Ars Procès informatif 1431

Abbé Raymond – 2° déposition

1431 (1431) Session 159 – 11 août 1864 à 8h du matin



(1432) Et quoniam praedictus testis iterum vocatus est ad explicanda quaedam facta in praecedenti depositione non satis expresse memorata, verbi gratia, primam fugam, apparitionem beate virginis Mariae in monte vulgo la Salette, statim interrogatus fuit super Interrogatoriis decimo sexto, super quo respondit :



Curé de Savigneux, la paroisse la plus rapprochée d’Ars, j’étais depuis longtemps le confident de Mr Vianney. Il s’adressait à moi et pour les conférences ecclésiastiques et pour l’achat des ornements de son église. Plusieurs fois, il m’avait fait part de ses peines et du désir qu’il avait de quitter Ars.



Le lundi onze septembre mil huit cent quarante-trois, il me fit appeler pour me remettre une lettre qu’il adressait à Mgr Devie et par laquelle il lui demandait de se retirer à la chapelle de Notre Dame des Minimes de Montmerle, afin d’y continuer l’oeuvre de son pèlerinage, mais à la condition que je serais moi-même chargé de cette paroisse. Il me recommanda de partir dès le soir même pour me rendre à Bourg auprès de l’Evêque du diocèse et de lui apporter la réponse de sa Grandeur le plus tôt possible à Dardilly, où lui-même devait se rendre le lendemain matin.



Quand j’arrivai à Bourg, j’appris que Mgr venait de partir et ne rentrerait que le vendredi. Je voulais me rendre auprès de sa Grandeur, mais sur les observations de Mr Perrodin, supérieur du Grand Séminaire, je me décidai à retourner à Ars. Ce dernier s’était chargé de remettre à Mgr la lettre dont j’étais porteur et il me dit que je pouvais retourner sans inquiétude, parce que Mr le Curé n’aurait pas accompli son projet.



Quand je rentrai à Ars le mercredi, je trouvai la paroisse dans la désolation. Mr Vianney était parti pour Dardilly le mardi matin, douze septembre, à deux heures. Je retournai à Bourg pour voir Mgr à son retour et prendre sa réponse. Mgr était rentré depuis une demi heure. La lettre de Mr Vianney lui ayant été (1433) remise, l’avait vivement affecté; il attendait mon arrivée avec impatience. Mgr me dit aussitôt: « Le Curé d’Ars me demande une chose que je ne puis accorder; je ne puis vous nommer actuellement à la cure de Montmerle et par suite je ne puis le laisser aller à la chapelle des Minimes. Je vais dans ma réponse lui proposer trois chapelles dans le diocèse, celle de Notre Dame de Beaumont, celle de Notre Dame des Conches ou celle de Notre Dame de Pont d’Ain. » En même temps sa Grandeur me chargea de me rendre dès le samedi auprès de lui à Dardilly, de l’accompagner partout où il voudrait aller et de faire tous mes efforts pour le ramener à Ars. Mgr me remit aussi une lettre dont il me donna connaissance; elle était adressée à Mr des Garets, maire d’Ars. Il lui exprimait le désir que Mr Vianney restât à Ars malgré les motifs qu’il croyait avoir d’aller ailleurs. « J’espère, ajoutait le prélat, qu’il se rendra à mes raisons. Cependant pour ne pas le heurter trop fort, je lui indique trois postes où je pourrai le placer. »



Mr des Garets profondément affligé à la lecture de cette lettre en donne connaissance au Chanoine des Garets son parent, sans m’en faire part à moi-même. Remarquant la froideur avec laquelle j’étais accueilli, je dis à Mr des Garets: « J’ai mission formelle de la part de Mgr de ramener Mr Vianney. Je vais à Dardilly pour cela. - Comment allez-vous vous y rendre? Je n’ai ni cheval ni voiture à votre disposition. J’ai fait conduire Pertinand et Mandy à Dardilly pour avoir des nouvelles de notre bon Curé. Voulez-vous vous contenter de la voiture et du cheval de Mandy? » J’acceptai et le soir même j’arrivai à huit heures du soir à la cure de Dardilly. Mr le curé ne voulait pas me laisser aller chez Mr Vianney, prétextant l’heure avancée. La servante s’avança en disant: « Laissez aller Mr le Curé de Savigneux; Mr Vianney l’a demandé toute la journée et il est impatient de le voir. » Je trouvai Mr Vianney au lit; je lui donnai lecture de la réponse de Mgr. « Eh bien! mon ami, allez prendre du repos; nous nous reverrons demain pour voir ce que nous aurons à faire. »



Rentré à la cure, je m’offre à dessein de chanter la grand-messe le lendemain qui était un dimanche. Mr Vianney y assiste et après l’office je l’accompagne chez son frère, où je trouve sept paroissiens d’Ars avec quelques autres pèlerins, auxquels Mr Vianney adresse quelques paroles d’édification. Je l’interromps en lui disant que Mlle (1434) Mandy et Mlle Sève désirent lui parler en particulier. Il les introduit dans sa chambre; et son frère profitant de son absence se plaint amèrement des importunités des gens d’Ars envers leur curé. Je crus devoir lui dire: « Mr Vianney, vous montrez que vous êtes un bon frère et les habitants d’Ars prouvent qu’ils sont de bons paroissiens. Ils savent le trésor qu’ils possèdent. Ah! si c’était moi, ils me laisseraient bien courir. » Et tout le monde de rire aux éclats. Je monte immédiatement auprès du Serviteur de Dieu et je le prie de congédier ces personnes en lui disant qu’en bas, ça ne va pas. M’adressant ensuite aux deux demoiselles je leur dis de s’en aller de suite avec les habitants d’Ars. Mr Vianney resta à s’entretenir avec les pèlerins et je me rendis pour dîner à la cure. Mr le Curé de Dardilly fit tous ses efforts pour m’engager à quitter le plus tôt possible sa paroisse et à laisser Mr Vianney tranquille, autrement je me ferais un mauvais parti.



Les vêpres, auxquelles j’assistai, furent présidées par Mr Vianney. Il donna la bénédiction du Très Saint Sacrement. Rentré à la sacristie, Mr le Curé de Dardilly lui dit: « Votre frère est dans une grande exaspération et bien des gens de ma paroisse voient Mr Raymond de mauvais oeil. - Mr le Curé, repartit Mr Vianney, ne vous inquiétez pas de Mr Raymond, c’est un bon cheval de trompette; il ne craint pas le bruit. »



Après cette petite scène il rentra chez son frère, en prévenant avec grâce Mr le Curé de Dardilly qu’il viendrait le soir partager son souper et il ajouta: « Nous arrangerons tout. » Je restai quelques instants à l’église et la pensée me vint d’annoncer à Mr le Curé de Dardilly que pour couper court à tout, j’allais prendre la réponse de Mr Vianney à son Evêque et me retirer. J’allai donc trouver Mr Vianney et me concerter avec lui pour le faire partir secrètement le lendemain matin. Il fut convenu que je partirais de suite pour me rendre à Albigny où il me rejoindrait de bon matin. Pour éviter tous soupçons, je priai Mr Vianney de me donner une feuille de papier que je pliai en forme de lettre et sur laquelle je l’engageai à mettre de sa main l’adresse de Mr l’Evêque de Belley.



Muni de cette pièce, je fis mes adieux à la famille Vianney et à Mr le Curé de la paroisse. Ce dernier m’accompagna jusqu’à Limonest et de là je me rendis à Albigny, selon qu’il était convenu. Le soir dans la cour du frère de Mr Vianney, se réunirent les principaux habitants (1435) de Dardilly, pour l’engager à prendre sa retraite au milieu d’eux et ils ajoutèrent qu’ils se chargeaient d’obtenir toutes les autorisations nécessaires. Mr Vianney leur répondit gracieusement qu’il ne demandait pas mieux, s’ils pouvaient réussir.



Le lendemain matin à l’heure convenue il avertit son frère qui lui donne son cheval et l’accompagne jusque près d’Albigny. Chemin faisant au milieu des ombres de la nuit il avait été reconnu par Mlle Ricottier d’Ars, qui se rendait à Dardilly pour le voir. Mr Vianney lui imposa silence et lui recommanda d’éviter ma rencontre. Après le déjeuner pris à la cure d’Albigny, je devançai le Serviteur de Dieu pour louer une voiture à Neuville-sur-Saône. A peu de distance je rencontrai Mlle Ricottier qui m’offrit de petites provisions en me disant que Mr le Curé pourrait en avoir besoin pour la route. Cette attention fut toute providentielle: car je ne trouvai point de voiture; nous fûmes obligés de faire la route à pied et de nous arrêter trois fois. Les petites provisions, que j’avais acceptées lui furent très utiles pour ranimer ses forces. La fatigue du Serviteur de Dieu était telle que nous fûmes obligés de nous arrêter à la cure de St André-de-Corcy, où il prit quelques instants de repos pendant lesquels je cherchai encore inutilement une voiture.



