Ars Procès informatif 1029

TEMOIN XVII - ABBE LOUIS MERMOD – 9 octobre 1863

1029 (1029) Session 114 – 9 octobre 1863 à 8h du matin

(1031) Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit :



Je connais la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.



Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Je me nomme Louis Mermod ; je suis né à Châtillon-de-Michaille le cinq mars mil huit cent un. Mon père s’appelait Jean Antoine Mermod et ma mère Marie Lacroix. Je suis curé de la paroisse de Gex, diocèse de Belley, chanoine honoraire de la cathédrale.



Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Etant prêtre j’ai le bonheur de dire la sainte messe tous les jours. Je l’ai dite ce matin.



Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Je n’ai jamais été traduit en justice.



Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Je n’ai jamais encouru de censures ou de peines ecclésiastiques.



Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Personne de vive voix ou par écrit ne m’a instruit de la manière dont je devais faire ma déposition. Je n’ai pas lu les Articles du Postulateur. Je ne dirai que ce que j’ai vu ou ce que (1032) j’ai appris de personnes dignes de foi.



Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



J’ai une grande affection et une grande dévotion envers le Serviteur de Dieu Jean- Marie Baptiste Vianney ; je désire sa béatification de tout mon coeur, et en cela je me propose uniquement la gloire de Dieu.



Juxta octavum, nonum, decimum, undecimum, duodecimum, decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Sur ces Interrogatoires je ne puis déposer que ce qui suit : Pendant que je faisais mes études théologiques au grand Séminaire de Lyon en mil huit cent dix-huit, on parlait déjà de la sainteté de Mr Vianney. Ses grandes vertus, sa vie mortifiée et extraordinaire avaient frappé tous ses condisciples, qui se plaisaient à raconter les beaux exemples qu’ils avaient eus sous les yeux. Ils disaient aussi que Mr Vianney avait été admis aux Ordres à cause de sa grande piété.

En mil huit cent vingt-deux, j’étais professeur au petit séminaire de Méximieux. Mr Vianney y vint un jour pendant la récréation. Dès qu’il parut, les jeux cessèrent, les jeunes

Louis Mermod



gens se mirent à le considérer avec admiration. Etonné moi-même, je leur demandai ce qu’il y avait : « C’est le saint Curé d’Ars qui passe » me répondirent-ils. Un de ces jeunes gens s’approcha de moi et me dit : « C’est un saint, le Curé d’Ars. » Mr Vianney selon sa coutume alla directement à la chapelle sans regarder ni à droite ni à gauche. Quelques-uns des jeunes gens montèrent à la chapelle pour être témoins de la manière dont le bon curé se tenait devant le Saint Sacrement. En sortant, ils disaient aux autres combien ils étaient heureux de l’avoir vu au pied du tabernacle.



Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :



Voici tout ce que je sais au sujet du séjour de Mr Vianney à Ars. En mil huit cent vingt-sept, je fus nommé curé à Chaleins, paroisse assez rapprochée d’Ars. On parlait partout de la sainteté de Mr Vianney. Plusieurs personnes de ma paroisse allaient se confesser au Serviteur de Dieu ; (1033) je dois dire qu’elles faisaient l’édification de tout le monde. Quelques confrères n’avaient pas grande confiance dans la science du Curé d’Ars et ils se permirent à son égard des propos peu convenables ; on lui écrivit même à ce sujet d’une manière inconvenante. Mais tous le regardaient comme un prêtre modèle et même comme un saint. Ceux mêmes qui avaient douté de sa science finirent par changer de sentiment et eurent grande confiance en ses lumières.



A mon arrivée, n’ayant trouvé dans l’église de Chaleins qu’un ostensoir en cuivre, j’annonçai à mes paroissiens que j’allais en acheter un en argent. Une brave personne, qui connaissait particulièrement le curé d’Ars, me dit : « Ce n’est pas nécessaire ; Mr le Curé d’Ars en a deux ; j’irai demain lui en demander un, et je suis sûre qu’il s’empressera de nous le donner, car il donne tout ce qu’il a. » Cette personne fit en effet le voyage d’Ars, mais ce jour-là même, le bon curé venait de donner un de ses deux ostensoirs à une paroisse pauvre. Quelques jours après j’allai visiter Mr Vianney, et il me témoigna le regret qu’il avait de n’avoir pu satisfaire ma demande : «Que j’aurais été heureux de vous l’offrir, me dit-il, si vous me l’aviez demandé plus tôt.»



Cette même année, j’entendis parler des persécutions presque journalières que Mr Vianney éprouvait de la part du démon et de celles qu’il avait essuyées à St Trivier-sur-Moignans pendant le Jubilé qui avait eu lieu durant l’hiver de mil huit cent vingt-six à mil huit cent vingt-sept. Ces bruits me parurent d’abord incroyables. Je pris cependant des informations auprès de Mr Benoît, vicaire de St Trivier, que j’avais connu au séminaire de L’Argentière et de Lyon comme un homme franc et courageux. Mr Benoît me répondit que pendant le Jubilé de St Trivier, il avait entendu plusieurs fois du bruit dans la chambre du Curé d’Ars vers le milieu de la nuit, et qu’une fois il entendit un si grand vacarme qu’il crut qu’on assassinait Mr Vianney. Il se leva aussitôt, et passant devant la chambre de Mr Granger, curé de St Trivier, il lui demanda : «Qu’il y a-t-il donc dans la chambre de Mr le Curé d’Ars ?» Mr Granger lui répondit : «J’ai été (1034) moi-même réveillé par ce vacarme.» Ils allèrent l’un et l’autre trouver Mr Vianney : car ils craignaient qu’il ne lui fût arrivé quelque malheur. «Ce n’est rien, répondit Mr Vianney, soyez tranquilles ; je suis bien fâché de ne vous avoir pas prévenus. C’est le grappin qui fait son ramage ; mais c’est bon signe : c’est une preuve qu’il y aura demain un bon poisson » voulant désigner par là la conversion de quelque grand pécheur. Ces messieurs crurent d’abord à une hallucination. Ils firent donc grande attention pendant toute la journée pour voir ce qui arriverait. Ils ne virent rien d’extraordinaire, et ils commençaient à croire que le bon Curé avait rêvé, lorsque le soir après le sermon, ils virent Mr des Murs, noble chevalier, traverser toute l’église et venir prier Mr le

Louis Mermod



Curé d’Ars d’entendre sa confession. Cet homme avait négligé ses devoirs religieux depuis fort longtemps. Cet exemple fit une grande impression sur les habitants de St Trivier.



J’ai demandé moi-même à Mr Vianney s’il était vrai que le démon le persécutât pendant la nuit. La première fois, je lui posai beaucoup de questions. Il me répondit que réellement le grappin le persécutait, et tirant les rideaux de son lit, il me montra comment le grappin les secouait à droite et à gauche en criant : hein ! hein ! «N’avez-vous pas peur, lui dis-je ? - J’ai eu peur, répondit-il, dans les premiers temps, parce que je ne savais pas ce que c’était ; mais à présent j’en ris et j’en suis content ; c’est un bon signe, la pêche du lendemain est toujours bonne.»



Ayant entendu dire que des hommes avaient passé la nuit dans la cure pour découvrir d’où venait le bruit, je voulus voir quelques-uns de ces hommes et les interroger. Je crois que c’était en mil huit cent vingt-huit. Ils me répondirent qu’ils avaient passé plusieurs nuits à la cure, qu’ils s’étaient munis d’armes et qu’ils avaient pris toutes les précautions pour arrêter celui qui pourrait être l’auteur du bruit. «Nous avons entendu, me dirent-ils, comme (1035) le bruit de grosses chaînes de fer qu’on traînait d’une chambre à l’autre ; nous n’avons rien vu ni rien découvert qui pût l’occasionner. Mr le Curé nous dit enfin : « Maintenant, je sais d’où vient le bruit ; je n’ai plus peur : c’est le grappin, mais je ne le crains pas. Ainsi ne revenez pas.»



Pendant mon séjour à Chaleins, j’allai voir quelquefois Mr Vianney. Après quelques paroles de politesse, il se mettait ordinairement à parler de Dieu, et il le faisait avec tant d’onction que les sentiments qui l’animaient semblaient se communiquer à mon âme. Il profitait de mes visites pour me consulter quelquefois sur des cas de conscience.



Je sais qu’aux conférences ecclésiastiques il prenait toujours la dernière place malgré les représentations qu’on pouvait lui faire. J’ai voulu moi-même un jour lui faire prendre une place convenable, il resta à la dernière place, et les confrères me firent observer qu’il était inutile d’essayer de le faire monter plus haut. Il ne voulut manger que d’un seul plat.



Nous savions tous qu’il n’avait rien chez lui : aussi nous n’allions pas lui demander à dîner. Je me présentai un jour chez lui tout mouillé de sueur. «Oh ! Que votre bon ange vous a donné une bonne pensée de venir me voir. – Il paraît que le vôtre ne vous donne pas de bonne pensée, puisque vous n’êtes jamais venu me voir. - Je vous prie de m’excuser, je n’ai jamais le temps de sortir.» S’apercevant que j’avais bien chaud : «Je vous offrirais bien quelque chose, mais je n’ai point de vin, et ce n’est pas de l’eau qu’il vous faut dans ce moment.»



J’avais entendu dire que Mr le Curé avait acheté une demi-pièce de vin et avait permis à plusieurs personnes qui s’étaient fixées à Ars d’en prendre pour leur usage autant qu’elles voudraient. On tirait à ce tonneau depuis longtemps et il donnait toujours du vin quoique naturellement il eût dû être épuisé depuis longtemps. J’interrogeai plusieurs de ces personnes et (1036) notamment Mlle Lager, que je connaissais particulièrement. Il résulta de leurs réponses qu’on avait tiré à ce tonneau du vin pour remplir plusieurs pièces.



Je lui fis un jour observer qu’il recevait gratuitement dans sa Providence des filles qui auraient pu payer. «Oh ! me dit-il, je ne m’occupe pas de cela ; toute mon ambition est de leur donner une éducation convenable pour en faire de bonnes chrétiennes.»



Louis Mermod



Après avoir quitté Chaleins, je suis resté vingt-cinq ou vingt-six ans avant de revoir le Serviteur de Dieu. Quand j’ai eu ce bonheur, je l’ai trouvé portant tellement sur sa figure les marques de la sainteté que j’avais honte de paraître devant lui. Je me sentis dominé par son regard vif et pénétrant et par je ne sais quoi qui me donna la plus haute idée de sa vertu.



Je ne sais absolument rien autre de précis sur le Curé d’Ars.



Qua responsione accepta, omissis coeteris Interrogatoriis completum esse examen praedicti testis, qui aliunde ut circa doemonis persecutiones erga Servum Dei deponeret inductus fuerat, Rmus Dnus Episcopus ejusque vicarius generalis decreverunt, et per me Notarium Actuarium, de mandato Dominationum suarum Rmarum perlecta fuit eidem testi integra depositio ab ipso emissa a principio usque ad finem, qua per ipsum bene audita et intellecta, in eadem perseveravit, illamque in omnibus confirmavit ac postea propria manu se subscripsit ut sequitur.



Ludovicus Mermod


TEMOIN XVIII - ABBE ALFRED MONNIN – 16 octobre 1863

1047 1047 Session 116 - 16 Octobre 1863 à 2h de l'après-midi



1048 Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas la vérité.



Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je me nomme Alfred Monnin; je suis né à Coligny le douze février mil huit cent vingt-trois. Mon père se nommait Frédéric Monnin et ma mère Rosalie Jacquet. Je suis prêtre et missionnaire du diocèse de Belley depuis neuf ans; j'avais été auparavant directeur du collège de Thoissey.



Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ayant le bonheur d'être prêtre, j'offre le saint sacrifice de la messe tous les jours; je l'ai offert ce matin.



Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Grâce à Dieu, je n'ai jamais été traduit en justice devant aucun tribunal.



Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai pas la conscience d'avoir encouru jamais aucune censure ou d'avoir subi aucune peine ecclésiastique.



Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Personne ne m'a instruit, de vive voix ou par écrit, de la manière dont je devais faire ma déposition; personne ne m'a suggéré ce que j'avais à dire ou ce que je devais passer sous silence dans cette cause. 1049 J'ai lu un certain nombre des Articles rédigés par le Postulateur; mais je ne m'inspirerai pas des Articles pour faire ma déposition; je ne dirai que ce que j'ai vu moi-même, ou ce que j'ai appris de témoins oculaires ou auriculaires dignes de foi.



Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai une grande vénération et une grande dévotion envers le Serviteur de Dieu. Je désire de tout mon coeur sa Béatification, mais en cela je ne me propose que la gloire de Dieu. ;



Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai vu sur un registre conservé au presbytère de Dardilly que le Serviteur de Dieu était né dans cette paroisse le huit Mai mil sept cent quatre vingt six; qu'il avait été baptisé le même jour; que son père se nommait Matthieu Vianney et sa mère Marie Beluse. Je n'ai rien pu savoir de positif au sujet de la réception du sacrement de confirmation; je ne doute point qu'il ne l'ait reçu; sans cela, il n'aurait jamais été admis aux ordres. Il résulte des renseignements que j'ai recueillis à Dardilly que sa mère passait aux yeux de tous pour une femme d'une piété très solide et très éclairée, et qu'elle s'occupait avec beaucoup de soin de l'éducation de ses enfants. Je disais un jour à Mr Vianney: Vous êtes bien heureux d'avoir eu de si bonne heure le goût de la prière. - Il me répondit: Après Dieu, c'est l'ouvrage de ma mère; elle était si sage! Elle venait chaque matin à notre réveil s'assurer si nous donnions notre coeur au bon Dieu. La vertu des mères passe dans le coeur des enfants, qui font facilement ce qu'ils voient faire. Il ajouta: Vois-tu, mon petit Jean Marie, me disait souvent ma mère, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela me ferait plus de peine que si c'était un autre de mes enfants.



1050 Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais du Serviteur de Dieu lui-même qu'il a passé son enfance et son adolescence à Dardilly, dans la maison paternelle. Dès sa plus tendre enfance, il montra un goût tout particulier pour la prière. Devenu plus grand et occupé soit à garder le petit troupeau de son père, soit à cultiver les champs, il fit paraître le même amour pour la prière. Je me rappelle qu'un jour il me dit: Avant d'entrer dans un confessionnal, je ne savais pas ce que c'est que le mal. - Je tiens de deux personnes de Dardilly que jamais on ne l'a vu jouer. Il n'avait aucun des goûts et des défauts des jeunes gens de son âge.



Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Après avoir fait sa première communion, le Serviteur de Dieu résolut de faire des études pour embrasser la carrière ecclésiastique. Il se mit avec ardeur à l'étude, mais il rencontra beaucoup de difficultés, qu'il s'efforça de vaincre par un travail opiniâtre et par la prière; le succès ne répondait pas aux efforts du jeune homme; il eut alors la pensée de faire à pied et en demandant l'aumône le pèlerinage de St Jean François Régis à la Louvesc. A la suite de ce pèlerinage, il éprouva moins de difficultés. Ces détails, je les tiens de Mr Vianney. Sa cousine Fayolle m'a raconté que pendant qu'il faisait ses études à Ecully, il voulait qu'elle lui servît sa soupe avant qu'elle y eût mis le beurre ou les autres assaisonnements.



Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Quand arriva l'époque de la conscription militaire, Mr Balley fit les démarches nécessaires pour faire inscrire son élève parmi les aspirants à l'état ecclésiastique ; 1051 cette inscription l'exemptait du service militaire. On oublia de faire figurer son nom sur la liste. L'autorité ecclésiastique s'aperçut de cette omission au moment où il était question d'admettre Mr Vianney aux ordres; la chose s'ébruita et l'autorité militaire ne tarda pas à envoyer au jeune homme sa feuille de route. Cette nouvelle attrista profondément Mr Vianney. Il partit cependant, mais arrivé à Lyon, il tomba malade et passa quelque temps à l'hôpital de cette ville. Quand il fut suffisamment rétabli, on le dirigea sur Roanne. Les cahots de la voiture le fatiguèrent tellement qu'arrivé à Roanne, il fut obligé d'aller à l'hôpital. Il y resta près de deux mois, du treize Novembre mil huit cent neuf au six Janvier de l'année suivante. Le matin du six Janvier mil huit cent dix, il devait faire partie d'une colonne qui se formait à la destination de Bayonne. Avant de partir, il se rendit à l'église pour y prier, mais il s'oublia et laissa passer l'heure, (c'est du Serviteur de Dieu lui-même que je tiens ce dernier détail et ceux qui vont suivre; les précédents, je les tenais de sa cousine Fayolle.) Quand il parut à l'intendance militaire, le capitaine de recrutement s'emporta beaucoup et parla de le mettre entre les mains des gendarmes. Quelques employés s'interposèrent en alléguant qu'il ne songeait pas à déserter, puisqu'il venait se constituer lui-même. Mr Vianney partit, ne méditant pas une fuite, mais ayant comme un pressentiment qu'il ne serait pas soldat. Pour se distraire des sombres pensées qui lui venaient en foule, il se mit à dire son chapelet. Presque au même instant, un inconnu s'approcha de lui, et le voyant triste le consola. Après que Mr Vianney lui eût confié sa peine, le jeune homme lui dit de le suivre et dissipa les craintes qu'il avait de tomber entre les mains des gendarmes. 1052 Puis il se chargea de son sac, que le convalescent avait peine à porter. Ils quittèrent la route, et après avoir marché longtemps sans se reposer, ils arrivèrent à dix heures du soir à la porte d'une maison isolée. Un homme et une femme se présentèrent pour les recevoir; l'inconnu leur dit quelques mots à voix basse et puis disparut. Ces braves gens firent des instances à leur hôte, pour lui faire accepter l'unique lit qui était dans la maison, et allèrent eux-mêmes coucher au fenil. Mr Vianney rappelait cette circonstance avec un sentiment mêlé de surprise et de reconnaissance. Le lendemain matin, le sabotier, qui lui avait donné l'hospitalité, lui dit qu'il était trop pauvre et qu'il ne pouvait le garder, mais qu'il allait le mener dans un endroit où il serait en sûreté. Il le conduisit en effet chez le maire de la commune des Noës. Ce magistrat l'accueillit fort bien et lui répéta qu'il n'avait rien à craindre; il lui désigna pour retraite la maison d'une bonne veuve, nommée Fayot. Il fut l'objet de toutes sortes d'attentions de la part de sa mère adoptive, comme il l'appelait; il était comme un enfant de la maison. Je tiens du fils de la veuve Fayot que le Serviteur de Dieu priait souvent la nuit et qu'il portait un scapulaire. Couchant dans la même chambre et dans le même lit, ajouta-t-il, j'ai pu m'en assurer bien des fois. Il y avait dans la maison une petite fille, que Mr Vianney ne voulut jamais embrasser, quoique sa mère l'y eût plusieurs fois engagé. Tel était l'attachement des habitants des Noës pour Mr Vianney que pour le mettre à l'abri des recherches de la police, on plaçait sur les hauteurs des vedettes qui signalaient l'arrivée des gendarmes. Par reconnaissance, le Serviteur de Dieu s'offrit à faire l'école; 1053 il aidait de plus les habitants dans leurs travaux des champs. Il savait, nous a dit Jean Marie Fayot, se plier à tout pour faire plaisir; tout lui était bon. On venait des villages voisins pour s'édifier près de lui. Il s'acquit l'estime et l'admiration générale pendant les quatorze mois qu'il passa aux Noës.





