Pie XII 1957 - LE MONDE RAMENÉ A L'HARMONIE PREMIÈRE EN ADHÉRANT AU CHRIST


II

LE CHRIST GAGE DE L'HARMONIE DU MONDE

LE DESSEIN HARMONIEUX DE LA CRÉATION

Selon le concept chrétien d'un cosmos modelé par la sagesse créatrice de Dieu, et par conséquent unifié, ordonné et harmonieux, se dresse, peut-être éloignée de plusieurs siècles, la prévision d'un accomplissement solennel, alors que « dans les cieux nouveaux et dans la terre nouvelle» (II Pierre, 111,13), «tabernacle de Dieu chez les hommes pour habiter avec eux... il essuiera toute larme de leurs yeux ; et il n'y aura plus de douleur, parce que les premières choses sont passées » (Apoc. xxi, 1-4) ; en d'autres termes, les désharmonies présentes seront vaincues. Mais cela signifie-t-il que la réalisation du dessein harmonieux de la création est complètement remise ? Dieu, qui dans l'acte même de le créer, « donna à l'homme le pouvoir sur toutes choses qui sont sur la terre » (Qo 17,3), aurait-il retiré sa parole ? Non, certainement. Bien loin de retirer à l'homme le pouvoir de dominer la terre, Dieu le lui a confirmé le jour où il revêtit d'une chair humaine son Fils unique, ayant « décidé de réunir dans la plénitude des temps, dans le Christ, toutes les choses, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre» (Ep 1,10). En sorte que le Christ, Verbe incarné, Dieu-Homme, venant au monde, dès le premier instant de son existence visible, atteste que la domination du monde appartient à des degrés divers à Dieu et à l'homme, et qu'elle ne pourra par conséquent être obtenue que dans l'Esprit de Dieu.

Dans le Christ, en vérité, a habité le même esprit divin (Col 2,9) qui au commencement du temps dit : « Que la lumière soit. Et la lumière fut » (Gn 1,3) ; le même esprit divin qui, imprimé comme un sceau indélébile sur toutes choses créées, est pour elles toutes, inanimées et vivantes, le lien qui fait leur unité, le germe de l'ordre, l'accord fondamental.



L'HARMONIE PARFAITE DONT EST FÉCONDE LA PRÉSENCE DU CHRIST DANS LE MONDE

Mais avant même de se former une idée explicite de la parfaite harmonie dont est féconde la présence du Christ au monde et sa connaturalité avec l'homme, l'homme pouvait apercevoir dans son propre esprit, image de l'esprit de Dieu, le lien qui unit et soude intérieurement les choses les unes aux autres. Cette heureuse synthèse fut en effet atteinte déjà par les anciens philosophes d'Athènes et de Rome, et avec plus de clarté, par les lumières de la philosophie chrétienne, entre autres par saint Augustin et par 1'Aquinate. De toute manière, la seule technique est insuffisante pour reconnaître et pour développer le germe divin d'unité que recèlent les choses. Il y a aujourd'hui des hommes de science qui croient pouvoir faire abstraction, au moins par méthode, de cette vérité, c'est-à-dire faire comme si l'esprit n'existait pas, n'avait rien à proposer, et lui interdire l'entrée des laboratoires et la présence aux recherches. Imprégnés de matérialisme et de sensualisme, ils attendent la solution des questions uniquement de leurs instruments et de leurs calculs, de l'observation attentive des faits, de la vérification et de la coordination extérieure des phénomènes. D'autres admettent bien une certaine connexion, mais logique, comme ils disent, à la manière des relations mathématiques, imaginant que l'ordre du monde, bien que soustrait à l'égide de l'esprit, peut malgré tout être l'oeuvre de l'ordonnance physique de chacune des parties, comme dans une gigantesque machine à calculer.

Si la philosophie ne suffisait pas à démontrer l'inconsistance d'une telle opinion, la science elle-même en fournirait un démenti. Si, en effet, on observe comment ont procédé les meilleurs chercheurs et comment les inventions et les découvertes de la plus grande importance sont nées, on doit admettre la présence active de l'esprit : c'est de lui que vient l'intuition du lien interne qui unit des faits souvent hétérogènes, de lui la finesse pénétrante de l'observation et de l'analyse, de lui la vigueur de la synthèse qui représente à l'esprit la réalité vraie et conduit à former le jugement défini.

