Le Château intérieur, VI Demeures 9

9

CHAPITRE IX

De la façon dont le Seigneur se communique à l'âme dans la vision imaginaire. Mise en garde, appuyée de raisons, contre le désir d'emprunter cette voie. Chapitre fort profitable.

Je viens maintenant aux visions que l'on appelle imaginaires. On dit qu'elles sont plus exposées que les intellectuelles aux artifices du démon, et je pense qu'il en est ainsi. Toutefois, lorsqu'elles viennent de Notre Seigneur, elles me semblent sous quelque rapport plus profitables, parce qu'elles sont plus en harmonie avec notre nature. J'excepte cependant celles que le divin Maître accorde dans la dernière demeure, parce qu'il n'y en a point qui en approchent.

J'ai dit au précédent chapitre comment, dans les visions intellectuelles, l'âme sent Notre Seigneur près d'elle; je vais essayer de donner une idée de la manière dont le divin Maître se montre à elle dans les visions imaginaires. Supposez, mes filles, que nous avons dans une boîte d'or une pierre précieuse d'une valeur et d'une vertu admirable. Nous savons avec certitude qu'elle est là, quoique nous ne l'ayons jamais vue. Tout invisible qu'elle est, nous ne laissons pas de sentir son pouvoir lorsque nous la portons sur nous; et nous connaissons par expérience quelle estime nous devons en faire, parce qu'elle nous a délivrées de certains maux qu'elle a la propriété dé guérir. Il est vrai, nous n'oserions la regarder; ni ouvrir la boîte, et quand nous voudrions l'ouvrir nous ne le pourrions pas. Le Maître en a seul le secret. Il nous a prêté ce précieux joyau pour notre utilité, mais il en a gardé la clef. Disposant à son gré de ce qui lui appartient, il n'ouvrira que quand il lui plaira de nous montrer le trésor caché, et il nous le reprendra quand il le jugera à propos, comme en effet cela arrive. J'ajoute maintenant que quelquefois, lorsque nous l'espérons le moins, il nous fait la faveur d'ouvrir la boîte, et fait briller à nos regards cette pierre merveilleuse. L'éclat dont son incomparable beauté frappe alors nos yeux, fait que dans la suite nous comprenons mieux son prix, et que sa forme demeure gravée dans notre souvenir. Ceci, mes filles, est une image de ce qui se passe dans les visions dont je parle. Lorsque Notre Seigneur veut donner à une âme un gage tout particulier de son amour, il lui fait voir clairement sa très sainte humanité, en se montrant à elle de la manière qu'il veut, ou tel qu'il était quand il conversait dans ce monde, ou tel qu'il apparaissait après sa résurrection. Et quoique cette vision passe, pour ainsi dire, avec la rapidité de l'éclair, néanmoins la glorieuse image de l'Homme-Dieu demeure si vivement empreinte dans l'imagination, qu'il me paraît impossible qu'elle s'en efface jusqu'au jour où l'âme lui sera éternellement unie dans la gloire. En me servant ici du nom d'image, je ne veux pas dire que ce soit comme un tableau que l'on présenterait à nos yeux; c'est une image véritablement vivante, et qui quelquefois parle à l'âme et lui montre de grands secrets. Je dois dire, mes filles, que pendant la durée toujours très courte de cette grâce, il n'est pas plus possible à l'âme de regarder Notre Seigneur que de regarder le soleil. Ce n'est pas néanmoins que l'éclat qui jaillit de sa personne adorable fatigue les yeux de l'âme, comme le soleil fatigue les yeux du corps. Je dis les yeux de l'âme, parce que c'est ici la vue intérieure qui voit tout. Arrive-t-il que quelquefois l'on voie même des yeux du corps? je l'ignore, parce que la personne dont j'ai parlé, et dont l'intérieur m'est si connu, n'a jamais eu de vision de cette sorte. La splendeur du Fils de Dieu est comme une lumière infuse, et semblable à celle du soleil s'il était couvert d'un voile aussi transparent que le diamant. Son vêtement est comme d'une toile très fine de Hollande. Lorsque cet adorable Maître accorde cette faveur à une âme, elle tombe presque toujours en extase, parce que sa bassesse ne peut soutenir une vue qui inspire tant d'effroi. Sans doute elle se trouve en face de la Beauté souveraine, et goûte, en la contemplant, un ineffable plaisir. Ni l'imagination en mille années, ni l'entendement avec tous ses efforts ne sauraient nous donner une idée de cette beauté et de ce plaisir, et toutefois l'âme est saisie d'une sainte terreur en présence de la majesté de son Dieu. Elle n'a pas besoin de demander ni qu'on lui dise quel est Celui qu'elle contemple, il se fait trop bien connaître à elle comme le Maître absolu du ciel et de la terre; au lieu que les monarques d'ici-bas, pour être reconnus pour tels, ont besoin ou qu'on le dise, ou de paraître avec leur suite.

