Catéchèses Paul VI 50870

5 août 1970 DIEU N'EST PAS DEPASSE

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Chers fils et filles,

Les tentations de l'homme moderne par rapport à Dieu et à la religion sont nombreuses et graves. Nous y insistons à peine, selon notre habitude au cours de ces brefs instants d'audience générale, non tant pour répondre doctrinalement à ces tentations, mais plutôt pour que vous les connaissiez, même en venant ici, et que vous sachiez vous en défendre, comme il convient, en étudiant, en réfléchissant, en purifiant votre mentalité religieuse, si c'est nécessaire, et fortifiant par la prière et la bonne volonté la foi menacée : « Ut possitis sustinere », pour que vous puissiez résister (
1Co 10,13).



La tentation : L'homme être suprême


Parmi ces tentations, en voici une très forte : Dieu et la religion sont des concepts dépassés. Ils appartiennent à d'autres temps. Notre époque est devenue adulte. La pensée moderne a progressé de manière à exclure toute affirmation qui dépasse la raison scientifique. Dieu, dit-on, est transcendant, donc Il est hors de la sphère des intérêts de l'homme de notre temps. Il appartient au passé, non au présent, encore moins au futur. Le mouvement de la civilisation va vers une sécularisation croissante et totale, c'est-à-dire vers l'autonomie des valeurs temporelles et vers la libération d'un rapport religieux supposé. Vous aurez certainement entendu parler de cette tendance, qui distingue d'abord les réalités terrestres de leur rapport supérieur et final avec le monde religieux, et cela légitimement ; mais ensuite elle en arrive à restreindre au domaine de ces réalités terrestres tout le savoir et tout l'intérêt de l'homme, sécularisant, laïcisant, désacralisant toute forme de vie moderne. La religion n'y aurait plus de place, ni aucune raison d'être, à moins d'être réinterprétée dans un sens purement humaniste, de manière à proclamer que l'homme est pour l'homme l'être suprême (cf. Marx, Nietzsche, etc.).



Un résultat des transformations de la vie


Comme vous le voyez, cette objection ruine notre foi, et devient ces temps-ci plus forte et plus répandue, jusque dans le domaine théologique, avec des intentions, qui ne sont pas toujours destructrices, même parmi les catholiques.

Quelle est sa force ? Elle semble s'identifier avec le mouvement, l'évolution, le changement, des, idées résultant du progrès, des transformations de la vie moderne, en contraste avec celle des temps plus anciens. Nous sommes habitués à appeler histoire ce flux d'événements et de moeurs en référence à la vie de l'homme. L'histoire serait la cause fatale de la, dissolution de l'idée religieuse. Le sens de ce processus des choses et des hommes dans le temps tenterait de classer la religion comme vieillie, comme insoutenable aujourd'hui, comme ayant une survie abusive ; le nom même de Dieu serait considéré comme mythique, imaginaire et irréel. Un homme religieux serait un réactionnaire, un naïf hors de mode, un être malheureux, qui ne serait pas encore émancipé du joug d'une mentalité dépassée.

Il est superflu que nous vous rappelions quel pouvoir de suggestion cette tentation possède. Les faits le disent, les livres le documentent, les jeunes spécialement subissent la fascination de cette forme d'athéisme, à cause de l'aspect d'actualité qu'elle présente, d'absence de préjugés qu'elle autorise et suscite, d'évidence élémentaire qui semble l'appuyer. Cette espèce d'athéisme serait un signe de progrès de l'esprit, cause et effet du progrès scientifique, technique, social, culturel. L'histoire, c'est-à-dire l'évolution, est le secret de la transformation du monde moderne. Sur l'athéisme on pourrait disserter sans fin, spécialement d'une manière spéculative ; il existe dans la littérature catholique une riche production d'oeuvres d'étude et de vulgarisation, que nous ferions bien de connaître et de valoriser. Mais nous nous limiterons maintenant à considérer l'aspect tentateur de la négation de Dieu et de nos rapports avec Lui, causé par ce qu'on appelle « notre époque ».



Esclave lorsqu'on se croit libre



Nous voudrions vous inviter à examiner cette expression. Elle ferait tort à votre intelligence, si elle suffisait, par elle-même, à former en vous une certitude, spécialement sur une question d'une telle importance.

