Ad gentes 2




Décret sur l’activité missionnaire de l’Église





1 Envoyée par Dieu aux nations pour être « le sacrement universel du salut1 », l’Église, en vertu des exigences intimes de sa propre catholicité et dans l’obéissance à l’ordre de son fondateur 2, tend de toutes ses forces à annoncer l’Évangile à tous les hommes. En effet, les apôtres eux-mêmes sur lesquels l’Église a été fondée, ont suivi les traces du Christ et « ont prêché la parole de vérité et engendré des Églises 3  ». Le devoir de leurs successeurs est d’assurer la permanence de cette oeuvre, afin que la « Parole de Dieu accomplisse sa course et soit glorifiée » (2Th 3,1) et que le Royaume de Dieu soit annoncé et instauré partout sur terre.

Mais dans l’ordre présent des choses, qui voit naître une nouvelle situation pour l’humanité, l’Église, sel de la terre et lumière du monde 4, est appelée de façon plus urgente à sauver et à rénover toute créature, afin que tout soit restauré dans le Christ et qu’en lui les hommes constituent une seule famille et un seul Peuple de Dieu.

C’est pourquoi le saint Concile, tout en rendant grâces à Dieu pour les oeuvres remarquables accomplies par le zèle généreux de l’Église tout entière, désire esquisser les principes de l’activité missionnaire et rassembler les forces de tous les fidèles, pour que le Peuple de Dieu, s’avançant sur la voie étroite de la croix, étende partout le Règne du Christ Seigneur, qui embrasse de son regard les siècles 5, et pour qu’il prépare les voies à son avènement.

1 Conc. Vat. Il, Const. dogm. Lumen Gentium, n. 48, AAS 57 (1965), p. 53. (Voir plus haut, p. 142-144.)
2 Cf. Mc 16, 15.
3 Augustin, Enarr. in Ps. 44, 23, PL 36, 508 ; CCh 38, 150.
4 Cf. Mt 5, 13-14.
5 Cf. Si 36, 19.


Chapitre I. Principes doctrinaux

2 Dans son pèlerinage l’Église est, par nature, missionnaire, puisqu’elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu le Père 6.

Or ce dessein découle de « l’amour fontal », c’est-à-dire de la charité de Dieu le Père qui, étant le Principe sans Principe, de qui le Fils est engendré et de qui le Saint-Esprit procède par le Fils, nous a créés librement dans sa bonté surabondante et miséricordieuse, nous a de surcroît appelés gracieusement à communier avec lui dans la vie et la gloire et a répandu largement sa divine bonté et ne cesse de la répandre, de telle sorte que lui, qui est le créateur de toutes choses, devienne enfin «tout en tous» (
1Co 15,28), en procurant à la fois sa gloire et notre bonheur. Il a plu à Dieu d’appeler les hommes à participer à sa vie, non seulement à titre individuel, comme si tout lien mutuel était exclu, mais de les constituer en un Peuple, dans lequel ses enfants, qui étaient dispersés, seraient rassemblés pour devenir un 7.

6 Cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. Lumen Gentium, n. 2, AAS 57 (1965), p. 5-6. (Voir plus haut p. 68.) (LG 2)
7 Cf. Jn 11,52.



3 Ce dessein universel de Dieu pour le salut du genre humain ne se réalise pas seulement d’une manière en quelque sorte secrète dans l’intériorité des hommes ou par des initiatives, même religieuses, grâce auxquelles ceux-ci cherchent Dieu de multiples manières « pour l’atteindre si possible et le trouver, bien qu’il ne soit loin d’aucun d’entre nous » (Ac 17,27) ; ces initiatives ont en effet besoin d’être éclairées et redressées, même si, par un dessein bienveillant de la Providence divine, on peut les tenir parfois pour une pédagogie orientant vers le vrai Dieu ou pour une préparation évangélique8. Pour consolider la paix, c’est-à-dire la communion avec lui-même, et pour établir l’union fraternelle entre les hommes, qui sont pécheurs, il décida de s’engager, d’une manière nouvelle et définitive, dans l’histoire des hommes, en envoyant son Fils dans notre chair, afin d’arracher par lui les hommes à la puissance des ténèbres et de Satan 9 et de se réconcilier en lui le monde 10. Ce Fils, par qui il a aussi fait les siècles 11, il l’a établi héritier de toutes choses, afin de tout restaurer en lui 12.