Ô Seigneur, que les chrétiens vous connaissent peu! Si, lorsque vous venez avec tant de bonté vous communiquer à une âme que vous avez choisie pour épouse, votre vue lui cause néanmoins tant d'effroi, que sera-ce quand au dernier jour vous viendrez juger le monde, et que d'une voix si sévère vous prononcerez ces paroles: Allez, maudits de mon Père? Ô mes filles, que la pensée de ce grand jour nous demeure présente; quand ces apparitions de Notre Seigneur dont je parle ne produiraient en nous d'autre fruit, ce ne serait pas un petit bien. Un saint Jérôme, tout saint qu'il était, n'éloignait jamais de son souvenir cette image du jugement dernier. Pensons-y à son exemple, et nous trouverons légères toutes les souffrances et toutes les austérités de notre genre de vie et quand elles dureraient longues années, ce n'est qu'un moment, comparé à l'éternité. Quant à moi, je vous le dis avec vérité, malgré l'excès de mes misères, jamais la crainte que j'ai éprouvée en me représentant les tourments de l'enfer, n'a approché de celle dont j'étais saisie à la seule pensée qu'un jour ces yeux si beaux, si doux; si cléments de Notre Seigneur, ne laisseraient tomber que des regards de courroux sur les réprouvés; mon coeur se brisait, et il en a été ainsi toute ma vie. Jugez maintenant du saint effroi que devait éprouver la personne à qui Notre Seigneur daignait si souvent accorder la faveur des apparitions dont je parle; l'impression que lui causait cette vue était telle, qu'elle perdait tout sentiment: C'est sans doute à cause de cela que le divin Maître suspend toutes les puissances de l'âme, aidant ainsi sa faiblesse, afin que, ravie hors d'elle-même, elle puisse s'unir à son Dieu dans cette communication si élevée.

Si l'âme est capable de considérer longtemps Notre Seigneur, je ne crois pas que ce soit une vision, mais plutôt l'effet d'un grand effort d'imagination: et cette figure qu'elle croira voir sera comme inanimée et comme morte, en comparaison de celle que l'âme voit dans ces heureux moments où cet adorable Maître se montre véritablement à elle.

Il est des personnes, et j'en connais plusieurs, dont l'imagination est si vive, et dont l'esprit travaille de telle sorte, qu'elles croient voir clairement tout ce qu'elles pensent. Mais si elles avaient eu de véritables visions; elles reconnaîtraient sans ombre de doute que les leurs ne sont que des chimères. Comme elles sont un pur travail de leur imagination, non seulement elles ne produisent aucun bon effet, mais elles les laissent beaucoup plus froides que ne ferait la vue de quelque dévote image; en outre, elles s'effacent de l'esprit beaucoup plus vite qu'un songe, ce qui achève de prouver le mépris qu'on en doit faire. Dans les vraies apparitions de Notre Seigneur dont je parle, c'est tout le contraire. Car lorsque l'âme ne pense à rien moins qu'à voir quelque chose d'extraordinaire, cet adorable Maître se présente à elle tout à coup, remue tous ses sens et ses puissances, et après l'avoir agitée de trouble et de crainte, la fait jouir d'une heureuse paix. De même que, quand saint. Paul fut renversé sur la route, il y eut en l'air, une violente tempête, de même il se fait un grand mouvement dans le fond de l'âme qui est comme un monde intérieur; mais un moment après, comme je l'ai dit, tout est dans un calme divin. L'âme est alors instruite des plus grandes vérités d'une manière si admirable, qu'elle n'a plus besoin de maître qui lui en donne l'intelligence; Celui qui est la véritable sagesse l'a rendue capable, sans aucun effort de sa part, de les saisir et de les comprendre. Elle garde pendant quelque temps une telle certitude que cette vision vient de Dieu, que, quoi qu'on puisse lui dire de contraire, on ne saurait lui faire appréhender d'être trompée. Si le confesseur lui dit ensuite que Dieu a peut-être permis qu'en punition de ses péchés elle ait été trompée par le démon, elle pourra bien d'abord en être un peu ébranlée; mais de même que, dans les tentations de la foi, l'âme s'affermit d'autant plus qu'elle a été plus combattue, de même ici elle s'affermit dans la certitude que l'esprit ennemi ne saurait lui procurer les avantages qu'elle tire de ces heureuses visions. Son pouvoir sur l'intérieur de l'âme ne s'étend pas jusque-là, il ne va qu'à lui représenter quelques images qui n'ont ni la vérité, ni la majesté, ni les effets qui se rencontrent dans les visions qui viennent de Dieu. Cependant, comme les confesseurs ne peuvent voir le fond de l'âme, et que peut-être la personne qui est favorisée de ces apparitions ne saura pas leur en rendre compte, ils ont sujet de craindre, et ils doivent marcher avec grande retenue jusqu'à ce que le temps fasse juger de ces visions par les effets qu'elles produisent. Ainsi, ils ne sauraient trop observer si cette personne avance de plus en plus dans l'humilité, et se fortifie dans les autres vertus. Quand c'est le démon qui est l'auteur de ces visions, ils le reconnaîtront bientôt, parce qu'ils le surprendront en mille mensonges.

