Catéchèses Paul VI 14868

14 août 1968 : CARACTERE SPECIFIQUE DU CHRETIEN

14868

Chers Fils et Filles,



Au cours de cette conversation, nous rechercherons une note caractéristique du chrétien ; Nous voulons déterminer un élément qui qualifierait le disciple du Christ en tant que tel, et qui définirait intimement sa nouvelle personnalité. Y a-t-il une différence existentielle entre celui qui est chrétien et celui qui ne l'est pas ? Certainement ! Il y a une différence qui le caractérise profondément ; c'est justement le « caractère » chrétien, cette empreinte spirituelle que trois sacrements impriment, à des degrés divers, d'une manière indélébile dans l'âme qui les reçoit, comme chacun le sait : le baptême, qui consacre le fidèle par une certaine puissance sacerdotale au culte de Dieu et le fait membre du Corps mystique du Christ (cf.
1P 2,5) ; la confirmation, qui le rend capable de témoigner du Christ et de travailler à le faire connaître (cf. Ac 8,17 S. Th. III 72,5) ; et l'ordination qui l'assimile au pouvoir sacerdotal du Christ et le fait son ministre qualifié (cf. Presb. Ord. n. PO 2). Ce caractère comporte une prérogative originale, propre au chrétien, qui, ainsi marqué, acquiert une qualification ineffaçable, avec un certain pouvoir spirituel d'accomplir certaines actions en rapport avec Dieu et donc dans la communauté ecclésiale (cf. S. Th. III 63,2). St Augustin en parle plusieurs fois, dans ses polémiques avec les Donatistes (cf. Contra Epist. Parmeniani II, 28) ; le Concile de Florence d'abord (cf. Denz. Sch. DS 1310 (695) puis le Concile de Trente ont traduit en termes dogmatiques l'enseignement traditionnel de l'Eglise dans ce domaine (cf. Denz. Sch. DS 1609-1797 852-960).


Le vrai visage du chrétien


Une méditation devrait être faite sur ce « signe distinctif », qui marque le chrétien ; ce sceau se superpose à l'image divine, déjà imprimée par voie de nature dans l'âme rationnelle de l'homme. Il le fait ressembler, toujours davantage, au visage du Christ, qui devient le visage du chrétien marqué par cette impression mystique.

C'est là une anthropologie étonnante, dont on ne tient pas assez compte dans la conception de l'homme devenu chrétien. Bien plus, aujourd'hui, la tendance à la sécularisation, où à l'oubli des valeurs et des devoirs religieux, porte à négliger la physionomie chrétienne modelée par le caractère sacramentel. Ainsi celle-ci est-elle masquée (parce qu'elle ne peut être supprimée) d'un semblant profane, comme si elle reprenait un profil purement naturel ou encore païen, oubliant que la qualification chrétienne n'est pas seulement nominale mais réelle, et comporte une insertion, dans le Christ, qui est décisive pour le destin de celui qui le suit, l'obligeant à fond, s'il ne veut trahir l'honneur de son titre, à la fidélité, au risque, au témoignage (cf. Ac 11,26 1P 4,16).

Mais il y a plus. Il y a la grâce, l'état de grâce, c'est-à-dire cette lumière, cette qualité dont l'âme est revêtue, disons profondément investie et imprégnée, quand ce nouveau rapport surnaturel, auquel Dieu a voulu élever l'homme qui s'est abandonné à lui, s'établit dans l'effort de l'homme à la conversion, à la disponibilité fidèle, à l'acceptation de Sa parole, à travers la foi, dans un amour humble et suppliant. L'Amour infini, qui est Dieu lui-même, répond à cet effort par le feu de l'Esprit Saint, qui fait vivre, dans l'homme, l'image du Christ. La grâce est une présence divine, qui pénètre l'âme, temple de l'Esprit; c'est une extraordinaire permanence du Dieu vivant dans notre pauvre vie, illuminée par une ineffable lumière divine. L'état de grâce n'a pas de termes suffisants pour être défini : c'est un don, une richesse, une beauté, une merveilleuse transfiguration de l'âme associée à la vie même de Dieu, pour qui nous devenons, dans une certaine mesure, participants à sa nature transcendante ; il nous fait devenir fils du Père céleste, frères du Christ, membres vivants du Corps mystique par l'animation de l'Esprit-Saint. C'est un rapport personnel entre le Dieu vivant, mystérieux et inaccessible à cause de son infinie plénitude, et notre infime personne. C'est un rapport qui devrait devenir conscient ; mais seuls les coeurs purs, les contemplatifs, ceux qui vivent de la vie intérieure, les saints, peuvent en dire quelque chose. Les théologiens aussi peuvent bien nous instruire. Parce que c'est un rapport encore secret; il n'est pas évident, il ne fait pas partie de l'expérience sensible, même si la conscience éduquée acquiert une certaine sensibilité spirituelle ; gardez en vous les « fruits de l'Esprit », dont St Paul fait une longue liste : « la charité, la joie, la paix » (ceux-ci spécialement : une joie intérieure, et puis la paix, la tranquillité de la conscience) et encore, la patience, la bonté, la longanimité, la mansuétude, la fidélité, la modestie, la maîtrise de soi, la chasteté (Ga 5,22) : on semble entrevoir le profil d'un saint. Telle est la grâce, telle est la transfiguration de l'homme qui vit dans le Christ. Rien d'étonnant si cette condition, par elle-même forte et permanente (« rien ne pourra nous séparer de l'amour du Christ » dit encore St Paul dans l'épître aux Rm 8,39), est toutefois délicate et exigeante ; elle projette sur la vie morale de l'homme des devoirs particuliers, une sensibilité très fine ; et heureusement elle donne des énergies nouvelles et proportionnées, afin que l'équilibre de cette position surnaturelle soit solide et joyeux. Mais reste le fait qu'il peut être troublé et ruiné, quand par malheur nous le méprisons et préférons descendre au niveau de notre nature animale et corrompue ; quand nous nous éloignons volontairement de l'ordre auquel Dieu nous a associés, de sa vie se répandant dans la nôtre, c'est-à-dire quand nous commettons un péché vrai et volontaire, que nous appelons mortel quand il est grave.