Voici donc que la présence de l'esprit dans l'agir humain est indéniable et que l'on ne peut faire taire son témoignage dans le monde, sinon en vertu de préjugés et de la superstition : il est témoignage d'unité, d'ordre, d'harmonie, lesquels viennent de Dieu, et sans lesquels même les formules mathématiques appliquées dans les sciences ne représenteraient pas la réalité.

Esprit et harmonie sont donc des témoins réciproques : comme à l'abondance de l'esprit correspondra toujours l'abondance de l'harmonie, ainsi toute dissonance, où qu'elle se vérifie, dans les sciences, dans les arts, dans la vie, indique quelque empêchement à la pleine effusion de celui-ci.

Une telle réciprocité de rapports signale à la réprobation ceux qui dans le domaine littéraire et artistique propagent le culte de la désharmonie, et comme ils l'affirment eux-mêmes, de l'absurdité. Qu'en serait-il du monde et de l'homme si le goût et l'estime de l'harmonie se perdaient ? C'est pourtant cela que visent ceux qui tentent de revêtir de beauté et de séduction ce qui est honteux, peccamineux, mauvais. Bien plus, au-delà de l'esthétique leur offensive porte atteinte à la dignité même de l'homme, qui, image de l'esprit divin, est essentiellement fait pour l'harmonie et l'ordre. On ne nie pas toutefois que même le mal puisse être représenté sous la lumière de l'art véritable, pourvu cependant que sa représentation apparaisse à l'esprit et aux sens comme une contradiction, opposée à l'esprit, comme le signe de son absence. La dignité de l'art resplendit d'autant plus qu'il reflète davantage l'esprit de l'homme, image de Dieu, et par conséquent manifeste davantage sa fécondité créatrice, sa pleine maturité, quand il développe le thème divin de l'unité et de l'harmonie par ses actions et par les différents aspects de sa vie.

Cependant, si évident que soit le témoignage de l'esprit de l'homme en faveur de l'harmonie du monde, si féconde que puisse être son action dans le développement des germes de l'ordre, l'histoire et la vie démontrent qu'il souffre d'une insuffisance et d'une faiblesse intrinsèque, pour la guérison desquelles il fut nécessaire, dans les desseins de l'amour infini du Créateur envers sa créature, que l'Esprit même de Dieu se rendît visible et s'insérât dans le temps. Voici le Christ, Verbe divin fait chair, qui vient dans le monde comme dans sa maison, dans sa propriété, in propria venit (Jean i, 11).

Le titre de cette propriété est le titre des titres : la création. Le monde reflète donc, dans son extension et son universalité, extensive et diffusive, comme dit saint Thomas 3, l'éternelle vérité et bonté du Créateur ; et de la sorte la relation du Christ avec le monde apparaît pénétrée de lumière très claire.







8 S. Thomas, i p. q. 93, a. 2 ad 311m.


L'HOMME, IMAGE DE L'ESPRIT DIVIN, MAITRE DU MONDE PAR LA CONNAISSANCE, LA VOLONTÉ, L'ACTION

De la même manière le Créateur mit l'homme, image de son esprit, dans le monde afin qu'il en fût le maître, par la connaissance, la volonté, l'action, faisant sienne, en intensité et en profondeur, intensive et collective 4, la ressemblance qu'il a avec la vérité et la bonté éternelles diffuses à travers le monde. Là aussi par conséquent la relation de l'homme avec le monde jouit de la claire lumière de l'esprit éternel communiqué par le Créateur à la création. L'Incarnation conserve de la sorte et accroît la dignité de l'homme et la noblesse du monde, sur le fondement de la même origine dans l'esprit divin, source d'unité, d'ordre et d'harmonie.

