Africae munus FR


EXHORTATION APOSTOLIQUE

POST-SYNODALE

AFRICAE MUNUS

DU PAPE

BENOÎT XVI

À L’ÉPISCOPAT, AU CLERGÉ,

AUX PERSONNES CONSACRÉES

ET AUX FIDÈLES LAÏCS

SUR L'ÉGLISE EN AFRIQUE

AU SERVICE DE LA RÉCONCILIATION,

DE LA JUSTICE ET DE LA PAIX


« Vous êtes le sel de la terre...
Vous êtes la lumière du monde »
(Mt 5,13 Mt 5,14)


INTRODUCTION

1 L’engagement de l’Afrique pour le Seigneur Jésus-Christ est un trésor précieux que je confie, en ce début de troisième millénaire, aux Évêques, aux prêtres, aux diacres permanents, aux personnes consacrées, aux catéchistes et aux laïcs de ce cher continent et des îles voisines. Cette mission porte l’Afrique à approfondir la vocation chrétienne. Elle l’invite à vivre, au nom de Jésus, la réconciliation entre les personnes et les communautés, et à promouvoir pour tous la paix et la justice dans la vérité.

2 J’ai désiré que la deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des Évêques qui s’est déroulée du 4 au 25 octobre 2009, se situe dans la continuité de l’Assemblée de 1994 qui s’est « voulue une manifestation d’espérance et de résurrection, au moment même où les événements semblaient pousser l’Afrique au découragement et au désespoir ».[1] L’Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa de mon prédécesseur, le bienheureux Jean-Paul II, recueillait les orientations et les options pastorales des Pères synodaux pour une nouvelle évangélisation du continent africain. Il convenait, au terme de la première décennie de ce troisième millénaire, que se fassent vives notre foi et notre espérance pour contribuer à construire une Afrique réconciliée, par les voies de la vérité et de la justice, de l’amour et de la paix (cf. Ps 85,11) !
Avec les Pères synodaux, je rappelle que « si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain peinent les bâtisseurs » (Ps 127,1).

[1] Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), n. : AAS88 (1996), p. 5 ; La Documentation catholique (par la suite DC)2123 (1995), p. 817.

3 Une vitalité ecclésiale exceptionnelle et le développement théologique de l’Église comme Famille de Dieu,[2] ont été les résultats les plus visibles du Synode de 1994. Pour donner à l’Église de Dieu se trouvant sur le continent africain et dans les îles adjacentes, une impulsion nouvelle chargée d’espérance et de charité évangéliques, il m’a semblé nécessaire de convoquer une seconde Assemblée synodale. Soutenues par l’invocation quotidienne de l’Esprit Saint et la prière d’innombrables fidèles, les sessions synodales ont produit des fruits que je souhaiterais transmettre par ce document à l’Église universelle, et particulièrement à l’Église en Afrique,[3] afin qu’elle soit véritablement « sel de la terre » et « lumière du monde » (cf. Mt 5,13 Mt 5,14).[4] Animée par une « foi opérant par la charité » (cf. Ga 5,6), l’Église désire apporter des fruits de charité : la réconciliation, la paix et la justice (cf. 1Co 13,4-7). C’est là sa mission spécifique.

[2] Cf. Première Assemblée spéciale du Synode des Évêques pour l’Afrique, Message final (6 mai 1994), nn. 24-25, L’Osservatore Romano français (par la suite ORF) 2316 (1994), p. 93 ; DC2095 (1994), pp. 528-529 ; Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), n. 63 : AAS 88 (1996), pp. 39-40 ; DC 2123 (1995), pp. 832-833.
[3] Cf. Deuxième Assemblée spéciale du Synode des Évêques pour l’Afrique, Proposition (par la suite Prop.), n. 1: DC 2434 (2009), p. 1035.
[4] Cf. Prop. n. 2 : DC 2434 (2009), p. 1035.

