force d'âme de ce pape.

Et pourtant le procès de béatification, aussitôt introduit, n'arriva pas à la conclusion rapide à laquelle on s'attendait. Des considérations étrangères, qui ne concernaient par elles-mêmes aucune des conditions essentielles fixées par les règles canoniques en cette matière, conseillèrent à plusieurs reprises d'en suspendre le cours. De nos jours cependant les obstacles qui s'opposaient à son heureux couronnement pouvaient être considérés comme dépassés, et tirés au clair les doutes qui planaient sur la juste interprétation des résolutions prises par Innocent XI en certaines conjonctures d'un pontificat qui se déroula à travers de rudes difficultés et des événements complexes, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Eglise. De minutieuses recherches historiques ont, en effet, confirmé que les motifs déterminants de chacun de ses actes, alors même qu'il se trouvait au centre des plus âpres conflits ne s'inspiraient en aucune manière d'opposition ou d'antipathies politiques, mais uniquement de la conscience qu'il avait de sa responsabilité dans la défense de la liberté de l'Eglise et dans la sauvegarde du monde chrétien.

C'est ainsi que la splendeur de la vérité, qui finit toujours par triompher, quand même il y faudrait des siècles, sur les erreurs du jugement et les passions humaines, auréole aujourd'hui, d'une gloire insigne, sa figure et son nom. Mais, plus que tout le reste, il Nous semble reconnaître, dans la présente glorification du grand Pontife du XVIIe siècle, une marque délicate de la Providence de Celui qui, de même qu'il appelle les âmes à une sainteté extraordinaire se réserve aussi de fixer le jour de leur apothéose selon les desseins d'une infinie sagesse. En ce sens il Nous semble que l'exaltation d'Innocent XI, trois siècles bientôt après sa mort, n'a pas seulement pour but de rendre pleine justice au nom de l'histoire à un pontife qui a très bien mérité de l'Eglise et de l'Europe, mais qu'elle a encore



pour but d'indiquer les voies du salut, de la paix et du renouveau au siècle où nous sommes, lequel se caractérise, tout comme celui où il a vécu, par le besoin pressant d'un renouveau spirituel, par la gravité et la violence des conflits d'intérêts, par les périls immenses menaçant la communauté humaine.

Puisse donc l'hymne de reconnaissance à l'infinie majesté du Père, à son adorable, véritable et unique Fils, à l'Esprit-Saint Paraclet, puisse cet hymne de reconnaissance qui vient de résonner en ce lieu sacré, qui fut témoin des vertus et des oeuvres du nouveau bienheureux, au jour où Nous fêtons le Très Saint Rosaire de la Mère de Dieu, puisse-t-il retentir à travers l'Eglise universelle qu'il a si bien servie, soutenue et défendue de toutes les forces de son caractère inébranlable, de toute la sagesse de son esprit et surtout avec cet amour et ce don total de lui-même qui le rendaient prêt, comme il l'a lui-même plusieurs fois déclaré, à immoler s'il le fallait sa propre vie pour elle.
La figure du nouveau Bienheureux — sa sainteté


Le Saint-Père évoque les traits caractéristiques de la sainteté d'Innocent XI et souligne la triple tâche de ce Pontife : réforme de l'Eglise, défense des libertés et des droits de l'Eglise, défense de la chrétienté.

Il ne fait pas de doute que le fondement caché de la grandeur même humaine d'Innocent XI découla de sa sainteté et de la conscience aiguë qu'il avait d'être fidèlement assujetti à Dieu qu'il adorait et aimait comme le principe, le terme et la règle de toutes ses pensées, affections, paroles et actions. Les vertus héroïques qui brillèrent en lui, les luttes qu'il a soutenues avec intrépidité, les glorieuses entreprises qui ont immortalisé son nom provinrent de cette conscience, à la manière dont les couleurs du spectre sont réfractées par un prisme de pur cristal, et c'est dans cette conscience qu'elles prenaient leur source, en elle qu'elles puisaient leur nécessaire vigueur.

Comme il arrive souvent dans l'histoire des saints, la grâce divine eut des prévenances pour Benoît Odescalchi dès ses plus tendres années, et se servit en tout premier lieu de la saine éducation familiale qui lui fut donnée par ses parents, « gens d'une haute piété et chrétiens excellents », conformément aux traditions de la noble famille qui avait bien mérité de l'Eglise