Si au contraire on ôte ce fondement de l'esprit, et par conséquent l'image (dans l'homme) et la trace (dans les créatures sans raison) de l'Etre divin éternel dans les choses créées, c'en est fait aussi de l'harmonie dans les relations de l'homme avec le monde. L'homme se réduirait à un simple point localisant une vitalité anonyme et irrationnelle. Il ne serait plus dans le monde comme dans sa maison. Le monde deviendrait pour lui quelque chose d'étranger, d'obscur, de dangereux, toujours exposé à perdre le caractère d'instrument et à devenir son ennemi.

Et quels seraient les rapports régulateurs de la vie en société, sans la lumière de l'esprit divin et sans tenir compte de la relation du Christ avec le monde ? A cette demande répond malheureusement l'amère réalité de ceux qui, préférant l'obscurité du monde, se déclarent adorateurs des oeuvres extérieures de l'homme. Leur société ne réussit, grâce à la discipline de fer du collectivisme, qu'à soutenir l'existence anonyme des uns à côté de celle de autres. Bien différente est la vie sociale fondée sur l'exemple des relations du Christ avec le monde et avec l'homme : vie de coopération fraternelle et de respect mutuel du droit de l'autre, vie digne du principe premier et de la fin dernière de toute créature humaine.

Thomas, op. cit.



LE CHRIST, GAGE DE RÉDEMPTION ET DE RESTAURATION

Mais l'obscure et profonde désharmonie, racine de toutes les autres, que le Verbe incarné est venu éclairer et recomposer, consistait dans la rupture produite par la faute originelle, qui a entraîné dans ses amères conséquences toute la famille humaine et le monde, sa demeure. L'homme déchu, à l'esprit obscurci, ne voit plus autour de lui un monde assujetti, docile instrument de son destin, mais comme la conjuration d'une nature rebelle, exécutrice inconsciente du décret qui déshéritait son premier maître. Toutefois, dans l'homme et dans le monde jamais ne s'éteignit l'attente d'un retour à la condition première, à l'ordre divin ; et, selon la phrase de l'apôtre, elle s'exprime par les gémissements de toutes les créatures (Rm 8,22), car, malgré la servitude du péché, l'homme reste toujours l'image de l'esprit divin, et le monde la propriété du Verbe. Le Christ est venu pour ranimer ce que la faute avait mortifié, guérir ce qu'elle avait blessé, illuminer ce qu'elle avait obscurci, aussi bien dans l'homme que dans le monde, en restituant au premier sa domination sur la nature, selon l'esprit de Dieu et en soustrayant l'autre à l'abus coupable de l'homme. Si toutefois la brisure fut guérie à la racine, certaines conséquences, doutes, difficultés et douleurs demeurent cependant l'héritage de la nature humaine. Mais même pour ces fruits du péché le Christ est gage de rédemption et de restauration. La lumière surnaturelle qui resplendit dans la nuit de Noël à Bethléem se projette comme un nouvel arc-en-ciel de pacification sur l'avenir entier du monde, « soumis à la vanité, non par sa volonté, mais par celle de celui qui l'a soumis dans l'espérance » (Rm 8,20). L'espérance, c'est encore le Christ, qui, après avoir libéré le monde de la servitude et de la corruption, en le rendant à la liberté des enfants de Dieu. La vie de l'homme et le cours du monde sont intimement pénétrés de cette attente. S'il est vrai que, jusqu'à l'aube du jour éternel, les hommes ne verront pas l'harmonie entièrement reconstituée ; si la sueur et les larmes doivent encore mouiller leur pain ; si les gémissements des créatures doivent toujours retentir sous le soleil, leur tristesse ne sera pas une tristesse de mort, mais une angoisse de mère, selon la formule si expressive du divin Maître : quand l'heure est venue, elle oublie volontiers toute douleur parce qu'un homme est venu au monde (Jn 16,21). La naissance, fût-elle douloureuse et lente, d'une vie nouvelle, d'une humanité en constant progrès dans l'ordre et l'harmonie, est le but assigné par Dieu à l'histoire post Christum natum, et tous les fils de Dieu rendus à la liberté devront y contribuer personnellement et activement.