1055 Session 117 - 17 Octobre 1863 à 9h du matin



Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney ne put quitter la paroisse des Noës et revenir à Ecully reprendre le cours de ses études que lorsque son frère cadet eut consenti à devancer l'appel de la réserve; ce dernier cependant ne le fit que moyennant la promesse qu'on lui donnerait trois mille francs sur la part des biens patrimoniaux qui reviendrait à Jean Marie. 1056 Le Serviteur de Dieu pouvant ainsi poursuivre son dessein d'embrasser la carrière ecclésiastique, se remit avec ardeur à l'étude des lettres. Afin de le préparer aux examens du grand séminaire, Mr Balley l'envoya au petit séminaire de Verrières. Il était si faible qu'il ne pouvait suivre le cours de philosophie en latin; il fallait le lui expliquer en français. Quand il se présenta aux examens du grand séminaire, il ne put rien dire. Mr Balley engagea les Vicaires généraux à venir interroger son élève devant lui au presbytère d'Ecully. Les réponses furent assez satisfaisantes. Il fut donc admis comme élève du grand séminaire; mais on lui permit de continuer ses études auprès de Mr Balley, et c'était en français qu'il faisait sa théologie. Quand il fut question de l'admettre définitivement aux ordres, les directeurs du grand séminaire hésitaient; ses réponses aux examens étaient si faibles, mais d'un autre côté, le jeune homme était si pieux! La décision fut renvoyée à l'autorité diocésaine. Les avis étaient partagés; Mr Courbon, vicaire général, demanda si Mr Vianney était pieux et disait bien son chapelet. Sur la réponse affirmative des directeurs: Eh bien! moi, je le reçois; la grâce de Dieu fera le reste. Mr Vianney allait passer quelque temps au grand séminaire avant chaque ordination. Je tiens ces différents détails de plusieurs de ses condisciples, occupant aujourd'hui différents postes dans le ministère.

Ce fut le deux Juillet mil huit cent quatorze que Mr Vianney reçut le sous-diaconat. Mr Millon, aujourd'hui curé de Bény, se trouvait à coté de lui pendant l'ordination. Il fut si frappé de son recueillement, de sa modestie et des sentiments d'amour de Dieu qui se peignaient sur son visage, qu'il ne pouvait se distraire de cet édifiant spectacle. Quand les ordinands se relevèrent après la prostration, me disait Mr Millon, le visage du Serviteur de Dieu me parut resplendissant. Lorsqu'en nous rendant de la Primatiale de Lyon au grand séminaire, nous chantâmes le Benedictus, Mr Vianney mit une expression telle au verset Et tu puer, que je ne pus m'empêcher de lui en faire l'application. C'est à Grenoble qu'il reçut, l'année suivante, la prêtrise. Il m'a dit qu'il était seul à cette ordination.



1057 Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Aussitôt après son ordination à la prêtrise, Mr Vianney fut placé comme vicaire à Ecully, sur la demande de Mr Balley, curé de cette paroisse et son ancien maître. La première confession que Mr Vianney entendit fut celle de son curé. Je tiens des habitants d'Ecully qu'il jouit bientôt de la confiance universelle. Son confessionnal était continuellement entouré des pénitents qui réclamaient son ministère. Il remplit exactement tous les devoirs de sa charge et partageait les mortifications et les pénitences de son curé, qui avait conservé toutes les habitudes de la vie religieuse. A la mort de Mr Balley, le Serviteur de Dieu fut demandé comme curé par les habitants d'Ecully. Je sais qu'il refusa ce poste, parce qu'il lui paraissait au-dessus de ses forces. Il resta dans cette paroisse un mois à peu près, comme vicaire du nouveau curé; mais ne pouvant suivre les habitudes qu'il avait contractées avec Mr Balley et craignant le contraste que son genre de vie pouvait offrir avec celui de son curé, il se prêta volontiers à un changement. Il fut nommé curé d'Ars.



Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu prit possession de la paroisse d'Ars au commencement du carême de l'année mil huit cent dix-huit. Il la trouva dans un état peu satisfaisant sous le rapport de la piété. Les sacrements n'étaient pas fréquentés; on travaillait le dimanche; la jeunesse y aimait la danse et les plaisirs. L'état de la paroisse, tout en affligeant le coeur du nouveau curé, ne le découragea pas. Il détruisit ces différents abus avec beaucoup de zèle et de prudence, agissant surtout par la prière, la pénitence, les larmes, les exhortations pressantes en chaire et les visites à domicile. Le succès répondit bientôt à ses efforts.



Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Pour réformer plus complètement sa paroisse, il eut la pensée d'organiser de pieuses associations. Il établit la confrérie du Saint Rosaire pour les filles et celles du St Sacrement pour les hommes. Il porta plusieurs personnes à la pratique de la communion fréquente.

1058 Il mit un grand zèle à procurer à la jeunesse une éducation convenable. Il forma pour cela un maître d'école, qui rendit de grands services à la paroisse. Dès qu'il le put, il fonda sa Providence, afin de donner aux filles de sa paroisse une éducation chrétienne et d'ouvrir un asile aux filles abandonnées des localités voisines. Il mit à la tête de cet établissement trois directrices qu'il avait formées d'avance pour cette importante fonction et auxquelles il avait inspiré son esprit de pauvreté et de simplicité, d'abandon à la Providence, son amour pour les âmes. Il ne leur donna point de règlements écrits ; mais il dirigeait et surveillait tout. La direction de cet établissement fut confiée plus tard aux soeurs de St Joseph. L'année même de la transformation de la Providence, il fonda pour les garçons de sa paroisse une école spéciale, dont il chargea les Frères de la Ste Famille de Belley. Toutes ces fondations ont produit d'heureux résultats. Je ne sais de qui il a pris conseil; mais je crois que ces pensées lui sont venues de son zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.



Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je puis attester en toute vérité que non seulement je ne l'ai jamais vu manquer aux commandements de Dieu et de l'Église et à ses devoirs de prêtre et de curé, mais que je ne l'ai jamais surpris dans un seul instant où sa vie ne fût entièrement conforme aux préceptes et aux conseils évangéliques et où elle ne portât l'empreinte de la perfection et de la sainteté. Il a persévéré jusqu'à sa mort dans cet exact accomplissement de ses devoirs et dans la pratique des vertus.

Quant aux absences de sa paroisse, j'affirme qu'elles ont été très rares, qu'elles ont toujours été motivées par l'intérêt de la gloire de Dieu et du salut des âmes et par la circonstance du jubilé de mil huit cent vingt-six. Sa paroisse du reste, qui était très petite, n'avait point à souffrir de ses absences; il y revenait presque tous les jours et y passait ordinairement la nuit. 1059

Le curé d'Ars était effrayé de la responsabilité de la charge pastorale; il sentait le besoin de se préparer à la mort par quelques années de solitude et de recueillement; c'est à ces deux pensées que j'attribue ses deux tentatives de fuite. Il a semblé, vers la fin de sa vie, reconnaître que c'était une tentation.

Quant à sa première sortie d'Ars, qu'on a appelée improprement une fuite, je puis déposer ce qui suit: Mr Vianney relevait d'une maladie très grave et jugée mortelle par les médecins; il devait son salut à Ste Philomène, qui avait été invoquée pour sa guérison. Pour arriver plus tôt au rétablissement de ses forces, il avait souhaité pouvoir se dérober à la foule des pèlerins, qui recommençaient à l'assiéger, et Mgr Devie l'avait autorisé par une lettre, dont j'ai eu la copie, à prendre un peu de repos dans sa famille. Si Mr Vianney prit des précautions pour cacher son départ et le lieu de sa retraite, c'est qu'il craignait qu'on ne le laissât pas partir ou que la foule le suivît. Il partit clandestinement, à pied, par un chemin détourné. Arrivé chez son frère, il s'y tint caché, jusqu'à ce que le bruit de sa présence à Dardilly, gagnant de proche en proche, et l'inquiétude des habitants d'Ars les ayant amenés à prendre des informations dans sa famille, il fut découvert et bientôt entouré d'une foule nombreuse de pèlerins. Je sais par des lettres que j'ai eues entre les mains, que Mr Raymond, curé de Savigneux, s'était rendu à Belley auprès de Mgr Devie, afin de négocier le retour du Curé d'Ars dans sa paroisse; qu'il était revenu avec des instructions de l’Évêque diocésain. Dans ces instructions, Mgr Devie exprimait son désir de voir Mr Vianney rester à Ars; cependant, pour ne pas trop le contrarier, il lui indiquait deux autres postes où il pourrait le placer. Mr Vianney sembla goûter l'idée de se retirer à Beaumont, un des postes indiqués. Il s'y rendit, accompagné de Mr Raymond; il y célébra la sainte messe et adressa au peuple qui remplissait l'église une allocution avec tant de force que Mr Raymond en fut surpris; 1060 Mr Vianney était encore convalescent et c'était la première fois qu'il parlait aux fidèles depuis sa maladie. Pendant son action de grâce, comme si cette inspiration lui fût venue du Ciel, il s'approcha de Mr Raymond et lui dit résolument: Retournons à Ars. Il y retourna en effet, et j'ai su par des témoins oculaires qu'il y fut reçu comme en triomphe, au milieu des témoignages de l'amour, du respect et de la joie universelle. Cet événement eut lieu en mil huit cent quarante-deux.

Quant à la seconde tentative de fuite, je crois qu'elle a été amenée par l'arrivée d'un missionnaire. Mgr Chalandon avait pensé, dans sa sagesse, devoir remplacer Mr Raymond et mettre à Ars des missionnaires diocésains. Mr Vianney se sera dit alors: Je laisse la paroisse aux soins d'un prêtre plus jeune et plus instruit que moi; c'est le moment de me dérober par la fuite à la responsabilité qui me pèse depuis si longtemps. Ce qui est certain, c'est que cette tentative de fuite eut lieu la nuit même qui suivit l'arrivée du missionnaire. Beaucoup de personnes ont cru à une influence secrète exercée sur Mr Vianney par l'ecclésiastique que les missionnaires venaient remplacer. Je ne connais que par ouï dire les détails de cette fuite. Comme ils n'offrent rien de bien remarquable, je crois devoir les omettre.



Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je tiens du Curé d'Ars lui-même que pendant plusieurs années il avait été en butte aux contradictions, aux injures, aux calomnies d'un grand nombre de laïques et même de quelques uns de ses confrères. Il m'a dit avoir trouvé plusieurs fois des placards diffamatoires sur la porte de son presbytère, avoir reçu en face les épithètes d'hypocrite, d'ignorant et de charlatan. Plusieurs ecclésiastiques défendirent à leurs pénitents de venir à Ars, sous peine de refus d'absolution; d'autres prêchèrent ouvertement contre lui; on le dénonça plusieurs fois à son Évêque. Ma conviction est qu'il n'offrit jamais le plus léger prétexte à ces attaques. S'il y a été en butte, c'est parce qu'on ne comprenait pas son genre de vie; plusieurs étaient jaloux de la confiance qu'il inspirait et du bien dont il semblait de plus en plus avoir le monopole. 1061 D'autres prétextaient quelques uns de ces abus qui se rencontrent inévitablement dans les pèlerinages. Je ne sache pas que sa sérénité, sa patience, sa douceur envers ses ennemis se soient jamais démenties. Au reste, ces épreuves, lorsqu'il fut mieux connu, cessèrent entièrement, pour faire place à un sentiment unanime d'estime et de vénération. Le clergé donna l'exemple de ce retour.





1063 Session 118 - 19 Octobre 1863 à 8h du matin



Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais par une multitude de témoignages et par une connaissance personnelle, que le Serviteur de Dieu a pratiqué jusqu'à sa mort toutes les vertus chrétiennes au plus haut degré.

Il a d'abord pratiqué la Foi. Il en donna des preuves dès sa plus tendre enfance. 1064 Une personne de Dardilly, qui l'a connu particulièrement, m'a assuré que dès qu'il entendait sonner l’angelus, il se jetait à genoux pour réciter l'Ave Maria, donnant l'exemple à toute la maison.

C'est une tradition dans le pays qu'il aimait à aller à l'église, à s'instruire des vérités de la religion; qu'il recherchait la solitude par amour pour la prière; que sachant à peine parler, il voulait se mêler à tous les exercices de piété, qui avaient lieu en sa présence.

Le premier objet auquel il s'attacha, fut une petite statue de la Ste Vierge; la vue de cette image était sa plus chère distraction. Oh! que j'aimais cette statue, disait-il un jour devant moi; je ne pouvais m'en séparer ni le jour ni la nuit, et je n'aurais pas dormi tranquille, si je ne l'avais eue à côté de moi dans mon petit lit. Je lui disais un jour: Il y a longtemps que vous aimez la Ste Vierge. - Je l'ai aimée, répondit-il, avant de la connaître; c'est ma plus vieille affection. Quand j'étais tout petit, j'avais un joli chapelet; ma soeur le voulut, et ma mère me conseilla d'en faire l'abandon: ce fut un de mes premiers chagrins.

Le souvenir de sa piété précoce est dans le souvenir de tous les anciens de Dardilly. C'est une tradition que l'un de ses plus agréables passe-temps était d'imiter les cérémonies de l'Église. On se souvient que lorsqu'il était aux champs avec ses compagnons d'enfance, il les réunissait autour de sa petite statue de la Ste Vierge et leur adressait des exhortations enfantines, imitant le geste et la voix des prédicateurs qu'il avait entendus. Souvent, pour prier avec plus de recueillement et de liberté d'esprit, il laissait la garde de son petit troupeau au plus raisonnable d'entre ses compagnons et cherchait un endroit solitaire pour satisfaire son amour de la prière.

1065 Lorsque, plus tard, appliqué aux travaux des champs, il ne pouvait qu'avec peine suivre son frère aîné, pour se donner du courage, il déposait à quelques pas de lui sa petite statue et trouvait des forces en arrêtant ses regards sur elle. Arrivé à l'image chérie, il la ramassait promptement, la plaçait un peu plus loin, reprenait sa pioche, priait, avançait et tenait tête à François, qui se fatiguait sans pouvoir le dépasser et qui, en rentrant le soir à la maison, avoua que la Ste Vierge avait bien aidé son petit frère, et qu'il avait fait autant d'ouvrage que lui.

Ces travaux, si pénibles et si assidus qu'ils fussent, ne le détournaient pas de la présence de Dieu. Quand j'étais seul aux champs, a dit souvent le Curé d'Ars, et je l'ai entendu moi-même, je priais tout haut; mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse. Si maintenant que je cultive les âmes, ajoutait-il, j'avais le temps de penser à la mienne, comme lorsque je cultivais les terres de mon père, oh! que je serais content! Il y avait alors au moins quelque relâche; on se reposait après dîner avant de se remettre à l'ouvrage; je m'étendais par terre comme les autres; je faisais semblant de dormir et je priais autant que je pouvais. Je n'avais pas la tête cassée comme à présent. Ah! c'était le beau temps! L'eau du ruisseau n'avait qu'à suivre sa pente.

Je sais de Mr Vianney qu'il avait onze ans lorsqu'il rencontra Mr l'abbé Croboz, qui, sous le régime de la Terreur, était obligé, comme les autres prêtres, de se cacher. Mr Croboz lui demanda quel âge il avait. - Onze ans, répondit le petit Vianney. - Eh! depuis quel temps ne t'es-tu pas confessé? - Je ne me suis jamais confessé. - Jamais, reprit Mr Croboz? Et il voulut que cette première confession se fît à l'heure même. Sans doute, il trouva l'enfant bien préparé, car il exigea de sa mère qu'elle le laissât chez ses parents d'Ecully, afin qu'il fût mieux à portée de suivre les catéchismes préparatoires à la première communion. C'étaient deux religieuses de St Charles chassées de leur couvent, et qui ont laissé dans le pays un renom de sainteté, Soeur Deville et Soeur Combet, qui faisaient ces catéchismes. 1066 Le Curé d'Ars se rappelait que c'était dans l'été de mil sept cent quatre-vingt dix-neuf, et dans une dépendance de la maison du Comte de Pingeon, qu'il avait fait sa première communion.

Je crois que c'est à l'époque de sa première communion qu'il sentit naître en lui les premières aspirations à l'état ecclésiastique. La précieuse connaissance qu'il fit de Mr Balley, religieux Génovéfain qui évangélisait le pays pendant la Terreur, fortifia ses dispositions. Si j'étais prêtre un jour, disait-il, comme il me l'a répété depuis, je voudrais gagner bien des âmes au bon Dieu. Mr Balley, dès cette époque, le prit en singulière affection. Devenu curé d'Ecully, il voulut se charger de son éducation, l'aida à vaincre les résistances de sa famille et calma toutes les inquiétudes en disant à son protégé: Soyez tranquille, mon ami, je suis prêt à faire tous les sacrifices. Soit par le malheur des temps, dans lesquels s'écoula sa jeunesse, soit aussi par les desseins de ses parents sur sa carrière et son avenir, le jeune Vianney ne savait encore rien. Cette considération ne découragea point son maître. Se trouvant lui-même si dénué des facultés sans lesquelles il ne pouvait espérer arriver au sacerdoce, il songea à recourir aux moyens surnaturels pour triompher des obstacles qui entravaient la marche de ses études. Ne pouvant rien loger dans ma mauvaise tête, je fis voeu dans ce temps-là, m'a-t-il dit, d'aller à pied et en demandant l'aumône au tombeau de St François Régis. Je n'ai mendié que cette fois dans ma vie; je m'en suis mal trouvé. C'est là que j'ai connu qu'il valait mieux donner que demander. On me prenait pour un voleur et on me disait des injures; on ne voulait me donner ni pain ni abri. Un des pères de la Louvesc m'a fait changer mon voeu pour que je ne fusse pas obligé de tendre la main en revenant. 1067 J'ai déjà raconté comment il fut obligé d'interrompre ses études par la conscription militaire. J'ai pareillement fait connaître les faits qui se sont passés jusqu'à son ordination à la prêtrise. J'ajoute simplement que ce sont les signes extraordinaires de foi et de piété qu'il donna à cette époque qui engagèrent ses supérieurs à l'admettre aux saints ordres, malgré le peu de succès de ses études théologiques.

On assure que lorsque Mr Vianney vint prendre possession de la paroisse d'Ars, il se mit à genoux en apercevant les toits des maisons. Mr l'abbé Renard, témoin de la première impression produite dans sa paroisse natale par l'arrivée du nouveau curé, m'a dit souvent que ce qui édifia le plus la population, ce fut la vivacité de sa foi, sa piété au saint autel et son profond recueillement dans la prière. A peine l'eut-on vu célébrer la messe, que ce fut un concert universel. Avez-vous remarqué notre nouveau curé? Ce n'est pas un homme comme un autre: on nous a envoyé un saint. Mr Renard ajoutait: Sa piété était affectueuse et tendre; elle ne présentait rien de bizarre et de singulier; elle avait une douceur et une suavité angélique. Elle découlait de son coeur comme l'eau d'une source abondante. Il m'était impossible de contenir mes larmes, quand de longs soupirs s'échappaient de sa poitrine épuisée par le jeûne et surtout quand ses regards s'élevaient affectueusement vers le Ciel. Je rougissais d'être si froid, si imparfait; je n'avais plus qu'une envie, celle d'imiter sa ferveur.

Rien n'échappait aux regards des paroissiens et chaque jour leur apportait un nouveau sujet d'édification. Catherine Lassagne nous a raconté que plusieurs lui avaient dit dans ce temps-là: Que nous aimons à voir Mr le Curé à l'église, surtout le matin, avant le jour, quand il dit ses prières... 1068 Avant de commencer, et de temps en temps pendant la récitation de l'office, il regarde le tabernacle avec un sourire qui fait plaisir. Je l'ai remarqué souvent moi-même: on aurait dit qu'il voyait Notre-Seigneur. Je n'oublierai jamais ce regard brillant qui se fixait à chaque instant sur la porte du tabernacle, avec une impression de bonheur impossible à rendre. Il se baignait, suivant son expression, dans les flammes de l'amour. Dès son arrivée à Ars, Mr Vianney choisit l'église pour sa demeure. Les habitants d'Ars disent qu'il y entrait avant le jour et qu'il n'en sortait pas toujours à la nuit. Il se proposait, dans ses longues prières, d'obtenir de la miséricorde divine la réforme de sa paroisse, le salut des âmes qui lui avaient été confiées. Il comptait beaucoup sur l'efficacité de la prière.

Je tiens de Mr Vianney lui-même qu'il donna dès le commencement une grande partie de son temps à la prédication; il la considérait, par suite de sa grande foi, comme un puissant moyen de salut et comme un de ses plus importants devoirs. Ces vues de foi lui faisaient aimer l'exercice de la parole de Dieu, malgré les grandes difficultés naturelles qu'il avait à y réussir. C'est pourquoi il consacrait à s'y préparer par un travail opiniâtre le temps que les exercices spirituels ne remplissaient pas. Rien ne lui coûtait pour se mettre en état de l'annoncer à son peuple avec toute la force dont il était capable. Il se renfermait des journées entières, et quelquefois des nuits, dans la sacristie de l'église, pour composer ses prônes et ses homélies, et lorsqu'il les avait écrites, il les récitait à haute voix comme s'il eût été en chaire. Des manuscrits considérables que l'on a connus témoignent de son ardeur infatigable dans ce travail.