4 La qualité des interventions des Pères synodaux et des autres personnes qui sont intervenues durant les assises, m’a impressionné. Le réalisme et la clairvoyance de leur contribution ont démontré la maturité chrétienne du continent. Ils n’ont pas eu peur d’affronter la vérité et ils ont cherché sincèrement à réfléchir à des solutions possibles aux problèmes qu’affrontent leurs Églises particulières, et même l’Église universelle. Ils ont constaté aussi que les bénédictions de Dieu, Père de tous, sont innombrables. Dieu n’abandonne jamais son peuple. Il ne me semble pas nécessaire de m’appesantir sur les différentes situations sociopolitiques, ethniques, économiques ou écologiques que vivent quotidiennement les Africains et qui ne peuvent être ignorées. Les Africains savent mieux que quiconque combien, trop souvent malheureusement, ces situations sont difficiles, troublées voire même tragiques. Je rends hommage aux Africains et à tous les chrétiens de ce continent qui les affrontent avec courage et dignité. Ils désirent, avec raison, que cette dignité soit reconnue et respectée. Je puis les assurer que l’Église respecte et aime l’Afrique.

5 Face aux nombreux défis que l’Afrique souhaite relever pour devenir toujours plus une terre de promesses, l’Église pourrait être tentée, comme Israël, par le découragement, mais nos ancêtres dans la foi nous ont montré la juste attitude à avoir. Ainsi Moïse, le serviteur du Seigneur, « par la foi … comme s’il voyait l’Invisible, tint ferme » (He 11,27). L’auteur de la Lettre aux Hébreuxnous le rappelle : « La foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (11, 1). J’exhorte donc l’Église entière à poser sur l’Afrique ce regard de foi et d’espérance. Jésus-Christ, qui nous a invités à être « le sel de la terre » et « la lumière du monde » (Mt 5,13 Mt 5,14), nous offre la puissance de l’Esprit pour réaliser toujours mieux cet idéal.

6 Dans ma pensée, la Parole du Christ : « Vous êtes le sel de la terre [… ] vous êtes la lumière du monde », devait être le fil conducteur du Synode et aussi celui de la période post-synodale. En m’adressant à Yaoundé à l’ensemble des fidèles africains, j’avais dit :« À travers Jésus, il y a deux mille ans déjà, Dieu a apporté lui-même le sel et la lumière à l’Afrique. Depuis lors, la semence de sa présence est enfouie dans les profondeurs des coeurs de ce cher continent et elle germe peu à peu au-delà et à travers les aléas de l’histoire humaine de votre continent ».[5]

[5] Benoît XVI, Discours aux membres du Conseil spécial pour l’Afrique du Synode des Évêques, (Yaoundé, 19 mars 2009), AAS 101 (2009), p. 310 ; DC 2422 (2009), p. 386.

7 L’Exhortation Ecclesia in Africa a fait sienne « l’idée-force de l’Église-Famille de Dieu », et les Pères synodaux « y ont vu une expression particulièrement appropriée de la nature de l’Église pour l’Afrique. L’image, en effet, met l’accent sur l’attention à l’autre, la solidarité, la chaleur des relations, l’accueil, le dialogue et la confiance ».[6] L’Exhortation invite les familles chrétiennes africaines à devenir des « églises domestiques »[7] pour aider leurs communautés respectives à reconnaître qu’elles appartiennent à un seul et même Corps. Cette image est importante non seulement pour l’Église en Afrique, mais aussi pour l’Église universelle, à l’heure où la famille est menacée par ceux qui veulent une vie sans Dieu. Priver de Dieu le continent africain, ce serait le faire mourir peu à peu en lui enlevant son âme.

[6] Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995), n. : AAS88 (1996), pp. 39-40 ; DC 2123 (1995), p. 832.
[7] Cf. n. : AAS 88 (1996), pp. 57-58 ; DC 2123 (1995), pp. 840-841 ; Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n.
LG 11 ; Conc. oecum. Vat. II, Décret Apostolicam actuositatem, n. AA 11 ; Jean-Paul II, Exhort. apost. Familiaris consortio (22 novembre 1981), n. FC 21 : AAS 74 (1982), pp. 104-106 ; DC 1821 (1982), p. 8.