Un confesseur qui a une connaissance expérimentale de ces choses, verra bien vite si ce qu'on lui rapporte vient de Dieu, ou de l'ennemi du salut, ou de l'imagination, principalement s'il a le don du discernement des esprits; et pourvu qu'il l'ait et qu'il soit savant, quand même il n'aurait point d'expérience de ces faveurs surnaturelles, il ne laissera pas d'en bien juger. Mais il importe extrêmement, mes soeurs, que vous agissiez envers vos confesseurs avec grande sincérité et vérité, je ne dis pas en ce qui regarde la déclaration de vos péchés, car qui en doute? mais dans le compte que vous leur rendez de votre oraison. Sans cela, je ne voudrais pas assurer que vous êtes en bon chemin, ni que c'est Dieu qui vous conduit; car il se plaît beaucoup à voir que nous traitons avec ceux qui nous tiennent sa place avec autant de clarté et de vérité qu'avec lui-même, et que nous avons un sincère désir qu'ils connaissent non seulement nos actions, mais jusqu'à nos moindres pensées. Pourvu que vous vous conduisiez de la sorte, ne vous inquiétez et ne vous troublez de rien; quand bien même ces visions ne viendraient pas de Dieu, si vous avez de l'humilité et une bonne conscience, elles ne vous nuiront pas. Notre Seigneur saura tirer le bien du mal, et il fera tourner à votre profit les moyens employés par le démon pour vous perdre. Dans la pensée où vous serez que ce sont des faveurs du divin Maître, vous vous efforcerez de le mieux contenter, et d'avoir toujours devant les yeux la figure qui vous le représente. C'est ce qui faisait dire à un très savant homme que si le démon, qui est un si grand peintre, lui représentait une image de Notre Seigneur qui parût vivante, il n'en serait pas fâché, parce qu'il la considérerait pour croître en dévotion, et aurait ainsi un moyen de battre l'ennemi avec ses propres armes. Quoiqu'un peintre soit un méchant homme, ajoutait-il, il ne faut pas laisser d'avoir du respect pour le tableau qu'il fait de Celui qui est pour nous la source de tous les biens. C'est pourquoi il approuvait le conseil donné par quelques-uns d'accueillir par des signes de mépris les visions qui mettraient devant les yeux l'image de Notre Seigneur, parce que, disait-il, nous devons révérer l'image de notre Roi partout où elle se présente à nos regards. Je trouve qu'en cela il parlait d'une manière très juste; car si ici bas un ami ne peut voir sans déplaisir qu'on outrage le portrait de son ami, à combien plus forte raison devons-nous toujours vénérer l'image de Notre Seigneur crucifié, et tout tableau qui nous représente ce souverain Maître du ciel et de la terre. Je me plais à répéter ici ce que j'ai dit ailleurs sur ce point, parce que j'ai connu une personne à qui l'on avait commandé d'accueillir ces visions avec des signes de mépris. Je ne sais qui a inventé un tel remède. II n'est bon qu'à tourmenter une âme à qui un confesseur donne un si mauvais conseil, et qui se croit perdue si elle ne le suit pas. Je pense au contraire que si cela arrive, on doit lui représenter ces raisons avec humilité, et s'il insiste, ne point lui obéir en cette circonstance.

L'âme tire ce précieux avantage de ces apparitions de Notre Seigneur, que lorsqu'elle pense à sa vie et à sa passion, le souvenir de son visage si doux et si beau lui donne une très grande consolation: de même qu'ici-bas, quand on a vu une personne à qui l'on est très obligé, on éprouve plus de bonheur à penser à elle que si on ne l'avait jamais connue. On tire aussi d'autres avantages du souvenir si agréable et si consolant de ces visions. Mais comme j'ai déjà tant parlé des excellents effets qu'elles produisent, et que j'en parlerai encore dans la suite, je me contenterai de vous donner ici un avis, selon moi, très important. Lorsque vous savez ou que vous entendez dire que Dieu accorde ces faveurs à quelques âmes, ne lui demandez jamais, et ne souhaitez jamais qu'il vous conduise par la même voie. Cette voie est bonne sans doute, et vous devez en faire grande estime, et la respecter beaucoup; mais il ne vous convient ni de la demander ni de la désirer, pour plusieurs raisons. La première, parce que c'est un défaut d'humilité que de souhaiter qu'on nous accorde ce que nous n'avons jamais mérité; former un tel désir, c'est montrer, selon moi, qu'on est bien peu avancé dans cette vertu. Car de même que la pensée d'être roi ne saurait entrer dans l'esprit d'un pauvre habitant de la campagne, tant la bassesse de sa condition le lui fait paraître impossible, de même une âme véritablement humble ne prétendra jamais à de semblables faveurs. Notre Seigneur ne les accorde, à mon avis, qu'à ceux qui sont affermis dans cette vertu par la connaissance qu'il leur a donnée du peu qu'ils sont par eux-mêmes. Or, comment une personne qui a cette vue de sa misère et de son néant, pourrait-elle, au lieu de porter si haut ses désirs, n'être pas sincèrement convaincue que Dieu lui a déjà fait une grâce bien grande en la préservant des peines de l'enfer ? La seconde raison est que, lorsqu'on ose former l'idée de tels souhaits, on est déjà trompé ou en grand danger de l'être, parce que la moindre petite porte ouverte suffit au démon pour nous tendre mille piéges. La troisième raison est que, lorsque le désir est violent, il entraîne avec lui l'imagination, et qu'ainsi l'on se figure voir et entendre ce qu'on ne voit et qu'on n'entend point, de même que l'on songe la nuit à ce que l'on a vivement désiré durant le jour. La quatrième raison est qu'il y a une étrange témérité à vouloir soi-même choisir son chemin sans savoir s'il est le plus sûr, au lieu de s'abandonner à la conduite de Notre Seigneur qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons, afin qu'il nous mène par la voie qui nous convient, et qu'ainsi sa sainte volonté se fasse en toutes choses. La cinquième raison est que ce serait montrer qu'on n'a aucune idée des croix que Dieu envoie aux âmes qu'il favorise de ces grâces: or, ces croix sont très grandes, et de diverses espèces, et sait-on si l'on aurait la force de les porter? La sixième raison est qu'on ignore si l'on ne trouvera pas une perte là où l'on croit rencontrer un profit, ainsi qu'il arriva au roi Saül. A ces raisons je pourrais en ajouter d'autres. Ainsi, mes soeurs, croyez bien que le plus sûr est de ne vouloir que ce que Dieu veut; il nous connaît, et il nous aime. Remettons-nous entre ses mains, afin que sa volonté soit faite en nous. Nous ne pourrons jamais nous tromper, si notre volonté demeure toujours bien déterminée à ne vouloir que ce qu'il veut. Remarquez d'ailleurs que pour être fréquemment favorisée de ces apparitions, une âme n'en mérite pas plus de gloire, mais qu'elle en contracte une plus étroite obligation de servir Dieu, parce qu'elle a plus reçu de lui.