Arrivé à St Marcel il fut reconnu par Mr le Curé et Mr le Maire de St Marcel. Une trentaine de personnes se réunirent autour de lui. Mr le Maire se faisant l’interprète des sentiments de tous manifesta le désir de l’entendre. Mr Vianney s’y prêta volontiers et parla dans la petite église de St Marcel sur le détachement des choses de ce monde, sur la rapidité de la vie et sur le bonheur du Ciel. Nous trouvâmes enfin une voiture qui nous conduisit à Marlieux où nous passâmes la nuit. Le lendemain matin nous nous rendîmes à la chapelle de Beaumont en la compagnie de Mr le Curé de Marlieux. Mr Vianney y célébra la messe pour implorer les lumières du St Esprit. Je lui demandai après la messe s’il avait pris une détermination. « Non, pas encore; je vais continuer à prier le bon Dieu pendant que je servirai votre messe. » Dès que je fus de retour à la sacristie et avant même que j’eusse quitté les ornements sacerdotaux, il me dit: « Le bon Dieu ne me veut pas ici. - Où voulez-vous donc aller? - Retournons à Ars. »



J’organisais tout pour le retour. Nous revînmes en voiture jusqu’à Ambérieux. Là il me dit: « La voiture me fatigue; je ferai le reste du chemin à pied. » Quand nous passâmes à Savigneux, je le priais de s’arrêter un peu pour adorer le St Sacrement et se reposer quelques instants. (1436) Pendant ce temps, j’envoyais prévenir les habitants d’Ars du retour de leur curé. Cette nouvelle répandit la joie dans tous les coeurs et quand nous arrivâmes près du village nous entendîmes le son des cloches que l’on sonnait en signe de réjouissance. Mr Vianney après avoir témoigné aux habitants d’Ars accourus sur son passage combien il était touché de ce qu’ils faisaient pour lui, les invita à se rendre à l’église, afin de remercier Dieu.



Dans le trajet de Neuville à Beaumont il me donna des détails sur sa désertion. Ne croyant pas avoir assez développé ce point dans ma première déposition, je désire la compléter. « Quand j’arrivai à Roanne, me dit-il, je tombai malade et je fus obligé de rester quelque temps à l’hôpital. Je n’oublierai jamais les petits soins que j’ai reçus de la part de toutes les religieuses. Lorsqu’il fut question de mon départ, elles m’engagèrent de rester dans leur maison, promettant de me soustraire aux poursuites de l’autorité. – « Il faut bien que j’obéisse à la loi, mes bonnes Soeurs. - Soyez tranquille; vous rendrez plus de services à la France par vos bonnes prières qu’en allant à la guerre. - Je vous remercie bien, mes bonnes Soeurs; veuillez seulement vous souvenir de moi. » Ces bonnes Soeurs me portaient tant d’intérêt qu’elles m’accompagnèrent jusqu’à la porte extérieure de l’hospice et me firent leurs adieux en pleurant. Après quelques heures de marche, la lassitude me força de m’éloigner de quelques pas de la route pour me reposer. Assis sur mon sac, je disais mon chapelet, lorsqu’un paysan vint à passer. « Jeune homme, vous allez rejoindre votre corps? Vous partez à contrecoeur; vous n’avez pas l’air de faire un soldat. - Oh! c’est bien vrai, mais je suis obligé d’obéir. - Eh! bien, si vous voulez me suivre, vous vous cacherez dans notre village, entouré de forêts. - Mais on a déjà été très sévère à l’égard de mes parents, et si je déserte, on leur fera beaucoup d’embarras. - Oh! soyez donc tranquille; il y en a bien d’autres qui sont cachés. Et puis vos parents auront bien moins à craindre pour votre vie. » Je me décidai à le suivre.



Ce brave homme me voyant fatigué voulut bien se charger de mon sac. J’en fus si touché que je ne craignis pas de m’ouvrir à lui et de lui faire connaître qui j’étais. Il me conduisit chez le maire de la commune des Noës, qui sur sa recommandation m’accueillit avec beaucoup de bonté et me conseilla de changer de nom, en prenant celui de Vincent. Il m’engagea à me tenir un peu retiré pendant le jour. Vous vous occuperez, dit-il, à instruire nos enfants. (1437) Après trois mois d’hospitalité, il me plaça définitivement chez la veuve Fayot. Cette bonne femme eut toujours pour moi la tendresse d’une mère. »



Le Serviteur de Dieu m’a souvent raconté les attentions que les habitants de ce village avaient eues pour lui. « Ils m’invitaient tour à tour au repas du soir et m’offraient ce qu’ils avaient de meilleur. Les voisins se réunissaient dans la maison où j’étais et prenaient un grand plaisir à entendre la lecture de la vie des saints, ou d’autre livre de piété, que j’avais soin de leur faire. La réunion se terminait par la prière du soir. »



Apprenant que son frère l’avait remplacé sous les drapeaux, il songea à retourner au pays pour continuer ses études. Cette nouvelle fit une grande impression dans la commune des Noës. On était content de le voir continuer sa carrière et on était en même temps fâché de le perdre. On s’empressa de lui offrir du linge, des vêtements. Une personne lui présenta trente francs. Le Serviteur de Dieu en fut surpris, parce qu’il savait que cette personne était pauvre. « Comment avez-vous pu vous procurer cet argent? vous auriez plus besoin que moi de secours. - Non, Mr Vincent, il me reste encore une chèvre. Ces trente francs sont le prix de la vente de mon cochon; faites-moi le plaisir d’accepter. »



Au sujet de ce qu’on appelle la seconde fuite, je crois devoir ajouter quelques détails à ma première déposition. Je me rendis à la retraite pastorale de mil huit cent cinquante-trois. Il fut arrêté que je serais curé de Jayat, que Mr Toccanier, missionnaire, me remplacerait à Ars et que Mr Poncet, vicaire général m’accompagnerait à Ars pour faire agréer ce changement à Mr Vianney. Mr le Curé de Jassans nous devança, et comme la chose était connue il crut devoir en instruire le Serviteur de Dieu qui manifesta sa surprise. Vers le soir, Mr Poncet voulut lui parler seul et lui expliquer les motifs de ce changement. Je le vis aussi en particulier et j’arrêtai avec lui dans quels termes j’annoncerais le lendemain à la grand-messe quel était mon successeur. Tout se passa comme nous en étions convenus. Je quittai Ars le dimanche soir. Je fus très surpris de recevoir à deux heures du matin un billet du maire d’Ars. Dans ce billet Mr des Garets me disait que Mr le Curé voulait quitter sa paroisse et qu’on avait grand peine à le retenir. (1438) Il me priait de me rendre à Ars afin d’user de toute mon influence pour lui faire abandonner son projet. Je conserve encore ce billet. Apprenant que Mr Poncet avait été mandé de Trévoux, je ne rentrai à Ars que sur le soir. On me raconta aussitôt ce qui s’était passé. Catherine Lassagne seule instruite du projet, passant près du presbytère à la nuit tombante, dit en regardant le presbytère: « Pauvre Curé, nous ne t’y reverrons donc plus. » Le Frère Jérôme entendant ces mots lui en demande l’explication. Catherine Lassagne répond: « Je ne peux rien dire. » Mais c’en était assez pour donner l’éveil et on se mit en mesure d’empêcher le départ du Curé, s’il devait avoir lieu. Lorsqu’au milieu des ténèbres de la nuit le Curé sortit du presbytère, un Frère essaya de le retenir pendant que l’autre courait avertir Mr Toccanier. On vint à bout de l’arrêter et de le ramener au presbytère en lui enlevant son bréviaire. Mr des Garets et d’autres personnes qui étaient accourues au son de la cloche, l’entourèrent et lui firent les plus vives instances. Pour toute réponse il se contenta de dire: « Laissez moi tranquille. » Et il rentra au presbytère. Etant allé lui rendre visite, je lui demandai ce qu’il avait fait. Il se contenta de me répondre: « J’ai fait l’enfant. »



Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Je crois devoir compléter ma déposition sur ce qu’on a appelé l’incident d’Ars au sujet de l’apparition de la Salette. Vers la fin du mois de septembre mil huit cent cinquante Maximin accompagné de sa soeur et de trois autres personnes qui paraissaient avoir de l’éducation, arriva sur le soir à Ars. Mr Vianney ne put les recevoir que le lendemain après son déjeuner. Dès le jour même je leur offris de venir passer quelques instants avec moi. Je leur demandai quel était le but de leur voyage. On me répondit que Maximin voulait consulter Mr le Curé sur sa vocation. « Mais, leur dis-je, Mr le Curé de Corps qui le connaît, qui a pris soin de son éducation, serait bien mieux à même de l’éclairer sur ce point. » Ils insistèrent disant, même en présence de Maximin, qu’il était assez léger, que Mr le Curé de Corps se décourageait et qu’on voulait consulter Mr Vianney. « Oh bien! vous aurez cet avantage demain. » L’un des voyageurs me dit: « Mr l’abbé, que pensez-vous de la Salette? » Je répondis que je n’avais pas d’idées arrêtées à ce sujet et que sur certains faits on n’usait peut-être pas de toute la réserve et de toute la prudence que l’Eglise exige. « Comment ne pas croire à des enfants qui n’ont pas pu inventer ce qu’ils racontent? - J’ai la certitude, qu’il (1439) y a plus de quarante ans, trois jeunes filles âgées seulement de neuf ans, s’entendirent pour imposer à leurs familles et au public une apparition de la Ste Vierge. Jamais malgré toutes les menaces, toutes les promesses, tout l’art que l’on apporta à les confronter, à les interroger en particulier, il ne fut possible d’obtenir d’elles ni contradictions, ni rétractations. » Alors un de ceux qui accompagnaient Maximin, se lève, vient à lui et lui adresse ces paroles avec vivacité: « Ah! malheureux, si tu avais inventé, comme ces petites filles, l’apparition de la Salette, tu mériterais l’enfer. » Maximin se lève à son tour: « Je n’ai pas dit que j’ai vu la Ste Vierge; j’ai dit que j’ai vu.... » et il hésite n’ajoutant pas un seul mot. « Voyez, dis-je à ces messieurs, dans quel embarras il se trouve et comme il a de la peine à s’expliquer. Restons-en là, si vous voulez, demain vous verrez Mr le Curé. »