Elle peut, tout au plus, fonder une présomption de vérité, celle de l'opinion publique, ou celle des courants philosophiques de pensée, que l'on suppose valables. Mais de soi l'actualité d'une doctrine ne suffit pas pour la rendre digne d'être crue. Celui qui se laisse conduire par les habitudes de pensée, les opinions de la masse, souvent ne se rend pas compte de sa propre attitude d'esclave : il s'exalte des paroles, des idées d'autrui, des opinions faciles, de la renonciation à un effort mental propre, de la joie d'être affranchi de la mentalité de son milieu propre, qui ne manque pas, souvent, de sagesse et d'expérience, de se laisser porter par des idées triomphantes : et il se croit libre ! Et il ne se rend pas compte d'une autre faiblesse : que les idées triomphantes du jour, avec le temps peuvent changer, et changent de fait. Il s'expose donc aux démentis et aux désillusions de demain. Il sourira peut-être alors de lui-même, ou mieux encore il regrettera d'avoir abandonné sa propre personnalité aux mains et aux cerveaux d'autrui, d'être un homme raté, d'avoir marché dans le brouillard.

Que réfléchissent les personnes intelligentes, que réfléchissent les jeunes, que réfléchissent les travailleurs. Tous doivent réfléchir. Aujourd'hui plus que jamais, car l'idée de progrès, d'autosuffisance humaine, subit une crise effrayante, et trouve justement dans ses fidèles les contestateurs les plus forts et les plus désespérés.



Dieu libère


S'il y a d'autres motifs à répugnance au Dieu de la foi, nous devons également y réfléchir : l'analyse sérieuse et patiente de ces motifs en montrera la fausseté à la fin ; non sans une aide, qui ne peut manquer, de ce Dieu que nous mettons en cause (cf. S. irénée, « Nous ne pouvons connaître Dieu sans l'aide de Dieu », Adv. Haer. IV, 5, 1). Nous trouverons qu'il n'est pas le fantôme que l'homme ignorant et sensible s'est créé par lui-même; nous trouverons, comme dit le Concile dans une page admirable, que : « la reconnaissance de Dieu ne s'oppose en aucune façon à la dignité de l'homme », et que justement en conformité avec la tension de l'homme moderne à chercher dans l'avenir la plénitude de la vie « l'espérance eschatologique ne diminue pas l'importance des tâches terrestres, mais en soutient bien plutôt l'accomplissement par de nouveaux motifs » (Gaudium et spes, GS 21).

Relisons une page du P. Lubac : « On repousse Dieu comme celui qui limite l'homme, et on ne voit pas que par le rapport à Dieu l'homme a en lui "quelque infinité". On repousse Dieu comme celui qui subjugue l'homme, et on ne voit pas que par le rapport à Dieu l'homme échappe à tout esclavage, en particulier à celui de l'histoire et de la société » (Sur les chemins de Dieu, p. 268).

Dieu n'est pas dépassé. Et encore moins l'idée de Dieu, dans la plénitude de son Etre, le mystère de son existence, la merveille de sa révélation, est dépassée. Il faut seulement la faire revivre dans nos esprits, qui l'ont déformée, profanée, amoindrie, expulsée, oubliée ; la régénérer dans la recherche, la foi chrétienne, la charité envers Lui et envers nos frères, pour en retrouver l'actualité par excellence, la lumière du temps, la promesse de l'éternité.

Son nom est « Toujours ».

Disons-le avec le chantre biblique : « Je bénirai le Seigneur en tout temps, et sa louange sera toujours sur mes lèvres » (Ps 33,2).

Avec notre Bénédiction Apostolique.


***


Nous voulons adresser un salut tout spécial au groupe de la «Croix-d’or», qui fête son soixantième anniversaire. Chers Fils, nous apprécions vivement votre mouvement qui a déjà permis j tant de personnes de sortir victorieuses de l’esclavage que vous savez, grâce à une abstinence très courageuse et au soutien très fraternel de leurs amis. Comment les chrétiens n’encourageraient-ils pas de grand coeur cette belle reconquête de la dignité humaine et ce témoignage de tempérance, si nécessaire aux hommes d’aujourd’hui et si bien en harmonie avec l’Evangile?

A vous tous, et B ceux qui vous sont chers, Nous donnons Notre paternelle Bénédiction Apostolique.