Réalité du péché


Il est étrange de voir qu'aujourd'hui beaucoup de chrétiens ont un comportement très discutable à l'égard de cette condition surnaturelle de notre vie. D'une part, ils s'efforcent de minimiser la notion de péché. Ils considèrent comme sans importance même de graves infractions à la loi morale, et donc à la condition indispensable de nos rapports avec Dieu, comme s'il était nécessaire, pour libérer la conscience de craintes éventuelles et excessives, de scrupules embarrassants et imaginaires, de sous-estimer les ravages causés par le péché. D'autre part, ils s'attribuent à eux-mêmes la fonction de guide exercée par l'Esprit-Saint, en conférant à leurs pensées et à leur conduite un fallacieux charisme de sécurité et d'infaillibilité. C'est une tendance à la mode ; elle est souvent en conflit tacite avec l'économie propre de la grâce, qui exige ordinairement le recours aux sacrements pour s'établir, se maintenir, s'alimenter, et, le cas échéant, se rétablir.


Parole de Dieu, sacrements et Eglise


Rappelons-nous, fils très chers, qu'il ne nous est pas donné durant notre vie de « voir » la réalité divine (cf. Jn 20,29) ; il nous est donné de « savoir », et même ce savoir dérive, non d'une connaissance naturelle et normale, mais de la foi ; le croyant agit « comme s'il voyait l'invisible » (He 11 He 27 cf. Loew « Comme s'il voyait l'invisible », à propos l'apostolat), et la sécurité lui est donnée, d'une manière ordinaire, par des signes, certains signes sacrés, symboles et causes instrumentales de ce qu'ils représentent, les sacrements. Le mystère du salut nous est communiqué par deux voies : la voie objective de la Parole de Dieu, et celle de l'action sacramentelle. A ces deux voies, Nous pouvons en ajouter une troisième, celle de l'Eglise, ce grand sacrement qui contient tous les autres et les donne, qui inspire chrétiennement notre vie et nous offre l'Esprit dont elle est l'âme et qu'elle nous fait respirer.

Oui, cette science surnaturelle de l'homme est un monde difficile, un royaume insolite et ardu, mais c'est le vrai monde de notre vocation humaine et chrétienne, un royaume que les ardents c'est-à-dire les hommes de volonté, forts et résolus, conquièrent et prennent (Mt 11,12) ; mais c'est un royaume qui est proche (Lc 9,10), un royaume qui déjà nous entoure, jusqu'au point d'être parmi nous (Lc 17,21) ; un royaume que les pauvres, les humbles, les simples, les enfants, ceux qui ont le coeur pur peuvent facilement posséder. A cela le Christ vous invite ; et que vous y conduise aussi Notre Bénédiction Apostolique.


Ensuite, Paul VI s'est adressé, en particulier, à des pèlerins tchécoslovaques présents à l'audience générale en ces termes :

« Nous prions pour chacun de vous, pour vos familles et pour votre pays tout entier, la Tchécoslovaquie, que nous aimons et apprécions ». Puis le Souverain Pontife a exprimé le voeu que cette rencontre aide les pèlerins, une fois rentrés dans leur pays, à rester « fermes dans leur foi et persévérants dans, leur détermination à mener une vie chrétienne ».