Je prévins Mr Vianney de ce qui venait de se passer; il me remercia avec bienveillance. Il vit Maximin seul à la sacristie vers les huit heures. Que se passa-t-il alors? Mr le Curé n’en dit rien. Je remarquai seulement le lendemain avec le Frère Jérôme qu’il ne voulait plus apposer sa signature sur l’image de la Salette, ni en bénir les médailles. Je remarquai aussi l’adresse d’une lettre à Mgr de Grenoble, écrite de sa main. Je lui en demandai la raison. « Je voulais écrire une lettre à Mgr de Grenoble, que Maximin devait présenter lui-même. Il s’y est refusé. J’ai été mécontent de lui et il a été mécontent de moi. » Le Frère Jérôme m’a affirmé que Maximin après vingt minutes d’entretien à la sacristie est sorti précipitamment de l’église, sans donner aucune marque de respect au St Sacrement. Il voulait partir à l’instant et ce ne fut que sur les instances de ceux qui l’accompagnaient qu’il consentit à avoir un second entretien avec Mr le Curé derrière l’autel.



Depuis ce moment toute tentative pour obtenir quelques détails sur les rapports de Mr Vianney et de Maximin fut inutile. Vainement Mr le Curé de Voiron d’abord, Mr Girin, curé de la Cathédrale de Grenoble, prêtre des plus respectables, lié d’intimité avec le Serviteur de Dieu, vinrent-ils à Ars pour obtenir quelques éclaircissements. Ce ne fut qu’au moment où Mr Roussel et Mr le Curé de Corps envoyés par Mgr de (1440) Grenoble et porteurs d’un billet écrit et signé de la main de Maximin par lequel Mr Vianney était autorisé à parler ouvertement de tout ce qu’il lui avait confié, qu’il consentit lui-même à s’expliquer sur ce qu’on a appelé l’incident de la Salette. A dater de ce moment Mr Vianney s’est contenté de répondre aux personnes graves sur ce point: « Si Maximin a dit vrai, il n’a pas vu la Ste Vierge. »



Qua responsione accepta, omissis coeteris Interrogatoriis, completum esse examen praedicti testis, qui aliunde ut circa quaedam facta Servi Dei deponeret inductus fuerat, Rmi Judices delegati decreverunt, et per me Notarium Actuarium de mandato Dominationum suarum Rmarum perlecta fuit eidem testi integra depositio ab ipso emissa a principio usque ad finem, qua per ipsum bene audita et intellecta, illam in omnibus confirmavit.



(1441) Quibus peractis, injunctum fuit praedicto testi, ut se subscriberet, prout ille statim, accepto calamo se subscripsit ut immediate sequitur



Ita pro veritate deposui



Antonius Raymond







TEMOIN IV - JEAN PERTINAND – 3 février 1863

349
(Tome I - p. 350 à 396)


(349) Session 32 – 3 février 1863 à 3 h de l’après-midi

(350) Au premier interrogatoire, le témoin averti de la nature et de la gravité du serment en matière de canonisation et de béatification des saints, a répondu : Je connais parfaitement la nature du serment que j’ai fait, et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.



Au second interrogatoire, le témoin répond : Je m’appelle Jean Pertinand ; je suis né à Ars au mois de septembre mil huit cent dix-sept. Mon père se nommait Claude Pertinand et ma mère Marie Anne Benard. Je suis actuellement régisseur des mines de fer de Serrières, après avoir été instituteur à Ars onze ans. Je suis propriétaire d’un modeste domaine à Amblagnieu, département de l’Isère.



Au troisième interrogatoire, le témoin répond : Je suis dans l’habitude de m’approcher des sacrements chaque année à Pâques. J’y ai mis de la négligence l’année dernière ; j’espère remplir cette année fidèlement mon devoir.



Au quatrième interrogatoire, le témoin répond : J’ai eu à comparaître plusieurs fois devant la justice de paix pour des affaires civiles concernant les ouvriers placés sous ma surveillance. J’ai comparu devant le tribunal de première instance de Belley pour une contravention de pêche, et j’ai été acquitté. Je m’étais fait caution pour un individu et j’ai été condamné à payer pour lui par le tribunal de Bourgoin. Je n’ai jamais subi de peine qui ait pu blesser ma réputation.



Au cinquième interrogatoire, le témoin répond : (351) Je n’ai pas à ma connaissance encouru de peines ou de censures ecclésiastiques.



Au sixième interrogatoire, le témoin répond : Personne ne m’a instruit de la manière dont j’avais à répondre ; je n’ai pas lu encore les articles du postulateur ; j’en prendrai connaissance cette semaine, mais je ne dirai que ce que j’ai vu ou entendu de témoins dignes de foi.



Au septième interrogatoire, le témoin répond : J’ai une grande affection pour le Serviteur de Dieu Jean Marie Baptiste Vianney, mais je n’ai aucun intérêt humain qui me porte à désirer sa béatification ou canonisation. Je la désire pour la gloire de Dieu et l’honneur de l’Eglise.



Au huitième interrogatoire, le témoin répond : Je ne me rappelle pas en ce moment la date précise de la naissance du Serviteur de Dieu. Je n’ai pas connu son père et sa mère, mais j’ai vu son frère, sa soeur, sa belle-soeur. C’étaient d’honnêtes cultivateurs qui habitaient Dardilly. Je sais que les parents du Serviteur de Dieu étaient de bon chrétiens, surtout sa mère ; elle avait une grande dévotion à la Ste Vierge. Leurs enfants furent élevés de la manière la plus chrétienne, ils reçurent des exemples de charité ; les pauvres étaient logés et nourris dans la maison paternelle lorsqu’ils passaient dans le village. Pendant la révolution, les parents du Serviteur de Dieu conduisaient leurs enfants pendant la nuit pour entendre la Messe des prêtres restés fidèles. Je tiens ces détails soit de Mr Vianney, soit de ses parents.



Au neuvième interrogatoire, le témoin répond : Le Serviteur de Dieu a passé son enfance et son adolescence à Dardilly. Il a été berger chez son père, puis il a cultivé les champs avec le reste de sa famille.



(352) Tout petit enfant, il avait déjà des habitudes de piété, au lieu de s’amuser avec les autres enfants, il se retirait dans un coin pour prier Dieu, faire de petites chapelles ; il réunissait quelquefois les autres enfants pour réciter le chapelet avec lui. Je n’ai jamais entendu dire qu’il ait montré quelques vices ou défauts ; je n’ai pas recueilli sur son compte un seul mot défavorable. Je tiens les détails qui précèdent des parents de Mr Vianney que j’ai déjà nommés, des demoiselles Pignot et Lacan qui l’avaient suivi à Ars où elles sont mortes.



Au dixième interrogatoire, le témoin répond : Je n’ai rien de précis sur cet interrogatoire. Je sais seulement qu’il a commencé ses études assez tard pour se faire prêtre.



Au onzième interrogatoire, le témoin répond : Je sais d’une manière générale qu’il fut obligé d’interrompre ses études pour l’état militaire. Il ne se rendit pas sous les drapeaux, mais il se retira dans les montagnes du Forez où il s’occupait à faire le catéchisme et à inspirer l’amour de Dieu aux habitants du pays ; je ne connais pas d’autres détails. J’ai appris d’eux-mêmes combien il les avait édifiés.



Au douzième interrogatoire, le témoin répond : J’ai appris de témoins dignes de foi que Mr Vianney avait persévéré dans son dessein d’embrasser la carrière ecclésiastique, et de plusieurs de ses condisciples, qu’ils avaient admiré sa conduite et sa piété. C’est tout ce que je sais sur cet interrogatoire.



Au treizième interrogatoire, le témoin répond : J’ai appris d’un grand nombre d’habitants d’Ecully que le Serviteur de Dieu y avait été nommé vicaire après son ordination, qu’il avait montré une rare piété, qu’il avait gagné tous les coeurs par sa charité, la sainteté de sa vie et qu’il avait été (353) demandé pour curé après la mort de Monsieur Balley et qu’on ne put vaincre son humble résistance, parce qu’il se croyait indigne d’occuper un poste aussi important.