Quant à ce qui est de mériter davantage, Notre Seigneur ne le fait point dépendre de ces sortes de grâces, puisqu'il y a plusieurs personnes saintes qui n'en ont jamais reçu aucune, et d'autres qui ne sont pas saintes qui en ont reçu. D'ailleurs il ne faut pas croire qu'elles soient continuelles; souvent une seule de ces faveurs coûte bien des croix à une âme; et cette âme, sans songer si elle recevra de Notre Seigneur une semblable grâce, ne s'occupe qu'à lui en témoigner sa reconnaissance par une parfaite fidélité à le servir. Ces apparitions du divin Maître doivent sans doute singulièrement aider une âme à avancer dans les vertus; mais celui qui les acquiert par son travail méritera beaucoup davantage. Notre Seigneur, à ma connaissance, favorisait de ces apparitions deux personnes dont l'une était un homme. Elles avoient un désir si ardent de servir le divin Maître à leurs dépens et sans ces grandes délices, elles avaient une telle soif de souffrir pour son divin amour, qu'elles se plaignaient à lui de ce qu'il les leur accordait; et s'il eût été en leur pouvoir de les refuser, elles l'auraient fait. Je ne parle ici que des délices qu'elles goûtaient dans la contemplation et non des visions elles-mêmes; car elles voyaient trop bien les grands avantages qu'elles en retiraient et l'estime qu'elles en devaient faire. A la vérité, de tels désirs sont également surnaturels; ils sont le partage d'âmes embrasées d'un très grand amour, et jalouses de montrer à Notre Seigneur qu'elles ne le servent point par intérêt. Ces grandes âmes, comme je l'ai déjà dit, ne s'arrêtent point à la pensée de la gloire pour s'exciter à servir Dieu, elles ne songent qu'à contenter cet amour qui les enflamme, et dont la nature est d'agir sans cesse de mille manières. Si elles le pouvaient, elles souhaiteraient inventer des moyens de se consumer dans le feu dont elles brûlent; et s'il était nécessaire pour la plus grande gloire de Dieu qu'elles restassent éternellement anéanties, elles s'y dévoueraient de très grand coeur. Louange, et louange sans fin à ce Dieu qui, en s'abaissant jusqu'à ces communications intimes avec de si misérables créatures, se plaît à nous révéler les adorables trésors de son amour.! Ainsi soit-il!

10

CHAPITRE X

De plusieurs autres faveurs que Dieu accorde à l'âme par des moyens différents des précédents, et des grands avantages qu'elle en retire.

Notre Seigneur se communique à l'âme de bien des manières par ces apparitions: il se montre à elle tantôt pour la consoler dans ses peines, tantôt pour la préparer à quelque grande croix; ou bien, quand il veut prendre ses délices auprès d'elle, et qu'elle les prenne auprès de lui. Je ne m'arrêterai point à particulariser quelqu'une de ces choses. Mon dessein est seulement d'indiquer de mon mieux en quoi diffèrent ces visions, et de vous faire connaître la nature et les effets de chacune. A l'aide de cette connaissance, vous ne prendrez pas pour des visions les chimères que l'imagination pourrait vous représenter; et si Dieu daigne se montrer à vous, sachant à l'avance que c'est possible, vous n'en serez ni troublées, ni affligées. Car le démon a grand intérêt et prend un singulier plaisir à jeter une âme dans la tristesse et l'inquiétude, pour l'empêcher de s'occuper tout entière à aimer et à louer Dieu .

Notre Seigneur se communique à l'âme par d'autres voies beaucoup plus élevées que celles dont je viens de parler, et, à mon avis, moins dangereuses, parce que le démon ne saurait les contrefaire. Mais ces visions sont si cachées; qu'il est beaucoup plus difficile d'en donner une idée que des précédentes.