22 août 1968 : L'EUCHARISTIE : SYNTHESE DOCTRINALE ET EXISTENTIELLE DE NOTRE RELIGION

22868

A la veille de son départ pour -le Congrès Eucharistique de Bogota, le Saint-Père, évoquant ce voyage et son sens, insiste sur la place prééminente de l'Eucharistie dans la vie de l'Eglise.



Chers Fils et Filles,



Vous savez que demain matin, avant même que le soleil ne se lève, Nous partirons, si Dieu le veut, avec quelques personnes pour Bogota, en Colombie, dans le double but de participer au Congrès Eucharistique International, qui est déjà en cours, et pour inaugurer la seconde Assemblée Générale de l'Episcopat Latino-américain.

Nous attendons de vous que vous Nous souhaitiez « bon voyage », voeu qui, pour être agréable et efficace, devra être accompagné — Nous vous le demandons — de sentiments d'union spirituelle et de quelques bonnes prières.


Nature, grandeur et sens des Congrès Eucharistiques


Cet événement suscite certainement en vous, comme chez beaucoup d'autres, des questions ; et la première est celle-ci : qu'est-ce qu'un Congrès Eucharistique ? On sait déjà la réponse : d'est une grande réunion groupant clergé et fidèles en l'honneur de l'Eucharistie, qui est célébrée et adorée solennellement pour rendre un hommage public de foi et d'amour au Christ-Seigneur, réellement présent comme victime, après le sacrifice sur la Croix, dans le sacrement eucharistique, et devenu nourriture spirituelle pour les fidèles, qui par le rite d'un repas partagé ont rénové sa mémoire, pour vivre de Lui dans le temps et pour mériter de le rencontrer au jour de son retour final visible et glorieux. Un grand acte de culte, qui rappelle dans l'Eglise la mémoire du Christ, en renouvelant le mystère de sa rédemption, réalise la communion avec Lui, éveille le désir et l'espoir de notre résurrection dans la plénitude de sa Vie au jour dernier et éternel. Les Congrès Eucharistiques ont commencé au siècle dernier ; une pieuse femme française, Marie Marthe Tamisier (1844-1910) donna le point de départ ; Mgr de Ségur encouragea la fondation de l'oeuvre des Congrès Eucharistiques, et le Pape Léon XIII l'approuva (1881).

Un Congrès Eucharistique se déroule ordinairement sous deux aspects extérieurs : l'étude d'un point doctrinal, ou cultuel, relatif à l'Eucharistie, et la célébration liturgique ou cultuelle du grand mystère ; et il tend à deux expressions intérieures : le réveil de la conscience intime de communion personnelle avec le Christ, et le réveil de la signification ecclésiale, c'est-à-dire du sens d'union, de fraternité, de charité, vers lequel l'Eucharistie tend essentiellement.


Un thème fondamental : « L'Eucharistie lien d'amour »


Comme vous le voyez, l'Eucharistie a vertu de synthèse dans notre religion : synthèse doctrinale, parce que, étant comme une prolongation de l'Incarnation, du Verbe de Dieu parmi nous (
Jn 1,14), et une rénovation sacramentelle du sacrifice rédempteur du Christ, toute la révélation se concentre sur ce point focal, le plus mystérieux et le plus lumineux de notre foi ; une synthèse existentielle, parce que c'est dans ce sacrement du Pain du Ciel, que toute réalité, toute vertu, tout corollaire de vie chrétienne trouve sa référence et sa nourriture. Si l'on comprend ceci, on comprend aussi là raison d'être d'une manifestation spéciale et solennelle de l'Eucharistie : il faut que, du moins en cette occasion, on exprime la valeur et la conscience que nous avons de ce prodige tacite et plein d'éclat ; les paroles de l'incomparable martyr du début du II° siècle. S. Ignace d'Antioche viennent à la mémoire : « mysteria clamoris, quae in silentio Dei patrata sunt », mystères éclatants, que Dieu opéra dans le silence (ad. Ep 19, 1) ; et aussi l'apologie que Faber F. W. (un converti, ami de Newman) fait du culte fastueux pour la fête du Corpus Domini (The blessed Sacrament, 1885) ; mais nous voyons encore mieux exprimé, dans l'hommage somptueux qu'un Congrès Eucharistique offre à l'humble Seigneur de nos autels, le geste de Marie au festin de Béthanie, quand la pieuse femme brise le vase scellé en albâtre et verse le précieux onguent parfumé sur les pieds et les cheveux du Sauveur, qui en agrée l'offrande, considérée comme un gâchis par le disciple avare et infidèle, en prenant la défense de celle qui le lui a offert et de son acte aimable et généreux (Jn 12,3 ss.).