12 août 1970 LE RENOUVEAU DE L'EGLISE DOIT SE FAIRE DANS LA FIDELITE

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Chers fils et filles,

La religion ? Il faut la renouveler. C'est la conviction de tous ceux qui s'en occupent encore aujourd'hui, qu'ils soient à l'extérieur de son expression concrète — une foi, une observance, une communauté — ou qu'ils soient au contraire à l'intérieur d'une profession de foi, d'une discussion religieuse. Toute la question est de savoir ce que l'on entend par renouvellement ! Il faut renouveler sa propre conscience religieuse. C'est plutôt là une question qu'une objection, mais c'est une question polymorphe, polyvalente, c'est-à-dire qu'elle se présente sous des aspects très divers, avec des principes, des méthodes de travail des conclusions. différentes et facilement opposées entre elles. Le renouveau religieux peut être conçu comme un processus continu de perfectionnement, ou comme un processus expéditif de dissolution, ou encore comme une tentative de nouvelle interprétation, selon des critères donnés.



La religion est vie


Le thème est actuel. Nous avons tous accueilli la parole prestigieuse de « aggiornamento », comme un programme : programme du concile et de l'après-concile, programme personnel et communautaire. Signe évident que, justement au coeur de l'orthodoxie, doivent agir comme un ferment vital (cf.
Mt 13,33), l'impulsion d'une nouvelle vie, la respiration animatrice de la conscience, la tension morale, l'expression actuelle et, comme l'amour, toujours originale.

La religion est vie et, comme notre vie biologique, elle doit être subjectivement en un continuel renouvellement, une continuelle purification, un continuel accroissement. Toute la discipline de l'esprit nous le rappelle ; S. Paul ne cesse de le répéter « l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2Co 4,16) ; « dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l'homme nouveau » (Ep 4,22-23), « nous grandirons de toutes manières vers celui qui est la tête (le Christ) » (Ep 4,15), toujours « en progressant dans la science de Dieu » (Col 1,10), etc.

Ces exhortations incessantes constituent bien des éléments de ce que nous offre la vision originelle du fait religieux ; elles signifient qu'il naît d'un minuscule commencement et qu'il doit se développer : rappelez-vous la parabole du semeur (Lc 8,5 Lc 8,11) ; elles signifient que lui aussi est sujet aux décadences et aux perversions: rappelez-vous la polémique du Christ avec les Pharisiens (Mt 23,14) ; qu'il a souvent besoin de réformes, et toujours de perfectionnement, et qu'il atteindra sa plénitude dans la vie future seulement. Tout cela est bien connu des disciples de la Parole divine, de l'école de la liturgie et de la vie ecclésiale. Donc volontiers nous acceptons l’« aggiornamento », et nous cherchons à en interpréter la signification et à en accueillir les conséquences rénovatrices. Primo dans l'intérieur des âmes (Ep 4,23), et ensuite, si c'est nécessaire, dans les lois extérieures.



Le changement n'est pas un but en soi


Mais ce renouveau n'est certes pas sans danger. Le premier danger est celui du changement, voulu pour lui-même, ou en hommage au transformisme du monde moderne, du changement incompatible avec la tradition de l'Eglise, à laquelle on ne peut renoncer, L'Eglise est la continuité du Christ dans le temps. Nous ne pouvons nous séparer d'elle, de même qu'une branche, qui veut s'épanouir dans les fleurs nouvelles du printemps, ne peut se détacher de la plante, de la racine, d'où elle tire sa vitalité. C'est un des points capitaux de l'histoire contemporaine du christianisme, un point décisif : ou dans l'adhésion fidèle et féconde avec la tradition authentique et autorisée de l'Eglise, ou dans la séparation mortelle. Le contact normal avec le Christ ne peut se faire pour celui qui veut s'accrocher à lui selon des chemins qu'il a lui-même choisis, en créant un vide doctrinal et historique entre l'Eglise présente et l'annonce primitive de l'Evangile. « L'esprit souffle où il veut » (Jn 3,8), bien sûr, le Seigneur l'a dit, mais le Seigneur a lui aussi institué un fil conducteur ; « recevez l'Esprit Saint » a-t-il dit après sa Résurrection à ses disciples (ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (Jn 20,23). Le Christ, certainement, demeure l'unique source, l'unique « vraie vigne », mais sa vie nous atteint à travers les branches vitales issues d'elle (cf. Jn 15,1 sq ; Lc 10,16).