1069 Le Curé d'Ars, connaissant les richesses que notre Seigneur nous a préparées dans le Saint Sacrement, engagea plusieurs personnes à venir passer devant le tabernacle le plus de temps qu'elles pourraient. Grâce à ses exhortations, l'église d'Ars vit presque à toute heure du jour notre Seigneur entouré de fidèles adorateurs.





1071 Session 119 - 19 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Renard et plusieurs autres témoins oculaires m'ont dit que, non content d'amener ses paroissiens à fréquenter les offices le Dimanche, il en avait habitué un grand nombre à assister à la messe dans la semaine. 1072 La journée commencée par l'offrande du saint sacrifice se terminait régulièrement par la récitation du chapelet et la prière du soir en commun. Mr Vianney ne manqua jamais de présider cet exercice. De jour en jour, il eut la consolation de voir se grossir ce troupeau fidèle. Des personnes étrangères commencèrent à venir s'établir à Ars. Il semblait qu'une influence secrète attirât les âmes vers lui et leur désignât, pour y adorer Dieu, l'église que ce bon prêtre remplissait du parfum de ses prières.

Mr Vianney croyait que la divine Eucharistie était le fondement de la vie chrétienne et la source des vertus surnaturelles; il gémissait de voir que la sainte table n'était pas entourée à Ars comme à Ecully. Il ne négligea rien pour amener ses paroissiens à un usage plus fréquent des sacrements. Ah! si je pouvais, disait-il, voir une fois Notre Divin Sauveur connu et aimé; si je pouvais tous les jours distribuer son très saint corps à un grand nombre de fidèles, que je serais heureux! - Venez à la communion, disait-il encore; venez à Jésus, venez vivre de lui, afin de vivre pour lui. Ne dites pas que vous n'en êtes pas dignes: c'est vrai, vous n'en êtes pas dignes, mais vous en avez besoin. Si Notre Seigneur avait eu en vue notre dignité, il n'aurait jamais institué son beau sacrement d'amour; car personne au monde n'en est digne; mais il a eu en vue nos besoins, et nous en avons tous besoin. Tous les êtres de la création ont besoin de se nourrir pour vivre; c'est pour cela que le bon Dieu a fait croître les arbres et les plantes: c'est une table bien servie, où tous les animaux viennent prendre chacun la nourriture qui lui convient. Mais il faut aussi que l'âme se nourrisse. Lorsque Dieu voulut donner à l'âme sa nourriture pour la soutenir dans son pèlerinage, il promena ses regards sur la création et ne trouva rien qui fût digne d'elle. Alors il résolut de se donner. Oh! mon âme, que tu es grande, puisqu'il n'y a que Dieu qui puisse te contenter! 1073 La nourriture de l'âme, c'est le corps et le sang d'un Dieu. Il y a de quoi, si l'on y pensait, se perdre pour l’éternité dans cet abîme d'amour. Il y a dans toutes les maisons un endroit où l'on conserve les provisions de la famille: c'est l'office. L'église est la maison des âmes; dans cette maison, il y a un office. Voyez-vous le tabernacle? Si l'on demandait aux âmes des chrétiens: Qu'est-ce que cela? Nos âmes répondraient: C'est l'office. Quand on a communié, l'âme se roule dans l'amour comme l'abeille dans les fleurs. Dans le ciel, les âmes pures, qui ont eu le bonheur de s'unir à Notre Seigneur par la communion, brilleront comme de beaux diamants, parce que Dieu se verra en elles. Au jour du jugement, on verra briller la chair de Notre Seigneur à travers le corps glorifié de ceux qui l'auront reçu dignement sur la terre, comme l'on voit briller de l'or dans le cuivre et de l'argent dans le plomb. Quand nous venons de communier, si quelqu'un nous disait: Qu'emportez-vous dans votre maison? Nous pourrions répondre: J'emporte le Ciel. En sortant de la table sainte, nous sommes aussi heureux que les mages s'ils avaient pu emporter l'Enfant-Jésus. Quand on fait la sainte communion, on sent un bien-être qui parcourt tout le corps: c'est Notre Seigneur qui se communique à toutes les parties de nous-mêmes et les fait tressaillir: nous sommes obligés de dire, comme St Jean: C'est le Seigneur! Je n'aime pas, quand on vient de la sainte table, qu'on se mette tout de suite à lire. Oh! non, à quoi bon la parole des hommes, quand c'est Dieu qui parle? Il faut faire comme quelqu'un qui est bien curieux et qui écoute aux portes; il faut écouter tout ce que Notre Seigneur dit à la porte de notre coeur. Quand nous avons le bon Dieu dans notre coeur, il doit être bien brûlant. Le coeur des disciples d'Emmaüs brûlait rien qu'à l'entendre. Sans la divine eucharistie, il n'y aurait point de bonheur dans ce monde; la vie ne serait pas supportable. Notre Seigneur a dit: Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous l'accordera. 1074 Jamais nous n'aurions pensé à demander à Dieu son propre fils. Mais ce que l'homme n'aurait pu imaginer, Dieu l'a fait. Ce que l'homme ne peut pas dire ou ne pas concevoir, et qu'il n'eût jamais osé désirer, Dieu, dans son amour l'a dit, l'a conçu et l'a exécuté. Eussions-nous jamais osé dire à Dieu de faire mourir son fils pour nous, de nous donner sa chair à manger et son sang à boire? Si tout cela n'était pas vrai, l'homme aurait donc pu imaginer des choses que Dieu ne peut pas faire; il serait allé plus loin que Dieu dans les inventions de l'amour; cela n'est pas possible.

Ces paroles, et beaucoup d'autres, que je pourrais citer pour les avoir entendues, et dans lesquelles éclate la vivacité de sa foi, devaient entraîner tous les coeurs. Aussi la consolation qu'il désirait lui fut bientôt donnée. Le nombre des personnes admises à la communion fréquente augmenta de jour en jour. L'église d'Ars présenta dès lors le spectacle édifiant qui saisit encore si vivement les pèlerins, celui de voir presque toutes les personnes qui assistent à la messe s'approcher de la sainte Table.

Je sais de témoins dignes de foi que Mr Vianney trouva à son arrivée deux cabarets établis dans sa paroisse. Il travailla aussitôt à les supprimer, et s'arma pour cela de tout son zèle dirigé par la prudence. Sans mêler à ses remontrances des plaintes amères ou des attaques trop directes (je ne me suis jamais fâché, m'a-t-il dit, contre mes paroissiens), il ne laissa échapper aucune occasion d'exprimer son sentiment sur les cabarets. Un de ces établissements tomba; l'autre, qui essaya de lutter contre le zèle du Serviteur de Dieu, vit sa vogue diminuer; il ne tarda pas à être fermé. Pour donner une idée de l'ascendant qu'il avait su prendre sur sa population, je puis citer une lettre du cabaretier, qui lui fut adressée à Dardilly pendant les jours de repos qu'il y passa après sa maladie. Cette lettre était ainsi conçue: Monsieur, je m'empresse de vous prier de ne point nous abandonner. Vous savez que je l'ai toujours dit, je vous le répète en ce moment du fond de mon coeur: 1075 S'il y a quelque chose dans ma maison qui ne vous convienne pas, je me soumets entièrement à votre volonté. Cette lettre, je l'ai eue entre mes mains. Dès que le pèlerinage commença, le curé d'Ars permit d'établir des hôtels modestes pour loger et nourrir les pèlerins. Fermés régulièrement les dimanches et fêtes pendant les offices divins, ils ne s'ouvraient que pour le repas des étrangers; les gens de l'endroit ne s'y réunissaient pas. Ars prit alors cette physionomie grave et religieuse qui ne ressemble à rien de ce que l'on voit ailleurs. Il n'y avait de mouvements de foule qu'autour de l'église; on n'a pas d'exemple que le repos des habitants ait été troublé par ces cris et ces scènes tumultueuses qui sont ailleurs le résultat de la fréquentation des cabarets.

J'ai appris des mêmes personnes que le Serviteur de Dieu vint à bout par ses exhortations pressantes en chaire et par ses conseils à domicile, de faire cesser entièrement le travail du dimanche. Vous travaillez, disait-il, mais ce que vous gagnez ruine votre âme et votre corps. Si on demandait à ceux qui travaillent le Dimanche: Que venez-vous de faire? Ils pourraient répondre: Je viens de vendre mon âme au démon; il faudra pleurer toute une éternité pour rien. Quand j'en vois qui charrient le Dimanche, je pense qu'ils charrient leur âme en enfer. Le bien volé ne profite jamais; le jour que vous volez au Seigneur ne vous profitera pas non plus. Je connais deux bons moyens de devenir pauvre: c'est de travailler le dimanche, et de prendre le bien d'autrui. C'était là une des sentences favorites du Serviteur de Dieu. Ces considérations et d'autres semblables revenaient continuellement dans les discours du Curé d'Ars. 1076 Ne vous défiez pas de la Providence du bon Dieu, disait-il encore; elle a fait croître votre récolte; elle vous donnera bien le temps de la ramasser. Appuyé sur cette maxime, il ne dérogeait à la sévérité, qui lui faisait proscrire le travail du dimanche, que dans des cas très rares. De temps avait beau être menaçant, on était habitué à croire sur sa parole que les récoltes ne couraient aucun risque. Je me trouvais à Ars au temps de la fenaison, m'a raconté Mr Renard; la semaine avait été pluvieuse; le fourrage n'avait pu être rentré le samedi, parce qu'il n'était pas sec. Le dimanche, bien que la journée fût belle, on ne vit pas un faneur dans les champs. Je rencontrais un brave homme, auquel je me permis de lui dire pour l'éprouver: Mais, mon ami, votre récolte va se gâter. - Je ne crains rien, répondit-il: Dieu, qui me l'a donnée, est assez bon pour me la conserver. Notre saint curé ne veut pas que nous travaillions le dimanche; nous devons lui obéir. Dieu bénit, comme toujours, cette obéissance; les habitants d'Ars qui vivent du produit de leurs champs voient augmenter assez rapidement leur aisance. Les marchands eux-mêmes ferment leurs boutiques. Mr le Curé aurait voulu que le service des omnibus fût suspendu; les pèlerins, connaissant sa manière de voir, évitaient d'arriver et surtout de repartir le dimanche. Tout le temps qu'il vécut, les conducteurs d'omnibus changeaient leur itinéraire, et au lieu de descendre sur la place, ils s'arrêtaient à l'entrée du village.





1079 Session 120 - 20 Octobre 1863 à 9h du matin



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais par le témoignage de Mr l'abbé Renard et des habitants d'Ars que lorsque Mr Vianney vint prendre possession de sa paroisse, la jeunesse du pays était très ardente au plaisir. 1080 La danse surtout faisait le passe-temps favori des veillées d'hiver, du dimanche et des fêtes. Le Serviteur de Dieu y voyait le principal obstacle à ses projets de réformation. Il ne cessa de prier, d'exhorter avec la plus grande force ses paroissiens, épanchant surtout au confessionnal l'amertume de son âme, s'adressant tour à tour aux filles et aux mères. Celui qui voudra s'amuser avec le Diable, ne pourra pas se réjouir avec Jésus-Christ, disait-il. Si vous ne voulez que vous amuser en ce monde, alors, n'offensez pas le bon Dieu. Mais ce sont justement ceux qui ont le moins peur de l'offenser qui ont toujours les plaisirs en tête. On ne peut cependant pas offrir une danse en expiation des fautes de sa pauvre vie. Les personnes qui entrent dans un bal laissent leur ange gardien à la porte et c'est un démon qui le remplace, en sorte qu'il y a bientôt dans la salle autant de démons que de danseurs. C'est par ces paroles et d'autres semblables qu'il sut détourner les fidèles de la danse.

La fête patronale amenait beaucoup de dissipation dans le pays. Le Serviteur de Dieu était résolu d'en finir avec un scandale qui désolait son âme. Il s'entendit avec le maire, et lorsque les jeunes gens vinrent demander à celui-ci l'autorisation de tenir le bal comme les années précédentes, ce bon magistrat, plein d'estime et de vénération pour son curé, leur dit: Mes amis, j'ai promis à notre saint Curé de m'opposer à la danse; je tiendrai parole. Faites comme moi, suivez ses conseils. Les jeunes gens partirent pour Trévoux et en revinrent avec une permission du Sous-préfet. Le Sous-préfet est mon chef, répondit le maire, je ne puis défendre ce qu'il autorise. Mais la police de la commune me regarde; s'il y a du bruit, je serai là. Le dimanche de la fête, toutes les jeunes filles manquèrent à la danse et restèrent en prière à l'église. 1081 Le maire vint à la nuit tombante disperser les attroupements qui s'étaient formés sur la place. En même temps, l'église se remplissait pour la prière. Elle fut comble ce soir-là. Je sais que Mr Vianney tint à ses ouailles un discours très touchant, qui fit verser bien des larmes. Depuis ce jour, en dépit de quelques tentatives, la fête du patron devint une fête purement religieuse. Je tiens ces détails de plusieurs habitants de l'endroit et notamment de Mr l'abbé Renard.

J'ai appris de Mr Renard et de Catherine Lassagne que le Serviteur de Dieu sentait son zèle à l'étroit dans cette paroisse de quelques centaines d'habitants. Il se sentait pressé de faire du bien partout et à tous. C'était à lui toujours, en cas d'absence, que ses voisins avaient recours. Il les remplaçait quand ils étaient infirmes ou malades: ce qui arriva souvent pour les paroisses de Mizérieux et d'Ambérieux en Dombes. Si une cure des environs devenait vacante, il se chargeait de l'intérim. C'est ainsi qu'on l'a vu desservir Savigneux, Rancé, St Jean de Thurigneux, etc. Souvent on venait le chercher au milieu de la nuit pour confesser les malades. Il partait aussitôt, quelque temps qu'il fît. Une fois, il était si malade lui-même, qu'en arrivant il fut obligé de s'étendre sur un lit. C'est dans cette posture qu'il se vit forcé d'entendre la confession du moribond.

Les premiers jours de mil huit cent vingt trois ouvrirent à son activité un nouveau champ fertile en fruits de salut. Il fut appelé à prendre part aux travaux de la grande mission de Trévoux. Il partait les dimanches soir, faisant neuf kilomètres à pied par un temps très rigoureux, et le samedi soir le trouvait à son poste de curé, passant la nuit à entendre les confessions de ses paroissiens. Le chef de cette mission, l'abbé Ballet, qui vient de mourir, m'a raconté que durant cinq semaines, le Serviteur de Dieu fut écrasé sous le poids du travail. 1082 La chapelle où il confessait ne désemplissait pas. La presse était si grande qu'un jour elle emporta son confessionnal. Ces marques de confiance lui vinrent surtout de la classe éclairée. Les magistrats du tribunal, les fonctionnaires, les hommes de loi s'adressèrent presque tous à lui. Le Sous-Préfet n'en parlait qu'avec admiration, et quoiqu'il se louât de la sagesse et de la douce fermeté de ses conseils, il constatait avec un sentiment de tristesse soumise et résignée que le Curé d'Ars avait été impitoyable pour les soirées et les bals de la sous-préfecture.

Les heureux fruits de la mission de Trévoux rendirent le nom de Mr Vianney célèbre dans tout le voisinage. Ce fut à qui l'aurait. Le jubilé de mil huit cent vingt six vint procurer à un grand nombre les avantages de cette coopération. Le Serviteur de Dieu fut appelé tour à tour à Montmerle, à Chaneins, à St Trivier et à Saint Bernard. Dans cette dernière paroisse, il était seul et il suffit à tout: le village changea de face. Au premier coup de cloche, les paysans quittaient leurs travaux; on ne voyait plus personne dans les champs. Les domestiques tourmentaient leurs maîtres pour qu'ils leur permissent d'aller entendre le Curé d'Ars: Nous aimons mieux que vous reteniez sur nos gages l'équivalent du temps que nous passons à l'église. - J'ai un bon ouvrier, disait de son côté le curé de St Bernard, il travaille beaucoup et ne mange rien. Je tiens ces détails de Catherine Lassagne et de l'abbé Renard.

Le Serviteur de Dieu m'a raconté que dans une circonstance solennelle, il fut invité à prêcher à Limas, près de Villefranche. Il s'en défendit, mais le curé insista. Le jour venu, les travaux continuels du confessionnal ne lui avaient pas laissé le temps de se préparer. 1083 Il vit une église comble et autour de la chaire un nombreux clergé et l'élite de la société de Villefranche. Il se troubla, et crut que la parole allait lui manquer. Néanmoins il parla de l'amour de Dieu avec des accents tels qu'il fit fondre en larmes l'auditoire.





1085 Session 121 - 20 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais par le témoignage des habitants d'Ars que lorsque le Serviteur de Dieu arriva, il trouva sa petite église bien pauvre et bien nue; son coeur souffrit de ce dénûment. Il consentait bien pour sa part à être pauvre, mais sa foi lui faisait désirer pour Notre Seigneur le luxe et l'éclat des ornements sacrés. 1086 Il avait la passion du beau dans les choses qui tenaient au culte divin. J’aime bien, disait-il, augmenter le ménage du bon Dieu. Comment ne pas donner à Notre Seigneur, qui a donné tout son sang pour nous sur la croix, qui se donne à nous tout entier dans la sainte Eucharistie?

Il conçut dès le commencement un plan de restauration pour son église. Il commença par le maître autel, qu'il fit faire à ses frais. Ce fut une grande joie pour lui d'aider les ouvriers à le placer.

Cette première réparation en demandait une autre. Les boiseries de l'église contrastaient par leur délabrement avec le nouvel autel. On vit pendant plusieurs mois le Serviteur de Dieu, le pinceau à la main, essayer de leur redonner un peu de fraîcheur. Ces travaux occupaient l'activité naturelle de Mr Vianney et le sauvaient de l'inertie dont il redoutait les dangers pour son âme. L'air mou de ce pays m'inquiète, disait-il: j'ai peur de me damner en ne travaillant pas assez. Le Serviteur de Dieu agrandit successivement son église en y ouvrant quatre chapelles. Il dédia la première à St Jean Baptiste son patron, et reçut à cette occasion le premier don important qui lui fut fait. La seconde fut érigée en l'honneur de Ste Philomène. La troisième en l'honneur de Jésus souffrant, et la quatrième en l'honneur des Saints Anges.