Car le Christ Jésus a été envoyé dans le monde comme le véritable médiateur entre Dieu et les hommes. Puisqu’il est Dieu, « toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement » (Col 2,9) ; mais selon la nature humaine, il est, en tant que nouvel Adam, constitué comme Tête de l’humanité renouvelée, « plein de grâce et de vérité » an 1, 14). C’est pourquoi le Fils de Dieu a emprunté les voies d’une Incarnation véritable pour faire participer les hommes à la nature divine ; il s’est fait pauvre pour nous alors qu’il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté 13. Le Fils de l’Homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude, c’est-à-dire pour tous 14. Les saints Pères proclament sans cesse que ce qui n’a pas été assumé n’est pas guéri par le Christ15. Celui-ci a assumé la nature humaine tout entière, telle qu’on la trouve chez nous, malheureux et pauvres, à l’exception toutefois du péché 16. Le Christ, « que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde » (cf. Jn 10,36), a dit de lui-même : « L’esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction ; il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, guérir ceux qui ont le coeur brisé, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue » (Lc 4,18) ; et encore : « Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19,10).

Ce qui a été une fois pour toutes proclamé par le Seigneur ou accompli en lui pour le salut du genre humain doit être proclamé et répandu jusqu’aux extrémités de la terre 17 en commençant par Jérusalem 18, de sorte que ce qui a été accompli une fois pour toutes en vue du salut de tous, produise ses effets chez tous au cours des temps.

8 Cf. Irénée, Adv. Haer. III, 18, 1 : « Le Verbe existant auprès de Dieu, par qui tout a été fait, et qui était toujours présent au genre humain [...] » ( PG 7, 932 ; SC 211). - Ibid. IV, 6,7 : « Depuis le début, le Fils présent à sa création révèle le Père à tous ceux à qui le veut, quand le veut et comme le veut le Père » ( PG 7, 990 ; SC 100). - Cf. ibid. IV, 20, 6-7 ( PG 7, 1037 ; SC 100). - Id., Démonstration 34 (Patr. orient. XII, 773 ; SC 62, Paris, 1958, p. 87). - Clément d’Alexandrie, Protreptique 112, 1, (GCS, Clemens, I, 79 ; SC 2). - Id., Stromates VI, 6, 44, 1, GCS, Clemens, II, 453. — Ibid. 13, 106, 3-4, GCS, Clemens, II, 485. - Sur la doctrine elle-même, cf. Pie XII, Radiomessage, 31 déc. 1952. - Conc. Vat. II, Const. dogm. Lumen Gentium 16, AAS 57 (1965), p. 20. (Voir plus haut p. 90.)
9 Cf. Col 1, 13 ; Ac 10, 38.
10 Cf. 2 Co 5, 19.
11 Cf. He 1, 2 ; Jn 1, 3 et 10 ; 1 Co 8, 6 ; Col 1, 16.
12 Cf. Ep 1, 10.
13 Cf. 2 Co 8, 9.
14 Cf. Mc 10, 45.
15 Cf. Athanase, Lettre à Épictète 7, PG 26, 1060 ; Cyrille de Jérusalem, Catech. 4, 9, PG 33, 465 ; Marius Victorinus, Adv, Arium 3,3, PL 8, 1101 ; Basile, Lettre 261, 2, PG 32,969 ; Grégoire de Nazianze, Lettre 101, PG 37, 181 ; Grégoire de Nysse, Antirrheticus, Adv. Apollin. 17, PG 45, 1156 ; Ambroise, Lettre 48, 5, PL 16, 1153 ; Augustin, Tract, in Evang. Joann., tr. 23, 6, PL 35, 1585 ; CCh 36, 236 ; BA 72 ; en outre, c’est cet argument qui lui sert à démontrer que le Saint-Esprit ne nous a pas rachetés, puisqu’il ne s’est pas incarné : De Agone Christ. 22, 24, PL 40, 302 ; Cyrille d’Alexandrie, Adv. Nestor. I, 1, PG 76, 20 ; Fulgence, Lettre 17, 3, 5, PL 65, 454 ; A Trasimond III, 21, PL 65, 284 : de la tristesse et de la crainte.
16 Cf. He 4, 15 ; 9, 28.
17 Cf. Ac 1, 8.
18 Cf. Lc 24, 47.