Il arrive que l'âme étant en oraison, et avec une entière liberté de ses sens, Notre Seigneur la fait entrer tout à coup dans une extase où il lui découvre de grands secrets qu'elle croit voir en Dieu même. Quoique j'use de ce terme de voir, l'âme cependant ne voit rien, parce que ce n'est pas ici une vision imaginaire où la très sainte humanité de Jésus Christ lui soit représentée. C'est une vision intellectuelle qui fait connaître à l'âme de quelle manière toutes les choses se voient en Dieu, et comment elles sont toutes en lui. Cette vision est très utile: malgré sa courte durée, qui n'est que d'un moment, elle demeure profondément gravée dans l'esprit, et donne une très grande confusion à l'âme par la manière si claire dont elle lui fait voir la grandeur du péché, puisque étant en Dieu ainsi que nous y sommes, ce n'est pas seulement en sa présence, mais en lui-même que nous le commettons.

Je veux me servir d'une comparaison pour rendre cette vérité plus sensible. On entend souvent parler de la malice du péché, mais hélas! ou l'on n'y réfléchit point, ou l'on ne veut pas comprendre; car si l'on voyait clairement l'acte du péché tel qu'il est, il ne serait pas, ce semble, possible de se porter à cet excès d'audace. Supposons que Dieu soit un immense et superbe palais qui enferme le monde. Cela étant, un pécheur peut-il commettre quelque crime hors de ce palais? Non certes. C'est donc en Dieu même que se commettent les abominations, les turpitudes et les iniquités de tous les pécheurs de la terre. Quel effroi cette pensée ne doit-elle pas nous inspirer! qu'elle est digne de nos méditations! quelle vive lumière elle nous donnera sur l'énormité du péché, à nous surtout pauvres ignorants qui la comprenons si peu! Car si cette vérité était connue de nous, il ne nous serait pas possible de porter la hardiesse et la démence jusqu'à offenser la majesté adorable de notre Dieu.

Considérons, mes soeurs, de quelle ineffable miséricorde et de quelle patience il use envers nous, en ne nous précipitant pas dans l'abîme à l'instant même où nous l'offensons. Rendons-lui-en de très vives actions de grâces, et ayons honte désormais d'être sensibles à ce que l'on fait ou que l'on dit contre nous. Car est-il au monde iniquité plus grande que de voir que Dieu notre Créateur souffre que nous commettions dans lui-même tant d'offenses, et que nous ne puissions endurer quelques paroles dites contre nous en notre absence, et peut-être sans mauvaise intention? Ô misère humaine! et quand donc, mes filles, imiterons-nous en quelque chose ce grand Dieu? Ne nous persuadons pas, je vous prie, que nous ayons beaucoup de mérite à souffrir des injures, mais disposons-nous à les endurer avec joie, et aimons ceux de qui nous les recevons, puisque Notre Seigneur ne laisse pas de nous aimer, quoique nous l'ayons tant offensé. Après l'exemple que donne cet adorable Modèle, quel droit n'a-t-il pas de vouloir que tous pardonnent, quelque grandes que soient les offenses qu'ils aient reçues! Je dis donc, mes filles, que cette vision, quoiqu'elle ne dure qu'un moment, elle est une faveur insigne que l'âme reçoit de Notre Seigneur, pourvu qu'elle veuille en profiter en se la représentant souvent.

Il arrive aussi que Dieu, en très peu de temps et d'une manière qui ne se peut exprimer, montre en lui-même à l'âme une vérité qui, par son éclat, obscurcit en quelque sorte toutes celles qui sont dans les créatures; et il fait connaître clairement à l'âme que lui seul est la vérité, et qu'il ne peut mentir. Ces paroles du Psaume: Tout homme est menteur, sont alors bien entendues d'elle; elle en a une intelligence plus parfaite que si elle les eût entendu répéter mille fois, et elle voit que Dieu seul est la vérité infaillible. Cela me fait souvenir de Pilate, lorsqu il demandait à Notre Seigneur ce que c'était que la vérité, et montre combien peu nous connaissons cette suprême vérité. Je désirerais l'expliquer plus clairement, mais ce n'est pas en mon pouvoir.

Apprenons par là, mes soeurs, que pour nous conformer en quelque chose à notre Dieu et à notre Époux, nous devons sans cesse nous efforcer de marcher selon la vérité devant lui et devant les hommes; je ne dis pas seulement dans nos paroles, car par la grâce de Dieu je ne vois personne dans nos monastères qui, pour quoi que ce soit, voulût dire un mensonge, mais encore dans toutes nos oeuvres. Loin de nous le désir qu'on nous croie meilleures que nous ne sommes; mais en tout donnons à Dieu ce qui lui appartient, et rendons-nous justice à nous-mêmes par respect et par amour pour la vérité. Et ainsi nous viendrons à faire peu de cas de ce monde où tout est mensonge et fausseté, et qui par là même n'est point durable.

Pensant un jour en moi-même pour quelle raison Notre Seigneur aime tant la vertu d'humilité et nous recommande tant de l'aimer, il me vint tout à coup dans l'esprit, sans y faire plus de réflexion, que c'est parce que Dieu est la suprême vérité, et que l'humilité n'est autre chose que de marcher selon la vérité. Or, c'est une grande vérité que, loin de rien posséder de bon par nous-mêmes, nous n'avons au contraire en partage que la misère, et que nous ne sommes que néant. Quiconque n'entend pas cela, marche dans le mensonge; et plus on l'entend, plus on se rend agréable à la souveraine vérité, parce qu'on marche dans la vérité. Daigne le Seigneur, mes filles, nous faire la grâce de ne jamais perdre cette connaissance de nous-même !