L'Eglise n'est pas un rideau de séparation, qui met une distance, un obstacle dogmatique et légal entre le Christ et son disciple du XX° siècle ; elle est le canal, le véhicule, le développement normal qui unit ; elle est la garantie de l'authenticité, du voisinage de la présence du Christ parmi nous. « Je suis avec vous », a dit le Christ en prenant congé des Onze et en ouvrant devant eux la succession des temps «jusqu'à la fin du monde » (Mt 28,20).

On ne peut imaginer un christianisme nouveau pour le renouveler, il lui faut être tenacement fidèle. Et cette stabilité dans l'être, avec sa continuité dans le mouvement et sans le développement, cette cohérence existentielle, propre à tout vivant, ne peut pas être qualifiée de réactionnaire, d'obscurantiste, d'archaïque, de sclérosée, de bourgeoise, de cléricale, ou de n'importe quel titre méprisant, comme le fait pourtant une certaine littérature moderne, à cause de la phobie du passé, de la méfiance devant tout ce que le magistère de l'Eglise présente comme objet de foi. La vérité est ainsi : elle demeure. La Réalité divine, qui y est contenue, ne peut être modelée selon le bon plaisir d'un chacun, elle s'impose. Tel est le mystère ; celui qui a le privilège d'y entrer par la foi et la charité en jouit avec délices, il a une certaine expérience ineffable de l'effusion de l'Esprit Saint.




Progresser, oui ; démolir, non


Quelqu'un posera la question : mais alors il n'y a plus rien à renouveler ? L'immobilisme devient la loi. Non, la vérité demeure, mais elle est exigeante, il faut la connaître, l'étudier, la purifier dans ses expressions humaines : quel renouveau tout cela comporte ! La vérité demeure mais elle est féconde, personne ne peut dire l'avoir totalement comprise et définie dans les formules qui restent cependant intangibles dans leur signification ; elle peut présenter bien des aspects qui méritent la recherche ; elle projette sa lumière sur des domaines divers, qui intéressent le progrès de notre doctrine ; la vérité demeure, mais elle a besoin d'être traduite, formulée selon la capacité de compréhension de ses disciples, et ceux-ci sont des hommes d'âges différents, de cultures et de civilisations diverses. La religion admet donc un perfectionnement, un accroissement, un approfondissement, une science toujours tendue dans l'effort sublime d'une meilleure compréhension, ou d'une formulation plus heureuse.

Pluralisme alors ? Oui, un pluralisme qui tienne compte des recommandations du Concile (Optatam totius, OT 16 Gravissimum, GE 7 GE 10) et dans la mesure où il se réfère aux modes par lesquels les vérités de la foi sont énoncées, et non à leur contenu, comme l'a affirmé avec tant de force et de clarté notre vénéré prédécesseur le pape Jean XXIII, dans son célèbre discours d'ouverture du Concile (cf. AAS 1962, 790, 792), en référence, tacite mais évidente, à la formule classique du Commonitorium de S. Vincent de Lérins (mort en 450) : les vérités de la foi peuvent être exprimées de différentes manières, mais « avec la même signification » (DENZ.-SCH. DS 2802). Le pluralisme ne peut engendrer de doutes, d'équivoques, de contradictions ; il ne doit pas légitimer un subjectivisme d'opinions en matière dogmatique, qui compromettrait l'identité et donc l'unité de la foi : progresser, oui, enrichir la culture, favoriser la recherche ; mais démolir, non.

Nous aurions tant d'autres choses à dire sur le thème du renouveau religieux, sur le progrès théologique, par exemple, sur les relations entre la doctrine religieuse et le milieu, soit historique, soit culturel (thème aujourd'hui très ressenti et très délicat), sur les enseignements moraux de l'Eglise et les moeurs changeantes des hommes, etc. Mais que suffise cette fois l'accent mis sur ce grand thème du renouveau religieux, afin qu'il soit lui aussi l'objet de votre réflexion stimulante, et qu'il vous fasse apprécier l'effort que l'Eglise est en train de faire ces temps-ci avec une grande fidélité et une bonté pastorale, afin de donner à la foi une protection jalouse et une ouverture aimante. Et aussi pour que ne manquent pas aux maîtres de la foi, évêques, théologiens, catéchistes, votre adhésion et votre reconnaissance. Avec notre Bénédiction Apostolique.