4 Mais pour obtenir pleinement ce résultat, le Christ a envoyé d’auprès du Père le Saint-Esprit, qui devait accomplir son oeuvre de salut à l’intérieur des âmes et pousser l’Église à sa propre extension. Il ne fait pas de doute que l’Esprit Saint était déjà à l’oeuvre avant que le Christ ne fût glorifié 19. Toutefois, le jour de la Pentecôte, il descendit sur les disciples, pour demeurer avec eux pour toujours20 21 ; l’Église fut manifestée publiquement devant la multitude ; la diffusion de l’Évangile parmi les nations par la prédication prit son départ ; enfin fut préfigurée l’union des peuples, dans la catholicité de la foi, par l’Église de la Nouvelle Alliance, qui parle toutes les langues, qui dans la charité comprend et embrasse toutes les langues et qui surmonte ainsi la dispersion de Babel 21. À la Pentecôte commencèrent, en effet, les « actes des apôtres », tout comme le Christ fut conçu lorsque le Saint-Esprit descendit sur la Vierge Marie et tout comme il fut poussé à commencer son ministère par le même Esprit qui descendit sur lui pendant sa prière22. Le Christ Jésus lui-même, avant de donner sa vie librement pour le monde, a organisé le ministère apostolique et a promis d’envoyer le Saint-Esprit, de telle sorte que ce ministère et cette mission soient tous deux associés en vue de rendre réellement efficace l’oeuvre du salut, toujours et partout 23. Tout au long des temps, l’Esprit Saint « unifie l’Église tout entière dans la communion et le ministère, et la munit des divers dons hiérarchiques et charismatiques 24 », vivifiant les institutions ecclésiastiques en étant pour ainsi dire leur âme25, et insufflant dans le coeur des fidèles le même esprit missionnaire que celui par lequel le Christ lui-même avait été poussé. Parfois même il devance visiblement l’action apostolique26, tout comme il l’accompagne et la dirige sans cesse de diverses manières27.

19 C’est l’Esprit Saint qui a parlé par les prophètes : Symb. de Constantinople (Denz.-Schoenmetzer, 150) ; Léon le Grand, Sermon 76, PL 54, 405-406 : « Quand au jour de la Pentecôte l’Esprit Saint remplit les disciples du Seigneur, ce ne fut pas le début d’un don, mais une largesse surajoutée à d’autres : les patriarches, les prophètes, les prêtres, tous les saints qui vécurent aux temps anciens ont été nourris du même Esprit sanctifiant [...] bien que la mesure des dons ait été différente. » De même le Sermon 77, 1, PL 54, 412 ; Léon XIII, encycl. Divinum illud, AAS 29 (1897), 650-651. De même Jean Chrysostome, bien qu’il insiste sur la nouveauté de la mission du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte : In Epb., c. 4, Hom. 10, 1, PG 62, 75.
20 Cf. Jn 14, 16.
21 Les saints Pères parlent souvent de Babel et de la Pentecôte : Origène, In Genesim, c. 1, PG 12, 112 ; SC 7 ; Grégoire de Nazianze, Orat. 41, 16, PG 36, 449 ; SC 358 ; Jean Chrysostome, Hom. 2 pour la Pentecôte 2, PG 50, 467 ; In Acta Apost. PG 60,44 ; Augustin, Enarr. in Psalm. 54,11, PL 36,636 ; CCh 39, 664 s. ; Sermon 271, PL 38, 1245 ; Cyrille d’Alexandrie, Glaphyra in Genesim II, PG 69, 79 ; Grégoire le Grand, Hom. in Evang., Lib. II, Hom. 30, 4, PL 76, 1222 ; Bède, In Hexaemer. Lib. III, PL 91, 125. Voir aussi la représentation dans l’atrium de la basilique Saint-Marc à Venise. L’Église parle toutes les langues, et ainsi rassemble tous les hommes dans la catholicité de la foi : Augustin, Sermons 266, 267, 268, 269, PL 38, 1225-1237 ; Sermon 175, 3, PL 38, 946 ; Jean Chrysostome, In Epis!. I ad Cor., Hom. 35, PG 61, 296; Cyrille d’Alexandrie, Fragm. in Acta, PG 74, 758; Fulgence, Sermon 8, 2-3 ; PL 65, 743-744. Sur la Pentecôte et la consécration des apôtres à la mission : cf. J. A. Cramer, Catena in Acta S.S. Apostolorum, Oxford, 1838, p. 24 s.
22 Cf. Lc 3, 22 ; 4, 1 ; Ac 10, 38.
23 Cf. Jn 14, 17 ; Paul VI, Alloc. prononcée au Concile, le 14 sept. 1964, AAS 56 (1964), p. 807.
24 Cf. Conc. Vat. II, Constit. dogm. Lumen Gentium, n. 4, AAS 57 (1965), p. 7. (Voir plus haut p. 68, 41 - 70, 1.)
25 S. Augustin, Sermon 267, 4, PL 38, 1231 : « Ce que fait l’âme dans tous les membres d’un même corps, le Saint-Esprit le fait dans l’Église tout entière. » Cf. Const. dogm. Lumen Gentium, n. 7, avec la note 8, AAS 57 (1965), p. 11. (Voir plus haut p. 74-76.)
26 Cf. Ac 10, 44-47 ; 11, 15 ; 15, 8.
27 Cf. Ac 4, 8 ; 5, 32 ; 8, 26.29.39 ; 9, 31 ; 10 ; 11, 24.28 ; 13, 2.4.9 ; 16, 6-7 ; 20, 22-23 ; 21, 11, etc.