8 Dans la tradition vivante de l’Église, en réponse à la sollicitation de l’Exhortation Ecclesia in Africa,[8] voir l’Église comme une famille et une fraternité, c’est restaurer un aspect de son patrimoine. Dans cette réalité où Jésus-Christ, « l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8,29), a réconcilié tous les hommes avec le Dieu Père (cf. Ep 2,14-18) et a donné le Saint-Esprit (cf. Jn 20,22), l’Église devient à son tour porteuse de cette Bonne Nouvelle de la filiation divine de toute personne humaine. Elle est appelée à la transmettre à toute l’humanité, en proclamant le salut réalisé pour nous par le Christ, en célébrant la communion avec Dieu et en vivant la fraternité dans la solidarité.

[8] N. : AAS 88 (1996), pp. 39-40 ; DC 2123 (1995), p. 832.

9 La mémoire de l’Afrique garde le souvenir douloureux des cicatrices laissées par les luttes fratricides entre les ethnies, par l’esclavage et par la colonisation. Aujourd’hui encore, le continent est confronté à des rivalités, à des formes d’esclavage et de colonisation nouvelles. La première Assemblée Spéciale l’avait comparé à la victime des bandits, laissée moribonde au bord du chemin (cf. Lc 10,25-37). C’est pourquoi on a pu parler de la « marginalisation » de l’Afrique. Une tradition née sur cette terre africaine identifie le bon Samaritain au Seigneur Jésus lui-même et invite à l’espérance. Clément d’Alexandrie écrivait en effet : « Qui, plus que lui, a eu pitié de nous, qui étions pour ainsi dire mis à mort par les puissances du monde des ténèbres, accablés d’une multitude de blessures, de craintes, de désirs, de colères, de chagrins, de mensonges et de plaisirs ? L’unique médecin de ces blessures, c’est Jésus ».[9] Il y a alors de nombreux motifs d’espérance et d’action de grâce. Ainsi par exemple, malgré les grandes pandémies – comme le paludisme, le sida, la tuberculose, etc.- qui déciment sa population et que la médecine cherche toujours plus efficacement à éradiquer, l’Afrique maintient sa joie de vivre, de célébrer la vie qui provient du Créateur dans l’accueil des naissances pour que s’agrandisse le cercle de la famille et de la communauté humaine. Je vois également un motif d’espérance dans le riche patrimoine intellectuel, culturel et religieux dont l’Afrique est dépositaire. Elle désire le préserver, l’explorer davantage et le faire connaître au monde. Il s’agit là d’un apport essentiel et positif.

[9] Quis dives salvetur 29, 2-3 : PG 9, 633 ; Sources chrétiennes (par la suite SC) 537, pp. 176-177.

10 La deuxième Assemblée synodale pour l’Afrique s’est penchée sur le thème de la réconciliation, de la justice et de la paix. La riche documentation qui m’a été remise après les Assises – les Lineamenta, l’Instrumentum laboris, les rapports rédigés avant et après les discussions, les interventions et les comptes rendus des groupes de travail –, invite à « transformer la théologie […] en pastorale, c’est-à-dire en un ministère pastoral très concret, dans lequel les grandes visions de l’Écriture Sainte et de la Tradition sont appliquées à l’oeuvre des évêques et des prêtres à un moment et en un lieu déterminés ».[10]

[10] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine à l’occasion de l’échange des voeux (21 décembre 2009) : AAS 102 (2010), p. 35 ; DC 2439 (2010), p. 109.

11 C’est donc par souci paternel et pastoral que j’adresse ce document à l’Afrique d’aujourd’hui qui a connu les traumatismes et les conflits que nous savons. L’homme est pétri par son passé, mais il vit et chemine aujourd’hui. Il regarde l’avenir. Comme le reste du monde, l’Afrique vit un choc culturel qui porte atteinte aux fondements millénaires de la vie sociale et rend parfois difficile la rencontre avec la modernité. Dans cette crise anthropologique à laquelle le continent africain est confronté, il pourra trouver des chemins d’espérance en instaurant un dialogue entre les membres des composantes religieuses, sociales, politiques, économiques, culturelles et scientifiques. Il lui faudra alors retrouver et promouvoir une conception de la personne et de son rapport à la réalité fondée sur un renouveau spirituel profond.