19 août 1970 UNE TENTATION DE LA FOI : SECULARISER LA RELIGION

19870

Chers fils et filles,

Nous voudrions vous donner une marque de l'amour pastoral, propre à notre ministère envers l'homme de notre temps, l'homme considéré selon un modèle uniforme, non pour abaisser son niveau, mais pour élargir le rayon de notre intérêt, en cherchant d'attirer votre attention sur les tentations habituelles contre la foi en Dieu, ou, en termes plus généraux, contre la religion.



Un dépassement libérateur ?


Une de ces tentations qui se glisse dans la mentalité moderne est la persuasion que, en somme, on peut se passer de Dieu et qu'il peut être remplacé par d'autres valeurs. C'est-à-dire que l'on peut se passer de la foi en Dieu, et de la pratique religieuse que la foi exigerait. Ce n'est pas une négation absolue, ce n'est pas un athéisme radical ou rationnel, niais bien un manque d'intérêt pratique, une tentative d'appuyer la vie sur d'autres bases que celles de la religion traditionnelle. C'est souvent la conclusion d'un raisonnement plutôt empirique mais complexe, qui détruit à l'intérieur de l'âme le peu de certitude que le catéchisme avait inculqué à l'enfant encore jeune, et qui semble disparaître au premier doute venant d'un effort intellectuel naissant et à la première perspective attrayante d'affranchissement de devoirs ennuyeux : comme il est difficile, dit-on, ce problème de Dieu ! Comme il est facile de se soustraire à ses exigences, spéculatives et pratiques ! Comme c'est agréable ! Et pour certains la tentation revêt l'apparence de Minerve, la déesse de la sagesse païenne, qui fait penser à l'abandon de la religion comme un dépassement libérateur de pseudo-idées enfantines (vous en souvenez-vous ? Ce n'est pas Chantecler qui fait se lever le soleil) : l'adulte n'a pas besoin de ce monde religieux qui semble imaginaire et superstitieux ; il est satisfait d'autres pensées, ses pensées, qui sont ensuite ses intérêts, ses obligations, ses amours, ses expériences, son activité quotidienne, ce qu'il a à faire, ce qu'il appelle la vie réelle.

C'est là la première forme de la tentation — comme nous le disions — du remplacement de Dieu : nous pourrions la rapprocher, par le rappel de la parabole du semeur, des semences tombées parmi les buissons d'épines qui en grandissant étouffent les grains naissants (
Mt 13,7-22) : les soucis temporels prennent toute la place qui dans l'âme devrait être réservée aux devoirs et droits de la religion. C'est du positivisme pratique. L'inobservance du repos et de la prière des jours de fête démontre combien est forte et puissante cette tentation. Ceux qui y cèdent aujourd'hui sont légion, alors que l'importance, aussi bien personnelle que collective, de la participation à la liturgie eucharistique est devenue plus évidente, aussi bien pour marquer sagement le rythme du temps et des occupations profanes que pour laisser à l'esprit une pause, son réconfort, son niveau primordial.