2 Summ. 1943, P- 182. s Summ. 1943, p. 583.




et de la patrie par d'illustres personnages dévoués au service de l'une et de l'autre. Il reçut une formation religieuse plus profonde à l'école de piété et d'apostolat des congrégations mariales ; elles le portèrent à un souverain respect des choses de Dieu et aux vertus propres à son âge et à sa situation, par exemple à une chasteté intacte et toujours sur ses gardes et à une ardente charité envers les malheureux, qui plus tard lui valut le surnom de « père des pauvres ». Aussi lorsque, encore hésitant sur l'état de vie qu'il devait embrasser, il se rendit de Côme, sa ville natale, à Gênes, pour y faire du commerce, puis, comme étudiant, à Rome et à Naples, le jeune Odescalchi reflétait dans ses paroles et dans ses manières l'intense vie spirituelle d'un homme qui est entièrement aux mains de Dieu. A cet âge qui, pour d'autres, est souvent prétexte à des dissipations, il avait déjà choisi comme ligne de conduite de « promouvoir le bien » et, en particulier, de secourir le prochain parce que, disait-il, « c'est là l'unique chose utile à faire dans le monde » 2. Sensible et docile aux mouvements de la grâce divine, à peine eut-il la certitude d'être appelé par Dieu à Le servir dans l'Eglise, qu'à l'âge d'environ trente ans il n'hésita pas à embrasser l'état ecclésiastique, avec une totale pureté d'intention et avec une promptitude joyeuse à accepter toute tâche qui pouvait lui être imposée, ou encore, selon une note dont il semble être l'auteur, « à servir sans calcul et sans engagement », c'est-à-dire sans égard pour les personnes ou les choses qui s'opposeraient à sa vocation3. C'est ainsi qu'il ne cherche point à se débarrasser de la lourde charge, sûrement peu accordée à la générosité innée de son coeur, de « Commissaire extraordinaire de la Marche », à une époque d'extrême pénurie des ressources privées et publiques ; il en remplit, au contraire, les devoirs à la pleine satisfaction tant du Saint-Siège que des populations elles-mêmes, grâce à ses rares qualités de prudence et de patience, et particulièrement, à son exquise charité qui lui faisait reconnaître dans les autres, et surtout dans les plus pauvres, la personne même du Christ, qu'il devait par conséquent secourir jusqu'au sacrifice de lui-même et de ses propres biens. Plus les charges et les dignités s'accumulaient sur ses épaules et plus son esprit cherchait un refuge dans la prière à laquelle il consacrait de nombreuses heures dans le silence des églises ou dans la solitude de sa maison transformée en un austère sanctuaire : il y puisa les lumières et la force dont il avait besoin pour affronter les difficultés du gouvernement des peuples, d'abord comme cardinal légat de Ferrare, puis comme évêque de Novare, et enfin à Rome.

On pourrait peut-être s'étonner, et ses contemporains n'ont pas manqué de le faire, de ce qu'un homme qui exerçait de tels pouvoirs et qui déployait une activité aussi dynamique dans les fonctions de gouvernement : administration de la justice, maintien de l'ordre public, amendement des terres, relations officielles, soin des finances de l'Etat pontifical, ait encore trouvé le temps de se consacrer à de pieuses pratiques, telles que « l'exercice de la bonne mort », ou l'assistance à la récitation de l'Office divin, ou l'enseignement du catéchisme aux enfants. Or, c'est au contraire la prière dans la solitude qui est l'origine secrète des indéniables succès qu'il remporta avant et pendant son pontificat. L'union avec Dieu affinait en lui ses aptitudes naturelles à connaître et à juger les hommes, à rendre son courage inflexible dans les luttes, à voir clairement les vrais désordres dont souffrait la société et, pour lui-même, à surveiller, corriger et dompter ses propres inclinations afin de se rendre, le plus possible, un instrument du bien entre les mains de son Seigneur.

C'est ainsi que le jour où l'Eglise, endeuillée par la mort de Clément X, se prosterna devant les autels pour rappeler au Tout-Puissant sa promesse : « Je me susciterai un prêtre fidèle, qui travaillera selon mon coeur et mon esprit, et je lui bâtirai une maison fidèle, et il marchera jour après jour en présence de mon Christ4 », ce jour-là l'Eglise tourna ses yeux sur Benoît Odescalchi et reconnut en lui le pontife qui attirerait sur lui « aussi bien l'agrément de Dieu pour son dévouement à l'égard des fidèles que celui du peuple chrétien en vertu de sa recherche incessante de la gloire de Dieu » 5.

La célèbre « capitulation » électorale constitue le plus fidèle portrait du grand Pontife réformateur.

4 Messe pour l'élection du Souverain Pontife. Introït.

5 Ibid., Oraison.




Innocent XI, en acceptant la dignité du pontificat suprême comme une croix que lui imposait la divine Providence, avait

conscience des graves devoirs qui l'attendaient et, en même temps, des grands espoirs que la chrétienté fondait sur lui. Sa profonde humilité lui cachait sans doute à quel point il était de par son caractère, son expérience et son énergie, prêt à affronter les événements qui se préparaient soit au sein de l'Eglise, atteinte par de graves abus, soit au sein de la communauté européenne, menacée sur ses frontières orientales, déchirée par des schismes religieux, bouleversée par les rivalités des princes, incapable de trouver un équilibre et l'indispensable unité en face des redoutables dangers qui la menaçaient tout entière. Son caractère pratique et volontaire, tout autant que la conscience qu'il avait de son rôle de Père et de Pasteur, s'opposaient en lui à la moindre idée de « laisser courir les événements », ou tout au plus de parer les coups au hasard. Innocent XI monta sur le trône pontifical avec la vision des nécessités de son temps, et s'imposa en conséquence et dès le début un programme d'action bien défini et concret suivant trois directions : porter à son terme la réforme intérieure entreprise par le Concile de Trente, revendiquer la liberté et les droits de l'Eglise, assurer le salut de l'Europe chrétienne. En s'appliquant à cette triple tâche, Innocent XI avait conscience qu'il lui faudrait lutter contre de puissants adversaires, venir à bout de leurs violences, subir maintes avanies et maints revers. En dépit de quoi son âme intrépide ne chancela point ; il n'attendit point les événements pour réagir, il les devança au contraire et, par des initiatives résolues et parfois solitaires, il travailla à réaliser son programme contre toutes les belles promesses et les compromis qu'on pouvait lui suggérer jusqu'à ce qu'il eût assuré à l'oeuvre entreprise un succès durable.

Aussi son nom reste-t-il lié à l'histoire du pontificat romain par sa hardiesse à affronter ces trois tâches, par sa persévérance à les poursuivre et par l'immense portée des résultats qui couronnèrent ses efforts. Cependant l'historien qui se bornerait à envisager l'oeuvre extérieure d'Innocent XI en faisant ressortir les dons naturels de son tempérament ne donnerait pas encore son véritable portrait, à moins de l'éclairer de cette lumière surnaturelle par laquelle il se fit diriger dans toutes ses actions. Sous une telle lumière il apparaît que l'homme de gouvernement et le saint étaient étroitement unis, et des traits qui pouvaient n'apparaître que comme des qualités naturelles, se révèlent en outre comme étant d'authentiques vertus religieuses, débordant d'une âme remplie de Dieu et décidée à exécuter à tout prix sa volonté.