12 Dans l’Exhortation Ecclesia in Africa, Jean-Paul II faisait remarquer qu’« en dépit de la civilisation contemporaine du “village global”, en Afrique comme ailleurs dans le monde, l’esprit de dialogue, de paix et de réconciliation est loin d’habiter le coeur de tous les hommes. Les guerres, les conflits, les attitudes racistes et xénophobes dominent encore trop le monde des relations humaines ».[11] L’espérance qui caractérise la vie authentiquement chrétienne, rappelle que l’Esprit Saint est à l’oeuvre partout, sur le continent africain aussi, et que les forces de vie, qui naissent de l’amour, l’emportent toujours sur les forces de la mort (cf. Ct 8,6-7). C’est pourquoi, les Pères synodaux ont vu que les difficultés rencontrées par les pays respectifs et les Églises particulières en Afrique, ne représentaient pas des obstacles empêchant d’avancer, mais défiaient plutôt ce qu’il y a de meilleur en nous : notre imagination, notre intelligence, notre vocation à suivre sans concession les pas de Jésus-Christ, à rechercher Dieu, « Amour éternel et Vérité absolue ».[12] Avec tous les acteurs de la société africaine, l’Église se sent donc appelée à relever ces défis. C’est, en quelque sorte, comme un impératif de l’Évangile.

[11] N. 79 : AAS 88 (1996), p. 51; DC 2123 (1995), p. 838.
[12] Benoît XVI, Lett. enc. Caritas in veritate (29 juin 2009), n. : AAS 101 (2009), p. 641 ; DC 2429 (2009), p. 753.

13 Par ce document, je désire donner les fruits et les encouragements du Synode, et j’invite tous les hommes de bonne volonté à poser sur l’Afrique un regard de foi et de charité, pour l’aider à devenir par le Christ et par l’Esprit Saint, lumière du monde et sel de la terre (cf. Mt 5,13 Mt 5,14). Un précieux trésor est présent dans l’âme de l’Afrique où je perçois « le poumon spirituel pour une humanité qui semble en crise de foi et d’espérance »,[13] grâce aux richesses humaines et spirituelles inouïes de ses enfants, de ses cultures aux multiples couleurs, de son sol et de son sous-sol aux immenses ressources. Cependant, pour se tenir debout avec dignité, l’Afrique a besoin d’entendre la voix du Christ qui proclame aujourd’hui l’amour de l’autre, même de l’ennemi, jusqu’au don de sa propre vie, et qui prie aujourd’hui pour l’unité et la communion de tous les hommes en Dieu (cf. Jn 17,20-21).

[13] Benoît XVI, Homélie de la Messe d’ouverture de la deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des Évêques (4 octobre 2009) : AAS 101 (2009), p. 907 ; DC2433 (2009), p. 951.


PREMIÈRE PARTIE

« VOICI, JE FAIS L'UNIVERS NOUVEAU »

(Ap 21,5)
14 Le Synode a permis de discerner les axes majeurs de la mission pour une Afrique désireuse de réconciliation, de justice et de paix. Il revient aux Églises particulières de traduire ces axes en « fermes propos et en lignes d’action concrètes ».[14] En effet, c’est « dans les Églises locales que peuvent se fixer les éléments concrets d’un programme – objectifs et méthodes de travail, formation et valorisation du personnel, recherche des moyens nécessaires – qui permette à l’annonce du Christ d’atteindre les personnes, de vivifier les communautés, et d’agir en profondeur par le témoignage des valeurs évangéliques sur la société et sur la culture »[15]africaines.


CHAPITRE I


AU SERVICE DE LA RÉCONCILIATION ET DE LA PAIX


I. AUTHENTIQUES SERVITEURS DE LA PAROLE DE DIEU

15 Une Afrique qui avance, joyeuse et vivante, manifeste la louange de Dieu. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » comme le faisait remarquer saint Irénée, mais il continue : « La vie de l’homme, c’est la vision de Dieu ».[16] C’est pourquoi, aujourd’hui encore, une des tâches essentielles de l’Église est de porter le message de l’Évangile au coeur des sociétés africaines, de conduire vers la vision de Dieu. Comme le sel donne goût aux aliments, ce message fait des personnes qui en vivent, d’authentiques témoins. Tous ceux qui grandissent de cette manière deviennent capables de se réconcilier en Jésus-Christ. Ils deviennent des lumières pour leurs frères. Ainsi, avec les Pères du Synode, j’invite « l’Église […] en Afrique à être témoin dans le service de la réconciliation, de la justice et de la paix, comme “sel de la terre” et “lumière du monde” »,[17] pour que sa vie réponde à cet appel : « Lève-toi, Église en Afrique, famille de Dieu, parce que le Père céleste t’appelle ! ».[18]