Compris dans ce sens, un Congrès Eucharistique n'est pas un acte de triomphalisme, de vanité et de rhétorique, mais plutôt un acte de contemplation fait par la communauté ecclésiale dans un effort spontané d'harmonie et d'unité fraternelle, d'autant plus significative et précieuse qu'est plus grand le nombre des fidèles qu'il a pu rassembler et sensibiliser à un certain degré spirituel. Et aujourd'hui ces manifestations de foi et de piété, ces affirmations ordonnées et extraordinaires, tournées vers un acte de compréhension contemplative communautaire, sont tellement nécessaires ! Un théologien contemporain écrit : « Plus l'action temporelle occupe de place dans la vie des chrétiens, plus il est nécessaire que le témoignage contemplatif opère comme contre-poids » (Daniélou).

Il en sera certainement ainsi au Congrès de Bogota par la vérité et la beauté du thème général, qui inspire la méditation et l'action des participants. Le thème est celui-ci : L'Eucharistie lien d'amour. Ce thème est exact, profond, et propre à servir de pont entre le moment intérieur et personnel et le moment extérieur et social, que le Congrès se propose, éclairés tous deux par la charité. L'effet caractéristique de l'Eucharistie doit être l'union des fidèles au Christ et entre eux, l'unité du Corps Mystique. « Le Congrès Eucharistique manquerait au but de l'intention divine qui engendra ce sacrement, s'il n'aboutissait pas à une claire prise de conscience des conditions réelles de la société, où il se célèbre ». Et voici alors qu'apparaît, par suite et en vertu de son efficacité religieuse, l'efficacité potentielle qu'il doit avoir dans le monde humain, spécialement quand celui-ci présente des situations lamentables, d'énormes besoins, des aspirations légitimes, des inquiétudes.

Jésus, qui a multiplié le pain naturel pour les multitudes affamées, qui s'est fait lui-même pain surnaturel pour ses convives, nous enseigne que nous devons penser à la faim naturelle et surnaturelle des autres ; et jamais peut-être comme au Congrès Eucharistique de Bogota le devoir et l'urgence de pourvoir aux nécessités temporelles et spirituelles des multitudes ne seront aussi pressants dans le coeur des chrétiens. La pensée que Nous même serons associé à cette vision de pauvreté et à cette angoisse de lui porter un secours effectif remplit et émeut dès maintenant Notre esprit. Nous voudrions vraiment personnifier, dans notre ministère de pèlerin, le Christ du peuple pauvre et affamé ; avec cette perspective dans le coeur, Nous partons rempli d'une humble joie et d'une grande espérance.


Période de progrès et de paix pour toute l'Amérique Latine


En célébrant le Congrès Eucharistique International de Bogota Nous voudrions que ce « gaudium et spes », cette joyeuse espérance qui est en Nous, soit communiquée à ceux que Nous rencontrerons là-bas, Nous voudrions qu'elle fasse jaillir une source fraîche et vigoureuse des énergies valables encore cachées dans l'excellente nature de ces populations, qu'elle devienne sage et ardente activité dans toutes les catégories sociales, spécialement chez celles qui ont plus de responsabilités et sont plus jeunes, qu'elle inaugure une nouvelle période de l'histoire : période de progrès et de paix pour toute l'Amérique Latine.

On dit que Nous trouverons là-bas des ferments d'intolérance et de .rébellion, même dans les rangs du Clergé et des Fidèles. Comme Nous avons l'impression de comprendre ces impatiences, en ce qu'elles ont de généreux et de positif ! Mais Nous ne pourrons pas ne pas être sincère avec ceux qui font de la vérité et de la charité des lois pour eux-mêmes. Nous pensons que la solution de ces tristes situations, très tristes en certains endroits, ne peut être ni la réaction révolutionnaire, ni le recours à la violence.


Renoncer à la violence et recourir à l'amour


Pour Nous, la solution, c'est l'amour; non l'amour faible et rhétorique, mais bien celui que le Christ nous enseigne dans l'Eucharistie, l'amour qu'on donne, l'amour qui se multiplie, l'amour qui se sacrifie. Nous disons cela, non seulement du fait d'un simple calcul objectif des causalités historiques qui sont en jeu, prévoyant les dommages, les délits, les ruines, la pire décadence civile et religieuse que le recours à la révolution et ensuite à quelque lourde dictature entraînerait, mais par engagement avec le Christ. Ce fut Lui, qui, justement dans l'imminence de sa passion, dit à Pierre : « remets ton épée à sa place; qui empoignera l'épée, mourra par l'épée » (Mt 26,52). Qu'en d'autres temps l'Eglise, les Papes mêmes, dans des circonstances bien diverses, aient eu recours à la force des armes et du pouvoir temporel, même pour de bonnes causes et dans les meilleures intentions, Nous ne voulons pas juger cela maintenant; pour Nous ce n'est plus le moment d'utiliser l'épée et la force, même pour des buts de justice et de progrès ; et Nous sommes certain que tous les bons catholiques et la saine opinion publique moderne sont de notre avis. Nous sommes convaincu, et Nous l'affirmerons là-bas, que le temps de l'amour chrétien entre les hommes est venu ; cet amour doit oeuvrer, cet amour doit changer la face de la terre, cet amour doit porter au monde la justice, le progrès, la fraternité et la paix.