Il est donc vain d'attendre la perfection et l'ordre du monde d'un certain processus immanent, dont l'homme resterait le spectateur étranger, comme l'affirment certains. Cet obscur immanentisme est un retour à l'antique superstition, qui déifiait la nature ; et il ne peut s'appuyer, comme on le prétend, sur l'histoire, sinon en falsifiant artificiellement l'explication des faits. L'histoire de l'humanité dans le monde est bien autre chose qu'un processus de forces aveugles ; elle est un événement admirable et vital de l'histoire même du Verbe divin ; elle a pris son départ en lui et s'accomplira par lui au jour de l'universel retour au premier principe, quand le Verbe incarné offrira au Père, comme témoignage de sa gloire, sa propriété rachetée et illuminée par l'esprit de Dieu. Alors, de nombreux faits, spécialement de l'histoire, qui semblent présentement des désharmo-nies, se révéleront des éléments d'authentique harmonie : tel, par exemple, le fait que surviennent sans cesse de nouvelles choses tandis que les anciennes disparaissent. Les unes et les autres en effet participèrent ou participent en quelque manière à la vérité et à la bonté divines et la nature passagère d'une chose ou d'un fait ne leur ôte pas quand ils l'ont, la dignité d'exprimer l'Esprit divin. Le monde entier du reste, est tel, comme le remarque l'apôtre : « La figure de ce monde passe en effet » (1Co 7,31) mais sa destination finale à la gloire du Père et au triomphe du Verbe qui se trouve à l'origine de tout son développement, confère et conserve au monde la dignité de témoin et d'instrument de la vérité, de la bonté et de l'harmonie éternelles.



III

LE CHRIST, LUMIÈRE ET VIE POUR LES HOMMES AFIN D'ÉTABLIR L'HARMONIE DANS LE MONDE



LA GRANDE LOI DE L'HARMONIE QUI REMPLIT LE MONDE

La toute-puissance de celui qui « fait tout ce qu'il veut » (Ps 115,3), assisté par sa sagesse infinie qui « s'étend avec force d'une extrémité à l'autre et gouverne toutes choses avec douceur » (Sg 8,1), a établi la grande loi de l'harmonie, qui remplit le monde et en explique les événements. L'esprit de Dieu, qui aux origines présida d'en-haut à la création, s'est comme répandu en elle ; et lorsqu'à la plénitude des temps, par l'oeuvre de l'amour miséricordieux, le Verbe éternel lui-même, en s'incarnant, s'y est inséré personnellement, il en a pris possession visiblement et définitivement. « Jésus-Christ, hier et aujourd'hui ; il est éternellement » (He 13,8). L'univers apparaît de la sorte comme une symphonie admirable, dictée par l'Esprit de Dieu et dont l'accord fondamental jaillit de la fusion des perfections divines : la sagesse, l'amour, la toute-puissance : Domine, Dominus noster, quam admirabile est nomen tuum in universa terra (Ps 8,2)!

Toutefois, pour ceux qui, avec le psalmiste, ont des oreilles pour entendre dans la joie la divine symphonie qui résonne dans le monde, et pour les chrétiens plus que tous les autres, la création n'est pas seulement un fait esthétique offert à l'homme pour son plaisir, pour susciter uniquement la louange de son auteur suprême. Déjà à l'origine, Dieu en établissant l'homme dans une dignité supérieure à celle de toutes les oeuvres de ses mains, lui avait assujetti toutes choses, même les cieux, la lune et les étoiles, modelés par ses doigts (Ps 8,4), en un mot, le monde, afin qu'il y travaillât et conservât son harmonie (Gn 11,15). Mais le Christ lui-même, qui est témoin et gage de l'harmonie du monde, a démontré par l'exemple de sa vie et de sa mort, quelle contribution active, laborieuse, l'homme doit apporter à sa conservation, à son développement et — quand l'harmonie fait défaut — à son rétablissement. L'oeuvre de restauration accomplie par le Christ fut définie par lui-même une lutte contre le « prince de ce monde » et son épilogue comme une victoire : Ego vici mundum (Jn 12,31 Jn 16,33).