Au quatorzième interrogatoire, le témoin répond : J’ai appris d’un grand nombre d’habitants d’Ars que le Serviteur de Dieu fut nommé curé de cette paroisse en mil huit cent dix-huit. Lorsqu’il y arriva, il y avait peu de foi et peu de piété. Cette petite paroisse possédait quatre cabarets où les pères de famille allaient manger leur fortune. Les danses étaient fréquentes ; le dimanche n’était pas sanctifié, l’ignorance de la religion était très répandue. Le vénérable curé commença à faire le catéchisme les dimanches de une heure à deux heures et à faire une instruction le soir pour instruire ses paroissiens. Peu à peu les danses cessèrent, trois cabarets disparurent . Le dernier cabaretier fut indemnisé par Mr le Curé afin de supprimer son cabaret.



Au quinzième interrogatoire, le témoin répond : Je sais que le Serviteur de Dieu, pour réformer sa paroisse, n’eut pas seulement recours aux prières qu’il faisait, mais qu’il établit la confrérie du St Sacrement et du Rosaire ; je sais aussi qu’ayant remarqué une grande ignorance parmi les femmes, il chercha à y remédier en établissant une école de filles ; il en confia la direction à deux personnes pieuses d’Ars et à une personne du voisinage qui d’abord avait mené une vie mondaine, mais qui s’était convertie en venant entendre les prédications du Serviteur de Dieu. Les habitants du voisinage demandèrent à envoyer leurs enfants dans cette école, qui bientôt se changea en une Providence pour les jeunes filles pauvres. L’école des garçons avait plusieurs fois changé d’instituteur. J’avais commencé mes études auprès de mon oncle qui était prêtre. Le vénérable Curé m’engagea à prendre moi-même la direction de l’école communale. Je la dirigeai pendant onze ans, jusqu’au (354) moment où vinrent les Frères de la Ste Famille de Belley. Il ne le fit qu’après s’être assuré que cela ne serait pas un sujet de peine ou de sacrifice pour moi. J’ignore si dans tout cela il a pris conseil de l’évêque du diocèse.



Au seizième interrogatoire, le témoin répond : Je sais que le Serviteur de Dieu a rempli très exactement les commandements de Dieu et de l’Eglise, toutes ses obligations de prêtre et de Curé et qu’il a persévéré jusqu’à la mort dans le fidèle accomplissement de tous ses devoirs. Je ne connais sur ce point aucun manquement et tout cela je le sais personnellement et par les habitants de la paroisse. Quant à la première fuite de Serviteur de Dieu, j’étais avec lui ; il me dit que d’après le rituel du diocèse, un curé peut s’absenter de sa paroisse quinze jours sans l’autorisation de l’évêque en se faisant remplacer le dimanche. Il avait pourvu à son remplacement et écrit à Monseigneur pour lui demander l’autorisation de quitter sa paroisse ; s’il recevait une réponse favorable, il irait à Fourvière dire la Sainte Messe et se retirerait à la Chartreuse ; si la réponse l’obligeait à rentrer à Ars, il y reviendrait en toute humilité. Quant à la seconde fuite, elle eut lieu en mon absence, je dois supposer qu’elle eut lieu avec les mêmes intentions ; je connais sa soumission complète aux volontés de son Evêque. Relativement aux missions, il prêcha effectivement dans plusieurs paroisses pour aider ses confrères et ramener les pécheurs à Dieu ; mais son ministère paroissial n’eut point à souffrir de ces absences ; il venait dire la Messe le dimanche et paraissait à Ars dans la semaine autant qu’il en était besoin.



Sur le dix-septième interrogatoire, le témoin répond : Je sais que le Serviteur de Dieu a éprouvé beaucoup de contradictions, soit de la part des laïques, soit de la part des ecclésiastiques ; il a été souvent injurié et (355) même une fois souffleté par un laïque. La cause de ces contradictions et de ces injures venait du bien qu’il opérait dans les âmes et de sa vie mortifiée et par là même singulière ; il montra toujours une rare patience, ne s’indignant contre personne ; mais au contraire se réjouissant de tout ce qu’il avait à souffrir et priant pour ceux qui le contredisaient.


357 (357) Session 33 – 4 février 1863 à 9h du matin



Sur le dix-huitième interrogatoire et au sujet de la Foi, le témoin répond : J’ai entendu dire à ses parents et aux personnes qui l’ont connu que le Serviteur de Dieu pendant son enfance se fit remarquer par sa grande foi et sa grande piété ; j’ai déjà dit qu’il se séparait de ses petits compagnons pour prier. Il aimait à faire ses prières devant une image de la Sainte Vierge (358) qu’il fixait devant lui. Quand il travaillait aux champs, il allait en avant ou se tenait plus volontiers en arrière afin de pouvoir prier ; il fixait une pieuse image au bout d’un bâton, ou à une branche élevée afin de pouvoir la regarder de temps en temps pendant son travail.



Relativement à sa vocation ecclésiastique et des difficultés qu’il éprouva, je lui en ai entendu parler à lui-même, ainsi que son pèlerinage à la Louvesc, mais je n’ai pas de souvenir assez précis pour déposer sur cela. J’ai entendu dire à plusieurs personnes d’Ecully que le Serviteur de Dieu nommé vicaire dans cette paroisse avait singulièrement édifié les paroissiens par sa foi et sa piété ; il partageait les exercices et la vie austère de Mr Balley.



Dès que Monsieur Vianney fut arrivé à Ars en qualité de curé, il se fit promptement remarquer de tous ses paroissiens par l’esprit de foi qui l’animait dans toutes ses actions ; il passait de longues heures à l’église devant le St Sacrement ; il établit la prière du soir chaque jour et il récitait le chapelet avant la prière. Ensuite, il établit les confréries du St Sacrement et du St Rosaire, et il y agrégea le plus grand nombre de ses paroissiens possible. Soit dans ses instructions au confessionnal, soit dans ses prédications, il pressait vivement ses auditeurs à la fréquentation des sacrements de pénitence et d’Eucharistie, aux moyens les plus efficaces de développer et de nourrir la piété. Je ne me rappelle pas, dès l’âge de cinq ans, d’avoir assisté une seule fois à la Messe les jours ordinaires, sans y avoir vu communier un certain nombre de personnes.



Mr Vianney obtint la destruction des cabarets par l’influence qu’exerçait la sainteté de sa vie, par ses touchantes exhortations et par quelques démarches qu’il tenta auprès des cabaretiers qui restaient encore ; je sais qu’il offrit une somme d’argent à l’un d’eux comme dédommagement de la perte qu’il pouvait faire (359) en quittant son état. Il obtint par les mêmes moyens la cessation complète du travail du dimanche ; je me souviens d’une instruction qu’il nous fit à la fin de l’année et nous demandait si ceux qui n’avaient pas travaillé le dimanche dans la paroisse n’étaient pas aussi avancés que ceux qui avaient travaillé et il ajoutait : « Ne sont-ils pas plus contents ? » Cette réflexion impressionnait tout le monde. Un nommé Rousset, à ma connaissance, déclara à ses domestiques qu’ils ne travailleraient plus le dimanche. Les danses tombèrent de la même manière ; elles étaient fréquentes dans le village à l’arrivée de Mr le Curé ; je ne me souviens pas d’en avoir vues. On essaya en mil huit cent trente de les rétablir dans le village, mais cela ne réussit pas. Mr le Curé fit observer en chaire qu’il n’y avait eu dans ces réunions que des domestiques ou des personnes étrangères dans la paroisse, il félicita ses paroissiens de leur abstention ; je ne me rappelle qu’une exception, c’était un jeune homme nommé Lève qui fut très mortifié de s’être laissé entraîner, il n’y revint plus. La même année, mon frère avait voulu y aller, mon père lui prit son chapeau et lui fit une correction très vive et cette correction suffit à tout jamais.



J’ai entendu parler de ses travaux de mission, de la confiance qu’il inspirait à tout le monde. Il était simple et pauvre pour tout ce qui le concernait, mais il aimait les belles choses lorsqu’il s’agissait de Dieu et de l’église. Pour encourager ses paroissiens à embellir le lieu saint, ou à acheter quelque ornement, il leur disait : « Quel bonheur pour nous, pauvres et chétives créatures de pouvoir donner quelque chose au bon Dieu. » Le don d’ornements fait à son église par Mr d’Ars le combla de joie, lors même qu’on n’allait pas en procession, il faisait étaler les riches bannières dans l’église.



Il disait la Sainte Messe de manière à édifier tout le monde par sa grande foi et sa piété, (360) il la disait néanmoins sans lenteur et ne s’arrêtait que quelques instants pour la consécration et la communion. Quand il faisait ses visites au St Sacrement, sa figure manifestait le contentement intérieur qu’il éprouvait, on la voyait même quelquefois souriante comme s’il eût vu Notre Seigneur. ; il recommandait de ne pas s’asseoir pendant l’exposition du St Sacrement et lui-même ne s’asseyait jamais. Il touchait vivement lorsqu’il disait : « Si nous avions la foi, nous verrions Jésus Christ dans le St Sacrement comme les anges le voient au ciel. » Il aimait à parler en chaire de la Ste Eucharistie, il en parlait dans presque toutes ses instructions. « Il est là » aimait-il à répéter, « Il nous entend. » Lorsqu’il se tournait vers le tabernacle, sa physionomie parlait plus éloquemment que ses paroles et suffisait pour faire comprendre ce qu’il voulait dire.



Sa grande foi se manifestait dans l’administration des sacrements par les touchantes paroles qu’il prononçait ; il engageait à se mettre en état de grâce pour exercer l’office de parrain et de marraine.