Je sais par les habitants du château d'Ars qu'en apprenant tout ce que le Serviteur de Dieu avait fait en vue de relever le culte divin, le vicomte d'Ars envoya de Paris, pour l’ornement du nouvel autel, six chandeliers, deux grands reliquaires et un tabernacle en cuivre doré d'un beau travail, un dais somptueux, de riches bannières, de superbes chasubles et un grand ostensoir en vermeil. A l'aspect de toutes ces magnificences, le Serviteur de Dieu fit éclater sa joie de mille manières. 1087 "Vous avez perdu, écrivait-on du château d'Ars, à ne pas être présent à l'ouverture des caisses contenant les dernières générosités du vicomte; vous auriez joui de la joie vive, et pour ainsi dire enfantine, du saint curé. On n'a pas l'idée de ses transports à chaque nouvelle découverte. C'était sur la place; il appelait ses bonnes vieilles paroissiennes, et disait à l'une d'elles: Mère, venez donc voir une belle chose avant de mourir. - "

Entre toutes les solennités de l'année, celle du Saint Sacrement était la plus chère à son coeur. Dès l'année qui suivit son installation, il voulut la célébrer avec toute la pompe possible. Il fit des frais considérables pour habiller de blanc les enfants de sa paroisse: Allons, disait-il en les revêtant lui-même de leur tunique, vous penserez que vous êtes devant le bon Dieu, et que vous tenez la place des anges. Vous lui direz du fond du coeur: Mon Dieu je vous aime. Pour plaire à Notre Seigneur, il faut que votre âme soit blanche, comme les habits que vous allez prendre. Les processions eurent toujours à Ars un grand éclat, qui y attirait un grand nombre d'étrangers. Chaque année, l'esprit du curé d'Ars se mettait en frais pour y ajouter une pompe nouvelle. Il travaillait aux reposoirs; il encourageait les personnes qui les préparaient. Dans le temps même que la foule le clouait jour et nuit au confessionnal, il trouva toujours un moment pour en faire la visite. Il y prenait un vif plaisir; c'était la seule récréation qu'il se donnât. J'ai eu le bonheur de l'accompagner deux fois dans cette visite et de porter avec lui le Saint Sacrement à la procession. La joie de son âme éclatait sur son visage; je lui ai vu verser des larmes; ses lèvres murmuraient continuellement des prières et le bonheur l'empêchait de ressentir les fatigues d'un trajet de plus de deux heures sous un soleil ardent. 1088 Je l'ai vu, à soixante douze ans, sous le poids d'un ostensoir très lourd, gravir avec l'agilité d'un jeune homme les degrés rapides d'un reposoir monumental qu'on élevait chaque année dans le parc du château. Ses pieds semblaient ne pas toucher le sol. Au retour de cette procession, je voulais qu'il se reposât et prît des rafraîchissements. Il refusa, disant: Je ne suis pas fatigué, je portais celui qui me porte. Catherine Lassagne m'a dit que lorsque Mr le Curé annonçait la procession de la Fête-Dieu et les bénédictions de l'octave, il semblait que son coeur nageait dans l'amour: Si nous voulions, disait-il, nous obtiendrions tout cette semaine; deux fois par jour, le bon Dieu va nous bénir.

J'ai vu très souvent Mr Vianney à l'autel et je partage l'opinion de ceux qui croyaient que le Serviteur de Dieu voyait Notre Seigneur. Il n'était pas possible de contempler une figure exprimant mieux l'adoration; le coeur, l'âme et les sens semblaient également absorbés. On ne pouvait saisir une seconde de distraction dans sa prière. Au milieu de la foule et sous l'influence de tant de regards attachés sur lui avec une persistance indiscrète, il communiquait avec Notre Seigneur aussi librement que s'il avait été dans la solitude la plus profonde. Les larmes étouffaient sa voix, qui arrivait à peine, et brisée, à l'oreille des assistants. Mr Vianney n'était ni trop long, ni trop prompt au saint autel, consultant plutôt l'utilité de tous que son attrait particulier. Le moment de la communion était le seul où il fût plus long que les autres prêtres. Les prières liturgiques terminées, il y avait un colloque mystérieux, qui se trahissait au dehors, entre Notre Seigneur et son Serviteur. Après un instant d'ardente contemplation, il consommait les saintes espèces et continuait le saint sacrifice.

1089 Rien ne peut donner une idée de la dévotion que le Curé d'Ars avait à l'adorable eucharistie; il l'appelait des noms les plus suaves et les plus tendres; il inventait des expressions pour en parler plus dignement; il appelait la sainte communion un bain d'amour; il y revenait sans cesse dans ses catéchismes. Alors son coeur se fondait, son front devenait radieux, ses yeux lançaient des éclairs, toute son âme se répandait sur ses traits. Oh! mes enfants, s'écriait-il, que fait Notre Seigneur dans le sacrement de son amour? Il a pris son bon coeur pour nous aimer. Il sort de ce coeur une transpiration de tendresse et de miséricorde pour noyer les péchés du monde. Il répétait souvent: Que nos yeux sont heureux de contempler le bon Dieu! Et il disait ces mots avec un accent si profond et une figure si rayonnante qu'on pouvait croire qu'il jouissait de la vue de Notre Seigneur. J'ai vu et entendu ce qui précède par moi-même ...

Un témoin oculaire m'a dit que lorsque Mr Vianney prêchait du pied de l'autel, il était tellement impressionné par la présence réelle et immédiate de Notre Seigneur, qu'il en perdait presque la parole. Son embarras était visible, et quelqu'effort qu'il fît pour parler d'autre chose, il en revenait toujours à ce grand objet.

Je l'ai vu souvent pleurer en donnant la sainte communion. Deux fois, je me suis adressé à lui pour la confession. Chacune de mes accusations provoquait de sa part des larmes et ce cri de foi, de commisération, d'horreur des moindres fautes: Que c'est dommage! Sa parole m'a surtout frappé par l'accent de tendresse dont elle était tout imprégnée. Ce simple mot "Que c'est dommage!", dans sa brièveté, révélait le tort qu'on avait fait à son âme.

J'ai entendu le Serviteur de Dieu revenir fréquemment dans ses catéchismes sur l'éminente dignité du prêtre et les bienfaits du sacrement de l'ordre. 1090 Le prêtre ne se comprendra bien que dans le ciel, disait-il; si on le comprenait bien sur la terre, on mourrait, non de frayeur, mais d'amour. Le sacerdoce, c'est l'amour du coeur de Jésus. Quand vous voyez le prêtre, pensez à notre Seigneur. Après Dieu, le prêtre est tout. Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre, on y adorera les bêtes. Si nous n'avions pas le sacrement de l'ordre, nous n'aurions pas Notre Seigneur. Les autres bienfaits de Dieu ne serviraient de rien sans le prêtre. Vous ne pouvez pas vous rappeler un seul de ces bienfaits, sans rencontrer à côté de ce souvenir l'image du prêtre. (Et il énumérait ici les diverses fonctions du prêtre et les grâces qui en découlent pour les fidèles.) Il ajoutait: Allez vous confesser à la Ste Vierge ou à un ange; vous absoudront-ils? Non. Vous donneront-ils le corps et le sang de Notre Seigneur? Non. La Sainte Vierge ne peut pas faire descendre son divin Fils dans l’hostie. Vous auriez deux cents anges là, qu'ils ne pourraient vous absoudre. Un prêtre, tant simple soit-il, le peut; il peut vous dire: "Allez en paix; je vous pardonne." Oh! que le prêtre est quelque chose de grand! A quoi servirait une maison remplie d'or, si vous n'aviez personne pour vous en ouvrir la porte? Le prêtre a la clef des trésors célestes: c'est lui qui ouvre la porte; il est l'économe du bon Dieu, l'administrateur de ses biens.





1093 Session 122 - 21 Octobre 1863 à 9h du matin



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste qu'il m'est arrivé souvent, comme à toutes les personnes qui ont entendu le Serviteur de Dieu discourir des choses de la foi, de sortir de cet entretien convaincu que le Curé d'Ars voyait les choses dont il venait de parler. Son union avec Dieu lui avait rendu ces vérités pour ainsi dire palpables. 1094 A mesure qu'il parlait, ses auditeurs semblaient mieux comprendre les grands mystères de la religion, qui leur apparaissaient sous un jour nouveau.

Un jour que le Serviteur de Dieu venait de présider au renouvellement des voeux que les soeurs de Saint Joseph font chaque année, il sortit de la cérémonie le coeur plein d'une joie qu'il ne pouvait contenir. Oh! que la religion est belle, s'écriait-il! Je pensais tout à l'heure que c'était entre Notre Seigneur et ces bonnes religieuses qui sont ses épouses, un assaut de générosité, à qui donnerait le plus, mais c'est toujours Notre Seigneur qui l'emporte. Les religieuses donnent leur coeur, lui donne son coeur et son corps. Pendant que les soeurs disaient: Je renouvelle mes voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, je leur disais en leur présentant l'hostie: Que le corps de Notre Seigneur garde votre âme pour la vie éternelle. Il prenait de là occasion de s'étendre sur son sujet bien-aimé. Si l'on pouvait comprendre, ajoutait-il, tous les biens renfermés dans la sainte communion, il n'en faudrait pas davantage pour contenter le coeur de l'homme. L'avare ne courrait plus après ses trésors, l'ambitieux après la gloire; chacun quitterait la terre et s'envolerait vers les cieux. Quel honneur Dieu fait à sa créature! Il se repose sur sa langue, passe par son palais comme par un petit chemin et s'arrête sur son coeur comme sur un trône. Oh! mon Dieu! mon Dieu, il y en a qui ont su apprécier cet honneur (et il citait des exemples en s'attendrissant et en essuyant ses larmes.)

Il parlait continuellement des douceurs de la vie intérieure. Je l'ai entendu s'écrier souvent: Être uni à Dieu, être aimé de Dieu, vivre en présence de Dieu, vivre pour Dieu: oh! belle vie, et belle mort! Tout sous les yeux de Dieu, tout avec Dieu, tout pour plaire à Dieu... 1095 Oh! que c'est beau! Être roi, disait-il encore, triste place; on est roi pour les hommes! Mais être à Dieu, être à Dieu tout entier, sans partage, le corps à Dieu, l'âme à Dieu! Un corps chaste, une âme pure! Il n'y a rien de si beau! Et ses larmes l'interrompaient.

La vie intérieure est un bain d'amour dans lequel l'âme se plonge; elle est comme noyée dans l'amour. Dieu tient l'homme intérieur, comme une mère tient la tête de son enfant dans ses mains pour le couvrir de baisers et de caresses. Nous sommes beaucoup et nous ne sommes rien; il n'y a rien de plus grand que l'homme et il n'y a rien de plus petit. Rien de plus grand quand on regarde son âme, rien de plus petit quand on regarde son corps. On s'occupe de son corps, comme si on n'avait que cela à soigner, et on n'a au contraire que cela à mépriser. Dans le monde, on cache le Ciel et l'enfer, le Ciel parce que si on en connaissait la beauté, on voudrait y aller à tout prix; l'enfer, parce que si on connaissait les tourments qu'on y endure, on ferait tout pour ne pas y aller. Il y en a qui perdent la foi et ne voient l'enfer qu'en y entrant. Les damnés seront enveloppés dans la colère de Dieu, comme le poisson dans l'eau. Si un damné pouvait dire une seule fois: "Mon Dieu, je vous aime!", il n'y aurait plus d'enfer pour lui... Mais hélas! cette pauvre âme! Elle a perdu le pouvoir d'aimer qu'elle avait reçu, et dont elle n'a pas su se servir. Son coeur est desséché comme la grappe quand elle a passé sous le pressoir. Plus de bonheur dans cette âme, plus de paix, parce qu'il n'y a plus d'amour. L'enfer prend sa source dans la bonté de Dieu. Les damnés diront: Oh! si du moins Dieu ne nous avait pas tant aimés, nous souffririons moins! L'enfer serait supportable!... Mais avoir tant été aimés! Quelle douleur!

En mourant, nous faisons une restitution; nous rendons à la terre ce qu'elle nous a donné. 1096 Une petite pincée de poussière, grosse comme une noix, voilà ce que nous deviendrons. Il y a bien de quoi être fier. En disant ces paroles et beaucoup d'autres que je pourrais citer, le Serviteur de Dieu semblait n'être déjà plus sur la terre. J'ai remarqué que la vivacité de sa foi, pour mieux rendre ce qu'il sentait, lui faisait trouver les plus ingénieuses comparaisons. Voulant peindre le bonheur d'une âme en état de grâce, il disait par exemple: Une âme pure est comme une belle perle. Tant qu'elle est cachée dans un coquillage, au fond de la mer, personne ne songe à l'admirer. Mais si vous la montrez au soleil, cette perle brille et attire les regards. C'est ainsi que l'âme pure, qui est cachée aux yeux du monde, brillera un jour devant les anges, au soleil de l’éternité. Quand une âme est pure, tout le ciel la regarde avec amour. L'âme pure est une belle rose, et les trois Personnes divines descendent du ciel pour en respirer le parfum. Le St Esprit repose dans une âme pure comme sur un lit de roses! L'image de Dieu se réfléchit dans une âme pure comme le soleil dans l'eau. Une âme pure est auprès de Dieu comme un enfant auprès de sa mère. Quand on a conservé son innocence, on se sent porté en haut par l'amour, comme un oiseau est porté par ses ailes. Ceux qui ont l'âme pure sont comme ces oiseaux qui ont de grandes ailes et de petites pattes, et qui ne se posent jamais par terre, parce qu'ils ne pourraient plus s'élever, et qu'ils seraient pris. Aussi, ils font leurs nids sur la pointe des rochers, sous le toit des maisons, dans les lieux élevés. De même le chrétien doit toujours être sur les hauteurs. Dès que nous rabaissons nos pensées vers la terre, nous sommes pris.

Je l'ai souvent entendu, et toujours avec une grande admiration, parler du Saint Esprit et de ses opérations dans l'âme. L'homme n'est rien par lui-même, disait-il, mais il est beaucoup avec l'Esprit Saint. Il n'y a que l'Esprit Saint qui puisse élever son âme, et le porter en haut. Pourquoi les saints étaient-ils si détachés de la terre? Parce qu'ils se laissaient conduire par le Saint Esprit. 1097 Ceux qui sont conduits par le Saint Esprit ont des idées justes. Voilà pourquoi il y a tant d'ignorants, qui en savent plus long que les savants. Quand on est conduit par un Dieu de force et de lumière, on ne peut pas se tromper. Comme ces lunettes qui grossissent les objets, le Saint Esprit nous fait voir le bien et le mal en grand. Avec le Saint Esprit, on voit tout en grand: on voit la grandeur des moindres actions faites pour Dieu, et la grandeur des moindres fautes. Un chrétien qui est conduit par l'Esprit Saint n'a pas de peine à laisser les biens de ce monde pour courir après les biens du Ciel. Il sait faire la différence. L'oeil du monde ne voit pas plus loin que la vie, comme le mien ne voit pas plus loin que ce mur, quand la porte de l'église est fermée. L'oeil du chrétien voit jusqu'au fond de l’éternité. Pour l'homme qui se laisse conduire par l'Esprit Saint, il semble qu'il n'y a point de monde; pour le monde, il semble qu'il n'y a point de Dieu. Il s'agit donc de savoir qui nous conduit. Si ce n'est pas le Saint Esprit, nous avons beau faire, il n'y a point de substance, ni de saveur dans tout ce que nous faisons. Si c'est le Saint Esprit, il y a une douceur moelleuse... C'est à mourir de plaisir! Une âme qui a le St Esprit ne s'ennuie jamais en la présence de Dieu; il sort de son coeur une transpiration d'amour. Sans le Saint Esprit, nous sommes comme une pierre du chemin. Prenez dans une main une éponge imbibée d'eau, et dans l'autre un petit caillou; pressez-les également. Il ne sortira rien du caillou, et de l'éponge vous ferez sortir de l'eau en abondance. L'éponge, c'est l'âme remplie du St Esprit, et le caillou, c'est le coeur froid et dur où le St Esprit n'habite pas. 1098 Comme une belle colombe blanche qui sort du milieu des eaux et vient secouer ses ailes sur la terre, l'Esprit Saint sort de l'océan infini des perfections divines, et vient battre des ailes sur les âmes pures pour distiller en elles le baume de l'amour.

Lorsque le Serviteur de Dieu parlait de la prière, les images et les comparaisons venaient en foule sur ses lèvres. La prière est une rosée embaumée, mais il faut prier avec ferveur et avec un coeur pur pour sentir cette rosée. La prière dégage notre âme de la matière; elle l'élève en haut, comme le feu qui gonfle les ballons. Plus on prie, plus on veut prier. C'est comme un poisson, qui nage à la surface de l'eau, qui plonge ensuite, et qui va toujours plus avant. Le temps ne dure pas dans la prière. Je ne sais pas si l'on peut désirer le Ciel? Oh! oui... le poisson qui nage dans un petit ruisseau se trouve bien, parce qu'il est dans son élément; mais il est encore mieux dans la mer. Il y a deux cris dans l'homme, le cri de l'ange et le cri de la bête. Le cri de l'ange, c'est la prière; le cri de la bête, c'est le péché. Ceux qui ne prient pas se courbent vers la terre comme une taupe, qui cherche à faire un trou pour s'y cacher. Dans le Ciel, s'il y avait un jour sans adoration, ce ne serait plus le ciel. Nous avons un petit coeur, mais la prière l'élargit et le rend capable d'aimer Dieu.

Dans les épreuves et les contradictions qu'il rencontra, il est à ma connaissance que le Serviteur de Dieu ne s'est jamais appuyé que sur les pensées de la foi. Il faut demander l'amour des croix, me dit-il un jour, alors elles deviennent douces. J'en ai fait l'expérience pendant quatre ou cinq ans. J'ai été bien calomnié, bien contredit. Oh! j'avais des croix! J'en avais presque plus que je n'en pouvais porter. Je me mis à demander l'amour des croix; alors je fus heureux. Je me dis: Vraiment il n'y a de bonheur que là.





1101 Session 123 -21 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai eu, et à trois différentes époques, le bonheur de vivre dans l'intimité du Serviteur de Dieu. J'ai reconnu, par tous les rapports que j'ai eus avec lui, qu'il avait reçu le don de la foi dans une perfection éminente. 1102 Le Saint Esprit répandait au centre de son âme une lumière si vive, qu'il percevait les choses divines d'une vue simple, avec une certitude, un goût et une suavité, qui lui causaient à chaque instant des ardeurs intérieures, des transports et des larmes. La Foi du Curé d'Ars était le principal mobile de sa vie; c'était toute sa science; elle lui expliquait tout et il expliquait tout par elle. Il n'avait qu'une seule pensée: aimer et faire aimer Dieu. Sa foi étonnait tout le monde. J'ai entendu un prêtre dire en sortant du catéchisme que venait de faire Mr Vianney, s'écrier (sic): Quelle foi! Il y aurait de quoi en enrichir tout un diocèse. Il y a de la sainteté dans le Curé d'Ars, disait-on devant un savant professeur de philosophie; mais il n'y a que cela. - Il y a, répondit-il, de grandes lumières; il en jaillit de ses entretiens sur toute espèce de sujets. Oh! que l'on voit bien, que l'on voit beau, quand on voit par le St Esprit! A quelle hauteur de sens et de raison la foi nous élève!

Je puis attester que c'est à cette lumière de la foi que Mr Vianney considérait toute chose. Il trouvait Dieu partout et il l'adorait dans toutes ses oeuvres.



Quoad Spem, testis respondit:

Je n'ai jamais vu le Serviteur de Dieu en proie au découragement. Il m'a dit lui-même que dans le temps où il était en butte aux persécutions les plus vives et les plus continuelles, s'attendant d'un jour à l'autre à être chassé de sa paroisse à coups de bâton, interdit et condamné à finir ses jours en prison, il ne perdit jamais courage. Quelque opposition qu'il trouvât dans l'accomplissement de ses devoirs, il s'y porta toujours avec le même amour et la même exactitude. 1103 Comme je m'étonnais qu'il eût pu, sous une menace perpétuelle de changement, conserver ainsi toute l'énergie de son âme: C'est vrai, me répondit-il, que j'espérais tous les jours que l'on viendrait me chasser; mais en attendant je faisais comme si je n'avais jamais dû m'en aller. La grande Espérance jointe à la grande Foi de Mr Vianney lui mettait dans la bouche des paroles pleines de feu chaque fois qu'il avait à parler du péché et de ses funestes conséquences. Le péché, disait-il, est le bourreau du bon Dieu et l'assassin des âmes. C'est lui qui nous arrache du Ciel pour nous précipiter en enfer. Et nous l'aimons!... Oh! mes frères, que nous sommes ingrats! Le bon Dieu veut nous rendre heureux et nous ne le voulons pas! Nous nous détournons de Lui, et nous nous donnons au démon! Nous fuyons notre ami et nous cherchons notre bourreau! Voyez, mes frères, le bon chrétien parcourt le chemin de ce monde monté sur un char de triomphe, assis sur un trône, et c'est Notre Seigneur qui conduit la voiture. Mais le pécheur, il est lui-même attelé au brancard: c'est le démon qui est dans la voiture, et qui frappe sur lui à grands coups pour le faire avancer. Si vous voyiez un homme dresser un grand bûcher, entasser des fagots les uns sur les autres, et que, lui demandant ce qu'il fait, il vous répondît: Je prépare le feu qui doit me brûler, que penseriez-vous? En commettant le péché, c'est ainsi que nous faisons. Ce n'est pas Dieu qui nous jette en enfer, c'est nous par nos péchés. Le damné se dira: J'ai perdu Dieu par ma faute. Il s'élèvera du brasier pour y retomber. Il sentira toujours le besoin de s’élever, parce qu'il était créé pour Dieu... Comme un oiseau dans un appartement vole jusqu'au plancher et retombe. La Justice de Dieu est le plancher qui arrête les damnés.