Notre Seigneur favorise l'âme des communications dont je viens de parler, lorsque, la voyant résolue d'accomplir en toutes choses sa volonté, et la considérant comme sa véritable épouse, il veut lui donner quelque connaissance de ses divines grandeurs, et de ce qu'elle doit faire pour se rendre agréable à ses yeux. Je n'en dis pas davantage sur ce sujet, et si j'ai parlé de ces deux insignes faveurs en particulier, c'est que j'ai cru qu'il était très utile de les faire connaître. Il n'y a rien à appréhender dans de telles visions, mais seulement à en remercier Dieu de qui elles procèdent; et comme ni le démon ni notre imagination n'y peuvent avoir de part, elles laissent l'âme dans une grande joie et un grand repos.

11

CHAPITRE XI

Du désir que Dieu donne à l'âme de jouir de Lui, désir si puissant, si impétueux, qu'on est en danger de perdre la vie. Du profit que l'âme tire de cette faveur du Seigneur.

Après tant de faveurs accordées à l'âme par l'Époux, notre petite colombe (car ne pensez pas que je l'oublie) n'est-elle pas enfin satisfaite, et notre mystique papillon ne va-t-il pas enfin s'arrêter là où il doit mourir? Non certes; son état, au contraire, est pire qu'auparavant. Quoiqu'il y ait plusieurs années que cette colombe jouisse de ces faveurs, elle gémit néanmoins toujours, et chaque faveur nouvelle augmente sa douleur. Comme de jour en jour elle a une connaissance plus claire des grandeurs de son Dieu, et qu'elle se voit séparée de lui et loin encore de le posséder, elle brûle d'un désir beaucoup plus ardent de lui être unie. Découvrant à une lumière de plus en plus vive combien ce grand Dieu, cet adorable Maître mérite d'être aimé, elle s'enflamme de plus en plus d'amour pour lui; et quand ce désir de se voir unie à Dieu dure depuis quelques années, il s'accroît à un degré tel qu'il cause à l'âme cette grande peine dont je vais parler. Je dis quelques années, parce qu'il en a été ainsi pour la personne dont j'ai fait mention dans cet écrit; car je sais bien que pour Dieu, il n'y a point de limites; il peut en un moment élever une âme aux grâces les plus sublimes dont je traite en cet ouvrage. Notre Seigneur est tout-puissant; il peut tout ce qu'il veut, et la pente comme le désir de son coeur c'est de faire beaucoup pour nous.

Sans doute, ces grands désirs de voir Dieu, ces larmes, ces soupirs, ces impétueux transports dont nous avons parlé, procédant de l'amour, causent à l'âme une vive souffrance; mais tout cela n'est que comme un feu mêlé de fumée qui, n'étant pas encore bien allumé, peut se souffrir en quelque sorte, et ainsi n'est presque rien en comparaison de cet autre feu dont j'ai à parler. Ici, l'âme se trouve embrasée d'un tel amour, que très souvent à la moindre pensée, à la moindre parole qui lui rappelle que la mort peut tarder encore à l'unir à son divin Époux, soudain, sans qu'elle sache ni d'où ni comment, elle se sent frappée comme d'un coup de foudre, eu comme transpercée par une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche; mais, quoi que ce puisse être, on voit clairement que ce n'est pas une chose qui procède de notre nature; je ne dis pas non plus que ce soit un coup de foudre car la blessure qu'on reçoit est plus pénétrante encore. Et cette blessure, à mon avis, n'est point faite à l'endroit où nous ressentons les douleurs ordinaires, mais au plus profond et au plus intime de l'âme, dans cet endroit où ce rayon de feu, en un instant, réduit en poudre tout ce qu'il rencontre de notre terrestre nature. Tant que l'âme est en cet état, il lui est impossible de penser à rien de ce qui tient à son être; dès le premier instant, ses puissances sont suspendues à l'égard de toutes les choses de ce monde, et elles ne conservent d'activité que pour augmenter son martyre en augmentant son amour pour Celui dont elle ne peut souffrir d'être plus longtemps séparée.