La divine symphonie du cosmos, particulièrement sur la terre et parmi les hommes, est confiée par son auteur suprême à l'humanité elle-même, afin que celle-ci, comme un immense orchestre, réparti dans le temps et multiforme dans ses moyens, mais uni sous la conduite du Christ, l'exécute fidèlement, en interprétant le plus parfaitement possible son thème unique et génial. Dieu, en effet, a remis aux hommes ses desseins, afin qu'ils les mettent en acte, personnellement et librement ; Il a engagé leur pleine responsabilité morale et exigé, quand c'est nécessaire, des fatigues et des sacrifices, à l'exemple du Christ. Sous cet aspect, le chrétien est, en premier lieu, un admirateur de l'ordre divin dans le monde, celui qui en aime la présence et fait tout pour le voir reconnu et affirmé. Il en sera donc nécessairement un défenseur ardent contre les forces et les tendances qui en contrarient la réalisation, soit qu'elles se cachent en lui-même — les mauvaises inclinations — soit qu'elles proviennent de l'extérieur — Satan et ses superstitions. C'est ainsi que saint Paul voyait le chrétien dans le monde quand il lui montrait les adversaires de Dieu et l'exhortait à revêtir son armure afin de résister aux embûches du démon, ceignant ses reins de la vérité et revêtant la cuirasse de la justice (Ep 6,11 Ep 6,14). La vocation au christianisme n'est donc pas une invitation de Dieu à la seule complaisance esthétique dans la contemplation de son ordre admirable, mais l'appel obligatoire à une action incessante, austère et dirigée en tous sens et vers tous les aspects de la vie. Son action se déploie, avant tout, dans l'entière observation de la loi morale, quel qu'en soit l'objet, petit ou grand, secret ou public, d'abstention ou d'accomplissement positif. La vie morale n'appartient pas à ce point à la seule sphère intérieure qu'elle ne touche aussi par ses effets l'harmonie du monde. L'homme n'est jamais tellement seul, tellement individuel et relégué en lui-même, dans aucun événement, même tout à fait particulier, que ses déterminations et ses actes n'aient des répercussions dans le monde qui l'entoure. Exécuteur de la divine symphonie, chaque homme ne peut estimer que son action est une affaire qui le regarde exclusivement. La vie morale est sans doute, en premier lieu, un fait individuel et intérieur mais non dans le sens d'un certain « intériorisme » et « historicisme » par lequel tel ou tel s'efforce d'affaiblir et de repousser la valeur universelle des normes morales.




LA COOPÉRATION A L'ORDRE DU MONDE DEMANDÉE PAR DIEU AU CHRÉTIEN



La coopération à l'ordre du monde demandée par Dieu au chrétien en général doit également éviter un spiritualisme qui voudrait lui interdire toute intervention dans les choses extérieures et qui, adopté autrefois dans le camp catholique, a occasionné de graves dommages à la cause du Christ et du divin créateur de l'univers. Comment donc serait-il possible de soutenir et de développer l'ordre du monde si on laissait pleine liberté d'action à ceux qui ne le reconnaissent pas ou ne veulent pas qu'il se renforce ? L'intervention dans le monde pour soutenir l'ordre divin est un droit et un devoir qui font intrinsèquement partie de la responsabilité du chrétien et lui permettent d'entreprendre légitimement n'importe quelle action, privée, publique ou organisée, capable d'atteindre son but.

Pour se dégager de cette responsabilité, il ne suffit pas d'alléguer des prétextes subtils inventés pour excuser l'inertie de quelques chrétiens, ou suggérés par une jalousie injustifiée des adversaires, en particulier si l'on affirme que l'action chrétienne dans le monde masque une avidité du pouvoir étrangère à la foi chrétienne, à l'esprit du Christ, excite l'aversion pour la foi chrétienne de ceux qui sont déjà mal disposés, provient de la défiance envers Dieu et sa providence toute-puissante et reflète l'arrogance de la créature. Il y en a même certains qui insinuent que c'est sagesse chrétienne que de revenir à la prétendue modestie d'aspirations des catacombes. Il serait sage, au contraire, de retourner à la sagesse inspirée de l'apôtre Paul, qui écrivant à la communauté de Corinthe avec une hardiesse digne de sa grande âme mais fondée sur l'entière souveraineté divine, ouvrait toutes les routes à l'action des chrétiens : « Tout est vôtre... et la vie et la mort et les choses présentes et les choses à venir : car tout vous appartient. Mais vous, vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu » (1Co 3,21). Il devrait même considérer comme une honte le fait de se laisser dépasser par les ennemis de Dieu en ardeur au travail, esprit d'entreprise et même de sacrifice. Il n'existe pas de terrains clôturés ni de directions interdites à l'action du chrétien : aucun domaine de la vie, aucune institution, aucun exercice de pouvoir ne peuvent être défendus aux coopérateurs de Dieu pour soutenir l'ordre divin et l'harmonie du monde.