Il avait une grande estime pour le sacerdoce, je lui ai entendu dire que le prêtre, à raison de ses pouvoirs, était plus qu’un ange. Il parlait souvent des bienfaits que les fidèles reçoivent par le ministère des prêtres. Il recommandait constamment à ses paroissiens de prier pour les prêtres ; il disait quelquefois : « Si le prêtre était bien pénétré de la grandeur de son ministère, il pourrait à peine vivre. » Je l’ai entendu dire souvent en élevant ses mains vers le ciel : « Nous verrons Dieu. » Ses pensées les plus habituelles dans ses instructions roulaient sur l’état de grâce, sur les communications avec l’Esprit Saint.



Dans ses souffrances, ses contradictions, il s’inspirait des pensées de la foi, disant qu’il fallait s’estimer heureux de souffrir puisque c’était la volonté de Dieu. En tout ce qu’il disait, on voyait la foi qui était dans son coeur.



(361) Interrogé sur l’Espérance, le témoin répond : J’ai déjà dit en parlant sur la réforme des abus de sa paroisse, quelle était la nature des moyens qu’il avait employés. Il cherchait à inspirer une grande horreur du péché, il employait pour cela les expressions les plus vives, les comparaisons les plus saisissantes. « Si nous avions la foi et que nous vissions une âme en état de péché mortel, nous mourrions de frayeur. L’âme en état de grâce est comme une blanche colombe, en état de péché mortel, ce n’était plus qu’un cadavre infect, une charogne. » Le bon Curé employait les mots les plus significatifs.



Il parlait du ciel fréquemment, il en parlait comme s’il y fût déjà allé, comme on parle d’une maison qu’on a habitée. Je sais, sans avoir de détails à donner, qu’il consolait les âmes affligées et inquiètes.



Mr le Curé m’a souvent parlé des persécutions que le démon lui faisait souffrir, mais il m’en parlait sans découragement et sans crainte ; il me disait au contraire : le démon est bien méchant, mais il est bien bête car il me fait connaître tout le bien qui se fait à Ars, faisant ainsi allusion à une remarque qu’il avait faite ; toutes les fois qu’il devait venir un grand pécheur, le démon faisait plus de bruit et de tapage.



Il parlait des jugements de Dieu, de la crainte qu’ils doivent inspirer, des péchés de sa pauvre vie, mais il ajoutait qu’il espérait que Dieu lui ferait miséricorde. Je lui ai entendu dire quelques fois qu’il faisait bon mourir pour ne plus être à même d’offenser Dieu ou de le voir offenser. Cependant dans sa première maladie, ne se croyant pas suffisamment préparé, il avait (362) crainte de la mort et se prêta aux prières que l’on faisait pour sa guérison.



J’ai raconté sa première fuite et les causes qui l’avaient amenée. J’ajoute aux détails que j’ai déjà donnés qu’une des principales causes de la fuite de Mr le Curé fut la peine que lui causaient les abus amenés par le pèlerinage ; les marchands d’objets pieux et les voituriers avaient de fréquentes discussions. Sa fuite corrigea ces abus par la crainte qu’ils avaient de le perdre.



Interrogé sur la vertu de charité, le témoin répond : J’ai dit tout ce que je savais des habitudes pieuses de son enfance et je n’ai point de détails à donner sur sa charité, son amour pour Dieu, soit à Ecully, soit au séminaire ; je sais seulement qu’il a toujours profondément édifié tous ceux qui ont été les témoins de sa vie.


365 (365) Session 34 – 4 février 1863 à 3h de l’après-midi



Sur le dix-huitième interrogatoire et au sujet de la charité, le témoin continue à répondre ainsi : Arrivé à Ars et n’ayant que peu d’occupations au début de son ministère, le Serviteur de Dieu passa presque toute sa journée à l’église. Je tiens de ma grand-mère qui habitait un des appartements (366) de la cure, que l’air de piété de Mr le curé faisait sur tout le monde et sur elle en particulier une grande impression. Tout ce que j’ai connu du Curé d’Ars m’a prouvé qu’il n’avait qu’une seule pensée, qu’un seul désir, aimer Dieu et le faire aimer. Tout entretien, toute affaire le ramenait là. Il disait son bréviaire à l’église, excepté lorsqu’il allait voir les malades, alors il le récitait chemin faisant ; dans les dernières années, il disait son chapelet en visitant les malades. J’ai déjà parlé de l’édification générale qu’il donnait en disant la Ste Messe. J’ai dit aussi qu’il n’aimait les belles choses que pour en faire hommage à Dieu. Il parlait très souvent de l’amour de Dieu. « Quel bonheur d’aimer Dieu » disait-il ; il y revenait même dans ses catéchismes, ainsi que sur la divine Eucharistie. Son recueillement et son union avec Dieu m’ont paru être continuels quoiqu’il fût dérangé à tout instant et de toutes manières.



J’ai parlé des peines que le Serviteur de Dieu a éprouvées dans son ministère, celles du moins que j’ai pu connaître, et rien ne m’a paru le décourager ; au contraire, il s’accusait lui-même plutôt que d’accuser les autres, laissant paraître au dehors le moins possible les peines qu’il éprouvait.



Au sujet de la charité envers le prochain, le témoin répond : Je sais que dès son arrivée à Ars, Mr Vianney, plein d’une tendre charité pour tous ses paroissiens, chercha à se faire tout à tous afin de les gagner tous à Jésus Christ. Il saisissait avec empressement toutes les occasions possibles de donner des marques de son affection à chacun de ses paroissiens en particulier. J’ai entendu raconter aux anciens de la paroisse ainsi qu’à mes propres parents que Mr Vianney se rendait dans les familles au moment (367) des repas, et que après avoir demandé des nouvelles des choses temporelles, il savait par une douce transition tourner la conversation aux choses de Dieu et laisser chacun sous l’édification de ses bonnes paroles. La prédication lui coûtait beaucoup, il m’a dit qu’une seule instruction lui avait coûté quinze jours de travail, sans compter le temps qu’il mettait à l’apprendre, et encore il se perdait quelquefois lorsqu’il la prêchait. Néanmoins il était très exact à faire son instruction chaque dimanche. Il m’a raconté qu’il avait fait une neuvaine au St Esprit pour surmonter la peine qu’il avait à préparer ses instructions ; d’ailleurs l’affluence des pèlerins ne lui laissait plus le temps nécessaire. Un jour, après cette neuvaine, il partit de l’autel pour aller prêcher sans avoir rien préparé et continua ainsi depuis. Il ne préparait pas avec la même peine et le même soin son catéchisme de onze heures, le chapitre qu’il expliquait lui servait de cadre. Outre le catéchisme de onze heures, il en faisait encore un à six heures du matin pour les enfants de la paroisse qui se préparaient à la première communion. Il s’inquiétait beaucoup pour la conversion et le salut des âmes. J’ai entendu dire qu’à l’époque des grandes fêtes et en particulier de Pâques, il refusait de manger sa nourriture ordinaire pour obtenir la conversion des pécheurs. Il revenait souvent sur cette pensée : « Quel malheur de voir perdre des âmes qui ont coûté le sang d’un Dieu. » Les sept premières fondations qu’il a faites avant les missions, avaient pour but la conversion des pécheurs ou le soulagement des âmes du purgatoire.



Son temps fut consacré tout entier au prochain. Dans les premières années, le confessionnal ne l’occupait (368) que la moindre partie de sa journée, mais alors il s’adonnait davantage au ministère extérieur ou à la prière. Dès l’année mil huit cent vingt-sept ou vingt-huit, il y avait quelques pèlerins au nombre de quinze à vingt ; ce chiffre alla en augmentant et le ministère de la confession finit par absorber tous ses moments.



Il était très charitable pour les pauvres, leur donnant toujours, prenant sur les provisions de la maison lorsqu’il n’y avait pas d’argent. On fut obligé de cacher son linge et ses vêtements, et jusqu’à sa nourriture qu’on lui apportait chaque jour à l’heure de son repas ; il ne se contentait pas de faire l’aumône, il disait aux pauvres une parole agréable et douce en disant ordinairement : « Mon ami ». Plus généreux encore pour les pauvres de la paroisse, tantôt il payait leur loyer, tantôt il leur donnait des secours plus abondants.



Interrogé sur la vertu de prudence, le témoin répond : la vertu de Prudence fit prendre à Mr Vianney, dès qu’il eut l’âge de raison, les moyens les plus propres pour procurer son salut. Sa piété n’avait rien d’affecté, elle était douce et aimable, comme tous ceux qui l’ont approché ont pu en juger. Connaissant parfaitement le prix du temps, il s’efforça toujours de n’en point perdre ; il aimait à rappeler à ses paroissiens le prix du temps, il leur disait souvent que nous rendrons compte à Dieu de tous les instants qu’il nous a accordés. C’est par suite de ces recommandations qu’un grand nombre de personnes prirent l’habitude pendant les soirées d’hiver de réciter le chapelet, et même de faire la lecture de la vie des saints.