Irremplaçable besoin de Dieu


La vie areligieuse devient facilement sans satisfactions et insignifiante. L'homme intelligent s'aperçoit qu'il marche dans l'obscurité ; sans la lumière de la vérité et de la pratique religieuse, son expérience perd son importance et sa signification, sa personnalité devient médiocre, sa liberté devient la proie de passions mauvaises et de l'influence d'autrui. Il sent le besoin d'un idéal supérieur quelconque, devant et au-dessus de Lui. Les opinions courantes, les aphorismes rhétoriques, les philosophies à la mode offrent facilement une idole à mettre à la place de Dieu. Nous voulons reconnaître que souvent ce sont des conceptions nobles et hautes, choisies par l'homme moderne pour le guider à la place de la foi religieuse, comme la science, la liberté, l'art, le travail, le progrès, le devoir, l'amour... D'autres conceptions non moins répandues, ne sont pas sans signification ambiguë : la richesse, la puissance, la gloire, la politique, le bonheur, etc. Ce sont des valeurs certainement. Mais peuvent-elles atteindre ce degré d'absolu que nous reconnaissons à la divinité et qui ne demande pas une justification à un plan supérieur ? Sont-elles, si on s'en contente, capables de prendre dans notre esprit la place de Dieu ? Ne laissent-elles pas, quand elles sont seules, un vide qui, somme toute, est la partie la plus importante et la meilleure ? Et si nous réduisons notre capacité de compréhension à ces valeurs isolées, alors qu'elles demandent d'être mises en liaison avec une source et un ordre plus élevés, n'avons-nous pas réduit leur vraie mesure, ou rapetissé plutôt que dilaté l'amplitude de l'esprit humain qui est sans limites ? C'est l'avertissement si connu de saint Augustin (cf. Conf. 1, 1), qui parcourt, avant et après lui, toute l'histoire de la spiritualité humaine : le besoin du Dieu irremplaçable. Il ne s'agit pas de qualifier ce besoin insatiable d’« angoisse métaphysique », dont ne veut même pas entendre parler ni le matérialisme moderne ni, pour d'autres raisons, l'idéalisme immanentiste ; mais il s'agit de reconnaître une exigence innée et profonde de l'âme humaine, ouverte sur l'infini et qui aspire à se comparer et donc à se confondre avec la connaissance et l'amour du Dieu dont elle porte en elle-même l'empreinte mystérieuse. La substitution, même dans les cas que nous rencontrons parfois chez des hommes de grande valeur intellectuelle et morale, est abusive : abusive en ce qui concerne Dieu qui a mis au début de son message biblique un premier commandement : « Je suis le Seigneur ton Dieu ; tu n'auras pas d'autre dieu que moi » (Ex 20,2-3) ; et abusive en ce qui concerne l'homme car elle le trompe avec l'éclat de reflets, de lumières artificielles, le privant de la lumière directe de l'éblouissant mystère de Dieu.




Placer l'homme au centre de la religion ?


Mais aujourd'hui une autre forme de substitution de Dieu, du Christ, de la foi, de la religion est à la mode ; c'est celle qui nous pousse non plus à refuser les bienfaits de la religion elle-même, spécialement de la religion chrétienne, mais plutôt à obtenir ces bienfaits pour l'homme moderne en les distinguant et en les séparant de leur racine, c'est-à-dire du rapport avec le monde divin. On dit souvent, séparation de la source verticale, pour lui conférer une origine et un terme dans une ligne horizontale ; non plus référence à Dieu mais à l'homme. Pour donner au christianisme une formulation qui plaise à la mentalité sécularisée, laïciste, hostile à la transcendance et à la Réalité mystérieuse du Dieu vivant et du Christ, Verbe incarné et notre Sauveur dans l'Esprit Saint, on a essayé d'interpréter le christianisme selon des critères purement humains. Beaucoup se rappellent encore un article célèbre écrit immédiatement après la guerre par un philosophe idéaliste connu, « pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens », article dans lequel était explicitement reconnu au christianisme le mérite irréfutable d'avoir assuré à la doctrine de l'esprit des valeurs nouvelles et inextinguibles ; mais le christianisme authentique est absorbé et donc substitué par l'immanentisme idéaliste. Aujourd'hui on parle des penseurs qui offrent une réinterprétation séculière de la foi chrétienne comme d'un christianisme sans religion où le Christ a une grande place, mais comme homme. Dieu disparaît. On y dit des choses belles et profondes qui charment les chrétiens de notre temps, doctrinalement sécularisés, et donc négateurs de la vérité religieuse que l'Eglise défend et répand éternellement : ce sont souvent des pages impressionnantes, comme des rosés merveilleuses mais séparées de leur racine ; ils vivent bien, affirmant des valeurs morales appréciables, mais comment ces dernières peuvent-elles être expliquées alors qu'elles sont séparées de leur vraie racine et réduites à une mesure purement humaine ? Et combien de temps pourront-elles durer pour sauver l'homme au niveau duquel elles sont descendues ? « L'espace d'un matin » (cf. de rosa, Civ. Catt., 1970, quad. 2877 et 2878). Dieu, le Christ, l'Eglise ne peuvent pas être impunément remplacés. Essayons de surmonter cette tentation, en retrouvant dans notre foi catholique la certitude, la plénitude, le salut qu'elle seule peut donner. Avec notre Bénédiction Apostolique.



26 août 1970 CHERCHER DIEU

26870

Chers fils et filles,

Parlons encore de Dieu, avec la simplicité que requiert ce discours : et demandons-nous : ne serait-ce pas le moment de nous mettre ou de nous remettre à le chercher, à chercher Dieu ?