L'INTERVENTION DU CHRÉTIEN POUR SOUTENIR L'ORDRE DIVIN ET L'HARMONIE DANS LE MONDE

Cette intervention ne suggère aucunement l'idée d'une action séparée et pour ainsi dire jalouse de l'apport d'autrui. Plusieurs fois déjà, Nous avons dit que les catholiques peuvent et doivent admettre la collaboration avec les autres si l'action de ceux-ci et l'entente avec eux sont capables de contribuer vraiment à l'ordre et à l'harmonie du monde. Toutefois il est nécessaire que les catholiques se rendent compte d'abord de ce qu'ils peuvent et de ce qu'ils veulent ; il faut donc qu'ils soient préparés spirituellement et techniquement à ce qu'ils se proposent. Sinon ils n'apporteront aucune contribution positive et moins encore le don précieux de l'éternelle vérité à la cause commune, et feront un tort évident à l'honneur du Christ et à leurs âmes mêmes.

Cela dit, il n'est pas juste d'attribuer à l'esprit d'« intolérance » et de ségrégation, souvent appelé « ghetto », le fait que les catholiques s'efforcent de baser l'école, l'éducation et la formation de la jeunesse sur un fondement chrétien ; d'instituer des organisations professionnelles catholiques, de favoriser l'influence organisée des principes chrétiens même dans le domaine politique et syndical, quand la tradition et les circonstances le conseillent. Ce ne fut pas seulement 1'« idée » chrétienne purement abstraite qui créa dans le passé la haute civilisation dont sont justement fieres les nations chrétiennes, mais les réalisations concrètes de cette idée, c'est-à-dire les lois, les ordonnances, les institutions fondées et promues par des hommes travaillant pour l'Eglise et agissant sous sa conduite ou du moins sous son inspiration. La hiérarchie catholique n'a pas eu uniquement le souci que la lumière de la foi ne s'éteignît pas, mais par des oeuvres concrètes de gouvernement, de disposition, de choix et de désignation d'hommes, elle a constitué cet ensemble complexe d'organismes vivants qui, à côté d'autres qui ne lui appartiennent pas, sont à la base de la société civile. L'action chrétienne ne peut pas aujourd'hui plus que jadis, renoncer à son titre et à son caractère uniquement parce que certains voient dans la société humaine actuelle une société dite pluraliste, divisée par l'opposition de mentalités inébranlables dans leurs positions respectives et incapables d'admettre une collaboration qui ne s'établisse pas sur le plan simplement « humain ». Si cet « humain » signifie, comme il semble, agnosticisme envers la religion et les vraies valeurs de la vie, toute invitation à la collaboration équivaudrait à une demande d'abdication, à laquelle le chrétien ne peut consentir. Du reste, d'où cet « humain » tirerait-il la force d'obliger, de fonder la liberté de conscience pour tous, sinon de la vigueur de l'ordre et de l'harmonie divine ? Cet « humain » finirait par créer un « ghetto » d'un nouveau genre, mais privé de caractère universel.