5 Dès le début, le Seigneur Jésus « appela à lui ceux qu’il voulut, et en institua douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher » (Mc 3,13) 28. Ainsi les apôtres furent les germes du nouvel Israël et en même temps l’origine de la hiérarchie sacrée. Ensuite, une fois qu’il eut par sa mort et sa résurrection accompli en lui-même les mystères de notre salut et de la rénovation de toutes choses, le Seigneur, ayant reçu toute-puissance au ciel et sur la terre 29, avant d’être enlevé au ciel 30, fonda son Église comme sacrement du salut et envoya les apôtres dans le monde entier tout comme lui-même avait été envoyé par le Père 31, et leur donna cet ordre : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28,19 s.) et : « Allez dans le monde entier et proclamez la bonne nouvelle à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné » (Mc 16,15 s.). À l’Église incombe donc le devoir de propager la foi et le salut du Christ, aussi bien en vertu du mandat exprès qu’a hérité des apôtres l’ordre des évêques, assisté par les prêtres * en union avec le successeur de Pierre, Pasteur suprême de l’Église, qu’en vertu de la vie que le Christ communique à ses membres, lui en qui « le Corps tout entier reçoit cohérence et cohésion, par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même dans la charité » (Ep 4,16). La mission de l’Église s’accomplit donc par l’opération par laquelle, dans l’obéissance à l’ordre du Christ et sous la motion de la grâce et de la charité du Saint-Esprit, l’Église se rend effectivement présente à tous les hommes ou à tous les peuples, pour les amener, par l’exemple de sa vie et par la prédication, par les sacrements et les autres moyens de grâce, à la foi, à la liberté et à la paix du Christ, de telle sorte que leur soit largement ouverte la voie libre et sûre pour une pleine participation au mystère du Christ.

Comme cette mission continue et déploie au cours des siècles la mission du Christ lui-même qui fut envoyé pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, l’Eglise, à son tour, à l’instigation de l’Esprit Saint, doit s’engager dans la même voie que le Christ lui-même, voie de la pauvreté, de l’obéissance, du service et de l’immolation de soi jusqu’à la mort, dont il est sorti vainqueur par sa résurrection. C’est de cette façon que dans l’espérance ont cheminé tous les apôtres qui par leurs multiples tribulations et souffrances ont achevé ce qui manque à la passion du Christ au profit de son Corps qui est l’Eglise 32. Souvent aussi le sang des chrétiens fut une semence 33.

28 Cf. aussi Mt 10, 1-42.
29 Cf. Mt 28, 18.
30 Cf. Ac 1, 4-8.
31 Cf. Jn 20, 21.
32 Cf. Col 1, 24.
33 Tertullien, Apologétique 50, 13, PL I, 534 ; CChr 1, 171.


6 Cette tâche qui est à accomplir par l’ordre des évêques, à la tête duquel se trouve le successeur de Pierre, avec la prière et la collaboration de toute l’Église, est une et la même partout, en toute situation, bien qu’elle ne soit pas exécutée de la même manière en raison des circonstances. Par conséquent, les différences qu’il faut reconnaître dans cette activité de l’Église ne découlent pas de la nature intime de la mission elle-même, mais des conditions dans lesquelles cette mission est accomplie.

Ces conditions dépendent soit de l’Église, soit aussi des peuples, des groupes ou des hommes à qui la mission s’adresse. Car, bien que de soi elle possède la totalité ou la plénitude des moyens de salut, l’Église n’agit pas ni ne peut agir toujours et aussitôt selon tous ses moyens, mais elle connaît des débuts et des degrés dans l’action par laquelle elle cherche à conduire à sa réalisation le dessein de Dieu ; bien plus, elle est parfois forcée de déplorer de nouveau un recul après un heureux essor initial ou du moins elle demeure parfois dans une sorte d’état d’incomplétude et d’insuffisance. En ce qui concerne les hommes, les groupes et les peuples, elle ne les atteint et ne les pénètre que graduellement et les assume ainsi dans la plénitude catholique. Les actes propres ou les moyens appropriés doivent correspondre à chaque condition ou état.