[14] Jean-Paul II, Lett. apost. Novo millennio ineunte (6 janvier 2001), n.
NM 3 : AAS 93 (2001), p. 267 ; DC 2240 (2001), p. 69.
[15] Ibidem, n. NM 29: AAS 93 (2001), p. 286 ; DC 2240 (2001), p. 78.
[16] Adversus haereses, IV, 20, 7 : PG 7, 1037 ; SC 100/II, pp. 648-649.
[17] Prop. n. 34 ; DC 2434 (2009), p. 1047.
[18] Benoît XVI, Homélie de clôture de la deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des Évêques (25 octobre 2009) : ASS 101 (2009), p. 918 ; DC 2434 (2009), p. 1024.

16 Il est heureux que Dieu ait permis que le deuxième Synode pour l’Afrique soit célébré juste après celui qui a été consacré à la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Église. Ce Synode a rappelé l’impérieux devoir du disciple d’écouter le Christ qui appelle à travers sa Parole. Par elle, les fidèles apprennent à entendre le Christ et à se laisser orienter par l’Esprit Saint qui nous révèle le sens de toutes choses (cf. Jn 16,13). En effet, la « lecture et la méditation de la Parole de Dieu nous enracinent plus profondément dans le Christ et orientent notre ministère de serviteurs de la réconciliation, de la justice et de la paix ».[19] Comme le rappelait ce Synode, « pour devenir ses frères et soeurs, il faut être de “ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique” (Lc 8,21). Écouter authentiquement, c’est obéir et oeuvrer ; faire naître dans la vie la justice et l’amour ; offrir dans l’existence et dans la société, un témoignage conforme à l’appel des prophètes – qui unissait sans cesse Parole de Dieu et vie, foi et rectitude, culte et engagement social ».[20] Écouter et méditer la Parole de Dieu, c’est désirer la laisser pénétrer et former notre vie pour nous réconcilier avec Dieu, pour permettre à Dieu de nous conduire à une réconciliation avec le prochain, chemin nécessaire pour la construction d’une communauté de personnes et de peuples. Sur nos visages et dans nos vies, que la Parole de Dieu prenne vraiment chair !

[19] Prop. n. 46 : DC 2434 (2009), p. 1051.
[20] XIIe Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques, Message final (24 octobre 2008), n. 10 ; ORF 3055 (2008), p. 28 ; DC 2412 (2008), p. 1010.


II. LE CHRIST AU COEUR DES RÉALITÉS AFRICAINES : SOURCE DE RÉCONCILIATION DE JUSTICE ET DE PAIX

17 Les trois concepts principaux du thème synodal, à savoir la réconciliation, la justice et la paix, ont mis le Synode face à sa « responsabilité théologique et sociale »,[21] et ont permis de s’interroger aussi sur le rôle public de l’Église et sa place dans l’espace africain d’aujourd’hui.[22]« On pourrait dire que réconciliation et justice sont les deux présupposés essentiels de la paix et qu’ils définissent également dans une certaine mesure sa nature ».[23] La tâche qu’il nous faut préciser, n’est pas aisée, car elle se situe entre l’engagement immédiat en politique – qui ne relève pas de la compétence directe de l’Église – et le repli ou l’évasion possible dans des théories théologiques et spirituelles ; celles-ci risquant de constituer une fuite face à une responsabilité concrète dans l’histoire humaine.

[21] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine à l’occasion de l’échange des voeux (21 décembre 2009) : AAS 102 (2010), p. 35 ; DC 2439 (2010), p. 109.
[22] Cf. Benoît XVI, Lett. enc. Caritas in veritate (29 juin 2009), nn. : AAS 101 (2009), pp. 643-647 ; DC 2429 (2009), pp. 754-756.
[23] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine à l’occasion de l’échange des voeux (21 décembre 2009) : AAS 102 (2010), p. 35 ; DC 2439 (2010), p. 109.