Celui qui, dès son enfance, s'était distingué par une ardente piété envers Dieu et par son respect des choses divines, trouva dans le Souverain Pontificat un motif supplémentaire de renforcer sa vie intérieure, considérant qu'il était de son devoir, comme il le disait, « de demeurer dans la retraite de sa maison à prier le Christ pour son peuple » 6. La récitation de l'office divin continua d'être « son réconfort et son plus grand plaisir », qu'il faisait passer avant toute autre détente, si nécessaire qu'elle fût1. Il avait un souverain respect pour la sainte messe dont la célébration, à certains jours, ne lui demandait pas moins de trois heures : une pour la préparation, une pour le sacrifice lui-même, et une troisième pour une humble action de grâces. A une si haute fidélité envers les choses de Dieu correspondait cette extrême délicatesse de conscience qui est le propre des saints, et qui lui faisait prendre en abomination, chez soi et dans les autres, non seulement le péché mais jusqu'à ses occasions les plus lointaines ou même la seule apparence du mal.

L'héroïque maîtrise qu'il exerçait sur soi et sur ses passions lui conféra une patience exemplaire à supporter les rudes infirmités qui s'attachèrent à ses treize années de pontificat, aggravées dans les derniers temps jusqu'à devenir intolérablement douloureuses.

D'un tempérament grave et presque mélancolique, il savait pourtant montrer, à certaines heures, beaucoup d'affabilité. Il était « d'une absolue sincérité, franc et droit », incapable, au plus profond de lui-même, d'aucune dissimulation, à tel point que « jamais, dans les relations qu'on avait avec lui, on n'a découvert de fraude, de duplicité ou de ruse ; au contraire, il tenait à l'écart ceux qu'il savait sujets ou portés à de tels défauts » 8. Inébranlable quand il avait pris une décision, il ne se décidait pas sans avoir mûrement réfléchi et sollicité des conseils. Très sensible aux malheurs des autres, il supportait au contraire avec un silence plein de dignité les médisances et les offenses qui s'adressaient à sa personne. Administrateur sévère des biens de l'Eglise, il ne ménageait pas les siens propres



Summ. 1943, g 1973, p. 422. Summ. 1943, g 1908, p. 398. Summ. 1943, g 554, p. 125.

quand il s'agissait de secourir les indigents ; tout noble de naissance qu'il était, et pénétré de la dignité sacrée de sa charge, il aimait à mener sa vie conformément au véritable esprit de l'apôtre, dans la pauvreté, dans la simplicité, dans le travail9. Entièrement livré à Dieu, il ne cherchait que la gloire de Dieu, et il souffrait profondément, et jusqu'aux larmes même, quand des marques d'honneur publiques lui étaient rendues comme il arriva à l'occasion de la libération de Vienne dont il avait été indiscutablement le promoteur et l'artisan.

Du don total qu'il avait fait de soi, en esprit et en acte, à la cause de Dieu et de l'Eglise, découlaient son intrépidité, l'héroïque acceptation des échecs provisoires qu'il subissait, son indépendance à l'égard de tout respect humain, une espèce de sévérité, mais par-dessus tout son inébranlable persévérance à procurer la réalisation du bien qu'il poursuivait, en dépit de tous les efforts contraires et de tous les abandons. Un exemple entre autres suffira : son comportement au cours du congrès de la paix de Nimègue. A son Nonce, Luigi Bevilacqua qu'il y avait envoyé et qui remplissait fort bien ses fonctions, mais qui avait peut-être, en réussissant trop bien, quelque peu froissé la sensibilité des Anglais, il fit envoyer par le cardinal Cibo, les instructions suivantes : « Si les propositions de paix venaient de l'Angleterre et si celle-ci voulait être l'arbitre du traité, la réponse la plus opportune, et la plus conforme au sentiment de Sa Sainteté serait de dire que Sa Sainteté, en envoyant Votre S. Illustrissime au congrès, n'avait point en vue sa propre gloire, mais celle de Dieu, ainsi que la paix et la sécurité de la chétien-té. Ainsi, ne point se préoccuper de savoir qui est l'auteur, pourvu que la chose se fasse »... Ainsi « V. S. Illustrissime n'a pas à se préoccuper de mettre en valeur son propre personnage dans l'art de la politique, si ce n'est dans la mesure où elle sert la sainte cause qui consiste à apporter la paix aux peuples, et a l'Eglise du Christ sécurité et prospérité 10 ».

9 Summ. 1943, p. 744 ss. passim. 10 Arch. secr. vaticanes, Nonciature de Faix, 37, 25 septembre 1677, fol. 13 r. et v. — Registre des chiffres.




Cette mise au service exclusif de la cause de la religion, en toute délicatesse de conscience à l'égard de Dieu à qui il s'offrait comme un pur instrument, est peut-être le trait le plus marque du caractère d'Innocent XI ; le point de départ et l'explication des grandes oeuvres qu'il a entreprises et en tout premier lieu, de la réforme de l'esprit chrétien et de la discipline ecclésiastique.



L'oeuvre de réforme

11 Informations tirées des Archives secrètes du Vatican, Miscellan. Conclavi, Fondo Pio 263 (417) fol. 369 et 401 — Bibliothèque Apostolique Vaticane, Urb. Lat. 1723, fol. 68 (58) et fol. 94 (90) et Barb. Lat. 4664, fol. 79 et 197 ; dans ce dernier document on dit que ces chapitres auraient déjà été présentés au conclave précédent.