Les initiatives particulières dans le cadre desquelles les messagers de l’Évangile, envoyés par l’Église, vont dans le monde entier et s’acquittent de la tâche d’annoncer l’Évangile et d’implanter l’Église elle-même parmi les peuples et les groupes qui ne croient pas encore au Christ, sont communément appelées « missions » ; elles s’accomplissent par l’activité missionnaire et se déploient le plus souvent dans des territoires déterminés reconnus par le Saint-Siège. La fin propre de cette activité missionnaire est l’évangélisation et la plantation de l’Église dans des peuples ou des groupes dans lesquels elle n’est pas encore enracinée34. Il faut donc qu’à partir de la semence de la Parole de Dieu, des Églises autochtones particulières, suffisamment établies, croissent partout dans le monde, Églises qui, dotées de ressources propres et ayant atteint une certaine maturité, disposant d’une hiérarchie propre unie à un peuple fidèle et de moyens conformes à leur caractère spécifique et suffisants pour mener une vie pleinement chrétienne, apportent, pour leur part, leur concours au bénéfice de l’Église tout entière. Le moyen principal de cette implantation est la proclamation de l’Évangile de Jésus-Christ, pour l’annonce duquel le Seigneur a envoyé ses disciples dans le monde entier, afin que les hommes, après une nouvelle naissance due à la Parole de Dieu35, soient agrégés par le baptême à l’Église, qui, en tant que Corps du Verbe incarné, est nourrie et vit de la Parole de Dieu et du pain eucharistique36.

Pour cette activité missionnaire de l’Église différentes situations parfois mêlées les unes aux autres peuvent se présenter : situation d’abord de début ou de plantation, ensuite de nouveauté ou de jeunesse. Quand tout cela est achevé, l’action missionnaire de l’Église ne s’arrête pas, mais le devoir incombe aux Églises particulières déjà constituées de continuer cette activité et de prêcher l’Évangile à ceux qui sont encore au-dehors.

En outre, il n’est pas rare que les groupes au sein desquels l’Église existe connaissent des changements radicaux pour des raisons diverses au point que des situations absolument nouvelles peuvent en résulter. L’Église doit alors examiner si ces situations exigent de nouveau une activité missionnaire de sa part. De plus, les circonstances sont parfois telles que fait défaut pour un temps la possibilité de proposer directement et aussitôt le message évangélique ; dans ce cas, les missionnaires peuvent et doivent, avec patience, prudence et en même temps avec une grande confiance, donner au moins le témoignage de la charité et de la bienfaisance du Christ, et préparer ainsi les voies au Seigneur et le rendre présent d’une certaine façon.

Ainsi il est manifeste que l’activité missionnaire découle en profondeur de la nature même de l’Église : elle en propage la foi salvifique, elle en réalise l’unité catholique en l’étendant, elle reçoit sa force de son apostolicité, elle met en oeuvre le sens collégial de sa hiérarchie, elle en atteste, répand et développe la sainteté. Ainsi l’activité missionnaire parmi les nations diffère aussi bien de l’activité pastorale à déployer à l’égard des fidèles que des initiatives à prendre pour rétablir l’unité des chrétiens. Cependant, ces deux domaines sont très étroitement liés à l’activité missionnaire de l’Église 37 : la division des chrétiens porte, en effet, préjudice38 à la cause très sacrée de l’annonce de l’Évangile à toute créature et pour beaucoup elle ferme l’accès à la foi. Ainsi, en raison de la nécessité de la mission, tous les baptisés sont appelés à s’assembler en un seul troupeau pour pouvoir ainsi, dans l’unanimité, rendre témoignage du Christ leur Seigneur devant les nations. S’ils ne sont pas encore capables de témoigner pleinement d’une foi unique, ils doivent être au moins animés d’une estime et d’un amour réciproques.