18 « Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne », dit le Seigneur, qui ajoute « non pas comme le monde la donne » (Jn 14,27). La paix des hommes qui s’obtient sans la justice est illusoire et éphémère. La justice des hommes qui ne prend pas sa source dans la réconciliation par la « vérité de l’amour » (Ep 4,15) demeure inachevée ; elle n’est pas authentiquement justice. C’est l’amour de la vérité, – « la vérité tout entière » à laquelle l’Esprit seul peut nous conduire (cf. Jn 16,13) –, qui trace le chemin que toute justice humaine doit emprunter pour aboutir à la restauration des liens de fraternité dans la « famille humaine, communauté de paix »,[24] réconciliée avec Dieu par le Christ. La justice n’est pas désincarnée. Elle s’ancre nécessairement dans la cohérence humaine. Une charité qui ne respecte pas la justice et le droit de tous, est erronée. J’encourage donc les chrétiens à devenir exemplaires en matière de justice et de charité (Mt 5,19-20).

[24] Benoît XVI, Message pour la Journée mondiale de la Paix 2008 : AAS 100 (2008), pp. 38-45 ; DC 2393 (2008), pp. 2-6.


A. « LAISSEZ-VOUS RÉCONCILIER AVEC DIEU »

(2Co 5,20b)
19 « La réconciliation est un concept et une réalité pré-politiques, qui précisément pour cette raison, est de la plus grande importance pour la tâche politique elle-même. Si l’on ne crée pas dans les coeurs la force de la réconciliation, le présupposé intérieur manque à l’engagement politique pour la paix. Les membres du Synode se sont engagés en vue de cette purification intérieure de l’homme qui constitue la condition préliminaire essentielle à l’édification de la justice et de la paix. Mais cette purification et cette maturation intérieure vers une véritable humanité ne peuvent exister sans Dieu ».[25]

[25] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine à l’occasion de l’échange des voeux (21 décembre 2009) : AAS 102 (2010), p. 37 ; DC 2439 (2010), p. 109.

20 En effet, c’est la grâce de Dieu qui nous donne un coeur nouveau et qui nous réconcilie avec lui et avec les autres.[26] C’est le Christ qui a rétabli l’humanité dans l’amour du Père. La réconciliation prend donc sa source dans cet amour ; elle naît de l’initiative du Père de renouer la relation avec l’humanité, relation rompue par le péché de l’homme. En Jésus-Christ, « dans sa vie et dans son ministère, mais, spécialement, dans sa mort et sa résurrection, l’Apôtre Paul avait vu Dieu réconcilier le monde (toutes les choses sous le ciel et sur la terre) avec lui-même, ne tenant plus compte des fautes des hommes (cf. 2Co 5,19 Rm 5,10 Col 1,21-22). L’Apôtre avait vu Dieu réconcilier les Juifs et les Gentils avec lui-même, créant un homme nouveau à la place des deux peuples (cf. Ep 2,15 Ep 3,6). Ainsi, l’expérience de la réconciliation établit la communion à deux niveaux : d’une part la communion entre Dieu et les hommes, et d’autre part, du fait que l’expérience de réconciliation nous fait aussi (nous, l’humanité réconciliée) “ambassadeurs de réconciliation”, elle rétablit également la communion entre les hommes ».[27] « Ainsi, la réconciliation ne se limite pas au dessein de Dieu de ramener à lui dans le Christ l’humanité séparée et souillée par le péché, à travers le pardon des fautes et par amour. C’est aussi la restauration des relations entre les hommes au moyen de la résolution des différends et la suppression des obstacles à leurs relations grâce à leur expérience de l’amour de Dieu ».[28] La parabole de l’enfant prodigue l’illustre quand l’Évangéliste nous présente dans le retour du fils cadet, c’est-à-dire dans sa conversion, le besoin de se réconcilier, d’un côté, avec son père et, de l’autre, avec son frère aîné par la médiation du père (cf. Lc 15,11-32). Des témoignages émouvants de fidèles d’Afrique, « des témoignages de souffrance et de réconciliation concrète dans les tragédies de l’histoire récente du continent »[29]ont montré la puissance de l’Esprit qui transforme les coeurs des victimes et de leurs bourreaux pour rétablir la fraternité.[30]