L'oeuvre réformatrice du nouveau Bienheureux brilla avant tout dans le renouvellement moral de la ville de Rome et dans l'administration de tout l'Etat de l'Eglise. Ce fut son insigne mérite d'avoir appliqué résolument les méthodes de la réforme, et communiqué aux remèdes précision et vigueur par sa volonté inflexible et son exemple personnel. De tout cela un éloquent document demeure : la célèbre « capitulation » électorale qui, par son contenu et les circonstances qui s'y rattachent, mais plus encore par l'application scrupuleuse qu'en fit son auteur, constitue le portrait le plus fidèle du Bienheureux Pontife, comme restaurateur de la discipline ecclésiastique et ennemi des abus. On sait qu'à la veille de son élévation au souverain Pontificat il présenta aux cardinaux un programme de réformes, composé par lui-même sous forme de « capitulation » et sollicita leur acceptation comme condition pour ainsi dire de son propre consentement à l'élection. Ce n'est pas sans une vive émotion que se présente à Notre souvenir, en cette circonstance solennelle, le récit qui en a été laissé par les chroniques du temps. Le soir du jour qui précéda son élection, c'est-à-dire le 20 septembre 1676, « à deux heures de la nuit », les cardinaux allèrent le trouver pour lui faire hommage ; il les accueillit avec une grande émotion, mais les conjura, par des prières mêlées de larmes, de vouloir élire un homme plus méritant que lui et mieux capable de supporter une si lourde charge, faisant remarquer qu'il y avait des sujets beaucoup plus aptes. Finalement, il se montra prêt à accepter, mais demanda que les cardinaux souscrivissent ces Chapitres, comme ils firent en effet. Le lendemain matin, 21 septembre, le cardinal Odescalchi fut élu 11. Innocent XI montait donc sur le trône pontifical avec un programme qui semblait l'écho des voeux et des aspirations de la portion la meilleure de l'Eglise. A vrai dire la forme qu'il choisit pour donner à son programme la solennité et l'importance qu'il méritait était contraire aux dispositions qui interdisaient et déclaraient nulles les capitulations dans les conclaves, et qui remontaient à Grégoire X 12, et plus récemment à Pie IV13 et Grégoire XV14 ; mais le zèle ardent de notre bienheureux et les circonstances particulièrement délicates que traversait l'Eglise semblaient justifier cet acte, spécialement si l'on remarque, comme l'expliqua plus tard Benoît XIV, qu'il s'agissait, dans le cas présent, de capitulations justes et conçues pour le bien commun, et qui devaient en tout cas être considérées comme ayant pour le futur Pontife valeur directive et non force de loi15. Quiconque connaît l'histoire du pontificat d'Innocent XI ne peut échapper, en relisant ce document de la veille, à l'impression de se trouver devant un schéma biographique plutôt qu'un programme pour l'avenir. Aucun des douze articles ne resta lettre morte, si bien que, développés et illustrés par les faits historiques, ils pourraient fournir autant de chapitres à la biographie d'Innocent XI. C'est surtout l'esprit dont ils sont pleins — profonde conscience de l'Office pastoral suprême, droiture d'intention, zèle de la gloire de Dieu, immense charité pour le peuple — qui reflète d'avance les sentiments qui animèrent son pontificat. Dans la réalisation de ce programme de réforme, Innocent XI fut avant tout soucieux de restituer à la Curie romaine et à l'Episcopat leur dignité spirituelle, en choisissant des personnes à toute épreuve, aptes et prêtes à collaborer avec lui à la suppression des abus.



Innocent XI s'attaqua courageusement aux néfastes abus dont souffrait l'Eglise et en premier lieu au népotisme. Il prit aussi des mesures pour une répartition plus équitable des impôts et pour assurer plus de justice en faveur du peuple.

12 Cap. 3 de elect. i. I lit. VI in 60.

13 Const. In Eligendis, o oct. 1562, § 26.

Il Const. JEterni Patris, 15 nov. 1621, § 18.

15 De Syn. Dioec. 1. 13 c. 13 n. 20.




Le premier de ceux-ci, signalé comme source de maux innombrables, était le népotisme, c'est-à-dire l'enrichissement des parents du Pontife avec les biens de l'Eglise, et le pouvoir exorbitant que ceux-ci exerçaient. C'est avec raison que les historiens voient dans Innocent XI celui qui a donné le coup de grâce à ce mal ancien, et qui pour le guérir aima mieux employer la force de l'exemple que celle d'une Bulle, d'ailleurs déjà préparée 16.

Il intervint avec autant de rigueur et d'opportunité dans l'administration des biens de l'Eglise et de l'Etat réprimant tout gaspillage et toute dépense non nécessaire ; par là, ainsi que par un système d'impôts strictement exigés qui épargnait les moins fortunés, il remédia rapidement aux lourdes dettes de la Chambre apostolique. Après avoir, pour ainsi dire rétabli l'ordre dans sa propre maison, il s'appliqua de toutes ses forces à le rétablir dans les autres domaines de la vie ecclésiastique et civile. Dans le choix des évêques, il n'eut d'autre règle que d'assurer aux âmes des pasteurs zélés et exemplaires, dont il ne se lassa jamais d'exiger le devoir de la résidence et la simplicité de vie. Gardien scrupuleux de la justice, il veilla à ce que la négligence des tribunaux et la longueur des procès ne fissent pas souffrir les innocents. Père des pauvres, comme il l'avait toujours été, il travailla pour que ses sujets ne fussent pas écrasés par des impôts excessifs, ni ruinés par les usuriers ; au contraire, il assura l'amélioration des conditions de vie par l'amendement des terres, la surveillance des prix, la réglementation des approvisionnements.