L'ORDRE ET L'HARMONIE DIVINE DANS LE MONDE, POINT D'APPUI DE L'ACTION DE TOUS LES HOMMES DE BONNE VOLONTÉ

L'ordre et l'harmonie divins dans le monde doivent donc être le principal point d'appui de l'action, non seulement des chrétiens, mais de tous les hommes de bonne volonté, en vue du bien commun ; leur conservation et leur développement doivent être la loi suprême qui préside aux grandes rencontres entre les hommes. Si l'humanité d'aujourd'hui ne s'accordait pas sur la suprématie de cette loi, c'est-à-dire sur le respect absolu de l'ordre et de l'harmonie universels dans le monde, il serait difficile de prévoir le sort qui attendrait les nations. La nécessité de cet accord a été pratiquement ressentie quand récemment certains spécialistes des sciences modernes ont manifesté des doutes et des inquiétudes personnelles sur le développement de l'énergie atomique. Quoi qu'il en soit actuellement de leurs déductions et résolutions, il est certain que les doutes de ces hommes de grande valeur concernaient le problème de l'existence, les fondements mêmes de l'ordre et de l'harmonie dans le monde. Or quand on discute s'il convient de réaliser ou non ce que le génie humain a la possibilité d'atteindre il est nécessaire de se convaincre que toute résolution doit dépendre de la conservation de ces biens, l'ordre et l'harmonie. Aujourd'hui une séduction quasi aveugle du progrès entraîne les nations à négliger des dangers évidents et à ne pas tenir compte de pertes non indifférentes. Qui ne voit en effet comment le développement et l'application de certaines inventions apportent presque partout des dommages sans proportions avec les avantages, même de nature politique, qui en dérivent, et que l'on pourrait obtenir par d'autres moyens avec moins de frais et de danger ou renvoyer carrément à des temps meilleurs ? Qui saurait calculer en chiffres le dommage économique du progrès non inspiré par la sagesse ? Une telle quantité de matériaux, tant de capitaux dus à l'épargne, fruits de restrictions et de fatigues, tant de travail humain soustrait à des nécessités urgentes, se consument pour préparer ces armes nouvelles, si bien que même les peuples les plus riches doivent prévoir qu'un jour ils déploreront un dangereux affaiblissement dans l'harmonie de l'économie nationale ; parfois même ils le déplorent déjà, bien qu'ils cherchent à s'en cacher.

CONCURRENCE ENTRE LES NATIONS POUR LE PROGRÈS DES ARMEMENTS

Si on réfléchit bien et si on juge de façon réaliste, la concurrence actuelle entre les nations pour faire montre de ses progrès dans les armements (le droit de se défendre étant toujours sauf), produit certes des « signes dans le ciel » mais encore plus de signes d'orgueil, de cet orgueil qui creuse sur terre des abîmes entre les esprits, alimente les haines et prépare des deuils. Que les spectateurs de la concurrence moderne sachent donc ramener les faits à leurs justes proportions et sans refuser des tentatives d'accords pacifiques, toujours désirables, qu'ils ne se laissent flatter ni par des records souvent momentanés, ni dominer par des craintes suscitées exprès pour se gagner la sympathie et l'appui d'autrui, car ils appartiennent à une génération d'hommes dans laquelle \'« homo faber » prévaut souvent sur 1'« homo sapiens ». Que prédomine donc l'homme chrétien, usant de la liberté d'esprit qui découle de sa plus large vision des choses pour retrouver dans la considération objective des événements le repos et la fermeté d'esprit qui s'enracinent dans l'Esprit divin, toujours présent et exerçant sa providence dans le monde.

LE PROBLÈME DE LA PAIX

Mais le point sur lequel finalement les défenseurs de l'harmonie divine dans le monde sont invités à appliquer le meilleur de leurs efforts, c'est le problème de la paix. A vous, à tous ceux qui connaissent Notre pensée, il suffira en la circonstance, et comme pour apaiser Notre esprit inlassablement appliqué à la cause de la paix, que Nous rappelions les buts immédiats que les nations doivent se proposer et réaliser. Nous le faisons avec un esprit paternel et comme pour interpréter les tendres gémissements de l'Enfant divin de Bethléem, auteur et gage de toute paix sur la terre et dans les cieux.