Vous aussi, Fils très chers, veuillez partager avec Nous, dans le sentiment et la prière, ce voeu qui est le Nôtre, avec notre Bénédiction Apostolique.




28 août 1968 : IMAGES ET LEÇONS D'UN VOYAGE

28868


A son retour de Bogota, le Saint-Père livre ses impressions et rappelle les grands moments du Congrès Eucharistique International de Bogota.



Chers Fils et Filles,



De retour de Notre voyage en Colombie, Nous ne pouvons vous parler d'autre chose, tant Notre esprit est plein des impressions que ce pèlerinage Nous a procurées. Nous devons en effet l'appeler pèlerinage en raison des buts uniquement religieux de ce grand et rapide voyage. Un but, spirituel lui aussi, a offert l'ample cadre très désiré de notre présence là-bas : la visite à un continent, à l'Amérique Latine. Nous avons dû la limiter à la Colombie, et même à sa capitale, Bogota ; mais Notre intention était de saluer tous et chacun des peuples de l'Amérique Latine. Nombre d'entre eux Nous avaient envoyé des invitations officielles, pressantes et émouvantes ; n'ayant pu à notre très grand regret les accepter. Nous avons voulu donner à notre arrivée en Colombie le sens le plus large d'un acte spirituellement étendu à tout le territoire latino-américain. Le premier voyage d'un Pape dans ces terres lointaines, qui sont cependant depuis des siècles l'objet d'une prédilection particulière de la part des Souverains Pontifes, prenait l'aspect d'une rencontre globale ; c'est pour cette raison que Nous avons voulu, mettant le pied sur ce continent, baiser la terre, avant même de rencontrer ses représentants et ses habitants afin que soit manifeste Notre intérêt pour l'ensemble géographique et moral du continent. Et c'est ainsi que commença notre participation aux grandioses manifestations du Congrès Eucharistique International de Bogota, suivie de l'ouverture de la II° Assemblée Générale de l'Episcopat latino-américain.


Une image émouvante


Les manifestations, vous en avez eu l'écho par les journaux, par la Radio et par la Télévision. Nous ne pouvons que confirmer qu'elles ont toutes eu une conclusion très heureuse. Nous devons dire notre profonde reconnaissance à tous ceux qui les ont préparées, aux Autorités qui de bonne grâce en ont favorisé le déroulement, à tous ceux qui y ont participé. A cet égard Nous devons relever un fait indescriptible, qui dépasse tout reportage écrit et photographique : le fait de la participation de foules innombrables, soit aux grandes cérémonies sacrées, soit à la réunion des Campesinos, soit sur les routes que Nous parcourions : foules enthousiastes, foules spontanées, foules composées de toutes les catégories de personnes, de gens humbles spécialement en nombre incalculable, unis dans un même sentiment. Ce seul aspect extérieur du Congrès constitue un événement digne d'admiration, ayant une incomparable valeur probante de la foi d'un Peuple, de la bonté innée de ses sentiments religieux et, nous devons le croire, humains.

L'Amérique Latine ne pouvait offrir à notre regard un aspect plus vif, plus digne de notre affection ; Nous sommes encore bouleversé par l'impression émouvante et enivrante provoquée par les rencontres populaires et bruyantes de nos trois journées colombiennes. Ce furent des heures de plénitude spirituelle ; des heures de bonheur pastoral.