34 Déjà Thomas d’Aquin parle de la charge apostolique de planter l’Église ; cf. Sent., L. I, dist. 16, q. 1, a. 2 ad 2 et 4 ; a. 3 sol. ; Somme théologique I 43,7 ad 6 ; I-II 106,4 ad 4. Cf. Benoît XV, Maximum illud, 30 nov. 1919, AAS 11 (1919), p. 445 et 453 ; Pie XI, Rerum Ecclesiae, 28 févr. 1926, AAS 18 (1926), p. 74 ; Pie XII, 30 avr. 1939, aux Direct, des OEuvres Pontif. Missionn. ; Id., 24 juin 1944 aux Direct, des OEuvres Pontif. Missionn., ASS 36 (1944), p. 210 ; de nouveau AAS 42 (1950), 727, et 43 (1951), 508 ; Id., 29 juin 1948 au clergé indigène, AAS 40 (1948), 374 ; Id., Evangelii Praecones, 2 juin 1951, AAS 43 (1951), p. 507 ; Id., Fidei Donum, 15 janv. 1957, AAS 49 (1957), 236 ; Jean XXIII, Princeps Pastorum, 28 nov. 1959, AAS 51 (1959), 835 ; Paul VI, Homélie, du 18 octobre 1964, AAS 55 (1964), p. 911. - Les souverains Pontifes aussi bien que les Pères et les Scolastiques parlent de l’expansion de l’Église (dilatatio Ecclesiae) ; S. Thomas, Comment, sur Matth., 16, 28 ; Léon XIII, encycl. Sancta Dei Civitas, AAS 13 (1880), p. 241 ; Benoît XV, Enc. Maximum illud, AAS 11 (1919), p. 442 ; Pie XI, Rerum Ecclesiae, AAS 18 (1926), p. 65.
35 Cf. 1 P 1, 23.
36 Cf Ac 2, 42.
37 Dans cette notion de l’activité missionnaire sont incluses en toute réalité, comme il est évident, même ces parties de l’Amérique latine dans lesquelles n’existe pas de hiérarchie propre, et où ne se trouvent ni une maturité de vie chrétienne ni une prédication suffisante de l’Évangile. La question de savoir si ces territoires sont reconnus de fait par le Saint-Siège comme des territoires missionnaires n’est pas du ressort du Concile. C’est pourquoi relativement au lien entre la notion de l’activité missionnaire et certains territoires déterminés, on dit à dessein que cette activité s’exerce « d’ordinaire » dans des territoires déterminés reconnus par le Saint-Siège.
38 Conc. Vat. II, décret Unitatis Redintegratio, sur l’oecuménisme, n. 1, AAS 57 (1965), p. 90. (Voir plus haut p. 184.)



7 La raison de cette activité missionnaire découle de la volonté de Dieu qui « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il n’y a qu’un seul Dieu, et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ, qui s’est livré en rançon pour tous » (1Tm 2,4-6) ; et « il n’existe de salut en aucun autre » (Ac 4,12). Il faut donc que tous se convertissent au Christ, connu par la prédication de l’Église, et soient eux aussi incorporés par le baptême à l’Église, qui est son Corps. Car le Christ lui-même, « en enseignant avec force, en termes exprès, la nécessité de la foi et du baptême 39, a en même temps confirmé la nécessité de l’Église dans laquelle les hommes entrent par le baptême comme par une porte. C’est pourquoi ne pourraient être sauvés ces hommes qui, tout en n’ignorant pas que Dieu a fondé, par l’intermédiaire de Jésus-Christ, l’Église catholique comme nécessaire, ne voudraient cependant pas y entrer ou y persévérer  40 ». Même si Dieu peut, par des voies connues de lui, amener à la foi, sans laquelle il est impossible de lui plaire41, des hommes qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile, l’obligation incombe néanmoins à l’Église42, en même temps qu’elle en a le droit sacré, d’évangéliser, et par conséquent l’activité missionnaire garde aujourd’hui comme toujours toute sa force et sa nécessité.

Par cette activité, le Corps mystique du Christ rassemble et ordonne sans cesse ses forces en vue de son propre accroissement 43. Les membres de l’Église sont poussés à poursuivre cette activité par la charité qui les fait aimer Dieu et qui les fait désirer avoir en commun avec tous les hommes les biens spirituels de la vie future aussi bien que ceux de la vie présente. Par cette activité missionnaire enfin, Dieu est pleinement glorifié, du fait que les hommes accueillent consciemment et pleinement son oeuvre de salut qu’il a accomplie dans le Christ. De cette façon se réalise par elle le dessein de Dieu, au service duquel le Christ s’est mis par obéissance et par amour en vue de la gloire du Père qui l’a envoyé44, pour que le genre humain dans son ensemble forme un seul Peuple de Dieu, croisse ensemble pour constituer un seul Corps du Christ, soit édifié ensemble en un seul Temple du Saint-Esprit : ce qui, en exprimant la concorde fraternelle, correspond au désir intime de tous les hommes. C’est ainsi enfin que le dessein du Créateur, qui a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, trouve réellement son accomplissement lorsque tous ceux qui participent à la nature humaine, après avoir été régénérés dans le Christ par le Saint-Esprit, contempleront ensemble la gloire de Dieu et pourront dire : « Notre Père45. »