La loi divine de l'harmonie dans le monde impose strictement à tous les gouvernants des peuples l'obligation d'empêcher la guerre par des institutions internationales capables de placer les armements sous une surveillance efficace, d'effrayer par la solidarité assurée entre les nations qui veulent sincèrement la paix celui qui voudrait la troubler. Nous sommes sûr que ce lien ne manquerait pas de se resserrer toujours davantage au premier signe de danger comme l'ont clairement confirmé certaines manifestations même récentes ; mais il s'agit non tant de chercher des remèdes que de prévenir les troubles de l'ordre et de procurer un soulagement bien mérité au monde qui a déjà trop souffert. Nous qui Nous sommes appliqué plus d'une fois, dans des moments critiques, à consolider cette solidarité par des avertissements et des conseils, et qui considérons comme une mission divine de Notre pontificat d'unir fraternellement les peuples dans la paix, Nous renouvelons Notre exhortation pour que entre les véritables amis de la paix cesse toute rivalité, soit éliminée toute cause de défiance. La paix est un bien si précieux, si fécond, si désirable et si désiré, que tout effort pour la défendre est bien employé, même en sacrifiant mutuellement des aspirations particulières légitimes. Nous sommes certain que les peuples pensent sans hésitation comme Nous et qu'ils attendent le même sentiment de leurs gouvernements.

Que de la crèche de Bethléem le Prince de la paix suscite, conserve, confirme ces dispositions, et que, dans la solidarité de tous les hommes de bonne volonté, Il daigne compléter ce qui manque le plus à la réalisation de l'ordre et de l'harmonie voulus dans le monde par son Créateur.

PRIÈRE DU MAITRE

(28 décembre 1957) [1]






L'« Osservatore Romano » du 29 décembre publiait en fac-similé une « prière du maître » composée par le Saint-Père en langue italienne. En voici la traduction française :

O Verbe incarné, Maître des maîtres, notre très doux Jésus, qui avez daigné venir en ce monde pour indiquer aux hommes, avec votre sagesse infinie et votre inépuisable bonté, le chemin du ciel, écoutez avec bonté, l'humble supplication de ceux qui veulent à votre suite être des maîtres catholiques dignes de ce nom, montrant aux âmes les sûrs sentiers qui conduisent à vous et, par vous, à la félicité éternelle.

Accordez-nous la lumière, qui non seulement nous permette d'éviter les embûches et les pièges de l'erreur, mais nous fasse aussi pénétrer les vérités jusqu'à ce degré de clarté qui rend le plus essentiel le plus simple et donc le plus adapté aux intelligences des petits, chez qui se reflète spécialement votre simplicité divine ; visitez-nous par votre Esprit créateur, afin que nous puissions enseigner comme il convient, quand nous en recevons le mandat, les vérités de la foi.

Aidez-nous à nous adapter aux esprits pas encore mûrs de nos élèves, à favoriser leurs belles et fraîches énergies, à comprendre leurs défauts, à supporter leurs turbulences ; à nous faire petits nous-mêmes, sans renoncer à notre mission de maître, à votre exemple, ô Seigneur, qui vous fîtes l'un de nous sans quitter le trône élevé de votre divinité.

Mais surtout comblez-nous de votre Esprit d'amour ; amour pour vous, Maître unique et bon, afin de nous immoler à votresaint service ; amour de notre profession, pour y voir une vocation très noble et non un emploi ordinaire ; amour de notre sanctification, source principale, source de notre labeur et de notre apostolat ; amour de la vérité, afin de ne jamais nous en écarter délibérément ; amour des âmes que nous devons modeler et former au vrai et au bien ; amour de nos élèves, afin d'en faire des citoyens exemplaires et des fils fidèles de l'Egiise, amour de ces enfants et de ces jeunes, avec le sentiment vrai d'une paternité plus haute, plus consciente et plus pure que celle de la seule nature.

Et vous, Marie, notre très sainte Mère, sous le regard aimant de qui Jésus adolescent grandit en sagesse et en grâce, intercédez pour nous auprès de votre divin Fils ; obtenez-nous l'abondance des grâces célestes, afin que notre tâche tourne à l'honneur et à la gloire de Celui qui, avec le Père et le Saint-Esprit, règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il[2] !


Pie XII 1957 - LE MONDE RAMENÉ A L'HARMONIE PREMIÈRE EN ADHÉRANT AU CHRIST