Devant le mystère


Nous devons le faire d'abord pour la raison que nous croyons en Dieu. Cette affirmation fondamentale : « Je crois en Dieu » suffit-elle pour apaiser notre esprit et pour ne plus nous occuper de la grande vérité-clef de toute notre pensée, de toute notre vie ? Cet acte suprême de notre raison, cet acte initial de notre religion suffit-il pour que nous soyons dispensés des conséquences qu'il comporte et, première entre toutes, celle de nous mettre consciemment à la recherche approfondie, et donc en présence de cette Réalité suprême qu'est Dieu ? « En présence, ici, cela signifie se rendre compte, en quelque sorte, de son Infinité, de sa Totalité, de sa Grandeur, de sa transcendance et de son immanence, de son mystère, de son Etre absolu et nécessaire, de sa Vie personnelle et bienheureuse ; il s'agit de faire l'expérience de la tension dans laquelle nous place cet acte de raison et de foi, de l'angoisse, de la joie de proclamer, de célébrer, de l'adorer, lui, notre Principe, Lui, notre Fin ; une tension qui nous attire parce qu'il est une tension qui tout à la fois tente de nous éloigner de Lui du fait de notre disproportion incalculable et de notre indignité inguérissable (cf.
Lc 5,8 Gn 18,27) ? Que ferons-nous quand nous saurons que nous devons appeler Dieu notre Père, la Bonté suprême, en Lui et pour nous ? Pourrons-nous rester tièdes, ou sentirons-nous le devoir de le chercher, de le chercher avec cette ardeur qui s'appelle l'amour. L'amour est « étude », l'amour est recherche.

La Bible est remplie de cette invitation impérative : « Cherchez le Seigneur et sa puissance, recherchez sa face » (1Ch 16,11).



Dieu n'est pas mort : il est perdu


Nous devons chercher Dieu également pour une autre raison : les hommes, aujourd'hui, tendent à ne plus le chercher. On cherche tout mais pas Dieu. On remarque même une tendance à l'exclure, à effacer son nom et son souvenir de toute manifestation de la vie, de la pensée, de la science, de l'activité, de la société : tout doit être laïcisé, non seulement pour conférer au savoir et à l'agir de l'homme leur domaine propre, dirigé par des principes spécifiques, mais pour revendiquer pour l'homme une autonomie absolue, une suffisance satisfaite des seules limites humaines, et fière d'une liberté aveugle devant tout principe d'obligation, d'orientation. Tout se cherche, mais pas Dieu. Dieu est mort, dit-on ; ne nous en occupons plus ! Mais Dieu n'est pas mort, il est perdu, perdu pour tant d'hommes de notre temps. Ne vaudrait-il pas la peine de le chercher ?

Tout se cherche : les choses nouvelles et les vieilles, les difficiles et les inutiles, les bonnes et les mauvaises, tout. La recherche, peut-on dire, définit la vie moderne. Pourquoi ne pas chercher Dieu ? N'est-il pas une « Valeur » qui mérite notre recherche ? N'est-il pas une Réalité qui exige une connaissance meilleure que celle d'usage courant, purement nominale ? Meilleure que la connaissance superstitieuse et fantasque de certaines formes religieuses, que nous devons justement, ou repousser parce qu'elles sont fausses, ou purifier parce qu'elles sont imparfaites ? Meilleure que la connaissance qui croit être déjà suffisamment informée et oublie que Dieu est ineffable, que Dieu est mystère ? Est-ce que connaître Dieu n'est pas pour nous raison de vie, de vie éternelle ? (cf. Jn 17,3).

Dieu n'est-il pas un « problème » si on veut l'appeler ainsi, qui nous concerne de près, et aussi notre pensée, notre conscience, notre destin ? Et si était inévitable, un jour, notre rencontre personnelle avec lui ? Et encore : s'il s'était caché, par un jeu très intéressant, décisif pour nous, justement pour que nous allions le chercher ? (cf. Is 45,19). Et même : si c'était Lui, Dieu, Dieu lui-même, qui était à notre recherche ? N'est-ce pas là le dessein mystérieux et suprême de l'histoire de notre salut ? « Quaerens me sedisti lassus... » (cf. aussi Dei Verbum, DV 2).