39 Cf. Mc 16, 16 ; Jn 3, 5.
40 Cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. Lumen Gentium, n. 14, AAS 57 (1965), p. 18 (Voir plus haut p. 88, 14-19).
41 Cf. He 11, 6.
42 Cf. 1 Co 9, 16.
43 Cf. Ep 4, 11-16.
44 Cf. Jn 7, 18 ; 8, 30 et 44 ; 8, 50 ; 17, 1.
45 Sur cette idée synthétique, voir la doctrine de S. Irénée sur la récapitulation. Cf. aussi Hippolyte, De Antichristo, 3 : « Aimant tous les hommes et désirant les sauver tous, voulant les rendre tous fils de Dieu et appelant tous les saints à former un seul homme parfait [...] » ( PG 10, 732 ; GCS, Hippolyte I, 2, p. 6) ; Benedictiones Jacob 7 (TU, 38-1, p. 18,4 s.) ; Origène, Jn Joan. I, 16 : « Il n’y aura alors qu’un seul acte de connaître Dieu chez ceux qui seront arrivés à Dieu, sous la conduite de ce Verbe qui est chez Dieu ; en sorte que tous soient formés avec soin pour connaître le Père comme des enfants, comme le Fils est maintenant seul à connaître le Père » ( PG 14, 49 ; GCS Origène IV, 20 ; SC 120) ; Augustin, De sermone Domini in monte I, 41 : « Aimons ce qui peut être mené avec nous jusqu’à ces royaumes où personne ne dit : Mon Père, mais où tous disent à un seul Dieu : Notre Père » (PL 34, 1250) ; Cyrille d’Alex., In Joan. I : « Car nous sommes tous dans le Christ et la nature commune de notre humanité reprend vie en lui. C’est pour cela qu’il a été appelé le nouvel Adam [...] Il a habité parmi nous, celui qui par nature est Fils et Dieu ; aussi nous écrions-nous dans son Esprit : Abba, Père ! Le Verbe habite en tous en un seul temple, c’est-à-dire dans ce temple qu’il a pris pour nous et qu’il nous a emprunté, afin qu’ayant en lui tous les hommes, il réconcilie au Père tous les hommes dans un seul corps, comme le dit Paul » ().



8 L’activité missionnaire a aussi des liens intimes avec la nature humaine elle-même et ses aspirations. En effet, par le fait même qu’elle manifeste le Christ, l’Église révèle aux hommes la vérité authentique de leur condition et de leur vocation intégrale, puisque le Christ est le principe et le modèle de cette humanité rénovée, pénétrée d’amour fraternel, de sincérité, d’esprit pacifique, à laquelle tous aspirent. Le Christ, et l’Église qui rend témoignage à son sujet par la prédication évangélique, transcendent tout particularisme de race ou de nation et, par conséquent, ne peuvent jamais être considérés comme étrangers nulle part ni pour personne4é. Le Christ lui-même est la vérité et la voie dont la prédication évangélique ouvre l’accès à tous, en faisant retentir aux oreilles de tous les paroles du même Christ : «Faites pénitence et croyez à l’Évangile» (Mc 1,15). Mais comme celui qui ne croit pas est déjà jugé47, les paroles du Christ sont en même temps des paroles de jugement et de grâce, de mort et de vie. En effet, nous ne pouvons accéder à la nouveauté de vie qu’en faisant mourir ce qui est vieux : cela vaut d’abord des personnes, mais aussi des divers biens de ce monde, qui portent en même temps la marque du péché de l’homme et de la bénédiction de Dieu : « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3,23). Personne, par lui-même et par ses propres forces, n’est délivré du péché ni élevé au-dessus de lui-même, personne n’est entièrement libéré de sa faiblesse, de sa solitude, de sa servitude48, mais tous ont besoin du Christ qui est le modèle, le maître, le libérateur, le sauveur, le vivificateur. En réalité, l’Évangile a été dans l’histoire des hommes, même dans l’histoire temporelle, un ferment de liberté et de progrès, et il se présente toujours comme un ferment de fraternité, d’unité et de paix. Ce n’est donc pas sans raison que le Christ est célébré par les fidèles comme « l’attente des nations et leur Sauveur49 ».