Gardez-vous de croire, mes soeurs, que j'exagère en parlant de la sorte. Je suis très assurée au contraire, que je n'en dis pas assez, parce que les termes manquent pour peindre un tel martyre. C'est, je le répète, un ravissement des sens et des puissances à l'égard de tout ce qui ne contribue point à faire sentir cette peine. Car l'entendement voit à une très vive lumière avec quelle raison l'âme s'afflige d'être absente de son Dieu; et Notre Seigneur augmente encore sa peine par une claire et vive connaissance qu'il lui donne de ses amabilités souveraines et de ses perfections infinies. Par cette vue, la peine croît jusqu'à un tel degré d'intensité, que malgré soi l'on jette de grands cris. C'est ce qui arrivait à la personne dont j'ai parlé, lorsqu'elle était dans cet état; quoiqu'elle fût patiente et accoutumée à supporter de grands maux, elle ne pouvait se défendre de ces cris, parce que, comme je l'ai dit, cette douleur ne se fait point sentir dans le corps, mais dans l'intérieur de l'âme. Cette personne apprit alors combien les douleurs de l'âme l'emportent en intensité sur celles du corps; elle connut que les peines du purgatoire étaient de la nature de ce martyre, et que la séparation du corps n'empêchait pas les âmes d'y endurer des souffrances, beaucoup plus grandes que toutes celles que l'on peut endurer avec le corps dans cette vie. J'ai vu une personne réduite à cette extrémité, et je croyais qu'elle allait mourir. Il n'y aurait eu rien d'étonnant, car la vie est réellement alors en grand danger. Ainsi, quoique cette extase de douleur et d'amour dure peu, les os du corps en demeurent déboîtés. Le pouls est aussi faible que si l'on était sur le point de rendre l'âme à Dieu, parce que la chaleur naturelle manque et s'éteint. L'âme, au contraire, se sent tellement embrasée par le feu de l'amour, qu'avec le moindre degré d'ardeur de plus, elle briserait sa chaîne selon ses désirs, et se verrait dans les bras de Dieu. Tant que dure ce martyre, elle ne sent aucune douleur dans le corps, bien que les os, comme j'ai dit, en soient déboîtés; qu'ensuite, durant deux à trois jours, il soit en proie à de telles douleurs qu'on n'a pas même la force d'écrire, et qu'enfin il reste toujours plus faible qu'il n'était auparavant. Cela vient, à mon avis, de ce que ces souffrances intérieures de l'âme sont si vives et surpassent tellement celles du corps, que, quand on le mettrait en pièces, elle ne le sentirait pas. Il nous arrive à nous-même quelque chose de semblable; avons-nous quelque part une douleur aiguë, nous sentons peu les autres; quoiqu'elles soient en grand nombre; c'est ce que j'ai souvent éprouvé.

Vous me direz peut-être qu'il y a de l'imperfection dans ce grand désir de voir Dieu, et que cette âme qui lui est si soumise devrait se conformer à sa volonté qui la retient encore dans cet exil. Je réponds qu'auparavant elle pouvait le faire, et que cette considération l'aidait à supporter la vie. Mais sous l'empire de cette peine, cela n'est plus en son pouvoir, parce qu'elle n'est plus maîtresse de sa raison, et qu'elle ne peut penser qu'aux motifs qu'elle a de s'affliger. Étant absente de son souverain Bien, comment pourrait-elle désirer de vivre? Elle se sent dans une solitude si extraordinaire, que ni toutes les créatures d'ici-bas, ni même tous les habitants du ciel ne lui pourraient être de quelque compagnie, si Celui qu'elle aime n'y était pas. Loin de trouver quelque allégement en ce monde, tout au contraire la tourmente. Elle est comme une personne suspendue en l'air qui ne peut poser le pied sur la terre, ni s'élever vers le ciel. Elle brûle d'une soif qui la consume, et elle ne peut boire à la source désirée. Rien dans ce monde ne saurait calmer les ardeurs de cette soif; d'ailleurs l'âme ne veut l'étancher qu'avec l'eau dont Notre Seigneur parla à la Samaritaine, et cette eau lui est refusée.

Ô mon adorable Maître, à quelle extrémité vous réduisez vos amants! Que c'est peu néanmoins en comparaison de ce que vous leur donnez ensuite! N'est-il pas juste que les grandes faveurs coûtent beaucoup? et l'âme pourrait-elle jamais acheter trop cher une grâce où elle se purifie pour entrer dans la septième demeure, comme on se purifie dans le purgatoire pour entrer au ciel? Qu'est-ce que sa souffrance auprès d'une telle faveur, sinon une goutte d'eau en comparaison de l'Océan? C'est trop dire encore. Quand à ce tourment et à cette affliction qui sont, selon moi, la plus grande souffrance qu'on puisse endurer dans ce monde, viendraient se joindre, comme dans la personne dont j'ai parlé, beaucoup d'autres douleurs spirituelles et corporelles, l'âme compterait tout cela pour rien auprès de la sublime faveur que Dieu lui accorde. L'âme comprend que cette peine est d'un prix inestimable, et qu'elle n'aurait jamais pu la mériter: Elle voit clairement que ce martyre est d'une nature telle que rien en ce monde ne saurait l'adoucir, et néanmoins elle le souffre avec bonheur, et serait prête à l'endurer toute sa vie si Dieu le voulait ainsi: ce qui serait se dévouer non à mourir une fois, mais à être toujours mourante; car ce martyre n'est rien moins qu'une agonie.

Quels doivent donc être les tourments des réprouvés dans l'enfer! Ils ne sont adoucis ni par cette conformité à la volonté de Dieu, ni par ce contentement et cette joie qu'éprouve l'âme à la vue des récompenses dont ses peines seront suivies; ils vont au contraire toujours en augmentant, j'entends quant aux peines accidentelles. S'il est vrai que les souffrances de l'âme l'emportent de beaucoup sur celles du corps, et que les tourments qu'endurent ces malheureux sont incomparablement plus terribles que ce martyre de l'âme dont j'ai parlé, de quel désespoir ne seront-ils pas saisis en voyant que leur supplice n'aura jamais de fin! Ah! tout ce que nous pouvons faire ou souffrir dans une vie si courte, ne nous doit-il pas paraître un atome, quand c'est pour échapper durant l'éternité à de si épouvantables tourments? Je le répète, mes soeurs, il est impossible d'exprimer combien les souffrances de l'âme sont terribles et différentes de celles du corps. Il faut l'avoir éprouvé pour le comprendre, ou que Dieu lui-même nous le montre, afin de nous faire connaître combien nous lui sommes redevables de nous avoir appelées à un état où nous espérons de sa miséricorde qu'il nous délivrera d'un tel malheur, et nous pardonnera nos péchés.