[26] Cf. Prop. n. 5 : DC 2434 (2009), p. 1036.
[27] Rapport avant le débat, II, a : ORF 3104 (2009), p. 13 ; DC 2433 (2009), p. 992.
[28] Idem.
[29] Benoît XVI, Discours à la Curie romaine à l’occasion de l’échange des voeux (21 décembre 2009) : AAS 102 (2010), p. 35 ; DC 2439 (2010), p. 109.
[30] Cf. Benoît XVI, Homélie à la messe de conclusion de la deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des Évêques (25 octobre 2009) : AAS 101 (2009), p. 916 ;DC2434 (2009), pp. 1022-1024.

21 De fait, seule une authentique réconciliation engendre une paix durable dans la société. Ses protagonistes sont certes les autorités gouvernementales et les chefs traditionnels, mais également les simples citoyens. Après un conflit, la réconciliation souvent menée et accomplie dans le silence et la discrétion restaure l’union des coeurs et la coexistence sereine. Grâce à elle, après de longues périodes de guerre, des nations retrouvent la paix, des sociétés profondément blessées par la guerre civile ou le génocide reconstruisent leur unité. C’est en donnant et en accueillant le pardon[31] que les mémoires blessées des personnes ou des communautés ont pu guérir et que des familles jadis divisées ont retrouvé l’harmonie. « La réconciliation surmonte les crises, restaure la dignité des personnes et ouvre la voie au développement et à la paix durable entre les peuples à tous les niveaux »,[32] ont tenu à souligner les Pères du Synode.

Pour devenir effective, cette réconciliation devra être accompagnée par un acte courageux et honnête : la recherche des responsables de ces conflits, de ceux qui ont commandité les crimes et qui se livrent à toutes sortes de trafics, et la détermination de leur responsabilité. Les victimes ont droit à la vérité et à la justice. Il est important actuellement et pour l’avenir de purifier la mémoire afin de construire une société meilleure où de telles tragédies ne se répètent plus.

[31] Cf. Jean-Paul II, Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix 1997, n. 1 :AAS 89 (1997), p. 1 ; DC 2152 (1997), p. 51.
[32] Prop. n. 5 : DC 2434 (2009), p. 1036.


B. DEVENIR JUSTES ET CONSTRUIRE UN ORDRE SOCIAL JUSTE

22 Il ne fait pas de doute que la construction d’un ordre social juste relève de la compétence de la sphère politique.[33] Cependant, une des tâches de l’Église en Afrique consiste à former des consciences droites et réceptives aux exigences de la justice pour que grandissent des hommes et des femmes soucieux et capables de réaliser cet ordre social juste par leur conduite responsable. Le modèle par excellence à partir duquel l’Église pense et raisonne, et qu’elle propose à tous, c’est le Christ.[34] Selon sa doctrine sociale, « l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend “aucunement s’immiscer dans la politique des États”. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir […] une mission impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette annonce : c’est un service rendu à la vérité qui libère ».[35]

[33] Cf. Benoît XVI, Lett. enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. : AAS 98 (2006), pp. 238-240 ; DC 2352 (2006), pp. 178-180.
[34] Cf. Prop. n. 14 : DC 2434 (2009), pp. 1039-1040.
[35] Cf. Benoît XVI, Lett. enc. Caritas in veritate (29 juin 2009), n. : AAS 101 (2009) pp. 646-647 ; DC 2429 (2009), p. 756.

23 Grâce aux Commissions Justice et Paix, l’Église s’est engagée dans la formation civique des citoyens et dans l’accompagnement du processus électoral en différents pays. Elle contribue ainsi à l’éducation des populations et à l’éveil de leur conscience et de leur responsabilité civiques. Ce rôle éducatif particulier est apprécié par un grand nombre de pays qui reconnaissent l’Église comme un artisan de paix, un agent de réconciliation, et un héraut de la justice. Il est bon de répéter que, tout en distinguant le rôle des Pasteurs et celui des fidèles laïcs, la mission de l’Église n’est pas d’ordre politique.[36] Sa fonction est d’éduquer le monde au sens religieux en proclamant le Christ. L’Église désire être le signe et la sauvegarde de la transcendance de la personne humaine. Elle doit aussi éduquer les hommes à rechercher la vérité suprême face à ce qu’ils sont et à leurs interrogations pour trouver des solutions justes à leurs problèmes.[37]

[36] Cf. Benoît XVI, Lett. enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), nn. : AAS 98 (2006), pp. 238-240 ; Commission théologique internationale, Quelques questions sur la Théologie de la Rédemption (29 novembre 1994), nn. 14-20.
[37] Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n.
GS 40 ; Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, nn. 49-51.