Triomphe sans triomphalisme


Et en même temps des heures de révélation. La scène parlait d'elle-même. Comme l'a bien dit un journaliste français : « Ce fut un triomphe sans triomphalisme ». La célébration eucharistique fut le point culminant de toutes les manifestations. Elle fut perçue par tous les fidèles dans sa vertu de nourriture, vivifiant et sanctifiant les profondeurs de la vie individuelle, de la personnalité admise et élevée au contact direct avec le Christ ; ce mystère a été redécouvert par tous les fidèles comme étant le principe suprême et unique d'effusion fraternelle, de communion sociale, comme facteur opérant et urgent de charité qui se répand et unit, premier coefficient d'espérance et d'action pour la régénération du monde. La conscience de cette finalité spécifique du sacrement eucharistique a été particulièrement aiguë en raison des conditions sociales de la plupart des gens, qui formaient une haie humaine autour des autels. Le rapprochement du mystère eucharistique de la réalité de l'indigence humaine ne manquait pas d'être pour Nous et pour tous les chrétiens présents, la source de grands souvenirs et de grands devoirs : le souvenir de la multiplication du pain naturel, opérée deux fois par Jésus, comme une prédisposition et un symbole de la multiplication du Pain du Ciel ; le souvenir des agapes chrétiennes de l'Eglise primitive, qui précédaient la « Cène du Seigneur », et qui devaient être une démonstration de fraternité et de sollicitude pour les indigents, et qui aujourd'hui encore montrent l'union qui doit se faire entre le culte eucharistique et le service affectueux envers les frères qui sont dans le besoin ; le devoir de donner à la foi une expression concrète, même sur le plan humain et temporel ; le devoir de donner à la charité eucharistique de nouvelles capacités en essayant de reproduire, comme il nous est possible, le prodige du pain honoré et rendu suffisant pour la faim de l'immense foule des Pauvres qui nous entourent, et que nous ne pourrons plus nous habituer à voir et à laisser dans la misère et dans l'amertume de leurs conditions, sans que chacun de nous, convives de l'Eucharistie, ait fait tous les efforts possibles pour rendre ces malheureux participants d'un bien-être proportionné à leurs nécessités humaines et à leur dignité chrétienne.

Ce discours n'est pas nouveau ; mais il s'est fait entendre d'une voix nouvelle et forte au Congrès Eucharistique ; voix que toute l'Amérique Latine, et même tout le monde catholique devra écouter comme l'annonce et le programme de temps nouveaux.

Deux moments ont été pour Nous particulièrement significatifs, particulièrement beaux : celui de l'ordination, faite par Nous avec l'aide d'autres Evêques, de plus de cent prêtres latino-américains, et d'environ 40 diacres ; Nous avions l'impression de répéter le geste des premiers explorateurs qui plantaient la Croix dans les terres découvertes, une plantation de Croix de nouveau style ; c'est-à-dire la concession sacramentelle de la mission à de nouveaux porteurs de la Croix, à ces nouveaux ministres de Dieu et de l'Eglise, de l'oeuvre et de l'exemple de qui on doit attendre la vitalité de la foi et l'élévation moderne de ces immenses populations en pleine croissance.


L'ordination et la messe de Sainte Cécile


Puis ce fut, à la paroisse suburbaine de Sainte Cécile, quand Nous avons célébré la Sainte Messe, dehors, devant la porte de la pauvre église, devant une foule innombrable, recueillie et pieuse, foule d'humbles gens, mais combien digne, habitant ce quartier populaire, et lorsque nous avons distribué l'Eucharistie à dix-huit enfants qui faisaient leur première communion, chacun ayant à côté de lui ses parents : jamais comme alors, la présence du Christ ne Nous a semblé faire rayonner autant sa béatitude évangélique.

Nous avons ensuite eu l'honneur et le privilège de parler aux Evêques, réunis à Bogota, pour inaugurer, comme Nous le disions, leur assemblée générale, qui se déroule actuellement à Medellin. Quelle édification, quelle espérance, quel sens de fraternité épiscopale, ont alors rempli notre esprit : Nous avons comme entrevu l'avenir d'un Continent ; un avenir fidèle et apostolique, fervent et généreux, comme celui d'une ruche au travail intense, ordonné, persévérant (ceci pour rappeler la belle comparaison de l'historien — Taine — à propos du travail infatigable et méthodique des Evêques, durant des siècles, sur le sol de France).

Voilà ce que fut Notre bref séjour à Bogota. Nous aimerions qu'en tous reste imprimé son souvenir, formulé par le titre que le Congrès a choisi pour sa définition et son programme : « L'Eucharistie, lien de charité ».


Pas de solution sans référence à Dieu


Puis Nous sommes revenu en Europe, en Italie, à Rome, où est Notre Siège Apostolique ; et aussitôt la douloureuse pensée de la situation angoissante de la Tchécoslovaquie Nous a repris. Nous ne l'avions jamais oubliée ; dans la ferveur religieuse et populaire du Congrès Eucharistique elle a été l'objet pour les fidèles présents et pour Nous de prières intenses et spéciales. Mais de retour ici, Nous avons senti à nouveau la lourdeur de l'atmosphère engendrée par les graves événements de cette Nation ; et Nous Nous sentons encore plus poussé à élever Notre prière et à demander celle de tous les chrétiens, de tous les hommes. Nous voudrions les exhorter à se souvenir comment, pour ne pas démentir dans les faits la sagesse des mots justice et paix, Nous avons besoin de Nous référer aux concepts supérieurs des droits de l'homme et de la dignité des peuples ; et comment, à leur tour, de tels concepts sous peine de rester illusoires, ne peuvent être opérants pour le bien commun des personnes humaines et des communautés nationales sans une référence, au moins tacite, mais logiquement effective, au Dieu vivant, à l'Absolu, au Nécessaire, d'où l'humanité tire la lumière de sa conscience morale et le sens de sa fraternelle solidarité. Que peut-il arriver quand une telle référence n'existe plus ou bien même est niée ?