Mr Vianney n’était dur que pour lui même ; il était plein de bonté et de douceur pour les autres. Bien des fois, on m’a raconté avec quels ménagements, (369) quelle prudence il avait attaqué et détruit les différents abus qu’il avait trouvés dans sa paroisse à son arrivée à Ars. J’ai remarqué bien des fois qu’il était plein de vigueur et de véhémence lorsqu’il s’agissait d’attaquer les vices en général, mais il montrait dans ses paroles une grande douceur lorsqu’il était question de donner quelques avis particuliers ou de faire quelques réprimandes.



J’ai déjà dit quels ménagements Mr le Curé avait pris à mon égard lorsqu’il voulut fonder l’école gratuite des Frères ; ce fut sur l’assurance plusieurs fois répétée que cela ne me contrariait point qu’il donna suite à son arrangement, après s’être entendu avec l’autorité diocésaine. On s’empressait de venir de loin demander ses conseils, et je n’ai entendu personne se plaindre de les avoir suivis ; au contraire tous se félicitaient suivant leur condition, de la Prudence avec laquelle Mr Vianney les avait dirigés.



J’ai toujours remarqué qu’il était très prudent dans ses conversations, jamais un mot qui pût blesser ou contrarier personne ; quoique son attrait le portât à parler des choses de Dieu, il écoutait volontiers tout ce qu’on avait à lui dire et répondait avec douceur à tout ce qu’on lui demandait : des personnes sont venues de très loin pour demander ses conseils sur différentes entreprises.



(370) Interrogé sur la vertu de justice, le témoin répond : J’ai été frappé de son exactitude à remplir tous ses devoirs ; il semblait désireux toujours d’aller au delà plutôt que de rester en deçà.



Il était plein d’égards et d’attention pour tout le monde. Sans faire des préférences, désobligeantes pour personne, il savait traiter chacun selon son rang et sa condition. J’ai remarqué le respect particulier qu’il portait aux prêtres ; pour eux préférablement à tout autre, il se dérangeait de ses occupations pour les mieux recevoir. Il avait aussi quelques préférences marquées pour les infirmes, les malades et les malheureux ; il leur assignait des heures et des lieux particuliers pour entendre leurs confessions, pour recevoir leurs confidences.



Il était plein de reconnaissance pour les moindres services qu’on lui rendait. Le nom de Mr Balley, son premier maître, revenait bien souvent sur ses lèvres, même dans ses instructions.


373 (373) Session 35 – 5 février 1863 à 9h du matin



Interrogé sur la vertu d’obéissance, le témoin répond : j’ai entendu dire par des personnes dignes de foi que son obéissance avait été très exemplaire dès sa plus grande enfance. Plusieurs fois il manifesta lorsqu’il fut prêtre le désir d’entrer dans quelque Ordre religieux ou de se retirer dans quelque (374) monastère ; mais toujours il était disposé à se conformer à la volonté de ses supérieurs ecclésiastiques.



En parlant de l’événement qui le fit échapper à la conscription, je l’ai entendu plusieurs fois se servir du mot désertion, déserteur, mais sans qu’il éprouvât aucun embarras et sans qu’il cherchât à expliquer son action, seulement il disait qu’il s’était abandonné à la Providence, qu’il avait prié la Ste Vierge et que dans la localité où il s’était retiré, malgré quelques tribulations, il avait éprouvé beaucoup de consolation.



Interrogé sur la vertu de Religion, le témoin répond : Mr Vianney, dès son enfance, eut un grand attrait pour toutes les pratiques de la Religion et pour les moindres objets de piété. Ce goût, il le conserva toute sa vie ; il aimait les images, les croix, les médailles et les reliques surtout ; quand il recevait un reliquaire, il montrait une grande joie ; sa chambre était pleine de reliques. On ne saurait peindre son bonheur lorsqu’il recevait quelque ornement ou quelque statue pour son église. La vertu de religion le porta à agrandir et à embellir sa pauvre église d’Ars. Toutes les fois qu’une chapelle était terminée, le jour de la grande bénédiction, était une fête non seulement pour le Curé, mais encore pour toute la paroisse.



J’affirme que le Serviteur de Dieu avait une grande dévotion envers le St Sacrement. Dans les commencements de son ministère à Ars, il allait régulièrement à l’église à quatre heures du matin et restait en adoration aux pieds des autels jusqu’au moment de la Messe qu’il disait vers sept heures. Il se tenait pendant tout ce temps à genoux et sans s’appuyer et de temps en temps regardait le tabernacle avec une expression qui faisait croire aux assistants qu’il voyait Notre Seigneur ; il passait à l’église une grande partie de sa journée. (375) Tous les troisièmes dimanches du mois, il faisait l’exposition du St Sacrement, et le soir après vêpres, la procession du St Sacrement. Plus tard l’affluence des pèlerins étant trop considérable, on a cessé cette procession. J’ai déjà dit qu’il aimait à parler de la Ste Eucharistie et qu’il revenait avec bonheur sur ce sujet. A la manière dont il parlait, on sentait combien il aimait Notre Seigneur caché sous les voiles eucharistiques.



Dès son enfance il eut une grande dévotion à la Ste Vierge ; il avait une prédilection pour une petit statue de Marie que sa mère lui avait donnée. Quand il fut nommé curé à Ars, il ne cessa de recommander la dévotion à la Reine des anges. Tous les premiers dimanches du mois, il faisait faire autour de son église la procession du St Rosaire. Ayant reçu de magnifiques ornements du Vicomte d’Ars, il mena sa paroisse en pèlerinage à Fourvières et là, il fit une consécration solennelle de sa paroisse à Marie Immaculée. La plupart de ses paroissiens s’approchèrent de la Ste Table. En mil huit cent trente-six, il fit placer dans la chapelle de la Ste Vierge une belle statue avec un coeur dans lequel il fit mettre le nom de tous ses paroissiens. Le jour de l’érection de cette statue, il fit une nouvelle consécration de sa paroisse à Marie Immaculée. Quelques années plus tard, il fit placer une statue de la Ste Vierge sur le frontispice de son église. Quand l’heure sonnait, il s’interrompait même en chaire pour réciter avec ses paroissiens un Ave Maria.



Il témoignait une grande dévotion à tous les saints, mais en particulier à St Joseph, à St Jean Baptiste, à St Jean l’Evangéliste, St François Régis, St François Xavier, St François d’Assise, Ste Catherine de Sienne et Ste Colette ; ces noms venaient très souvent dans ses instructions ; je les ai entendus dès ma plus tendre jeunesse. La dévotion à Ste Philomène (376) commença vers mil huit cent trente, lorsqu’il en eut entendu parler ; il lui attribua désormais toutes les grâces temporelles obtenues à Ars, ce qui augmenta beaucoup le pèlerinage. Avant cette époque, lorsqu’il se produisait quelque chose d’extraordinaire, il recommandait le silence et on craignait de lui faire de la peine en ébruitant les grâces particulières obtenues ; il n’en fut plus de même quand le culte de la Ste se fut établi, le bon Curé lui renvoyait tout l’honneur des merveilles qui s’opéraient et aimait même à les publier. Il avait de la dévotion pour les âmes du purgatoire, il en parlait souvent et disait qu’arrivées au ciel elles seraient nos protectrices ; il avait établi l’octave des morts en arrivant dans sa paroisse ; il fit une fondation à cette intention. De temps en temps il annonçait une Messe aux âmes du purgatoire délaissées.



Tout ce que je sais dire de son oraison, c’est qu’il priait continuellement ; ainsi quand je l’accompagnais dans sa fuite, nous dîmes bien dix fois le chapelet dans l’espace de sept heures que dura le trajet. Tantôt c’était pour les âmes du purgatoire, tantôt pour connaître la volonté de Dieu et qu’il daignât éclairer son évêque pour savoir ce qu’il devait faire.