1. VIVRE DE LA JUSTICE DU CHRIST

24 Sur le plan social, la conscience humaine est interpellée par de graves injustices existant dans notre monde, en général, et à l’intérieur de l’Afrique, en particulier. La confiscation des biens de la terre par une minorité au détriment de peuples entiers, est inacceptable parce qu’immorale. La justice oblige à « donner à chacun son bien propre » – ius suum unicuique tribuere.[38] Il s’agit donc de rendre justice aux peuples. L’Afrique est capable d’assurer à tous les individus et à toutes les nations du continent les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement.[39] Les Africains pourront ainsi mettre les talents et les richesses que Dieu leur a donnés au service de leur terre et de leurs frères. La justice, vécue dans toutes les dimensions de la vie, privée et publique, économique et sociale, a besoin d’être soutenue par la subsidiarité et la solidarité, et encore plus d’être animée par la charité. « Selon le principe de subsidiarité, ni l’État ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires ».[40] La solidarité est garante de la justice et de la paix, de l’unité donc, de sorte que « l’abondance des uns supplée au manque des autres ».[41] Et la charité qui assure le lien avec Dieu, va plus loin que la justice distributive. Car si « la justice est la vertu qui distribue à chacun son bien propre […] ce n’est pas la justice de l’homme celle qui soustrait l’homme au vrai Dieu ».[42]

[38] Cf. S. Thomas d’Aquin, S. Th.
II-II 58,1.
[39] Cf. Jean-Paul II, Lett. enc. Centesimus annus (1er mai 1991), n. CA 35 : AAS 83 (1991), p. 837 ;DC 2029 (1991), p. 535.
[40] Catéchisme de l’Église catholique, n. CEC 1894.
[41] Deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des Évêques, Lineamenta (3 décembre 2007), n. 44 : ORF 2940 (2006), p. VI dans le supplément ; DC 2365 (2006), p. 845.
[42] S. Augustin, De civitate Dei, XIX, 21, 1 : Patrologia Latina, cursus completus, éd. J.-P. Migne (par la suite PL), 41, 649.

25 Dieu lui-même nous montre la véritable justice quand, par exemple, nous voyons Jésus entrer dans la vie de Zachée et offrir ainsi au pécheur la grâce de sa présence (cf. Lc 19,1-10). Quelle est donc cette justice du Christ ? Les témoins de cette rencontre avec Zachée observent Jésus (cf. Lc 19,7) ; leur murmure désapprobateur se veut une expression de l’amour de la justice. Ils ignorent cependant la justice de l’amour qui s’ouvre jusqu’à l’extrême, jusqu’à faire passer en soi la « malédiction » due aux humains, pour qu’ils reçoivent en échange la « bénédiction » qui est le don de Dieu (cf. Ga 3,13-14). La justice divine offre à la justice humaine, toujours limitée et imparfaite, l’horizon vers lequel elle doit tendre pour s’accomplir. Elle nous fait prendre conscience en outre, de notre propre indigence, de l’exigence du pardon et de l’amitié de Dieu. C’est ce que nous vivons dans les sacrements de la Pénitence et de l’Eucharistie qui découlent de l’action du Christ. Cette action nous introduit dans une justice où nous recevons bien plus que nous n’étions en droit d’attendre car, dans le Christ, la charité est le résumé de la Loi (cf. Rm 13,8-10).[43] Par le Christ, unique modèle, le juste est invité à entrer dans l’ordre de l’amour-agapê.

[43] Cf. Benoît XVI, Message de Carême 2010 : Insegnamenti, V/2(2009), p. 454 ; DC 2440 (2010), pp. 152-153.


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