1104 Nos fautes sont un grain de sable à coté de la grande montagne de la miséricorde de Dieu. La miséricorde de Dieu est comme un torrent débordé qui entraîne les coeurs sur son passage. Le bon Dieu est aussi prompt à nous accorder notre pardon qu'une mère est prompte à retirer son enfant du feu. Figurez-vous une pauvre mère obligée de lâcher le couteau de la guillotine sur la tête de son enfant: voilà le bon Dieu quand il damne le pécheur.

J'ai recueilli moi-même ces paroles entre beaucoup d'autres de la bouche du Serviteur de Dieu.

Je puis dire que la conversation de Mr Vianney était toute dans le Ciel. Il avait besoin de toutes ses forces pour se résigner à vivre sur la terre, et il s'en consolait en parlant continuellement du Ciel. Mon Dieu, disait-il un jour, que le temps me dure avec les pécheurs! Quand serai-je donc avec les saints?... Il m'a parlé plusieurs fois d'écrire un livre sur les délices de la mort. Dans les catéchismes et les homélies, les plus aimables comparaisons avaient trait à ce désir du Ciel. Il se servait souvent de celle de l'hirondelle, qui ne fait que raser la terre et ne se pose presque jamais; de celle de la flamme qui tend toujours en haut; de celle du ballon, qui s'élève dans les airs quand on a rompu les cordes. Il racontait en pleurant que Ste Colette sortait quelquefois de sa cellule ne se possédant plus de joie à la pensée du Ciel; elle parcourait les corridors en criant: En paradis! en paradis! Il racontait encore que lorsqu'on demandait à Ste Thérèse ce qu'elle avait vu au Ciel, elle s'écriait: J'ai vu, j'ai vu! J'ai vu! et elle en restait là; la parole et le souffle lui manquaient à la fois. 1105 Pour montrer qu'on ne s'ennuierait pas en paradis, il racontait l'histoire de ce moine qui s'oublia cent ans à poursuivre un petit oiseau, qui devenait toujours plus beau à mesure qu'il le regardait. Si un petit enfant était là, dans l'église, et que sa mère fût à la tribune, il lui tendrait ses petites mains, et s'il ne pouvait monter l'escalier, il se ferait aider, et n'aurait de repos que lorsqu'il serait dans les bras de sa mère. Voilà le chrétien en regard du Ciel.

Je lui ai entendu expliquer l'évangile du deuxième dimanche de carême. Le ravissement du Thabor réveillant en lui l'idée du bonheur de l'âme appelée à jouir de la sainte humanité de Notre Seigneur dans la claire vision du Ciel, il s'écria, transporté hors de lui-même: Nous le verrons, nous le verrons!... Oh! mes frères, y avez-vous jamais pensé? Nous verrons Dieu, nous le verrons tout de bon, tel qu'il est, face à face! Et pendant quelques minutes, il ne cessa de pleurer et de répéter: Nous le verrons, nous le verrons!

Un autre jour, en parlant du Ciel où nous verrons Dieu tout de bon, il s'écriait, les yeux mouillés de larmes et avec transport: Alors nous dirons au bon Dieu: Mon Dieu, je vous vois, je vous tiens; vous ne m'échapperez plus jamais, jamais!...

Une autre fois, après une ravissante instruction sur le Ciel, on demandait au Curé d'Ars ce qu'il faut pour obtenir cette récompense; il répondit: La grâce et la croix.

Le Curé d'Ars ne cessait dans ses entretiens, en chaire, au confessionnal, de parler de la grande miséricorde du Seigneur, de la facilité que nous avons d'aller au Ciel par le moyen de la grâce. Ce que d'autres n'auraient pu faire qu'avec de longs discours, le Curé d'Ars l'opérait souvent par un seul mot, qui était pour la personne à laquelle il s'adressait une vive lumière.

Le Serviteur de Dieu avait reçu une grande puissance de consolation. Ce qui affluait en plus grand nombre autour de lui, outre les malades et les pécheurs, c'était les affligés. 1106 Tous étaient accueillis avec la même bonté compatissante, et s'il y avait de sa part quelque préférence, elle était en faveur du pauvre et du petit. Il y avait là comme une source intarissable, à laquelle chacun venait puiser. Mr Vianney entendait des choses qui fendaient l'âme. Il faut venir à Ars, me disait-il souvent, pour savoir le mal que le péché originel nous a fait. Tous emportaient de leurs visites des pensées plus calmes, une attente plus douce de l'avenir, plus de conformité à la volonté de Dieu, plus de courage à supporter les tristesses présentes. Le Serviteur de Dieu n'avait qu'à parler, et d'un mot, j'en ai fait souvent l'expérience, il atteignait le mal dans sa racine et fermait la blessure.

Je puis attester que le Serviteur de Dieu donnait à la prière tout le temps qui n'était pas absorbé par les travaux de la chaire et du confessionnal. Tout ce que j'ai vu de lui me porte à croire qu'il ne perdait jamais de vue la sainte présence de Dieu, et qu'au milieu des occupations les plus absorbantes, son âme était toujours unie à Dieu et appliquée à l'oraison. Quand il avait un instant de libre, il partait aussitôt par quelque exclamation, qui révélait son application constante à Dieu et aux choses de Dieu.

Mr Vianney, dans tous ses entretiens, montrait un grand abandon à la divine Providence. Je lui ai entendu dire un jour: Quand je pense au soin que le bon Dieu a pris de moi, quand je repasse ses bienfaits, la reconnaissance et la joie de mon coeur débordent de tous côtés. Je ne sais plus que devenir; je ne découvre de toutes parts qu'un abîme d'amour dans lequel je voudrais pouvoir me noyer. - Un jour, il a dit à Catherine Lassagne, qui me l'a rapporté: Lorsque j'étudiais, j'étais accablé de chagrin, je ne savais plus que faire. Je vois encore l’endroit où j'étais. Il me fut dit, comme si c'était quelqu'un qui m'eût parlé à l'oreille: Va, sois tranquille, tu seras prêtre un jour. 1107 Une autre fois que j'avais beaucoup d'inquiétude, j'entendis la même voix, qui me disait distinctement : Que t'a-t-il manqué jusqu'à ce jour? - En effet, j'ai toujours eu de quoi faire.





1109 Session 124 - 22 Octobre 1863 à 9h du matin ;



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je tiens de Mr le Curé d'Ars, qui m'en a parlé en plusieurs rencontres, que pendant plus de trente ans il fut presque continuellement en butte aux attaques du démon, qui tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, soit le jour, soit la nuit, cherchait à l'effrayer et à l'empêcher de prendre le repos dont il avait besoin pour réparer ses forces. 1110 Voici ce que j'ai retenu de ses différents récits.

Au milieu de la nuit et quand le Serviteur de Dieu commençait à s'endormir, le démon faisait ordinairement du bruit dans son escalier: c'était comme si un gendarme, chaussé de grosses bottes, en eût fait résonner le talon sur les dalles. Quelquefois le Serviteur de Dieu entendait, dans la salle basse au-dessous de lui, comme un grand cheval, qui s'élevait jusqu'au plancher et retombait lourdement les quatre fers sur le carreau. D'autres fois encore c'était le bruit d'un grand troupeau de moutons qui piétinaient au-dessus de sa tête. Pendant plusieurs nuits consécutives, il entendit dans la cour des clameurs si fortes qu'il en était effrayé. Ces voix parlaient dans une langue inconnue et avec la plus grande confusion, en sorte qu'elles réveillaient en lui le souvenir de l'invasion autrichienne et qu'il les comparait au bruit d'une armée d'Allemands, ou bien il se servait d'un autre mot non moins caractéristique, en disant qu'une troupe de démons avait tenu leur parlement dans sa cour. Il arrivait souvent que l'esprit malin heurtait comme quelqu'un qui veut entrer. Un instant après, sans que la porte fût ouverte, il était dans la chambre, remuant les chaises, dérangeant les meubles, frappant sur la table, sur la cheminée, cherchant de préférence les objets les plus sonores, se suspendant aux rideaux du lit et les secouant avec fureur, comme s'il avait voulu les arracher, appelant Mr le Curé d'une voix moqueuse et ajoutant à son nom des menaces et des qualifications outrageantes. Souvent il se cachait sous son lit et faisait toute la nuit retentir à son oreille tantôt des cris aigus, tantôt des gémissements lugubres. Quelquefois il l'entendait respirer bruyamment, comme un homme qui se livre à un travail pénible; d'autres fois, râler comme un malade à l'agonie. 1111 Il y eut une nuit où il fut réveillé en sursaut et se sentit soulever en l'air. Peu à peu je perdais mon lit, dit-il; je m'armai promptement du signe de la croix et le grappin (c'était le nom qu'il donnait au malin esprit) me laissait. Une autre nuit, le diable prit la forme d'un coussin très doux, dans lequel la tête du Curé enfonçait comme dans du coton; il en sortait en même temps un gémissement. Le Serviteur de Dieu avoua que cette fois il eut peur; il invoqua le secours de Dieu et l'illusion disparut. Le démon est bien fin, disait-il un jour dans son catéchisme, mais il n'est pas fort: un signe de croix le met en fuite. Il n'y a pas encore trois jours qu'il faisait un grand tapage au-dessus de ma tête; on aurait dit que toutes les voitures de Lyon roulaient sur le plancher. Pas plus loin qu'hier soir, il y avait des troupes de démons qui secouaient ma porte: j'ai fait le signe de la croix, ils sont tous partis.

J'avais entendu Mr Chevalon, ancien soldat de la république et missionnaire du diocèse, raconter le fait; j'en ai eu les détails par une lettre écrite sous l'inspiration d'un témoin oculaire; Mr Vianney y a fait plusieurs fois allusion devant moi; j'ai retrouvé ce récit dans les notes de Catherine Lassagne et dans les manuscrits de l'abbé Renard. Dans l'hiver de mil huit cent vingt-six, pendant le jubilé de St Trivier sur Moignans, après une soirée pendant laquelle ses confrères s'étaient égayés au sujet des bruits nocturnes qui inquiétaient le Serviteur de Dieu, tous les habitants de la cure furent réveillés par un affreux vacarme; on eût dit que la maison allait s'écrouler. On se souvint que le Curé d'Ars avait dit la veille: Vous ne serez pas étonnés, si vous entendez du bruit cette nuit. On courut dans sa chambre. Je sais bien ce que c'est, dit-il en souriant; vous n'avez rien à craindre. 1112 Le matin, Mr Vianney trouva à la porte de la cure un homme qui avait fait plusieurs lieues pour venir se confesser à lui. C'était chose ordinaire, chaque fois que les attaques du démon redoublaient, le Curé d'Ars prévoyait que la grâce lui amènerait quelque grand pécheur, si bien que par la suite, au lieu de se troubler de cette recrudescence, il l'accueillait comme le signe avant-coureur des miséricordes de Dieu et des consolations réservées à son ministère.

A Montmerle, dès la première nuit qu'il y passa pour y faire le jubilé, le démon le traîna dans son lit tout autour de sa chambre; le lendemain, Mr Vianney, s'étant rendu à l'église, trouva son confessionnal entouré. A peine y fut-il entré qu'il se sentit soulevé et ballotté comme s'il avait été sur un courant. J'ai entendu pareillement le Serviteur de Dieu raconter ce fait.

Le Serviteur de Dieu avait sur son palier une image de l'Annonciation qu'il aimait beaucoup. Le démon la couvrait outrageusement de boue et d'ordures. On avait beau la laver, le lendemain on la trouvait plus maculée que la veille. Ces insultes se renouvelèrent jusqu'à ce que Mr Vianney, renonçant aux consolations que la vue de cette image lui donnait, prit le parti de la faire enlever.

Il ne m'est pas permis de supposer que Mr Vianney se soit trompé, ni qu'il ait voulu tromper. Il n'avait pas le tempérament d'un visionnaire; il n'était pas du tout crédule. Il possédait toutes les qualités d'un bon témoin, de bons yeux, de bonnes oreilles, un bon jugement. Ces choses ne se passèrent pas une fois, mais cent et cent par an pendant trente années. Elles furent attestées par lui des milliers de fois. Il n'y avait rien dont il parlât plus volontiers, soit en public, soit en particulier. Au reste, voici l'appréciation d'un médecin savant et pieux, qui m'est intimement connu et qui a vu de près le Curé d'Ars: "Nous n'avons qu'un mot à dire touchant les soi-disant explications physiologiques des phénomènes de ce genre. Si ces explications peuvent être admises, lorsqu'il s'agit de se rendre compte de faits entourés de circonstances pathologiques concomitantes, qui en décèlent la nature, et qui, d'habitude, ne font jamais défaut, il devient impossible de leur attribuer la même cause, quand ils se trouvent unis, comme chez Mr Vianney, à l'accomplissement si régulier de toutes les fonctions de l'organisme, à cette sérénité d'idées, à cette délicatesse de perception, à cette sûreté de jugement et de vues, à cette plénitude de la possession de soi-même, au maintien de cette miraculeuse santé qui ne connaissait presque pas de défaillances, au milieu de l'écrasante série de travaux qui absorbaient l'existence du vénérable Curé d'Ars. 1113

Sur la fin de sa vie, les attaques du démon contre le Serviteur de Dieu furent moins vives et moins continuelles. Il semblait qu'il en eût triomphé par son inébranlable fermeté et son inaltérable confiance en Dieu, et que l'esprit du mal désespérait de le vaincre.

Mr le Curé, lui disais-je un jour, ces bruits, ces voix et tout ce tapage que vous entendez dans la nuit, ne vous font pas peur? - Oh! non, je sais que c'est le grappin: depuis le temps que nous avons affaire ensemble, nous sommes camarades. D'ailleurs, c'est Dieu qui me garde, et ce que Dieu garde est bien gardé.

Il résulte pour moi de toutes les conversations que j'ai eues avec le Serviteur de Dieu, qu'afin d'augmenter ses mérites et de désintéresser son zèle, Notre Seigneur lui mettait un voile sur les yeux, en sorte qu'il n'apercevait pas le bien immense qui s'opérait par lui. Il se croyait un être inutile; il se voyait sans foi, sans piété, sans savoir, sans discernement, sans vertu; il n'était bon qu'à tout gâter, à mal édifier tout le monde. Il était un obstacle au bien. L'humilité de son coeur lui faisait répandre de vraies larmes sur sa misère. Ces larmes ne pouvaient être consolées que par la générosité de son courage, qui le pressait de se jeter à corps perdu, avec toutes ses impuissances, entre les bras de Notre Seigneur. Il me disait un jour: Dieu m'a fait cette grande miséricorde de ne rien mettre en moi sur quoi je puisse m'appuyer. Je ne découvre en moi, quand je me considère, que mes pauvres péchés. Encore le bon Dieu permet-il que je ne les voie pas-tous. Cette vue me ferait tomber dans le désespoir. Je n'ai d'autre ressource, contre cette tentation de désespoir, que de me jeter au pied du tabernacle, comme un petit chien aux pieds de son maître.

1114 Ce qui lui causait ces désolations intérieures, ce n'était pas le travail assidu de la chaire et du confessionnal; il acceptait bien l'épreuve de cette confiance qu’on lui témoignait et sous laquelle il ployait et gémissait sans cesse, quoiqu'elle ouvrît dans son âme une source toujours nouvelle d'inquiétude et d'effroi; mais il ne pouvait accepter le péché: la vue du mal excitait en lui les mouvements d'un fils qui voit outrager son père. Chaque coup qui tombait sur Dieu l'atteignait dans la partie la plus vive et la plus sensible de son être. Le sentiment qu'il en éprouvait ne s'affaiblit jamais. Cela explique ses larmes et ce qu'il répétait souvent: qu'il ne connaissait personne de si malheureux que lui. Je l'ai entendu s'écrier d'autres fois: Oh! que la vie est triste! Quand je suis venu à Ars, si j'avais prévu les souffrances qui m'y attendaient, je serais mort d'appréhension sur le coup. On offense tant le bon Dieu, disait-il encore, qu'on serait tenté de demander la fin du monde. S'il n'y avait pas quelques belles âmes pour reposer le coeur et consoler les yeux de tant de mal que l'on voit et que l'on entend, on ne pourrait pas se souffrir en cette vie. Encore, si le bon Dieu n'était pas si bon, mais il est si bon... Quelle honte nous aurons quand le jour du dernier jugement nous fera voir toute notre ingratitude... Nous comprendrons alors, mais il ne sera plus temps. Et après s'être interrompu pour pleurer, il ajoutait: Non, les pauvres pécheurs sont trop malheureux... Je lui ai entendu dire plusieurs fois dans son catéchisme, avec l'accent de la plus amère tristesse, et le visage baigné de larmes: Il n'y a rien au monde de si malheureux qu'un prêtre. Sa vie se passe à voir le bon Dieu offensé, le prêtre ne voit que cela. Il est toujours comme saint Pierre au prétoire. 1115 Il a toujours sous les yeux Notre Seigneur insulté, méprisé, couvert d'opprobres... Oh! Si j'avais su ce que c'était qu'un prêtre, au lieu d'aller au séminaire, je me serais bien vite sauvé à la Trappe. A quoi une voix partie du milieu de la foule répondit une fois: Mon Dieu, que c'eût été dommage!... J'ai remarqué, avec d'autres personnes, que ses peines augmentaient d'intensité à certains jours. Le vendredi par exemple, sa physionomie était toute changée: on y lisait l'expression d'une profonde douleur. Pour l'ordinaire cependant, rien ne perçait au dehors de ses luttes avec lui-même. Quel que fût l'état de son âme, il allait dans sa voie du même pas et du même air tranquille et satisfait. Jamais la tourmente ne lui a fait lâcher pied et ne l'a forcé à dévier de son droit chemin.

J'ai remarqué que de tous les penchants du Serviteur de Dieu, le plus persévérant et le plus extraordinaire dans sa vocation fut son attrait pour la solitude. Le temps qu'il regrettait le plus était celui où il conduisait son troupeau dans les champs de Dardilly. Que j'étais heureux, me disait-il, quand je n'avais à conduire que mon âme et mes trois brebis; je n'avais pas la tête rompue comme à présent; je pouvais prier tout à mon aise. Il reconnaissait qu'il y avait de l'intempérance dans ce désir et que le démon s'en servait pour le tenter. Il le mortifia, il lui résista, mais toute sa vie il eut à lutter contre le même entraînement. Il me semble aussi qu'il y eut là une disposition secrète de la divine Providence. En sacrifiant son goût à l'obéissance, son plaisir au devoir, Mr Vianney eut occasion de se vaincre à toute heure et de fouler aux pieds sa volonté propre.

Malgré toutes ses peines et ses souffrances, le Serviteur de Dieu poursuivit jusqu'à la fin les travaux qu'il avait entrepris pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Je l'ai pressé souvent, mais en vain, de prendre un peu de repos. Il me répondait toujours: Je me reposerai en paradis. 1116 D'autres fois, je lui ai entendu dire en riant, bien qu'il fût plus rompu et plus exténué que d'ordinaire: Ah! les pécheurs tueront le pécheur! Et encore: Je connais quelqu'un qui serait bien attrapé s'il n'y avait point de paradis! Ah! je pense souvent, reprenait-il, que lors même qu'il n'y aurait point d'autre vie, ce serait un assez grand bonheur d'aimer Dieu dans celle-ci, de le servir et de faire quelque chose pour sa gloire.

Quoique dans sa première maladie il eût manifesté une grande crainte et une grande appréhension des jugements de Dieu, comme je l'ai ouï dire, j'ai été frappé du calme, de la sérénité qu'il fit paraître dans ses derniers moments. Aucun de ceux qui l'ont entouré ne s'est aperçu que la confiance en Dieu lui eût manqué.



Quoad Caritatem, testis respondit:

La charité du Serviteur de Dieu a paru dès sa plus tendre enfance; elle ne s'est jamais démentie. Tous les témoignages que j'ai pu recueillir, soit à Dardilly, soit à Ecully, soit à Ars, et surtout dans ce dernier endroit, s'accordent sur ce point.