Interrogé sur la vertu de force et de patience, le témoin répond : J’ai vu Mr le Curé s’affaisser plusieurs fois en chaire sur lui-même par suite de coliques très violentes ; il ne prenait point de soulagement et continuait son travail ; cependant quelquefois les souffrances étaient si vives qu’il était obligé de sortir de l’église et qu’il ne pouvait faire seul le court trajet qui séparait l’église du presbytère ; on s’inquiétait, on l’interrogeait, il se contentait de répondre : « C’est bien peu de chose que ce pauvre cadavre. » Si on lui offrait quelque chose, (377) il disait : « Ce n’est rien. » Il refusait avec un air souriant ce qu’on lui offrait. Il n’indiquait jamais le genre de souffrances qu’il éprouvait, se contentant de dire : « Oh ! ce n’est rien » ou bien : « Ce n’est pas la peine » ou encore : « Dieu en a souffert bien davantage. » Je sais que ses nuit étaient souvent troublées par des douleurs, des insomnies. Il a éprouvé pendant longtemps de grands maux de dents. Il me demandait un jour de lui en arracher une avec des tenailles, ne voulant pas qu’on allât chercher un médecin. Il me disait quelquefois : « Lorsque je puis dormir deux heures, je me réveille fort comme un jeune homme. » Quand il était malade et entre les mains des médecins, il faisait tout ce qu’on voulait, disant que c’était la volonté de Dieu ; mais lorsqu’il était sorti de maladie, il reprenait son travail, sans qu’on pût l’en détourner. Un jour pendant sa convalescence, je voulus m’opposer à ce qu’il entrât dans l’église à une heure du matin ; il me répondit avec quelque chose de ferme : « Mon Jean, lorsque j’étais malade, je faisais la volonté de Dieu et j’obéissais ; maintenant c’est à vous à obéir ; allez bravement vous coucher. » L’église était très pénible pendant l’hiver ; le bon curé grelottait quelquefois pendant la Messe et il ne voulait employer aucun soulagement. Nous avions tâché de mettre quelquefois des chauffe-pieds au confessionnal, mais il les a toujours repoussés. Pendant l’été, la chaleur était étouffante dans l’église ; mais c’est le froid de l’hiver qui devait le faire plus souffrir ; il ne pouvait plus se réchauffer quand il était rentré chez lui et son sommeil a dû en être grandement troublé. Quand venait le printemps, on voyait (378) bien à quelques expressions du bon curé dans ses instructions, que c’était pour lui comme pour toute la nature un temps de renaissance et de soulagement ; mais selon son habitude, il tournait toute chose vers Dieu. J’ai déjà dit les insultes et les affronts qu’il avait subis dans les premiers temps de son ministère ; j’ai entendu dire qu’il avait été l’objet des plaisanteries et des contrariétés de ses confrères et jamais il ne s’en est plaint, il ne répondait rien. De toutes les preuves de patience qu’il a données, celle qui m’a paru la plus forte comme la plus prolongée est son calme inaltérable au milieu de tous les embarras et les importunités du pèlerinage ; on ne peut se faire une idée de l’insipidité de cette foule nombreuse et sans cesse renaissante. J’ai vu plusieurs ecclésiastiques, et en particulier Mr Girin archiprêtre de Grenoble, émerveillés de cette patience que rien ne lassait, que rien ne troublait ; j’ai vu Mr Girin restant des heures entières à contempler le bon curé pressé, harcelé, restant toujours calme et patient.



Interrogé sur la vertu de tempérance, le témoin répond : Sans avoir de détails, je sais qu’il menait une vie très austère à Ecully avec Mr Balley. Lorsqu’il fut curé d’Ars sa vie ne fut pas moins austère ; il ne faisait habituellement qu’un seul repas ; il refusait tous les soins qu’on voulait lui donner et préparait lui-même quelquefois sa nourriture qui consistait le plus ordinairement en quelques pommes de terre cuites à l’eau et un peu de pain sec. Souvent même il échangeait son pain de meilleure qualité contre celui des pauvres qui venaient à son habitation. Après une maladie sérieuse qu’il fit, il consentit à modifier son régime et à recevoir de la part des filles qui soignaient sa Providence, tantôt un peu de lait, tantôt un peu de bouillon, d’autres fois aussi une nourriture un peu plus solide. J’ai entendu dire (379) par les personnes qui l’approchaient le plus souvent que lorsqu’il voulait obtenir une grâce particulière, par exemple la conversion d’un grand pécheur, il passait un jour ou deux sans prendre de nourriture. J’ai toujours entendu dire que pendant la semaine sainte il ne prenait que deux ou trois onces de pain.


381 (381) Session 36 – 5 février 1863 à 3h de l’après-midi



Interrogé sur le dix-huitième interrogatoire et sur la vertu de tempérance, le témoin continue à répondre ainsi : Le Serviteur de Dieu n’était pas moins dur à lui-même dans son repos que dans sa nourriture. Au commencement de son ministère, il usait d’un lit garni d’une (382) paillasse et d’un mince matelas, mais bientôt il se défit de celui-ci en le donnant à un pauvre et n’eut plus jusqu’au moment de sa première maladie qu’une simple paillasse posée sur des planches. Il fallut toutes les instances de la charité de Mr des Garets pour lui faire accepter un matelas pendant sa maladie et il le rejeta aussitôt que la convalescence fut venue. J’ai entendu dire par des personnes dignes de foi qu’il faisait beaucoup d’autres mortifications, et qu’en particulier il portait le cilice et se donnait la discipline.



Interrogé sur la vertu de pauvreté, le témoin répond : Mr Vianney n’était pas seulement animé intérieurement d’un grand amour pour la pauvreté, il ne se contentait pas de faire l’éloge de cette vertu dans ses prédications et d’y exciter ses paroissiens, mais il en donnait lui-même l’exemple de la manière la plus admirable. Il n’avait jamais qu’une seule soutane, que dans les commencements de son ministère il devait acheter de ses propres deniers, mais qui ensuite lui était donnée à la condition qu’il donnerait la vieille ; il en était de même de ses chaussures et de ses autres linges. Son ameublement consistait en quelques pauvres meubles qu’il vendit même un jour et dont il donna le prix aux pauvres, et content de ce dépouillement, il me disait : « Je suis très content, je n’ai plus rien, le bon Dieu peut m’appeler quand il voudra. » L’argent pour lui n’avait d’autre valeur que celle qu’il tirait des bonnes oeuvres qu’il lui donnait la facilité de faire. Ainsi il donnait aux pauvres et à son église son traitement annuel qu’il mélangeait indistinctement avec les sommes qu’on lui confiait.



Interrogé sur les vertus de modestie, simplicité et humilité, le témoin répond : Mr vianney était bon et simple envers tout le monde, il s’oubliait entièrement lui-même. Il était toujours content des autres et ne blâmait que ce qu’il faisait lui-même ; quand il voyait un prêtre étranger, il le faisait (383) prêcher dans son église et témoignait d’avance son contentement et disait qu’il ferait du bien à ses paroissiens et qu’il le convertirait lui-même.



Quand on lui donnait des éloges : « Vous avez bien tort » disait-il, ou bien il leur échappait de quelque autre manière simple et naïve. Mais, lui disait-on d’autres fois : « Vous voyez tout le bien qui se fait ici. - C’est Dieu qui le fait, répondait-il, avec un autre Il le ferait bien mieux. »



Pour les humiliations et les outrages, il acquiesçait au contraire à ce qu’on lui disait. Un jour nous avions surpris, sans qu’il en fût informé, un enfant de la paroisse qui volait les messes à la sacristie. Le maire et moi allâmes avertir les parents. La mère de l’enfant, croyant que Mr le Curé avait dénoncé le coupable, vint le lendemain à la sacristie lui faire les reproches les plus amers. J’étais à côté de la porte et j’entendais toutes ces injures : « Vous avez bien raison, se contentait de répondre le bon Curé, priez pour ma conversion. »



Quand il recevait les hommages de la foule, il semblait qu’ils s’adressassent à un autre. Dans les premiers temps, lorsqu’il voyait son portrait, cette vue lui était désagréable, puis il finit par s’y habituer et le tournait en plaisanterie, seulement il a toujours refusé de signer ses portraits.



Interrogé sur la vertu de chasteté, le témoin répond : Je n’ai rien vu en lui qui ne ressentît la plus grande modestie et retenue. Jamais on n’a rien dit sur ses moeurs et sa conduite. Il parlait avec amour de la sainte vertu de pureté, comme il l’appelait et avec horreur du vice contraire.



Au dix-neuvième interrogatoire, le témoin répond : J’affirme que le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus que j’ai mentionnées à un degré héroïque. J’entends par vertu héroïque, la vertu à son plus haut degré. Je pense en avoir fourni la preuve (384) dans la déposition précédente. Jamais Mr Vianney ne m’a paru se relâcher de sa première ferveur et je ne sache rien qui ait pu ternir l’éclat de ses vertus.



Au vingtième interrogatoire, le témoin répond : A la première question relative au don des larmes, j’ai vu très souvent pleurer Mr le Curé en chaire, au confessionnal, à la Ste Messe, et même dans ses saintes conversations, par exemple quand il parlait du bon Dieu, du Ciel, de la négligence et de l’ingratitude des pécheurs. Quand il récitait le chapelet de Notre-Dame des sept Douleurs, il pleurait tout le temps, de même quand il faisait le chemin de la Croix.



Quant aux guérisons extraordinaires, je ne puis citer que celle de Mme Tiersot ( ?) épouse d’un pharmacien de Bourg ; elle ne pouvait marcher qu’avec des béquilles, elle s’arrêta à Ars en revenant de faire un pèlerinage à Fourvières, elle y fit une neuvaine et le septième ou huitième jour, elle fut guérie. Mais pendant mon séjour à Ars, j’entendais parler continuellement de guérisons miraculeuses attribuées aux prières de Mr le curé. J’interrogeais quelquefois les personnes qui m’attestaient elles-mêmes leur guérison. Ne les ayant pas vues avant le rétablissement, je ne puis constater autre chose.



J’ai entendu raconter aux directrices de la Providence la multiplication de la farine dans leur maison ; une d’elles, Marie Chanay, vint dire à Mr le Curé qu’il n’y avait presque plus de farine et plus de pain, et que le meunier n’arrivait pas. « Mettez en levain, répondit Mr Vianney, le peu que vous avez et le bon Dieu inspirera au meunier de venir demain matin. » Elle (le) fit et le lendemain matin, (385) elle vint dire à Mr le Curé que le meunier n’était pas arrivé. « Avez-vous bien regardé s’il n’y avait point de farine ? » lui dit Mr Vianney. Elle retourna aussitôt à la Providence et trouva le pétrin plein de farine et fit sa fournée comme d’habitude.