Nous ne voulons pas faire de prophétie de malheur. Il suffit tellement des tristes expériences du monde moderne pour en discerner quelque chose. Nous voulons plutôt être encore optimiste. Pour l'amour que Nous nourrissons pour tous les peuples, pour le sens de l'honneur et de l'humanité, qui ne doit jamais s'éteindre au coeur des hommes, pour l'intérêt évident que tous ont dans une solution humaine de raison et de concorde, Nous voulons espérer et augurer que pour l'avantage commun mais spécialement de ceux qui souffrent le plus, la Justice et la Paix prévaudront sur toutes les difficultés présentes.

Que Notre Bénédiction Apostolique accompagne toutes ces pensées ...






4 septembre 1968 : L'HUMANISME CHRETIEN

40968

Chers Fils et Chères Filles,



Les événements qui se succèdent en notre temps, les courants d'idées qui affectent la mentalité d'aujourd'hui, les mouvements politiques et sociaux qui agitent notre monde, les questions religieuses qui intéressent le plus tant les catholiques que ceux qui sont en dehors de l'Eglise, tout cela, par des voies diverses, converge vers une question centrale qui domine la conscience de la pensée contemporaine et la conception de l'homme. « Croyants et incroyants sont généralement d'accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet. » (Gaudium et spes,
GS 12). On se demande encore ce qu'est l'homme. On 'constate encore qu'on n'est pas d'accord sur ce problème central, qu'on ne se comprend pas, qu'on s'affronte, ou du moins qu'on se confronte, et cette confrontation devient une épreuve sur un double plan, d'abord sur le plan de la vérité : quelle est la vérité sur l'homme ? Qui a raison ? Et ensuite sur le plan de la grandeur : qui aujourd'hui se fait de l'homme l'idée la plus haute, l'idée la plus complète dans l'analyse de ses composantes humaines, l'idée qui tient le mieux compte de ses exigences modernes, qui correspond le mieux à ses manifestations réelles et historiques à notre époque ?


Conception athée et conception chrétienne de la dignité de l'homme


Vérité de l'homme, grandeur de l'homme, tels sont les deux éléments de l'humanisme qui donnent la mesure de ses expressions différentes et contradictoires. L'homme veut encore se connaître, il se regarde dans le miroir de son expérience vécue ou de sa réflexion spéculative. Il se classe lui-même selon la figure ou la mesure que lui révèle cette inévitable recherche. On parle d'« homme psychique » (cf. 1Co 2,14), d'« homme spirituel » (ibid. 1Co 2,15), d'homo faber, homo oeconomicus, Homo sapiens, etc. Mais surtout on parle de la valeur qu'il faut attribuer à l'homme par rapport aux choses qui existent, et on conclut en lui reconnaissant une primauté, qui pour ceux qui nient Dieu devient absolue : l'homme est tout, dit-on, sans penser à ce qu'il y a de tragiquement dérisoire à qualifier pareillement un être qui n'est ni cause ni fin de lui-même, qui est limité, inexorablement sujet à la faiblesse, l'infirmité, la caducité. Si l'homme n'est pas tout, ajoutent ceux qui l'adorent, il est du moins le summum ; on ne va pas plus loin que l'homme. Il en est certes ainsi en un certain sens, mais souvent on ne se demande pas d'où l'homme tire les titres authentiques d'une si noble prérogative, et donc comment celle-ci doit être évaluée.

C'est là une question immense qu'on discute à perte de vue, une question ancienne et toujours nouvelle. L'Eglise ne la refuse pas ; au contraire, elle l'affronte aujourd'hui avec une nouvelle vigueur et une sagesse approfondie.

Qu'il nous suffise, en cette minute de méditation, de nous mettre à l'école du Concile et de nous rappeler ces paroles qui doivent nous orienter : « L'aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l'homme à communier avec Dieu » (Gaudium et spes, GS 19), et qui semble évoquer la fameuse phrase de saint Augustin au chapitre 1 des Confessions : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre coeur est inquiet tant qu'il ne se repose pas en toi ». Laissant pour le moment toute considération de doctrine au sujet de l'homme, nous pouvons nous arrêter brièvement sur deux aspects qui retiennent particulièrement l'attention de la pensée moderne sur l'homme : l'aspect individuel et l'aspect social.