16 Summ. 1943, P- 834-




Plus grande toutefois fut sa sollicitude pour l'élévation du niveau religieux et moral du peuple, et dans ce but il employa sagement l'autorité et la persuasion. Tandis qu'il n'hésitait pas à imposer des règles strictes et des peines sévères contre les modes et les spectacles immoraux, et contre les semeurs de scandales, il était empressé à établir des cours de doctrine chrétienne, qu'on vit souvent enseigner par les cardinaux eux-mêmes, et jusque « sur la place » et « dans les réduits ». Plus vastes et importantes furent les mesures qu'il prit pour préserver la foi des erreurs, endiguer l'hérésie, promouvoir le culte divin, encourager le zèle missionnaire dans les pays païens, raviver la ferveur religieuse du clergé, et des laïcs ; toutefois ce qui justifie au plus haut point le titre de « grand réformateur » que les historiens attribuent à Innocent XI, ce fut le renouveau spirituel qu'il sut infuser dans les coeurs, en même temps que la confiance dans la possibilité d'arriver au but et la persuasion qu'on ne reviendrait pas en arrière. Sous cet aspect, Innocent XI dépasse par son esprit les limites de son siècle et, vivant encore pour ainsi dire dans le nôtre, il enseigne aux hommes d'aujourd'hui, éprouvés par tant de tragiques erreurs, que le salut consiste dans une régénération spirituelle et morale, tandis qu'il indique aux chrétiens, assoiffés de rénovation, mais déconcertés par tant d'apostasies dans le peuple, quelle est la base sûre de toute renaissance spirituelle. Elle consiste à se serrer, dans une action unanime, autour de celui que Dieu a établi sur terre Pasteur universel des âmes, à se laisser guider par lui et à collaborer avec lui avec confiance.
La défense des libertés de l'Eglise




Innocent XI eut de longs et ardus démêlés avec le roi de France. Dans ce pénible conflit il fit toujours preuve d'une volonté tenace mais aussi d'une charité inaltérable.

Du pontife intrépide, entièrement donné à la cause de Dieu, qu'était Innocent XI, dont la conscience entretenait une très haute idée de l'indépendance de l'Eglise, on pouvait attendre qu'il se défendît fermement contre toute violation de la souveraineté pontificale, toute ingérence dans la sphère juridique où seule l'Eglise est compétente, même en matières apparemment temporelles et politiques, et plus encore dans les domaines directement spirituels et touchant à la constitution divine de l'Eglise elle-même et à son autorité suprême.

La lutte pour la défense des libertés de l'Eglise est liée au nom de la « fille aînée de l'Eglise », la France ; mais il est hors de doute que la conduite et l'énergie d'Innocent XI n'auraient pas été différentes s'il s'était agi de toute autre nation. Ce fut une lutte grave, longue, menée à armes inégales, dans laquelle d'ailleurs il n'oublia jamais sa qualité de Père.

17 De jure beîli et pacis — Lettre dédicatoire A Louis XIII, roi très chrétien de France et de Naval re, Amsterdam 1642, p. 3.




Sur le terrain concret du conflit, sur son double objet, la « régale » et « les franchises de quartier », il ne pouvait rencontrer d'adversaire plus puissant. Il eut en face de lui un royaume que Hugo Grotius lui-même avait appelé le plus beau après celui du ciel17 ; il se trouva en face de la Maison de France, alors, selon Bossuet, « la plus grande, sans comparaison de tout l'univers, et à qui les plus puissantes Maisons peuvent bien céder sans envie, puisqu'elles tâchent de tirer leur gloire de cette source » 18 ; en face d'un roi de France, Louis XIV, dont lui-même, dans sa sincérité à toute épreuve, estimait et louait « la grandeur d'âme », « la piété remarquable et le courage digne du plus grand roi », rappelant « les immenses bienfaits que la divine Bonté avait jusqu'ici accordés à lui-même et à sa maison royale et ne manquait pas d'accorder chaque jour davantage » 19. Malgré cela, ni la redoutable puissance du royaume, ni l'estime pour la personne du roi ne purent faire abandonner à Innocent XI la lutte qui lui fut imposée, dès le début de son pontificat, par la question de la régale. Dans le fait que Louis XIV avait de sa propre initiative étendu à tout le royaume certains privilèges concédés par le Saint-Siège à des diocèses déterminés, Innocent XI vit la violation d'un droit, entraînant de très graves dangers pour l'Eglise entière, aussi bien sur le terrain des principes que sur celui de la réalité concrète. Le silence du Pape à cet égard aurait non seulement ratifié les erreurs tant de fois condamnées par ces prédécesseurs dans la question des rapports de l'Eglise et de l'Etat, mais il aurait aussi conduit facilement la France sur la voie du schisme.

18 Oraison funèbre d'Henriette-Anne d'Angleterre, 21 août 1670.

19 Lettre d'Innocent XI à Louis, roi très chrétien de France, 22 avril 1683 — Archives secrètes du Vatican, Epist, ad Principes 75, fol. 148 et 149.




De même, dans le conflit des franchises de quartier, Innocent XI vit une question de principe et de droit. L'extension excessive des immunités diplomatiques à des quartiers entiers s'était démontrée cause de désordres et de délits à Rome et dans l'Etat pontifical ; Innocent XI entreprit en conséquence d'extirper l'abus, malgré la résistance du roi et de son ambassadeur. Il fut inflexible ; mais qui pourrait lui en faire un reproche ? Si, en effet, au détriment de la justice et de l'ordre public, il avait permis aux représentants diplomatiques des puissances étrangères à Rome des libertés et des usurpations que les mêmes puissances n'auraient jamais tolérées dans leurs propres Etats, n'aurait-il pas provoqué l'étonnement universel et porté dommage à la dignité et à l'indépendance de l'Eglise ? Et si, parce qu'une puissance se montrait plus altière et plus menaçante, il lui avait concédé ce qu'il refusait justement à d'autres, n'aurait-il pas attiré sur le Siège apostolique le reproche de partialité et de faiblesse, au grand détriment de l'autorité pontificale ?