Il m'a toujours paru que Mr Vianney n'avait qu'une pensée: aimer et faire aimer Dieu. Dieu et rien que Dieu, Dieu toujours, Dieu partout, Dieu en tout. Toute la vie du Curé d'Ars est là. Il a vécu trente ans d'une existence toujours semblable à elle-même. Toujours l'oeuvre de Dieu; jamais il n'a cherché son intérêt propre; jamais il ne s'est accordé la plus petite jouissance; jamais il n'a pris un instant de répit. Toutes les fois que j'ai vu le Curé d'Ars prosterné devant le Saint Sacrement, son attitude exprimait non seulement la foi, mais l'amour, l'adoration et l'anéantissement. Généralement, il était à genoux par terre et sans point d'appui. Il ne levait les yeux que pour les fixer sur le tabernacle, avec une joie et une tendresse si vive qu'on aurait pu croire qu'il voyait Notre Seigneur. Je ne l'ai jamais vu assis à l'église, excepté quand il faisait le catéchisme ou qu'il confessait.

1117 Le Serviteur de Dieu ne m'a jamais paru plus admirable que lorsqu'il parlait sur l'amour de Dieu. Aimer Dieu, disait-il, oh! que c'est beau! Il faut le Ciel pour comprendre l'amour. La prière aide un peu, parce que la prière, c'est l'élévation de l'âme jusqu'au Ciel. Plus on connaît les hommes, moins on les aime. C'est le contraire pour Dieu: plus on le connaît, plus on l'aime. Cette connaissance embrase l'âme d'un si grand amour, qu'elle ne peut plus aimer, ni désirer que Dieu. Le seul bonheur que nous ayons sur la terre, c'est d'aimer Dieu et de savoir que Dieu nous aime. Il ajoutait en pleurant : Je pense quelquefois qu'il y aura peu de bonnes oeuvres récompensées, parce qu'au lieu de les faire par amour pour Dieu, nous les faisons par amour de nous-mêmes. Que c'est dommage! Il disait encore: Que la pensée de la sainte présence de Dieu est douce et consolante! Quand on est devant Dieu, les heures passent comme des minutes. C'est un avant-goût du Ciel. Pauvres pécheurs, quand je pense qu'il y en a qui mourront sans avoir goûté seulement pendant une heure le bonheur d'aimer Dieu! Et encore: Quand nous nous lassons de la prière, allons à la porte de l'enfer, voyons ces pauvres damnés, qui ne peuvent plus aimer le bon Dieu.

Un jour qu'il entendait les oiseaux chanter dans sa cour, il se prit à soupirer en disant: Pauvres petits oiseaux, vous avez été créés pour chanter, et vous chantez. L'homme a été créé pour aimer Dieu, et il ne l'aime pas! Ce qui fait que nous n'aimons pas Dieu, disait Mr Vianney à quelqu'un qui me l'a répété, c'est que nous ne sommes pas arrivés à ce degré où tout ce qui coûte fait plaisir. Si l'on devait être damné, ajoutait-il, ce serait une consolation que de pouvoir dire: J'ai du moins aimé le bon Dieu sur la terre.

1118 Le Serviteur de Dieu ne paraissait pas moins admirable lorsqu'il parlait du très saint Sacrement. Ce qu'il avait le mieux retenu de ses lectures, ce qui revenait le plus souvent dans ses discours, c'était les paroles enflammées par lesquelles l'amour des saints envers Notre Seigneur s'est le plus vivement exprimé. A l'entendre, on sentait que Jésus Christ seul était tout dans ses pensées, dans ses affections et dans ses désirs. Il ne pouvait cesser de penser à Jésus Christ, d'aspirer à lui, de parler de Lui. Ce n'était pas des paroles, mais des flammes, qui sortaient de son coeur.

Il y avait dans la manière dont il prononçait l'adorable nom de Jésus, et dont il disait Notre Seigneur, un accent dont il était impossible de n'être pas frappé.





1121 Session 125 - 23 Octobre 1863 à 8h du matin



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai remarqué souvent que la grâce accompagnait les moindres paroles du Serviteur de Dieu. On pouvait dire de lui ce que le Saint Esprit dit du prophète Elle, que sa parole brûlait comme une torche enflammée. 1122 Ce que d'autres n'auraient pu par un long discours, j'ai vu Mr Vianney l'opérer par un seul mot. Il lui suffisait quelquefois de dire: Encore, si le bon Dieu n'était pas si bon... Mais il est si bon! Ou bien: Que c'est dommage de perdre une âme qui a tant coûté à Notre Seigneur! Ou bien: Quel mal vous fait Notre Seigneur pour le traiter de la sorte?... pour opérer une conversion. Il savait l'endroit où il fallait frapper et il manquait rarement son but.

Quelquefois même, il n'avait pas besoin de parler; il convertissait par son regard et par ses larmes. J'ai entendu raconter souvent qu'ayant à ses pieds un pécheur endurci et s'accusant froidement, il se prit à fondre en larmes: Qu'avez-vous, mon père, lui dit son pénitent? - Je pleure de ce que vous ne pleurez pas. Le coeur du pénitent était changé. Je cite ce trait entre mille. Le Curé d'Ars avouait lui-même, dans sa grande modestie, que l'on ne saurait qu'au jour du jugement combien de pécheurs ont trouvé leur salut à Ars. Ce n'était pas seulement les pécheurs qui trouvaient à Ars la grâce de la conversion; tous ceux qui approchaient le Serviteur de Dieu et qui recevaient ses conseils sentaient croître en eux le désir de servir Dieu et de faire pour cela tous les sacrifices nécessaires.

C'était tous les jours, plusieurs fois par jour, et à toutes les heures du jour, que j'ai eu lieu d'admirer son inaltérable patience au milieu de la foule qui l'entourait sans lui laisser un seul instant de répit. A quelque moment qu'on le vît, environné, pressé, assailli par la multitude indiscrète, obsédé de questions oiseuses, interpellé de partout à la fois et ne sachant à qui répondre, on le trouvait toujours semblable à lui-même, toujours gracieux, toujours compatissant, toujours prêt à condescendre, toujours la figure calme et souriante. 1123 Cette égalité d'âme ne pouvait provenir que de son union constante avec Dieu, dont le bruit de la foule et les occupations extérieures ne pouvaient le distraire.

J'ai remarqué que le Serviteur de Dieu ne trouvait de bon, d'agréable, d'intéressant, que ce qui lui parlait de Dieu. Son âme toujours appliquée à Dieu planait au-dessus des intérêts de la terre. Le souverain Bien l'attirait à ce point qu'il n'en pouvait détourner sa pensée. Si l'on venait à parler devant lui des choses temporelles, Mr Vianney n'interrompait pas, mais on voyait qu'il n'était plus dans son élément. Au contraire, tout ce qui se rattachait à l'ordre surnaturel, tout ce qui concernait l'Église, tout ce qui étendait la gloire du saint nom de Dieu, l'intéressait et le passionnait. Tout ce qui pouvait nuire à la gloire de Dieu lui causait une amère douleur. Il pleurait avec des larmes abondantes le malheur des prêtres qui ne correspondent pas à la sainteté de leur vocation. Un prêtre, disait-il un jour devant moi, qui a le malheur de ne pas célébrer en état de grâce, quel monstre! On ne peut pas comprendre tant de méchanceté. Je sais qu'il avait pour pratique de réciter le soir avant de se coucher sept Gloria Patri en réparation des outrages faits au Corps de Notre Seigneur par les prêtres indignes, et il me rappelait avec attendrissement qu'il avait fait une fondation de messes à la même intention.

Je crois que Mr Vianney n'a pu arriver à un si haut degré d'amour de Dieu sans avoir passé par beaucoup de peines intérieures, beaucoup de luttes et de contradictions extérieures, beaucoup de sacrifices, beaucoup d'épreuves qui l'ont fait mourir à lui-même. Ces peines et ces épreuves ont déjà fait l'objet de mes dépositions précédentes. Le Serviteur de Dieu exprimait souvent cette pensée que l'on montre plus de charité en servant Dieu malgré les désolations intérieures qu'en le servant au milieu des consolations spirituelles. 1124

Un jour que je lui demandais si la contradiction ne l'avait jamais ému au point de lui faire perdre la paix, il me répondit à peu près dans ces termes: La croix, s'écria-t-il avec une expression céleste, la croix nous faire perdre la paix! C'est elle qui doit la porter dans nos coeurs. Toutes nos misères viennent de ce que nous ne l'aimons pas. Nous nous plaignons de souffrir; nous aurions bien plus raison de nous plaindre de ne pas souffrir, puisque rien ne nous rend plus semblables à Notre Seigneur. Oh! belle union de l'âme avec Notre Seigneur Jésus Christ par l'amour de sa croix.



Quoad caritatem erga proximum, testis respondit:

Tous les témoignages que j'ai recueillis parmi les parents et les contemporains du Serviteur de Dieu me l'ont représenté comme se livrant dès l'enfance aux exercices de la charité envers le prochain. Il amenait à la maison paternelle tous les mendiants qu'il pouvait rencontrer. Son bonheur était de leur distribuer tout ce qui restait de la table de famille. Il avait reçu ces exemples de ses parents, dont la demeure était désignée dans le pays comme la maison des pauvres. C'est parmi ces pauvres que vint un jour, quelque temps avant la naissance de Mr Vianney, s'asseoir le Bienheureux Benoît Joseph Labre. On a conservé dans le pays la mémoire de l'hospitalité qui lui fut donnée par les Vianney. Le Curé d'Ars aimait à rappeler ce souvenir dans ses catéchismes. Il disait avoir eu en sa possession une lettre autographe du Bienheureux et regrettait de s'en être dessaisi.

Je sais par le témoignage de sa cousine Fayolle qu'il continuait, pendant sa résidence à Ecully, à s'occuper des pauvres. Il emmenait coucher à la ferme des Imbert tous ceux qu'il trouvait sur son chemin; il en remplissait quelquefois la maison. 1125 La même personne m'a raconté qu'allant un jour de Dardilly à Ecully, il rencontra un pauvre qui n'avait point de chaussures; il lui donna ses souliers neufs, et arrivé chez lui, il fut bien grondé par son père, qui n'entendait pas l'aumône à la manière de son fils.

On a conservé à Ecully le souvenir des aumônes continuelles qu'il y a faites pendant son vicariat. Il ne se gardait rien; il se privait même du nécessaire, afin de pouvoir suppléer par là les ressources de son petit traitement.

Lorsque Mr Vianney vint prendre possession de la paroisse d'Ars, je sais que le premier moyen qu'il employa pour gagner à Dieu l'âme de ses paroissiens fut de donner à tous et à chacun des marques particulières de son affection et de son dévouement. Il était convaincu que pour faire du bien aux hommes, il fallait les aimer. Il ne laissait échapper aucune occasion de leur prouver qu'il les aimait; il était ouvert, complaisant, affable envers tous. Il les visitait souvent, choisissant volontiers l'heure des repas afin de trouver toute la famille réunie. Pour ne causer ni dérangement, ni surprise, il s'annonçait de loin, appelant par son nom de baptême le maître de la maison. Puis il entrait, faisait signe à tout le monde de continuer et de rester assis. Debout lui-même, ou s'appuyant contre un meuble, après quelques mots polis, il en venait toujours à parler de Dieu. Quand il s'en allait, sa visite n'avait pas seulement charmé, elle avait instruit, consolé et affermi dans le bien.

J'ai toujours vu le Serviteur de Dieu remplir tous ses devoirs de pasteur avec toute la perfection possible, même dans le temps que la foule des étrangers lui prenait tous ses moments et aurait pu lui faire oublier le soin de sa paroisse. J'ai remarqué qu'il n'ignorait rien de ce qui pouvait intéresser le salut des âmes et même le bien temporel de ses paroissiens.

1126 Je sais que Mr Vianney avait demandé à souffrir, le jour pour la conversion des pécheurs, la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire. Il m'en a fait lui-même la confidence. Dieu l'avait largement exaucé. Il m'a avoué qu'il ne dormait pas une heure d'un sommeil tranquille et réparateur: Si je pouvais dormir une heure, je galoperais comme un jeune cheval! Sur la fin de sa vie, la fièvre le brûlait sur son pauvre lit; la toux qui lui déchirait la poitrine était presque sans interruption. Ça m'ennuie, disait-il, ça me prend tout mon temps. Il se levait de temps en temps pour essayer de trouver hors du lit quelques soulagements; et quand la douleur commençait à se calmer, quand il allait enfin pouvoir s'assoupir, c'était l'heure où ce pauvre vieillard, par un héroïque effort qu'il renouvelait chaque nuit, s'arrachait au repos avant de l'avoir goûté, et reprenait gaîment sa journée de travail.

J'ai vu le Serviteur de Dieu verser des larmes et je l'ai entendu gémir bien souvent sur la perte des âmes. Son zèle lui arrachait ces paroles, et d'autres équivalentes: Quel dommage que des âmes qui ont tant coûté de souffrances au bon Dieu, se perdent pour l'éternité! Mon Dieu, est-il possible que vous ayez enduré tant de tourments pour sauver des âmes, et que ces âmes deviennent la proie du démon? Il ne cessait de prier pour la conversion des pécheurs; il a fondé des messes dans la même intention. Il disait en recommandant aux prières des bonnes âmes qui venaient à lui de prier pour la conversion des pécheurs: C'est la plus belle et la plus utile de toutes les prières: car les justes sont sur le chemin du Ciel, les âmes du purgatoire sont sûres d'y entrer. Mais les pauvres pécheurs, les pauvres pécheurs... - Et il s'interrompait pour pleurer. 1127 - Toutes les dévotions sont bonnes, ajoutait-il, mais il n'y en a pas de meilleure que celle-là. Je sais, pour l'avoir entendu raconter plusieurs fois à Mr Toccanier, que lorsqu'il demandait au Serviteur de Dieu ce qu'il ferait si le bon Dieu lui proposait de monter au Ciel sur le champ ou de rester sur la terre jusqu'à la fin du monde pour travailler au salut des âmes, il répondit: Je crois que je resterais. Il ajoutait que les saints sont des rentiers.





1129 Session 126 - 23 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu, frappé du grand bien qui s'opérait par les missions, ayant remarqué que la plupart des pécheurs qui venaient à Ars dataient leur confession d'une de ces missions, consacra presque tout l'argent qu'il reçut pendant les dernières années de sa vie à fonder cette oeuvre importante dans le diocèse. 1130 Les missions se donnent de dix ans en dix ans dans les paroisses qu'il a désignées, sans qu'elles aient à en supporter les frais. J'ai eu entre les mains le registre de ces fondations. Elles s'élevaient à plus de cent au moment de sa mort. Il faisait paraître une grande joie, quand il avait reçu pour son oeuvre de prédilection une somme importante. Un jour, dans la visite qu'il fit aux missionnaires, son air heureux me frappa. Mr le Curé, lui dis-je, vous êtes rayonnant. - Je crois bien, me dit-il, j'ai découvert ce matin que j'étais riche à deux cent mille francs: ce capital est placé sur la banque la plus solide du monde. Je l'ai prêté aux trois Personnes les plus riches qu'on puisse trouver. Ces paroles avaient trait aux fondations dont il avait vu la liste le matin. Il ne se lassait pas de témoigner aux missionnaires l'intérêt qu'il prenait à leur oeuvre, les encourageant en toute rencontre à demeurer fidèles à leur vocation.

J'ai commencé à connaître le pèlerinage en mil huit cent cinquante-cinq; il y avait trente ans qu'il durait. A cette époque, la vie de Mr Vianney se passait au confessionnal. Sur les dix-huit ou vingt heures qui composaient sa journée de travail, il ne prenait que le temps de réciter son office, de faire oraison, de célébrer la sainte messe, de prendre à midi un peu de nourriture et de repos. Ce travail de chaque jour commençait à une heure ou deux après minuit. Quoique épuisé par les jeûnes, les macérations, les infirmités, il n'a interrompu ses séances au confessionnal que le trente Juillet mil huit cent cinquante-neuf, c'est-à-dire cinq jours avant sa mort. 1131 Il m'a avoué au mois de Juin de la même année (j'étais à Ars à cette époque) qu'il avait eu plusieurs défaillances, que la nuit, quand il se levait pour retourner à ses pauvres pécheurs, il était obligé de s'appuyer aux meubles de sa chambre et qu'il était tombé souvent de faiblesse.

J'ai souvent remarqué que les forces de Mr Vianney augmentaient en proportion que la foule était plus nombreuse et que la journée avait été plus accablante. Il n'était jamais si content, sa figure n'exprimait jamais mieux la joie, que lorsqu'il avait eu plus de peine. Lorsqu'on le plaignait d'avoir à supporter tant de fatigues, il répondait gaiement: Le bon Dieu fait un petit miracle pour moi toutes les nuits: le soir je n'en puis plus, et le matin je suis tout dispos.

Les pèlerins comprenaient l’importance des bienfaits dont le Curé d'Ars était le dispensateur. Rien ne peut donner une idée de leur ardeur à en profiter. Mr Vianney avait beau se lever matin, un grand nombre de pèlerins l'attendait à la porte de son église. Des personnes de toute classe passaient la nuit sous le porche pour être assurées de ne pas le manquer. On en a compté jusqu'à vingt-cinq, entassées dans ce petit espace. On avait été obligé d'établir une certaine règle, et l'arrivée de chacun déterminait son rang. Mais il y avait des privilégiés; Mr Vianney les distinguait au milieu de la foule et les appelait lui-même; son discernement lui faisait reconnaître ceux que quelques obstacles eussent empêchés d'attendre, ou qu'amenaient à Ars des besoins plus pressants: aussi personne ne songeait à se plaindre de ces faveurs quand elles venaient de lui.

J'ai su par des témoins graves et dignes de foi, Melle de Belvey, Catherine Lassagne, la famille des Garets et quelques anciens d'Ars, qu'inspiré par l'amour de préférence que le Serviteur de Dieu avait pour les pauvres et les petits, il ouvrit en mil huit cent vingt-trois, sous le nom de Providence, un asile aux orphelines et aux jeunes filles abandonnées des Dombes. Cette oeuvre commença humblement et pauvrement. 1132 Il y mit à peu près tout son patrimoine. En très peu de temps, avec l'aide de quelques personnes charitables, des ressources inespérées, la bénédiction de Dieu, il put installer dans la maison achetée, réparée et agrandie à ses frais plus de soixante jeunes filles préservées du vagabondage et de ses suites, tirées de l'ignorance où elles croupissaient et vivant à l'abri des dangers qu'elles avaient courus jusque là. On m'a dit que c'était chose admirable de voir comment, sans revenus et avec les fonds secrets de la Providence, une maison aussi nombreuse pouvait se suffire, arriver au bout de l'année et subvenir encore aux nécessités d'autrui. Il est vrai que Dieu daigna plus d'une fois venir directement en aide aux orphelines quand les ressources naturelles leur manquaient.

Je sais par le rapport des frères de la Ste Famille de Belley que dans le cours de l'année mil huit cent quarante-huit, le Curé d'Ars eut la pensée de doter sa paroisse d'une école gratuite pour les garçons. Il en parla à son peuple, qui répondit à son appel par des dons spontanés. Il acheva en aliénant une petite rente dont il jouissait le capital de vingt mille francs nécessaire à cette fondation, et il confia le nouvel établissement aux Frères de la Ste Famille de Belley. Dieu a béni cette oeuvre, qui n'a cessé de croître et de prospérer.

Mr Vianney aima toujours les pauvres et se dépouilla de tout pour les secourir. Il disait que nous étions heureux que les pauvres vinssent nous demander l'aumône, que s'ils ne venaient pas il faudrait aller les chercher et on n'a pas toujours le temps. Il s'appliquait particulièrement à soulager les pauvres honteux. On m'a dit que toutes les semaines, une pauvre mère de famille venait de Villefranche lui demander le pain de ses enfants. 1133 Les frères, de la Ste Famille d'Ars m'ont raconté qu'en mil huit cent cinquante-quatre, on disait à Mr Vianney, à propos de la mort d'une de ses paroissiennes: Voilà qui vous assure une rente; et qu'il répondit: Cette rente est réversible sur plus d'une tête. On m'a dit aussi qu'ayant réclamé une petite créance d'un de ses débiteurs, celui-ci refusa de solder, sous prétexte que le Curé d'Ars n'avait pas besoin d'argent. Il le croit, lui, se contenta de faire observer l'indulgent prêteur; cependant nous approchons de la St Martin et j'ai plus de trente loyers à payer.