46 Benoît XV, Maximum illud, AAS 11 (1919), 445 : « Car de même que l’Église de Dieu est catholique et qu’elle n’est étrangère en aucune race ni aucune nation [...] » ; cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, « De droit divin l’Église s’étend à toutes les nations [...], lorsqu’elle a injecté dans ce qu’on peut appeler les veines d’un peuple sa puissance, elle n’est pas, elle ne se considère pas comme une institution quelconque, imposée de l’extérieur à ce peuple [...] Aussi tout ce qui lui paraît être bon et honnête, ils (c.à-d. ceux qui sont re-nés dans le Christ), le confirment et le mènent à la perfection », 25 mai 1961 : AAS 53 (1961), p. 444..
47 Cf. Jn 3, 18.
48 Cf. Irénée, Adv. Haereses III, 15, 3, PG 7, 919 ; SC 211 : « Ils furent les prédicateurs de la vérité et les apôtres de la liberté. »
49 Bréviaire romain, ant. O des vêpres du 23 décembre.



9 Le temps de l’activité missionnaire se situe donc entre le premier avènement du Seigneur et cet autre lors duquel l’Église sera rassemblée des quatre vents, comme une moisson, dans le Royaume de Dieu50. En effet, avant la venue du Seigneur, l’Évangile doit être proclamé parmi toutes les nations 51.

L’activité missionnaire n’est rien d’autre et rien de moins que la manifestation, ou bien aussi l’épiphanie et l’accomplissement du dessein de Dieu dans le monde et dans son histoire, dans laquelle Dieu, par la mission, mène clairement à son achèvement l’histoire du salut. Par la parole de la prédication et par la célébration des sacrements, dont la sainte Eucharistie est le centre et le sommet, elle rend présent le Christ, auteur du salut. Tout ce qui se trouvait déjà de vérité et de grâce chez les peuples comme sous l’effet d’une présence secrète de Dieu, elle le libère des influences mauvaises et le rend au Christ, son auteur, qui détruit l’empire du diable et écarte la malice multiforme du crime. C’est pourquoi tout ce qu’on trouve de bon semé dans le coeur et l’esprit des hommes ou dans les rites et les cultures propres des peuples, non seulement ne périt pas, mais est assaini, élevé et porté à son achèvement pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme 52. Ainsi l’activité missionnaire tend à la plénitude eschatologique 51; c’est par cette activité que se développe, jusqu’à la mesure et l’époque que le Père a fixées dans sa puissance 54, le Peuple de Dieu, auquel s’adresse la parole prophétique : « Élargis l’espace de la tente, déploie les tentures sans contrainte » (
Is 54,2) 55; c’est par cette activité que s’accroît le Corps mystique jusqu’à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ 56, et que le temple spirituel où Dieu est adoré en esprit et en vérité57 grandit et s’édifie « sur le fondement des apôtres et des prophètes, le Christ lui-même étant la pierre d’angle » (Ep 2,20).

50 Cf. Mt 24, 31 ; Didachè 10, 5 ; Funfc I, p. 32 , SC 248.
51 Cf. Mc 13, 10.
52 Const. dogm. Lumen Gentium, n. 17, AAS 57 (1965), p. 20-21 (voir plus haut p. 92) ; S. Augustin, De civitate Dei 19, 17 (PL 41, 646 ; Ba 37) ; Instr. de la S. C. de la Propagande, Collectanea I, n. 135, p. 42.
53 Selon Origène, l’Évangile doit être prêché avant la consommation de ce monde : Hom. sur saint Luc XXI (GCS Origen IX, 136, 21 s.) ; Comm. sur Matth. 39 XI, 75, 25 s. ; 76, 4 s. ; SC 162 ; Hom. sur Jérémie III, 2 VIII, 308, 29 s. ; SC 232 ; S. Thomas, Somme théologique I-II 106,4 ad 4.
54 Cf. Ac 1, 7.
55 Hilaire de Poitiers, Sur le psaume 14, PL 9, 301 ; Eusèbe de Césarée, Sur Isaïe 54, 2-3, PG 24, 462-463 ; Cyrille d’Alexandrie, Sur Isaïe V, chap. LIV, 1-3, PG 70, 1193.
56 Ep 4, 13.
57 Cf Jn 4, 23.


Ad gentes 2