La multiplication du blé a été connue de toute la paroisse et je l’ai entendu raconter au père Mandy de la manière suivante : le meunier avait emporté cent boisseaux de blé pour faire de la farine. (Il fallait environ 100 boisseaux par mois pour la Providence). Le père Mandy qui avait la clé du grenier et qui mesurait le blé lorsque le meunier se présentait, vint dire à Mr le Curé qu’il ne restait qu’un petit tas de grain. Mr le Curé ne répondit rien. Quelques jours après lorsque Mr Mandy faisait la visite du grenier il le trouva, à son grand étonnement, entièrement plein. Mr le Curé m’a raconté une autre multiplication de blé dans un autre grenier. N’ayant plus de ressources, ni de provisions, il pensait renvoyer une partie des enfants de la Providence, lorsque en visitant ce second grenier il le trouva plein. Un ouvrier qui fut appelé regardait comme une merveille que le plancher ne se fût pas effondré.



Un jour, il avait dit à mon oncle l’abbé Renard : « Je ne vous invite pas à dîner parce que je n’ai pas de vin (386) à vous donner. » Le lendemain après la Messe il lui dit : « Venez manger avec moi une omelette, le bon Dieu cette nuit m’a envoyé une pièce de vin. » J’ai vu moi-même cette pièce de vin, si quelqu’un l’eût introduite à la cave, il aurait dû la porter sur ses épaules, l’herbe n’était pas foulée dans la cour, elle était cependant très épaisse et très grande.



Le bon Curé me disait que toutes les fois qu’il s’inquiétait de la Providence, le bon Dieu le punissait de ses inquiétudes en lui envoyant des secours inattendus. Je puis affirmer que très fréquemment les sommes d’argent lui sont arrivées à point au moment où il en avait besoin et je citerai à l’appui les deux faits suivants. Il avait acheté à Mr Mandy deux cents mesures de blé, en lui disant qu’il n’avait rien pour le payer ; le lendemain une personne lui apporta la somme nécessaire pour le payer entièrement. Ayant jugé que l’agrandissement de la Providence était nécessaire et ne voulant pas trop s’endetter, il résolut de n’en faire d’abord que la moitié. Mais à peine cette résolution était-elle prise qu’une personne se présenta et lui remit la somme nécessaire pour faire tous les agrandissement projetés.



Mr Vianney m’a dit quelquefois : « On ne saura qu’au jour du jugement le nombre d’âmes qui ont trouvé leur salut à Ars. » Il venait des pécheurs de tous les pays et de toutes les conditions ; on entendait tous les jours parler de conversions. Pendant mon séjour à Ars, il s’en est opéré de très remarquables.



(389) Session 37 – 6 février 1863 à 9h du matin



Au vingt (et) unième interrogatoire, le témoin répond : Il est à ma connaissance que le Serviteur de Dieu a écrit quelques sermons et quelques prières. Les sermons ont été donnés à un libraire, mais je ne crois pas qu’on les ait imprimés, et je ne (390) sais ce qu’ils sont devenus. Je ne puis pas assurer que les prières au bas desquelles il mettait sa signature aient été composées par lui. Je ne connais aucune de ses lettres.



Au vingt-deuxième interrogatoire, le témoin répond : J’ai entendu dire que le Serviteur de Dieu était mort à Ars le quatre août mil huit cent cinquante-neuf. J’ignore quel a été le genre de sa dernière maladie. J’ai entendu dire à Ars qu’il prévoyait sa mort, qu’il avait dit en particulier que son traitement du second trimestre qu’il avait reçu, servirait à faire son enterrement. A la procession du St Sacrement il s’était servi d’un objet et avait dit : je ne m’en servirai qu’une fois. J’ai appris qu’il avait reçu les derniers sacrements et qu’il avait édifié toute la paroisse, mais n’étant pas à Ars à cette époque, je ne puis donner d’autres détails.



Au vingt-troisième interrogatoire, le témoin répond : Je ne suis arrivé qu’après la cérémonie des obsèques ; j’ai été auprès du corps qu’on avait placé dans la chapelle de St Jean, en attendant que le caveau fût prêt pour qu’on pût l’ensevelir. Il y avait une très grande quantité de monde et il m’a fallu bien du temps pour approcher de son cercueil.



Au vingt-quatrième interrogatoire, le témoin répond : Je crois qu’il est resté quelques jours dans la chapelle de St Jean Baptiste, puis on l’a placé en terre au milieu de l’église. J’ai vu la pierre qui recouvre la tombe, mais je ne me suis pas suffisamment approché pour voir s’il y avait une inscription ; j’ai toujours trouvé du monde autour du tombeau et j’y ai vu beaucoup de couronnes et de représentations ou petits tableaux comme on en place en France sur les tombeaux des personnes que l’on respecte ou que l’on aime.



Au vingt-cinquième interrogatoire, le témoin (391) répond : Je puis attester par ce que j’ai vu quelle était la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu ; on venait à Ars de tous les pays, non seulement des diverses parties de la France, mais encore des pays étrangers, de la Belgique, de l’Espagne, de l’Autriche. Toutes les conditions étaient représentées. J’ai vu des négociants, des propriétaires, des ecclésiastiques, des religieux, des religieuses, et en particulier le Père Lacordaire ; ce dernier avait voulu entendre son catéchisme, il ne l’avait pu à cause de la foule, mais il avait assisté à l’instruction du matin et à celle du soir. Il disait ensuite devant moi au château d’Ars que le sermon du bon Curé sur le St Esprit avait éclairci et développé une idée qu’il poursuivait depuis bien des années. Les pèlerins ne se contentaient pas de voir le Serviteur de Dieu, ils voulaient de lui une parole, une bénédiction, un souvenir. On coupait son chapeau, son surplis, sa soutane. J’ai coupé quelquefois les cheveux à Mr le Curé ; je me suis fait bien des amis en donnant quelques-uns de ces cheveux. Depuis sa mort, l’opinion de sainteté à son sujet ne se dément point ; on dirait au contraire qu’elle s’accroît et s’étend. Au mois de septembre dernier, j’ai passé trois jours à Ars dans ma famille et j’ai vu un grand concours de pèlerins autour de son tombeau.



Au vingt-sixième interrogatoire, le témoin répond : Je n’ai jamais rien entendu dire contre la sainteté de Mr Vianney, j’ai vu des personnes qui n’étaient pas religieuses et qui étaient disposées à blâmer la conduite des prêtres. Je n’ai jamais entendu sortir de leur bouche que des paroles de respect et de vénération pour Mr Vianney.



(392) Au vingt-septième interrogatoire, le témoin répond : J’ai entendu parler de plusieurs miracles opérés depuis la mort du Serviteur de Dieu, mais je ne connais ni les noms des personnes miraculeusement guéries, ni les circonstances de la guérison.



Au vingt-huitième interrogatoire, le témoin répond : j’ai oublié de dire en parlant des luttes du Serviteur de Dieu avec les démons, qu’un brigadier de gendarmerie était venu à Ars par les conseils de sa tante qui habitait Fareins. Il vit Mr Vianney qui le confessa. Après minuit il se trouvait à la porte du presbytère attendant que le vénérable Curé sortît ; il entendit un très grand bruit et une voix qui prononçait le mot : « Vianney ! Vianney ! » Il crut qu’il y avait dans le presbytère quelqu’un avec Mr le Curé . Il me raconta ce fait le matin après la Messe ; je le conduisis à la cure pour le convaincre que personne n’avait pu s’y introduire. Le Serviteur de Dieu m’a dit lui-même que souvent le démon l’appelait ainsi pendant la nuit. Dans les commencements de ces luttes, Mr Vianney ignorant la cause du bruit qui se faisait dans le presbytère était effrayé ; il fit venir plusieurs fois des personnes pour veiller pendant la nuit et tâcher de découvrir la cause du bruit qui se produisait. Ces personnes n’entendirent jamais rien, quoique Mr le Curé entendît toujours le même bruit ; il fut bientôt convaincu qu’il avait affaire au démon. J’ai dit tout ce que je savais sur les vertus, les dons surnaturels, la réputation et les miracles du Serviteur de Dieu ; je n’ai rien à ajouter pour le moment à ma déposition.



Completo examine super Interrogatoriis a Promotore Fiscali datis deventum est ad examen super Articulis a Postulatore exhibitis. Proposito itaque primo Articulo testis respondit : Je ne sais rien sur cet Article de plus que ce que j’ai déposé au huitième interrogatoire.



Au second Article, le témoin répond : Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit en répondant au huitième interrogatoire.



Au troisième Article, le témoin répond : Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai déposé en répondant au dixième interrogatoire.



At cum Rmus Episcopus alios Articulos proponeret, testis pluries dixit et respondit : Il est très inutile de m’interroger davantage sur les Articles ; j’ai dit tout ce que je savais en répondant aux interrogatoires.



Qua accepta declaratione pluries interata completoque examine perlecta fuit a me Notario Actuario alta et intelligibili voce testi supradicto integra depositio a principio ad finem. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, illamque iterum confirmavit.





Quibus peractis, injunctum fuit praedicto testi, ut se subscriberet, prout ille statim, accepto calamo se subscripsit ut immediate sequitur.



Ita pro veritate deposui



Jean Pertinand




Ars Procès informatif 1431