Il est à ma connaissance que pour satisfaire son besoin de donner, le Serviteur de Dieu n'a pas tardé à vendre les uns après les autres ses pauvres meubles à des personnes qui les lui payaient au-dessus de leur valeur. Il lui est arrivé de vendre à des prix élevés de vieux souliers, de vieilles soutanes, de vieux surplis et jusqu'à sa dernière dent. En me racontant cette dernière particularité, il ajoutait: Je vendrais bien mon cadavre (nom qu'il donnait à son corps), afin d'avoir de l'argent pour mes pauvres. Il est certain que s'il eût continué à se mêler de son vestiaire, sa charité pour les pauvres l'eût bientôt réduit à n'avoir pas de quoi changer de linge.

Je tiens de la soeur St Lazare, de la Congrégation de St Joseph, qu'un jour il ôta ses bas et ses souliers pour les donner à un pauvre qui n'en avait pas, se baissant ensuite pour cacher sous les plis de sa soutane ses pieds et ses jambes nues; qu'un autre jour, il donna son mouchoir de poche à un pauvre qu'il ne pouvait assister autrement.

Plusieurs personnes d'Ars m'ont assuré qu'il était allé une fois prévenir une femme qui lui avait volé neuf cents francs, que les gendarmes la cherchaient. Il m'a dit lui-même qu'il faisait une pension à une autre personne pour qu'elle ne volât plus.

1134 L'habitude que le Serviteur de Dieu s'était faite de tout voir du point de vue de la Foi, était cause que dans ses libéralités il jouissait de la revanche qu'il prenait sur le démon. Le grappin est furieux, disait-il, quand il voit que de ce même argent dont il se sert pour corrompre et perdre les âmes, nous faisons sortir leur salut.

J'ai lu dans les notes qui m'ont été remises beaucoup d'autres traits prouvant la charité du Serviteur de Dieu.





1139 Session 127 - 26 Novembre 1863 à 2h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J’ai entendu dire que, convaincu dès son enfance que les pratiques de piété étaient un puissant moyen de salut, il était très exact à faire ses prières, à assister à la sainte messe, à méditer sur les vérités de la foi. Même au milieu de son travail, il n'oubliait pas la présence de Dieu et la culture de son âme: 1140 En donnant mon coup de pioche, disait-il, je me disais souvent: Il faut aussi cultiver ton âme; il faut en arracher la mauvaise herbe, afin de la préparer à recevoir la bonne semence du bon Dieu. Il ajoutait encore: Quand j'étais seul aux champs, avec ma pelle et ma pioche à la main, je priais tout haut; mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse.

Quant à la prudence dont il usa en ayant recours aux moyens surnaturels pour réussir dans ses études, pour rendre son ministère fructueux à Ecully, pour faire disparaître les abus qui régnaient à Ars au moment de son arrivée et faire refleurir la piété parmi ses paroissiens, je suis entré dans tous les détails que je connais par moi-même ou dont j'ai eu connaissance par les autres, lorsque j'ai déposé dans les précédentes séances.

J'ai été très souvent témoin de sa prudence lorsqu'il s'agissait d'entreprendre quelque chose d'important ou de décider une question délicate. Il priait alors avec plus de ferveur, il redoublait ses mortifications, ses jeûnes. Il avait recours aux conseils de toutes les personnes qui pouvaient l'éclairer et surtout des missionnaires qui étaient auprès de lui. Il employait aussi les pénitences extraordinaires lorsqu'il voulait obtenir une grâce importante, comme la conversion d'un pécheur, ou qu'il croyait devoir satisfaire à la place d'un pénitent coupable de fautes considérables. On lui demandait un jour la conduite à tenir à l'égard de certains pécheurs relativement à la pénitence sacramentelle, afin qu'elle ne fût ni trop forte, ni trop faible. Il répondit en ma présence: Je vais vous dire ma recette: je leur donne une petite pénitence et je fais le reste à leur place.

1141 Sa prudence éclatait dans ses rapports avec ses paroissiens, dans ses catéchismes et ses instructions, dans les réponses qu'il donnait aux nombreuses personnes qui venaient le consulter sur les affaires de leur conscience ou sur les projets qu'elles se proposaient d'exécuter, dans les fondations qu'il faisait. Il prenait pour assurer ses fondations les moyens les plus propres pour en garantir la durée et le succès.

Il était très prudent dans ses conversations, il parlait toujours des choses de Dieu, ne consentait que par charité à s'entretenir des choses de ce monde; encore changeait-il immédiatement la conversation. Il était d'une grande réserve pour toutes les matières politiques.

Après avoir vu Maximin, il fut très embarrassé relativement à l'apparition de la Salette, à laquelle il avait cru jusque là. Comme l'Évêque de Grenoble s'était prononcé en faveur de l'apparition, il resta indécis et évita de se prononcer. Ce ne fut qu'au bout de huit qu'après avoir obtenu la cessation du trouble que lui causait cette question, et une grâce temporelle très remarquable, il crut fermement à l'apparition.

Il avait grand soin, quand la foule se pressait autour de lui pour lui témoigner sa vénération, de penser aux attaques dont il avait été l'objet et de ne pas faire plus d'attention à ces marques de respect que si elles s'étaient adressées à un autre. Du reste, ce que j'ai précédemment déposé confirme sur tous les points la grande prudence de Mr Vianney.



Quoad Justitiam, testis respondit:

La Justice consistant, dans ce qu'elle a de plus important, à rendre à Dieu ce qui lui est dû, je puis affirmer que Mr Vianney a toujours été pour moi un parfait modèle de cette vertu.

Il n'était pas moins exact à remplir ses devoirs vis-à-vis des hommes. Il était avec eux plein de politesse, de charité, de cordialité et de sincérité.

1142 Il poussait la politesse si loin qu'il ne s'asseyait jamais devant personne et ne permettait pas qu'on restât debout devant lui. Sa formule, en saluant les visiteurs, était toujours: Je vous présente bien mon respect. Il ne voulait pas qu'on se servît de la même formule en lui adressant la parole: Oh! je ne mérite le respect de personne, disait-il; un peu d'amitié, c'est bien assez.

Il donnait aux ecclésiastiques les plus grandes marques de respect. Il agissait de même à l'égard des religieux. Il vénérait profondément tous ses confrères et les entendait aussitôt qu'ils réclamaient son ministère.

Il honorait les grands et les puissants de la terre. Il était bon en particulier pour les pauvres, les infirmes, les ignorants et les pécheurs. Il se montrait continuellement appliqué à écarter de ceux qui vivaient autour de lui la plus légère contrariété. Il était pour eux tendre, indulgent, condescendant et plein d'abnégation. Dur pour lui-même, il était très tendre pour les autres et poussait la politesse jusqu'à s'oublier complètement.

Quand ses parents venaient à Ars, il les recevait avec beaucoup de cordialité; il leur faisait grandement les honneurs de sa table et pour les engager à manger, il sortait un peu de ses habitudes de pénitence. L'un de ses neveux me disait qu'on était tellement rempli d’idées surnaturelles qu'on ne songeait guère à manger: c'était comme le jour de la première communion.

Par reconnaissance pour les habitants des Noës et surtout pour la mère Fayot, il parlait avec attendrissement de l'hospitalité qu'il en avait reçu.

Le souvenir de Mr Balley, son ancien maître et son ancien curé, était resté gravé profondément dans son esprit. Ses yeux se remplissaient de larmes quand il parlait de ce vénérable vieillard. J'aurais fini, disait-il, par être un peu sage, si j'avais eu le bonheur de vivre avec Mr Balley. 1143 Pour avoir envie d'aimer le bon Dieu, il suffisait de lui entendre dire: Mon Dieu, je vous aime de tout mon coeur.

Il poussait très loin la reconnaissance pour les moindres services qu'on lui rendait et dont il se regardait comme très indigne.



Quoad Obedientiam, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu montra toujours une grande obéissance, comme il résulte des faits que j'ai précédemment énoncés. J'ajouterai seulement qu'il avait un grand amour pour l'Église et sa discipline, un profond respect pour ses lois et ses décisions, et qu'il avait une soumission filiale pour ses supérieurs.



Quoad religionem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu recherchait tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait au culte et à la gloire de Dieu. Le plus petit objet lui devenait cher et sacré dès qu'il avait une signification dévote. Il aimait les croix, les chapelets, les médailles, les images, l'eau bénite, les confréries, les reliques surtout. Son église, sa chapelle de la Providence et sa chambre étaient remplies de reliques. Il disait un jour avec un grand air de satisfaction qu'il en avait plus de cinq cents. Il était insatiable de la parole de Dieu, pour lui et pour les âmes confiées à sa sollicitude pastorale.

J'ai déjà parlé de sa grande dévotion envers le Saint Sacrement, et je sais qu'il aimait à réciter son office en union avec Notre Seigneur dans les différents mystères de sa vie et de sa mort.

J'ai déjà parlé de sa grande dévotion envers la Ste Vierge. Je puis ajouter que cette dévotion alla toujours en grandissant. Il aimait à célébrer la messe à l'autel de la Mère de Dieu le plus souvent qu'il pouvait, et il n'y manquait jamais le samedi. Tous les soirs à la prière, il disait en chaire le chapelet de l'Immaculée Conception, et il avait l'habitude, quand l'heure sonnait, de réciter l'Ave Maria, avec l'invocation: Bénie soit la très sainte et Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu. 1144 O Marie! que toutes les nations glorifient, que toute la terre invoque et bénisse votre Coeur immaculé! Il ne prononçait ces dernières paroles qu'en versant des larmes.

Il avait attaché son coeur depuis longtemps à la douce croyance de l'Immaculée Conception. Quel bonheur, s'écria-t-il quand le dogme fut défini! J'ai toujours pensé qu'il manquait ce rayon à l'éclat des vérités catholiques. Et pour marquer sa joie, il fit faire une magnifique chasuble.

Il avait consacré depuis longtemps sa paroisse au Coeur Immaculé de Marie. Il ne négligea rien, à Ars, pour rehausser le culte de la Ste Vierge. Il célébrait ses fêtes avec une grande pompe et au milieu d'un grand concours de fidèles. Il n'y avait jamais plus d'étrangers dans la paroisse que les jours de fêtes de la Mère de Dieu. Son image était partout dans le village, sur la façade de l'église, sur la porte et dans l'intérieur des maisons.

Le très saint Coeur de Marie était le refuge du Curé d'Ars dans toutes ses peines et l'arsenal où il puisait incessamment les armes dont il se servait pour combattre l'enfer. Une de ses grandes pratiques était de faire et de conseiller une neuvaine au saint Coeur de Marie. Il ne se lassait pas de parler dans ses instructions de ce coeur si pur, si beau, si bon, l'ouvrage et les délices de la Ste Trinité. Il a dit des choses admirables sur la Ste Vierge. Il remerciait souvent Notre Seigneur d'avoir donné à sa divine Mère un coeur si bon pour les pauvres pécheurs. Le Fils, disait-il, a sa justice, mais la mère n'a que son amour.

Il avait une grande dévotion aux saints, il lisait continuellement leur vie; il ne se lassait pas d'en parler, de raconter des traits touchants; il ne se lassait pas non plus d'entendre parler de ses bons saints, comme il les appelait. Parmi les saints, il avait une dévotion particulière pour ceux qui, par leurs travaux et leurs souffrances, avaient témoigné un plus grand amour pour Notre Seigneur.

Il avait voué à Ste Philomène un culte tout particulier; il conseillait souvent des neuvaines à cette sainte, à laquelle il attribuait toutes les faveurs et les prodiges qui avaient contribué à la célébrité du pèlerinage d'Ars. 1145 Il avait aussi une grande dévotion aux âmes du purgatoire. Il encourageait toutes les entreprises qui avaient pour but de les soulager. C'est à son inspiration que l'on doit l'oeuvre des Dames Auxiliatrices des âmes du purgatoire. Lui-même, il ne cessait de prier pour elles; il offrait à leur intention toutes ses insomnies, toutes ses douleurs, et conseillait de venir à leur secours par les prières et les bonnes oeuvres.





1147 Session 128 - 27 Novembre 1863 à 8h du matin



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

L'Oraison de Mr Vianney était continuelle. Sa figure, ses manières, ses conversations, tout annonçait qu'il était pénétré de la présence de Dieu. Tout ce qui distrait habituellement les hommes, les occupations, les créatures, contribuait à l'unir intimement à Dieu. 1148 Aussi il puisait dans ses relations constantes avec Dieu des idées si claires et si lucides sur les choses spirituelles et sur la direction des consciences, que l'on pouvait répéter ces paroles, avec Mgr Devie, évêque de Belley: Je ne sais pas s'il est instruit, mais il est éclairé. Sa piété n'avait cependant rien de singulier; elle était simple, facile; au lieu de le rendre austère, elle le rendait plus aimable.



Quoad Fortitudinem, testis respondit:

Pendant toute la vie de Mr Vianney, au milieu des contradictions, des tentations, des peines et des souffrances, sa force d'âme ne s'est jamais démentie. Il a toujours montré une patience à toute épreuve, une confiance sans borne en Dieu et une constance invincible. Ce qui était très remarquable en lui, c'était une égalité d'âme qui ne se troublait jamais, quoique plusieurs fois par jour elle fût mise à de rudes épreuves.

Le Serviteur de Dieu pratiquait à la lettre ce mot qui revenait souvent dans ses conversations: Les saints ne se plaignent pas. Lorsqu'il était aux Noës, recherché par la gendarmerie, il s'était caché dans un grenier à foin; il étouffait, par l'entassement du fourrage et par le voisinage de l'étable. Cette situation violente dura longtemps. Il promit de ne jamais se plaindre et pendant toute sa vie il a tenu cette promesse.

Les mortifications qu'il avait pratiquées, le peu de soin qu'il avait pris de sa santé, lui avait causé différentes infirmités. Il était sujet à des douleurs d'entrailles, à des maux de tête continuels, et pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie à une toux aiguë. Lorsque cette toux l'oppressait le plus violemment et qu'on semblait compatir à ses souffrances, il disait: C'est ennuyeux, ça me prend tout mon temps. Vaincu quelquefois par la force de la douleur, il s'affaissait sur une chaise. Je le plaignais un jour; 1149 il se contenta de me répondre, avec un doux sourire: Oui, je souffre un peu... Il y avait un quart d'heure que je conversais avec lui, et sa figure n'avait pas trahi la moindre émotion. Elle était en effet toujours calme et souriante et sa conversation pleine de gaieté, au milieu des souffrances les plus vives.

Il ne connaissait aucun ménagement quand il s'agissait de visiter les infirmes ou de se rendre au confessionnal. On le voyait aller, accablé de fatigue et pouvant à peine marcher, dans les maisons où il était appelé. Il ne retranchait pas un instant à ses longues séances au confessionnal dans le temps même où il souffrait le plus. Après avoir vainement attendu le sommeil, il ne laissait pas de se lever, quoiqu'il fût disposé à dormir, pour se rendre à l'église. Il ne dormait pas deux heures chaque nuit. Il m'a souvent déclaré qu'une heure de bon sommeil aurait suffi pour le faire galoper. Sa patience était admirable au milieu des contradictions, des calomnies, des injures. Un jour, il reçut une lettre pleine de choses inconvenantes. Peu après, il en reçut une autre qui ne respirait que la vénération et la confiance: Voyez, disait-il dans un de ses catéchismes, le cas qu'il faut faire des jugements des hommes: on vous fait des compliments, on vous trompe; on vous dit des injures, on vous dit ce qui est. Cependant, d'après ses propres aveux, il était né avec un caractère impétueux, et il lui avait fallu une très grande patience pour devenir doux et patient.

Cette patience ne se lassait jamais. Importuné, harcelé à tous les instants du jour par la même personne, qui voulait obtenir de lui quelque chose qu'il ne voulait pas accorder, il la recevait toujours avec la même bonté, sans cependant lui accorder ce qu'elle demandait. Il disait un jour, en parlant d'une personne qui l'aurait fait mourir à petit feu, si son coeur avait été moins affermi dans la patience: Combien je lui ai de la reconnaissance: je n'aurais pas su sans elle que j'aimais un peu le bon Dieu.



1150 Quoad Temperantiam, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu savait que pour arriver à un haut degré de vertu, il faut mortifier la chair. Aussi pratiqua-t-il de rudes mortifications. J'ai parlé de son genre de vie à Ecully et des pénitences qu'il pratiquait lorsqu'il voulait obtenir quelque grâce. Je sais par des témoins dignes de foi qu'il n'avait point de domestique à Ars dès le commencement de son ministère et que cependant il ne voulait point accepter les mets qui avaient été préparés par une personne pieuse du voisinage. Cette personne voulut à plusieurs reprises mettre un matelas sur son lit. Mr Vianney le donna à un pauvre. Il donna aussi sa couette et son traversin. Se trouvant encore trop bien sur la paille, il couchait sur une planche.

Quand il rencontrait un pauvre, il proposait de le débarrasser du contenu de sa besace, parce qu'il aimait à se nourrir du pain des pauvres. Il faisait cuire des pommes de terre lui-même et les mangeait en rentrant chez lui le soir. Elles étaient quelquefois moisies. Un soir, après avoir pris une pomme de terre, il eut la tentation d'en prendre une seconde; il se retint en disant: La première était pour la faim, la seconde serait pour le plaisir. Ce qu'il accordait à son corps semblait avoir pour but moins de le conserver que de l'empêcher de mourir. Il est demeuré plusieurs jours sans prendre aucune nourriture. Il a passé des carêmes entiers sans consommer deux livres de pain. Il avait même essayé de vivre d'herbes et de racines, mais il fut obligé d'y renoncer au bout de huit jours. Il délayait un peu de farine et faisait lui-même deux ou trois matefaims pour son dîner. Catherine Lassagne m'a dit qu'un jour elle l'engagea à prendre plus de nourriture, parce qu'il ne pourrait pas tenir en vivant de la sorte: Oh! que si, répondit-il gaiement! Que dit Notre Seigneur? J'ai une autre nourriture, qui est de faire la volonté de mon père qui m'a envoyé. J'ai un bon cadavre, je suis dur; après avoir mangé n'importe quoi, je puis recommencer.

1151 Catherine Lassagne m'a raconté aussi qu'un jour il se trouva mal au confessionnal et qu'il vint en se traînant à la Providence et qu'elle lui dit: Vous devez être content cette fois: vous êtes bien allé jusqu'au bout... Il ne voulut accepter qu'un peu d'eau de Cologne et s'échappa pour aller dans la salle voisine faire le catéchisme aux enfants.

Il ne voulait rien accepter de ce qu'on lui apportait, ou s'il l'acceptait, il le donnait aux pauvres. Il allait prendre ses repas à la Providence, quand elle eut été établie; il se plaignait du dîner qu'on lui préparait. Si vous aviez plus de charité pour moi et pour les âmes, disait-il aux directrices, vous ne me prépareriez jamais rien. Il prenait seulement un peu de lait bouilli avec du chocolat. Quand il était pressé, il allait à la cure son pot à la main. Un ecclésiastique le rencontra un jour et fut un peu désappointé. Ce bon monsieur, disait Mr Vianney, a été bien attrapé; il s'attendait à trouver quelque chose à Ars, et il n'a rien trouvé.

Mgr Devie voulut un jour le faire sortir de ses habitudes, le fit placer à table à coté de lui et se plut à le servir lui-même. Mr Vianney fut indisposé. Mgr Devie lui dit: Jeûnez en paix, mon ami; désormais je ne vous obligerai plus à dîner avec moi. Il est à remarquer cependant que le prélat était d'une très grande sobriété.

Pour obéir à ses supérieurs, il relâcha un peu, vers la fin de sa vie, de la sévérité de son régime; il lui en coûta beaucoup, et cependant il ne mangeait pas une livre de pain par semaine. Il n'acceptait pas de viande deux jours de suite, et il y avait des semaines où il n'en mangeait pas.