Découvrir les raisons de certaines attitudes


Nous devons tous nous remettre à la recherche de Dieu.

Problème immense. Que faire ? D'où partir ? Par chance, dans cette entreprise spirituelle, nous ne sommes pas seuls. Une très vaste littérature, qui s'étend sur plusieurs siècles, nous précède : lisez, par exemple, les Soliloques de saint Augustin, ou l'Itinéraire de l'âme à Dieu de saint Bonaventure. Une bibliographie moderne à tous les niveaux est à notre disposition : sachez choisir. Des oeuvres de théologie, riches de doctrine sûre et d'expérience moderne, s'offrent aux volontaires et présentent une aide valable.

Mais pourquoi chacun ne pourrait-il pas tenter quelques pas de lui-même ? Chacun, par exemple, peut observer la réalité du phénomène areligieux ou antireligieux de notre monde ; il peut le constater dans le milieu dans lequel il vit, dans la société qui l'entoure, dans les formes d'activités auxquelles il participe ; il peut se demander quelles sont les causes de la décadence religieuse de notre époque : pourquoi Dieu est-il absent ? Pourquoi la foi passe-t-elle par une éclipse ?

Il suffira de se poser une question de ce genre pour se rendre compte que la réponse touche généralement la condition d'existence des personnes observées ; les causes, en général, ne sont pas la foi en elle-même, mais l'état d'âme, la mentalité, la formation du milieu de vie de l'homme. L'homme est changé, non le rapport religieux, non la religion dans son contenu ; l'oeil ne voit pas, même si la lumière est celle d'avant, c'est-à-dire que les conditions subjectives ne sont plus favorables à la pensée de Dieu, à la foi, à la prière.

Pourquoi cela ? Question bien difficile ! Mais nous pouvons donner une réponse sommaire, c'est à cause des changements de la vie moderne. Et ce qui est étonnant, c'est que ces changements sont en général ceux que nous pouvons appeler le progrès, soit par rapport à la culture des hommes, soit par rapport au développement de la société. L'adulte, dit-on, n'a plus besoin de Dieu. La religion serait un phénomène infantile. Pourquoi ce résultat négatif pour la religion, dérivant de l'évolution positive de l'homme moderne ?



Vouloir un humanisme authentique


Indiquons, seulement comme ébauche et non comme solution, deux facteurs : l'usage de l'intelligence et la polarisation de la volonté. L'intelligence s'est passionnée pour le savoir scientifique, c'est-à-dire sujet de l'expérience rationnelle ; et ce serait très bien si cette éducation de l'esprit ne s'était arrêtée à ce degré de connaissance et n'avait refusé de monter plus haut : de la connaissance phénoménale des choses, sensible et calculable, à la connaissance de l'essence des choses, que nous appelons métaphysique, et qui est une base d'accès à la religion. La volonté s'est tournée entièrement vers les problèmes pratiques et économiques, domaine que nous appelons terrestre et qui, lorsqu'il est cherché par l'homme avec un intérêt dominant ou exclusif, l'empêche d'arriver à des biens supérieurs, que nous appelons célestes. C'est cette double attitude de l'homme qui l'a détaché d'une tendance naturelle à la religion.

Le problème ne touche pas la réalité des choses et de l'homme, il n'est pas ontologique mais psychologique et pédagogique. Comment peut-on rechercher Dieu dans ces conditions ? Il serait téméraire de répondre par quelques mots rapides comme ceux-ci, à un problème d'une telle amplitude et d'une telle complexité. Mais indiquons une voie, qui n'est pas unique, ni définitive, mais indicative, un début : commençons par susciter (voilà l'apostolat moderne) le désir de l'homme vrai et complet, de l'humanisme entier et authentique. Il contient un dépassement naturel de l'« unidimensionnel », c'est-à-dire du matérialisme et du positivisme de l'homme et fait revivre en lui un sens de Dieu qui sommeillait, un intérêt, une espérance, qui résout vraiment l'aventure existentielle de l'homme moderne si le Maître est rencontré, non seulement dans la recherche, mais dans le début d'une conquête divine. Ce sera très beau. Comment le susciter ? Par l'amour, la charité. La charité est une méthode, une propédeutique de la vérité. C'est trop long à expliquer. Pensez-y et priez. Avec notre Bénédiction Apostolique.




Catéchèses Paul VI 50870