Conscience et liberté


Sur le premier comme sur le second aspect, l'estime de l'Eglise pour l'homme, spécialement dans les documents conciliaires, est d'une élévation incomparable. Aucune anthropologie n'égale celle de l'Eglise sur la personne humaine — même en tant qu'individu, — sur son originalité, sa dignité, l'intangibilité et la richesse de ses droits fondamentaux, son caractère sacré, éducable, son aspiration à un épanouissement total, son immortalité, etc.

On pourrait, rassembler un code des droits que l'Eglise reconnaît à l'homme en tant que tel, et il sera toujours difficile de définir l'étendue de ceux que l'homme tient de son élévation à l'ordre surnaturel par son insertion dans le Christ. Saint Paul donne des révélations merveilleuses sur cette régénération de tout chrétien élevé à l'état de grâce, vivifié par l'Esprit-Saint.

Dans cette valeur que l'Eglise a donnée à l'homme par sa doctrine et ses charismes, il est deux choses qui devraient être particulièrement chères à l'humanisme moderne : la conscience et la liberté. Ce sont deux points fondamentaux sur lesquels le Concile insiste spécialement et avec beaucoup d'autorité ; ce sont aussi deux points très délicats à cause de la difficulté créée par le verbalisme courant et l'esprit superficiel de beaucoup, lorsqu'il s'agit de se faire une idée exacte soit de la conscience, soit de la liberté, et, plus encore, du bon usage de l'une et de l'autre. Cela mériterait une étude approfondie ; mais le fait demeure que l'Eglise revendique pour l'homme conscience et liberté, dans le sens le plus haut, qui est aussi le plus exact. Elle lui confère ainsi la stature qui convient à un être qui est certes une créature, mais une créature modelée à l'image de Dieu créateur, et élevée, dans l'indicible amour de la régénération chrétienne, au rang de fils, participant à la nature divine (cf. 2P 1,4).


L'esprit social chrétien


En même temps, l'affirmation que « chaque homme a le devoir de sauvegarder l'intégralité de sa personnalité » (Gaudium et spes, GS 61) est complétée par ce qui est dit au sujet de la nature sociale de l'homme (ibid., GS 12). Il s'ensuit que « le caractère social de l'homme fait apparaître qu'il y a interdépendance entre l'essor de la personne et le développement de la société elle-même » (ibid. GS 25). Cette vérité trouve sa pleine explication dans le plan du salut. L'homme ne se sauve pas tout seul. Uni au Christ, il entre dans la communauté des fidèles qui forment son Corps mystique. L'Eglise lui est nécessaire. Le rapport vivant et intime qu'il parvient à établir avec Dieu s'explicite et se développe dans la charité envers les frères (cf. 1Jn 4,20), qui sont, en principe, tous les hommes sans discrimination et, en pratique, ceux qui entrent dans la définition du prochain donnée par le Christ lui-même dans la célèbre parabole du bon Samaritain, et ceux qui participent à la pleine communion avec Jésus (cf. 1Co 10,17) et doivent, pour être d'authentiques chrétiens, s'aimer les uns les autres (Jn 13,35) et ne faire qu'un entre eux (Jn 17,21).

Aucune école sociale ne va si loin. Le sens et le devoir communautaires atteignent un niveau supérieur dans la vie chrétienne bien comprise et mise en pratique. Egalement sur le plan naturel et temporel, ils donnent naissance à un esprit social où le respect, la concorde, la collaboration, la paix entre les hommes grandissent toujours davantage. Le chrétien, sans rien perdre de sa plénitude personnelle, mais au contraire pour la posséder et la développer, se trouve inséré dans un ordre communautaire qu'il doit accepter et promouvoir. Et cet ordre tend à une plénitude unitaire et sociale que seules la loi et la grâce du Christ peuvent donner à l'homme, non comme une utopie, mais comme une réalité ; non en supprimant sa personnalité propre, mais en l'épanouissant et en l'exaltant dans ce suprême dessein divin que nous appelons la communion des saints.

Nous pensons que tout cela est vrai, beau, important, spécialement aujourd'hui où l'énorme développement de la civilisation étouffe la personnalité humaine, engendre des structures sociales que la « contestation » dénonce comme intolérables.

Remercions le Seigneur qui nous a appelés dans son plan de salut, dans son Eglise, où l'homme qu'est chacun de nous trouve une double destinée personnelle et sociale, incomparablement harmonisée, laquelle constitue notre vocation à la perfection, difficile et progressive, qui, un jour — le jour de l'éternité, — sera accomplie et heureuse dans le Seigneur.

Tous, pensons, agissons et espérons ainsi, avec Notre Bénédiction Apostolique.





Catéchèses Paul VI 14868