Aucun historien honnête ne pourrait plus reprocher au Pape d'avoir voulu contrarier les plans politiques du roi de France. Innocent XI a lutté avec l'intention la plus pure, non sous l'irnpulsion ou l'instigation de quiconque 20, mais poussé seulement par le sens de sa responsabilité devant Dieu, pour la défense du droit de l'Eglise et pour le salut éternel du roi lui-même, dont il voyait l'âme en péril.

20 Of. Mgr Lorenzo Casoni au Cardinal Ranuzzi, Nonce à Paris, 17 janvier 1688 — Archives secrètes du Vatican, Francia 317 H Ha, fol. 907.

21 Lettre au Roi de France, 29 décembre 1679 — Arch. secr. Vat., Ep. ad Princ. 74, fol. 72.

22 Arch. secr. Vat., Lettre au Roi de France, 21 septembre 1678 — Ep. ad Princ. 73,
fol. 200.




On se trouve ici devant le fait, singulier comme la haute sainteté qui l'explique, d'un adversaire qui avec la sévérité conserve dans la lutte la bienveillance pleine d'amour d'un père. Dans les lettres adressées à Louis XIV, le Pape l'exhortait à se souvenir que la vie des rois et des princes est caduque, qu'ils seront appelés au strict jugement de Dieu, à qui ils devront se présenter sans leur suite, sans aucun insigne royal ou gardes puissantes, pour rendre compte de toute leur vie antérieure au Juge suprême, qui scrute les coeurs, à qui rien n'est caché et auprès duquel il n'y a pas d'acception de personnes'1. Mais, d'autre part, il l'assurait qu'il écrivait ces choses non pour le confondre, mais pour l'avertir comme un fils très cher, parce qu'il ne sert de rien à l'homme de gagner l'univers s'il doit par là nuire à son âme 22. Le bienheureux Innocent XI trouvait tout naturel de faire appel chez le roi à ces principes religieux qui même en politique, guidaient tous ses actes, persuadé que sur ce terrain ils se seraient rencontrés dans la justice et dans la concorde. Mais ce fut en vain. D'autre part, sachant bien que le Pape n'avait aucune puissance politique à opposer au roi de France, il mettait toute sa confiance dans l'assistance divine. Tout l'échange de dépêches et de rapports entre le Saint-Siège et le Nonce à Paris montre fidèlement que cette confiance était solide et quelle vigueur elle donnait au vieillard désarmé. Nous voudrions rappeler, entre autres, un trait, et presque un avertissement, contenu dans l'Instruction envoyée au cardinal Ra-nuzzi, Nonce apostolique en France, le 21 septembre 1686, parce qu'il révèle très clairement les dispositions et les intentions d'Innocent XI, et parce que ce sentiment, commun aux pontifes de tous les temps, a montré sa valeur perpétuelle et sa force dans les luttes soutenues par ceux-ci. On y parlait de ceux « qui croient pouvoir, à force d'injustices et de concussions, avoir raison de l'âme du Saint-Père et l'amener à consentir à des mesures contraires à la liberté et au bien de la Sainte Eglise. Mais ils se trompaient grandement, car nulle violence ne contraindrait jamais Sa Sainteté à s'écarter de ce qui lui était prescrit par son devoir pastoral, avec une vive confiance en Dieu, qui devrait en son temps se faire connaître et « juger sa cause » 23. Innocent XI ne recueillit pas le succès personnel de cette lutte, qui l'occupa pendant tout son pontificat et qui à sa mort atteignait son point culminant et semblait désormais sans espoir. Il semble que la Providence ait préféré laisser de lui l'image de l'athlète de Dieu, énergique, mais avec modération et dignité. Quant à Nous, Nous n'hésitons pas à le compter parmi les plus grands et les plus admirables champions de la liberté et de l'indépendance de l'Eglise, entre lesquels resplendit, très haut, la gigantesque figure de Grégoire VII.
La défense de la chrétienté


Innocent XI joua un rôle de première importance dans l'organisation de la défense de l'Europe chrétienne et dans la victoire des armées chrétiennes sur les Turcs.

Dans une autre lutte toutefois, plus menaçante et redoutable, il fut donné à Innocent XI de cueillir la palme de la victoire, et de mériter ainsi dans l'histoire le titre de sauveur de la chrétienté contre l'invasion des Turcs. A ce propos, Nous tenons à faire remarquer qu'en rappelant ces événements, essentiels dans la vie de Notre bienheureux, mais qui datent de près de trois siècles et se sont déroulés dans des circonstances si différentes des conditions présentes et désormais entièrement dépassées Nous n'avons voulu en aucune manière manquer d'égard à la nation turque, avec laquelle Nous avons des relations, sinon officielles, du moins tout à fait courtoises.

23 Arch. secr. Vat., Fonde- « Nunziature diverse », vol. 231, fol. 166.




A vrai dire, Innocent n'était un homme politique ni par profession ni par inclination. Au contraire, on a comme l'impression qu'au moment de son élévation au Siège de Pierre, il ne possédait pas une connaissance entièrement claire et exacte de la situation extrêmement embrouillée de l'Europe d'alors Même comme pape, il se maintint complètement en dehors des diverses ligues et alliances des princes chrétiens entre eux ou des uns contre les autres. Si donc l'histoire parle de sa grande action politique, cela s'explique uniquement par le fait que la conscience de sa responsabilité l'amena à intervenir dans ce domaine. Il s'agissait, vers 1680, de libérer l'Europe chrétienne d'un danger mortel, qui, dans l'opinion d'Innocent XI, n'aurait pu être conjuré — après le nécessaire recours à l'aide divine — que par une action au moins principalement politique, commencée par le pape lui-même, et qui consistait à unir les forces dispersées des nations européennes sous un seul étendard chrétien.