Revenons à notre sujet. Dans une si grande intensité, cette peine ne dure pas, ce me semble, plus de trois à quatre heures chez la personne dont j'ai parlé; et si elle durait plus longtemps, je ne pense pas que notre faible nature pût la supporter sans un miracle. Une fois même cette personne, ne l'ayant soufferte que durant un quart d'heure, perdit entièrement le sentiment, et demeura comme toute brisée; à la vérité, cette peine fondit sur elle avec une extrême rigueur. Cela lui arriva la dernière fête de Pâques, au milieu d'une conversation, et après avoir passé tous les jours précédents dans une telle sécheresse, qu'à peine sentait-elle qu'on était à ces saintes solennités; il ne fallut pour la faire tomber en extase qu'une seule parole sur la prolongation de cet exil. Il n'est pas plus possible de résister à l'impétuosité de ce ravissement, que de ne point brûler dans un grand feu. J'ajoute que cela ne peut être caché à ceux qui se trouvent présents. Ils ne sont pas témoins, il est vrai, des peines intérieures de cette personne, mais ils ne peuvent s'empêcher de voir, par ce qu'elle souffre extérieurement, que sa vie est en grand péril. Quant à elle, si elle trouve en eux une sorte de compagnie, elle n'en tire néanmoins aucun secours, parce qu'ils ne lui apparaissent, ainsi que le reste des créatures, que comme des ombres.

Comme vous pourriez vous voir dans cet état, il est bon, mes filles, de connaître comment notre faible nature peut s'y mêler. Lorsque l'âme, embrasée du désir d'être unie à Dieu, se meurt de ne point mourir, au moment où il lui semble qu'elle est sur le point de se séparer du corps, elle éprouve néanmoins une véritable crainte, et elle voudrait voir son martyre diminuer, afin de ne pas mourir. Il est évident que cette crainte ne vient que de la faiblesse de la nature; car d'un autre côté cette âme conserve toujours ce désir de mourir, et sa peine persévère sans que rien ne puisse la lui enlever, jusqu'à ce que Notre Seigneur lui-même y mette un terme en lui envoyant quelque grande extase ou quelque vision; c'est le moyen ordinaire qu'emploie ce divin Consolateur, pour la consoler et la fortifier de telle sorte qu'elle consente à vivre tant qu'il le voudra.

Ce martyre est grand sans doute, mais l'âme en retire les plus précieux avantages. Elle ne craint plus les souffrances et les croix qui lui peuvent arriver, parce qu'elles ne lui semblent plus rien en comparaison de cette peine intérieure qu'elle a endurée. Elle demeure enflammée d'un tel amour pour Dieu, qu'elle souhaiterait de pouvoir souvent souffrir cette peine. Mais cela ne dépend pas d'elle: malgré tous ses efforts et toute l'ardeur de ses désirs, il lui est tout aussi impossible d'éprouver de nouveau ce martyre, que de s'y soustraire lorsqu'il plaît à Notre Seigneur de le lui envoyer. Son mépris pour le monde augmente, parce qu'elle a reconnu qu'il n'avait rien qui fût capable de la consoler dans le tourment où elle s'est vue. Elle est plus détachée que jamais des créatures, parce qu'il est désormais évident pour elle que le Créateur seul peut la consoler et combler ses désirs. Elle a une plus grande crainte de Dieu, et s'applique plus qu'auparavant à ne point l'offenser, parce qu'elle voit que s'il peut consoler, il peut aussi infliger des supplices.

Dans une voie si spirituelle et si élevée, deux choses, selon moi, mettent véritablement la vie en péril. L'une, ce martyre dont je viens de parler; l'autre, l'excès de la joie que l'on ressent dans les extases dont j'ai dit qu'il était suivi. Tel est alors l'excès du plaisir qui transporte l'âme, qu'il semble qu'elle va y succomber, et qu'il ne faut plus qu'un rien pour l'affranchir de son corps. A la vérité, ce ne serait pas un petit bonheur pour elle de sortir ainsi de cet exil. Vous pouvez juger par là, mes soeurs, si j'ai eu raison de dire qu'il fallait un grand courage aux âmes qui reçoivent ces grâces élevées, et à combien juste titre, si vous les demandiez à Notre Seigneur, il pourrait vous répondre, comme aux Fils de Zébédée: Pouvez-vous boire mon calice? Je ne doute pas que vous ne répondiez toutes que vous êtes prêtes à le boire, et comme vous mettez toute votre confiance en cet adorable Sauveur lui-même, vous avez bien raison de lui parler ainsi; car il ne manque jamais de donner des forces aux âmes qui se confient en lui, quand il voit qu'elles leur sont nécessaires. Il protége ces âmes en toute occasion; il prend leur défense au milieu des persécutions et des murmures . qui s'élèvent contre elles, comme il fit pour sainte Madeleine; et si ce n'est point par des paroles, c'est par des oeuvres qu'il se déclare leur protecteur. Enfin, enfin, avant même qu'il les retire de cet exil, il les paye de tout ce qu'elles ont fait pour lui, comme vous allez le voir dans la septième demeure. Bénédiction et bénédiction sans fin à ce Dieu d'amour, et que toutes les créatures le louent dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

Le Château intérieur, VI Demeures 9