La victoire maritime de forces chrétiennes de Lépante, dont l'âme avait été saint Pie V, Son prédécesseur et le Nôtre, avait bien affaibli la puissance ottomane et freiné l'élan de ses conquêtes. Mais la frontière du territoire dominé par les Turcs du côté de l'Europe centrale était demeurée inchangée et passait tout près de Vienne ; et de la Hongrie il ne restait, depuis 1541, qu'une étroite bande libre. La Porte pouvait de nouveau se soulever, et elle le fit sous l'habile et redouté Grand Vizir Kara Mustapha. Son dessein était d'envahir l'Europe centrale, les territoires de la Maison des Habsbourg, et, sans aucun doute, de passer aussi en Italie.

Dans une telle situation, la pensée dominante d'Innocent, qu'il manifestait très souvent, parfois avec une éloquence enflammée, aux envoyés de Louis XIV, était une contre-attaque concentrique des puissances chrétiennes réunies, y compris Moscou, et en coopération avec la Perse 24.

24 Lettre du Cardinal Cibo au Nonce de Pologne, 30 oct. 1677 — Arch. Vat., Nunz. Polonia 183 A, fol. 104V-105.




Mais la dure réalité des faits déçut ses espérances : Innocent dut réduire son projet, en se limitant à promouvoir une alliance entre l'empereur Léopold I et le roi de Pologne, Jean III Sobieski, appelé par lui « le boulevard de la chrétienté ». Toutefois, même contre ce plan s'accumulèrent de nombreuses difficultés qui semblèrent insurmontables à tout effort humain. De son côté, la Porte, qui observait attentivement les développements de la politique européenne, tandis qu'elle ne semblait pas nourrir de crainte au sujet d'une ligue des princes chrétiens, ne cachait pas son appréhension pour l'action du pape. L'ambassadeur vénitien de Constantinople, Pietro Civrano, informait, en effet, en ces termes le Sénat de Venise, en 1682 : « Parmi les Princes chrétiens... le Pontife n'est pas le moins considéré ; ils le croient capable de composer une ligue entre les Princes chrétiens, seul frein des infidèles et le plus redouté de leur part » 25.

25 Le Reîazioni degli Stati Europei lette al Senato dagli Ambasciatori veneziani nel secolo decimo settimo — Turquie, voi. unique — 1871, p. 270.




Appréhension vraiment fondée, car Innocent XI, dès 1677 et avec une énergie presque surhumaine, ne négligeait rien pour mener à bien cette alliance. Celle-ci, à son tour, était gênée, entre autres, par les équivoques et par les défiances réciproques entre les deux parties, par le fait que Sobieski, déjà personnellement peu affectionné à l'empereur, s'était laissé gagner à la politique anti-habsbourgeoise de Louis XIV, et en outre parce que, dans la Pologne elle-même, l'alliance avec l'empereur constituait la pomme de discorde des partis. Par un effort prolongé et tenace, le pape, solidement soutenu par ses nonces à Vienne et à Varsovie, élimina un obstacle après l'autre, jusqu'à amener Sobieski à sa cause. Mais voici qu'une nouvelle tempête menace de submerger la barque arrivée presqu'au port. Au sein de la Diète polonaise, l'opposition semblait insurmontable. Mais la Providence divine, par une intervention visible, exauça les voeux d'Innocent XI. De façon inattendue, alors qu'à l'aube du matin de Pâques, 18 avril 1683, Sobieski comparut devant la Diète et demanda l'acceptation de l'alliance et la fermeture du Parlement, toute résistance cessait. Dans le rapport du nonce de Pologne, Mgr Opizio Pallavicino, envoyé le jour même au cardinal Cibo, retentissait encore le ton dramatique de cette lutte, dont l'heureuse issue était attribuée au saint zèle d'Innocent XI. Cette nuit, ainsi écrivait-il, fut entièrement achevée l'oeuvre si nécessaire à la conservation de la chrétienté et si désirée du Saint-Père. Il ajoutait : c'est une grâce singulière accordée par Dieu à la chrétienté en vertu des prières de Sa Sainteté ; il faut l'avouer, ce ne pouvait être une oeuvre humaine, car aucune industrie, éloquence ou habileté ne pouvait y réussir ; on doit croire presque vraiment impossible et chose dépassant la nature de voir, sinon éteints, du moins calmés les discours, la colère, les haines et les rancoeurs, qui avaient atteint le plus haut point... En somme, toutes les circonstances faisaient désespérer de la bonne fin d'une affaire si importante, d'où il est naturel d'attribuer uniquement à Dieu, mû par les prières de Sa Sainteté, son heureuse conclusion m.

L'intervention divine arrivait à temps pour sauver la chrétienté d'un danger qui devenait extrême. En effet, le jour même où l'alliance entre l'empereur Léopold et Sobieski était conclue, d'Andrinople à Belgrade la puissante armée turque se mettait en route pour attaquer. Dans les mois qui suivirent, le pape, sans négliger un recours plus intense à Dieu, travaille à faire consolider l'alliance par un acte solennel, qui révéla comment il était le guide moral du mouvement de libération. Le 16 août 1683, dans le palais du Quirinal, les deux cardinaux protecteurs, Pio pour l'empereur Léopold et Barberini pour le roi de Pologne, prêtèrent entre les mains du Pontife le serment solennel d'exécuter fidèlement toutes les obligations et clauses contenues dans l'alliance offensive et défensive contre la Turquie, déjà signée par les plénipotentiaires le 31 mars de la même année. La joie d'Innocent XI à ce moment et l'émotion qui allait jusqu'aux larmes — comme l'atteste le cardinal Barberini dans une relation minutieuse au roi de Pologne27 — étaient égales à l'inquiétude d'une veille de bataille et à l'espérance que ce traité pourrait s'étendre à une ligue plus vaste. Après avoir pieusement invoqué le nom de Dieu, le pape implora de l'Auteur de tout bien les bénédictions célestes sur ces princes, et forma le voeu que tout ce qui avait été convenu fût réalisé de façon inviolable28. En fait, bien que le traité en question concernât immédiatement la guerre contre les Turcs, il était stipulé à la fin que « comme on devait non seulement inviter à cette alliance les princes chrétiens, mais admettre aussi ceux qui s'offraient spontanément, les deux parties s'engageaient à inviter dans la mesure du possible les princes amis et alliés, en prenant toutefois l'accord et le consentement des deux parties, chaque fois qu'il s'agirait d'admettre un prince ; l'une et l'autre auraient en particulier invité avec le plus grand soin le Sérénissime Tsar de Moscou » 29.



Arch. Vatic, Nunz. di Polonia 101, fol. 187.

20 août 1683 — Bibl. Vat. Barb. Lat. 6650, fol. 116-117.

Arch. S. Congr. de Propaganda Fide, Miscellanea Anrt. VI, 39, fol. 280-283. Bibl. Vat., Vat. lat. 12201, fol. 210 v.

A l'heure où s'accomplissait ainsi la solennelle ratification de l'alliance, Vienne était assiégée depuis un mois déjà, et Sobieski en route avec ses troupes. Les grands événements étaient désormais mûrs. L'heure historique de la bataille définitive de Vienne sonna avec l'aurore limpide du 12 septembre, lorsque l'armée de secours assaillit celle des assiégeants. Avant le coucher du soleil, la victoire souriait nettement aux armées chrétiennes, qui poursuivaient les Turcs en pleine défaite. Il était clair pour tous qu'un succès si splendide ne fut rendu possible que par la coopération des deux armées, celle de l'empereur et celle de Pologne. Les contemporains et les historiens postérieurs sont unanimes à affirmer que le principal artisan de l'alliance, et par conséquent de la libération de Vienne et du cours plus favorable que prit ensuite l'histoire de l'Europe, fut Innocent XI, lequel à son tour, avec une émouvante humilité, en attribua tout le mérite et la gloire à Dieu, par l'intercession de sa très sainte Mère. Dans le Consistoire secret qui suivit, le 27 septembre 1683, après avoir décerné les plus grands éloges à l'empereur Léopold et au roi de Pologne, il terminait ainsi son allocution : « Pour le reste, toute Notre espérance et Notre confiance est en Dieu ; c'est Lui, en effet, ce n'est pas Notre main, qui a fait tout cela ; tournons-Nous donc avec un amour sincère vers Dieu Notre Seigneur afin de mériter d'être toujours défendus par sa protection contre nos ennemis dans les difficultés et les tribulations » 30.

A cette victoire, qui marque le début de la retraite de la puissance ottomane en Europe, et à la libération de Budapest, obtenue trois ans après, en 1686, par l'extension de la ligue à Venise et à Moscou, est attaché de façon indélébile le nom du pontife Innocent XI, comme homme de Dieu et chef de la chrétienté.

Vénérables Frères et chers fils ! La sainteté intime de la grande âme d'Innocent XI se révèle aujourd'hui dans le nimbe sacré des Bienheureux, qui resplendit autour de sa tête et illumine de gloire le triple diadème pontifical, qui semble symboliser ses trois principales oeuvres, de réformateur de l'Eglise, de vengeur de ses droits, de défenseur de la chrétienté. C'est un tel homme et un tel pontife que la Bonté divine Nous a permis d'élever aux honneurs des autels ; c'est à Nous qu'avait déjà



Biblioth. Apost. Vatic. — Acta consist. — Barb. lat. 2896, fol. 590.

été donné d'inscrire au catalogue des saints un autre grand pontife, Pie X. L'un et l'autre, si éloignés dans le temps, si différents par leur caractère et par leurs entreprises, sont cependant très ressemblants sous trois aspects.

Tou? les deux sont de resplendissants modèles de ce qu'on appelle 1'« Homme de Dieu » : constamment unis à Dieu dans la prière, pénétrés d'une foi vive, on dirait presque naturelle, et guidés par la conscience toujours en éveil et pénétrant tout leur être, de leur responsabilité devant Dieu, que seul ils cherchaient avec une intention très pure et servaient avec une entière abnégation d'eux-mêmes, toujours appliqués à leur devoir essentiel, sans se laisser étourdir par des choses secondaires ou accessoires.

Tous deux aimaient pour eux-mêmes la simplicité et la pauvreté, mais ils avaient toujours le coeur ouvert et la main prête à secourir les indigents.

Tous deux avec une volonté forte et tenace furent prompts à affronter de graves entreprises et à les conduire à terme, à travers tous les obstacles. C'est pourquoi les deux pontificats ont été une source débordante de bien pour la Sainte Eglise. Bienheureux dans la gloire des cieux, et présents sur les autels comme de bienveillants intercesseurs les deux remarquables athlètes de Dieu renforcent la persuasion que l'Eglise n'a rien à craindre lorsque sur le trône le plus élevé de la terre 1'« Homme de Dieu » l'emporte et soutient l'homme de gouvernement ; elle peut alors tout espérer et oser tandis que le monde même peut tourner les yeux vers le Siège de Pierre comme vers le boulevard inébranlable de la vérité et du salut.


Pie XII 1956 - DISCOURS A DES MÉDECINS DE L'UNION INTERNATIONALE CONTRE LE CANCER