Il pratiquait aussi d'autres pénitences. J'ai entendu dire à Marie Chanay et à Catherine Lassagne qu'elles avaient trouvé dans la chambre du bon curé des haires, des cilices, des chaînes d'acier, une corde avec des noeuds terminée par une boule en fer, quatre ou cinq disciplines polies par l'usage, et qu'elles avaient vu à la lessive sur le linge de Mr Vianney des taches de sang. Il me disait un jour: 1152 N'avez-vous pas vu des meneurs d'ours? Vous savez comment ils apprivoisent ces méchantes bêtes: c'est en leur donnant de grands coups de bâton. On dompte ainsi son cadavre et on apprivoise le vieil Adam.

Je tiens de Catherine Lassagne qu'il commanda à un maréchal du village une grosse chaîne pour s'en faire une discipline.

J'ai pu m'assurer qu'il s'imposait de ne pas sentir une fleur, de ne pas boire quand il avait soif, de ne pas chasser une mouche, de ne jamais manifester de dégoût, de ne jamais s'asseoir et de ne pas s'accouder lorsqu'il était à genoux. Il ne cherchait pas à se garantir du froid, qu'il craignait beaucoup, et il ne voulut jamais accepter de coussin dans son confessionnal, où il passait de seize à dix-huit heures par jour.

Je lui ai entendu dire que dans la voie de la pénitence, il n'y a que le premier pas qui coûte. La mortification a un baume et des saveurs dont on ne peut plus se passer quand on les a connues. On veut épuiser la coupe et aller jusqu'au bout. Il disait encore: Je pense souvent que je voudrais pouvoir me perdre et ne plus me retrouver qu'en Dieu.



Quoad Paupertatem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu avait un grand amour pour la pauvreté et il cherchait à se dépouiller de tout. Les pauvres meubles qui garnissaient sa chambre avaient tous été vendus et rachetés plusieurs fois. Quand son lit eut été brûlé par le démon, comme il le croyait, il se réjouit de n'avoir point de lit: Il y a longtemps, me dit-il, que je demandais cette grâce au bon Dieu. Je pense que cette fois, je suis bien le plus pauvre de la paroisse: ils ont tous un lit, et moi je n'en ai plus. On lui offrit alors plusieurs lits et plusieurs couvertures; il choisit ce qu'il y avait de plus mauvais.

Dans sa chambre, il n'y avait que le strict nécessaire et tout était d'une extrême pauvreté. Un jour, Catherine Lassagne lui acheta une tasse en faïence; 1153 il la refusa en disant: On ne pourra donc pas venir à bout d'avoir la pauvreté dans son ménage! Sa soutane, ses souliers, tout dans sa personne était d'une extrême pauvreté. Sa devise était de tout donner et de ne rien garder. Ayant brûlé un jour par mégarde un billet de banque de cinq cents francs: Oh! s'écria-t-il, il y a moins de mal que si j'avais commis le plus petit péché véniel.





1155 Session 129-27 Novembre 1863 à 2h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

A l'exemple des saints, le Serviteur de Dieu regardait l'humilité comme le fondement de toutes les vertus; aussi s'attacha-t-il à la pratiquer de toutes les manières et dans toutes les circonstances. 1156 Il n'y avait en lui rien de contraint, rien d'affecté, rien absolument de l'homme qui veut paraître. Mais une simplicité et une modestie d'enfant. Les choses merveilleuses qui s'accomplissaient autour de lui ne faisaient que de le rendre plus humble.

Je lui disais un jour que cette vénération publique devait être pour lui une grande épreuve. Oh! mon ami, me répondit-il, si seulement je n'étais pas tenté de désespoir... Il était impossible de découvrir sur son visage des traces de préoccupation personnelle, d'un retour sur lui-même; on eût dit que le moi n'existait plus en lui; aussi recherchait-il l'obscurité et le silence avec autant d'ardeur que d'autres en mettent à courir après la réputation et la gloire; rien ne lui déplaisait comme les éloges. A quelque chose d'agréable, il répondait par une courte et humble parole. Un jour, Mgr Devie, lui adressant la parole, lui dit: Mon saint curé. Ce fut une vraie désolation. Il n'y a pas jusqu'à Mgr, s'écriait-il, qui ne se trompe sur moi. Faut-il que je sois hypocrite?... Si un prédicateur disait quelques mots à sa louange, il prenait la fuite et se réfugiait à la sacristie. Il ne parlait jamais de lui le premier et si, dans la conversation, on voulait faire son éloge, il se hâtait de former des accusations contre lui-même. Dieu l'avait choisi pour la conversion des pécheurs, parce qu'il était le prêtre le plus misérable du diocèse.

Son portrait, malgré lui, était étalé devant les maisons du village; il en était très peiné et passait en baissant la tête. Il échappait à cette importune vision par une aimable saillie: Toujours ce carnaval, disait-il! Voyez comme je suis malheureux: on me pend, on me vend... Pauvre curé d'Ars! On vendait deux ou trois francs une lithographie faite d'après le dessin d'un artiste d'Avignon qui avait assez bien réussi à reproduire ses traits: On est bien averti, dit le Curé d'Ars, du peu que l'on vaut. Quand on me donnait pour deux sous, j'avais des acheteurs; 1157 depuis que l'on me vend trois francs, je n'en ai plus. Il refusa constamment d'apposer sa signature sur un ouvrage où il y avait quelques phrases à sa louange.

Il s'affligeait jusqu'à verser des larmes en voyant la vénération dont il était entouré et la publicité que l'on donnait à son nom. A la vue d'un de ses portraits, au bas duquel on avait fait figurer son camail et sa croix d'honneur, il s'écria: On aurait dû mettre encore: Mensonge, orgueil, néant: ce serait complet.

Mr le Curé, lui disait un jour une personne, comment faudrait-il faire pour être sage? - Mon ami, il faudrait bien aimer le bon Dieu. - Eh! comment faire pour aimer le bon Dieu? - Ah! mon ami, humilité, humilité! Il disait souvent: Ceux qui nous humilient sont nos amis, et non ceux qui nous louent. Un ecclésiastique lui écrivit un jour: Mr le Curé, quand on a aussi peu de théologie que vous, on ne devrait jamais entrer dans un confessionnal. Le reste était à l'avenant. Le Serviteur de Dieu se hâta d'y répondre qu'il était le seul qui l'eût bien connu, et il le pria de lui obtenir la grâce de quitter un poste qu'il n'était pas digne d'occuper à cause de son ignorance, afin qu'il pût se retirer dans un petit coin et y pleurer sa pauvre vie. Je tiens ce fait de plusieurs témoins dignes de foi.

En butte aux contradictions, aux dénonciations, il s'attendait à être interdit. Une pièce accusatrice rédigée contre lui tomba entre ses mains; il l'envoya lui-même, après l'avoir apostillée, à ses supérieurs. Cette fois, dit-il, ils sont bien sûrs de réussir, puisqu'ils ont ma signature.

Les personnages les plus éminents et les plus haut placés venaient à Ars. Il semblait ne pas y faire attention. Après une visite du Père Lacordaire, Mr Vianney disait: Ce qu'il y a de plus grand dans la science est venu s'abaisser devant ce qu'il y a de plus petit dans l'ignorance. Les deux extrêmes se sont rapprochés. 1158

Il fut très embarrassé lorsque Mgr Chalandon lui donna le camail de chanoine honoraire. Aussi ne porta-t-il le camail que le jour de la cérémonie. Il fallut, pour lui faire accepter la croix de la légion d'honneur, lui laisser croire que l'écrin qui la renfermait contenait des reliques. Hélas! dit-il en l'ouvrant, ce n'est que ça... Tenez, mon ami, dit-il à Mr Toccanier en la lui remettant, l'empereur s'est trompé. Ayez autant de plaisir à la recevoir que j’en ai à vous la donner.



Quoad castitatem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu montra toujours une grande prédilection pour la sainte vertu de chasteté. Il n'avait que sept ans lorsque Marie Vincent, qui m'a raconté ce fait, lui dit: Si un jour vos parents voulaient, nous nous marierions ensemble. - Oh! pour ce qui est de moi, n'en parlons pas, n'en parlons jamais, reprit aussitôt le jeune Vianney.

Ses paroles, ses actions, ses démarches ont toujours montré le grand amour qu'il avait pour la chasteté. On n'a jamais pu rien surprendre chez lui qui méritât le moindre blâme, ou pût faire naître l'ombre d'un soupçon. Si quelques méchants osèrent l'attaquer sur ce point, ils n'ont pu se faire écouter.



Interrogatus demum an aliquid cognoscat contrarium virtutibus de quibus supra, respondit:

Je ne connais rien et je n'ai rien entendu dire qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles je viens de déposer.



Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais qu'il a pratiqué les vertus dont je viens de parler à un degré héroïque. J'entends par vertus héroïques celles à la pratique desquelles on ne s'élève que par des grâces extraordinaires auxquelles on est toujours fidèle et par de suprêmes efforts. C'est de cette manière qu'il les a pratiquées sous mes yeux pendant l'espace de six ans. Il a persévéré dans cette pratique jusqu'à la mort, et à ma connaissance, il ne s'est jamais relâché de sa ferveur et n'a jamais rien fait qui pût ternir l'éclat des vertus qui l'ont toujours fait regarder comme un saint.



1159 Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais et j'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu a été comblé de dons surnaturels ou de grâces données gratuitement.

1° Il avait le don des larmes. Je l'ai vu pleurer souvent quand il prêchait, quand il confessait, quand il disait la sainte messe, quand il parlait de Dieu et du péché.

2° Toutes les fois que j'ai été à Ars, j'ai vu plusieurs personnes qui m'assuraient que le Serviteur de Dieu avait lu au fond de leur coeur et avait connu des choses dont elles ne lui avaient pas parlé. Il avait reçu un don merveilleux de consoler les affligés, de toucher les pécheurs. Aussi on ne saurait compter les conversions éclatantes qui se sont opérées par son entremise.

3° Je puis affirmer qu'il a annoncé des choses futures. Il rencontra un matin, en entrant dans l'église, une jeune fille et lui dit de partir à l'instant pour rentrer chez elle. Elle demanda à son confesseur, qui était un missionnaire, ce qu'elle devait faire. Il l'engagea à partir et à lui écrire quand elle serait arrivée. Elle lui écrivit effectivement et lui dit qu'en arrivant, elle avait trouvé sa soeur morte.

Pendant la guerre d'Italie de mil huit cent cinquante-neuf, il avait rassuré un grand nombre de personnes en leur disant de la manière la plus formelle que les soldats auxquels elles s'intéressaient reviendraient en France. Je ne sache pas qu'aucune de ces prédictions ait été démentie par l'événement.

Mr l'abbé Perdreau, aumônier des carmélites de l'avenue de Saxe à Paris, avait été condamné par les médecins. Il vint à Ars en se rendant à Nice. Il dit à Mr Vianney que des inquiétudes rendaient sa piété moins fervente. Sans attendre des explications, le Serviteur de Dieu lui mit la main sur l'épaule en lui disant: Mon ami, c'est votre maladie; soyez tranquille: vous n'en mourrez pas. Contre l'attente des médecins, Mr l'abbé Perdreau revint à la santé.

4° J'ai entendu dire par Catherine Lassagne et Melle de Belvey que Ste Philomène lui était apparue. C'est aussi l'opinion commune que pendant sa maladie de mil huit cent quarante-deux, il avait été favorisé de la même vision. 1160

Mr Toccanier m'a raconté qu'il tenait du Curé d'Ars que dans un moment de tristesse et d'ennui, il avait entendu plusieurs fois distinctement une voix prononcer ces paroles: In te Domine speravi, non confundar in aeternum. Il fut grandement consolé.

5° J'ai entendu parler plusieurs fois de guérisons miraculeuses. Je vais en citer quelques unes qui sont à ma connaissance.

Un enfant de huit ans, nommé Dévoluet, de St Romain, diocèse d'Autun, était atteint d'une affection scrofuleuse dont son frère était mort. Il ne pouvait pas marcher depuis huit mois. Sa mère l'amena à Ars sur une petite charrette. Elle s'acharna pendant toute une journée à suivre Mr le Curé d'Ars avec son enfant. Le malade fut béni plusieurs fois par le Serviteur de Dieu. Il dit à sa mère: Mr le Curé m'a dit que je marcherai demain, il faut m'acheter des sabots. Le lendemain, le pauvre enfant courait en effet par l'église, au grand étonnement de la foule. Le Serviteur de Dieu ne voulut pas recevoir la mère, qui désirait le remercier, et me dit: Ste Philomène aurait bien dû guérir ce petit chez lui. La guérison a persévéré.

Le jeune Michel, de Coligny, diocèse de Belley, fut guéri instantanément d'une fièvre typhoïde pendant que Mr le Curé disait la messe pour lui.

Melle Zoé Pradelle, de la Palude, diocèse d'Avignon, atteinte d'une maladie nerveuse que les médecins les plus célèbres de Montpellier et d'Avignon avaient traitée sans succès, fut radicalement guérie à Ars à la fin d'une neuvaine, en mil huit cent cinquante-huit. Et depuis, elle jouit d'une santé exceptionnelle.

6° J'ai entendu dire à Mr Mandy, à Catherine, que il y avait eu une multiplication de blé à la Providence, à la suite des prières qu'il avait faites à St François Régis, dont il avait mis les reliques dans le peu de blé qui restait.

1161 Jeanne-Marie Chanay et Catherine Lassagne m'ont raconté qu'elles avaient mis, par ordre de Mr le Curé, un peu de farine dans le pétrin, et que la pâte augmentait à mesure qu'elles pétrissaient. Elles firent ce jour-là une bonne fournée de pains.





1163 Session 130 - 28 Novembre 1863 à 8h du matin



Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je puis affirmer que Mr le Curé d'Ars n'a jamais rien écrit pour le public, et si quelque ouvrage, quelque livre de prières a paru sous son nom, ce livre n'est certainement pas de lui. 1164 Quant à sa correspondance, elle se réduit à un très petit nombre d'autographes. C'était des lettres de bienveillance ou d'affaires, qui mettent en relief son humilité et son désintéressement.



Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'étais à Ars au mois de Juin mil huit cent cinquante-neuf. Les forces du Serviteur de Dieu commençaient à le trahir. Il m'a avoué qu'il était tombé plusieurs fois dans le trajet de sa chambre à l'église; qu'il ne pouvait marcher qu'en s'appuyant contre les murs de sa chambre et contre les murs de son escalier. Et cependant il ne se plaignit jamais et n'interrompit jamais son travail. Les chaleurs exceptionnelles du mois de Juillet l'achevèrent. Dans la nuit du vingt-neuf au trente, en se levant à l'heure accoutumée pour aller au confessionnal, il tomba pour ne plus se relever. Il répondit aux personnes qui, inquiètes de son absence, vinrent le trouver dans sa chambre: Je crois que c'est ma pauvre fin. A partir de ce moment, il ne parla presque plus. Dès le lendemain, il demanda à recevoir les derniers sacrements. La cérémonie eut lieu devant une réunion nombreuse de prêtres et de fidèles. Mr le Curé bénit ensuite ses paroissiens, mais sans pouvoir leur adresser la parole. Dès lors, la vie alla en s'éteignant. Le trois Août à une heure, j'arrivais avec un confrère. Mr Vianney venait de faire son testament, dans la plénitude de sa connaissance, mais ne répondant plus que par signes. Il me reconnut, me bénit, témoigna son contentement. Quelques instants après, il pleura en recevant la visite de son Évêque; ce furent ses dernières larmes. À minuit, je fus appelé auprès du lit du vénéré malade; il n'y avait rien de changé dans son état, et je crus qu'il passerait la nuit. Cependant sa respiration devint tout à coup plus lente et plus faible. Je recommençais les prières de la recommandation de l'âme qui, je crois, lui avaient déjà été faites. 1165 J'appliquais ma croix sur ses lèvres; il la baisa. Au moment où je prononçais ces paroles: Veniant illi obviam sancti Angeli Dei, etc., sans agonie, sans lutte, sans secousse, sa respiration s'éteignit et il s'endormit paisiblement dans le sein du Seigneur. Il était deux heures du matin.

Mr Vianney avait prévu sa mort. En recevant, au mois de Juin, un ruban pour soutenir à la procession du Saint Sacrement le lourd ostensoir d'Ars, il avait dit: Je ne m'en servirai qu'une fois. Quelques jours après, en signant son mandat de traitement, il avait ajouté: C'est la dernière fois. On m'a rapporté qu'il avait communiqué ses pressentiments à plusieurs personnes de son entourage.



Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai eu la consolation de rendre au corps du Serviteur de Dieu les derniers devoirs. J'ai remarqué avec attendrissement qu'il était arrivé au dernier degré d'exténuation. Après qu'il eût été lavé et revêtu des habits sacerdotaux, il fut exposé dans une salle basse du presbytère à la vénération de la foule, qui ne cessa pendant quarante-huit heures de se renouveler autour de cette sainte dépouille, y apportant des fleurs et des couronnes, y appliquant des croix et des chapelets, etc. Dès que la fatale nouvelle se fut répandue, la consternation des paroisses voisines répondit à celle de la paroisse; les cloches de tous les villages voisins sonnèrent le glas; les journaux de la France annoncèrent sa mort; de toute part, des foules énormes accoururent à Ars, si bien que le jour des funérailles, qui eurent lieu le six Août, on évalue à près de six mille les étrangers qui se trouvèrent réunis dans un village de quatre cents âmes. Mgr l'Évêque de Belley, à la tête de deux cents prêtres et d'un grand nombre de religieux, présida la cérémonie. 1166 A la levée du corps, on vit éclater dans la foule le même mouvement irrésistible qui se manifestait à la présence du Serviteur de Dieu lorsqu'il était vivant, et dès ce moment, il fut impossible de contenir la multitude et de mettre de l'ordre dans le cortège, tous voulant approcher du cercueil et contempler une dernière fois les traits de l'homme de Dieu. Mgr adressa devant le cercueil un discours très touchant à l'immense multitude réunie sur la place de l'église. Ce discours était un hommage éclatant rendu à la sainteté du Serviteur de Dieu.



Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Après la messe solennelle des funérailles, pendant laquelle on remarqua le recueillement profond de cette grande foule qui assiégeait les murailles de l'église, les prêtres seuls et quelques privilégiés ayant pu être admis dans l'intérieur, le corps fut déposé provisoirement dans la chapelle de St Jean Baptiste, pendant qu'on préparait le caveau qui devait le renfermer. Ce caveau est au milieu de la nef, entre la chaire et la petite estrade de laquelle Mr le Curé avait coutume de catéchiser la foule. L'empressement des fidèles à venir vénérer le cercueil pendant qu'il était déposé dans la chapelle de St Jean Baptiste et depuis qu'il est renfermé sous les dalles de l'église, ne s'est pas ralenti. Le pèlerinage dure encore et on a calculé que dans le cours de l'année mil huit cent soixante-trois, qui n'est pas encore finie, il était venu à Ars quarante mille étrangers. On a eu de la peine à empêcher les pèlerins de manifester leur vénération pour ce saint tombeau par des hommages qui auraient trop ressemblé à un culte anticipé. Ils apportaient continuellement des couronnes au tombeau; ils auraient voulu y faire brûler des cierges. On a été obligé de protéger la pierre du tombeau au moyen d'une balustrade, qui a été enlevée depuis. 1167



Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne crois pas que personne ait joui dans notre siècle d'une aussi grande popularité que le Curé d'Ars, et celle popularité, il la devait toute à sa sainteté. Tous les étrangers qui venaient à Ars emportaient cette impression. Tous voulaient lui parler, recevoir sa bénédiction, posséder un objet qui lui avait appartenu ou du moins qu'il avait touché. Son portrait est allé dans tous les lieux où son nom a pénétré, et l'on peut dire que son nom a pénétré partout. Cette réputation était si bien établie qu'il n'est pas à ma connaissance qu'elle ait rencontré un seul contradicteur. Son tombeau est demeuré le centre d'un mouvement considérable, auquel la vénération, la confiance, l'espoir d'obtenir des faveurs extraordinaires, des conversions et des guérisons, a la plus grande part. Je crois que cette vénération a pour fondement les vertus héroïques du Serviteur de Dieu et les grâces obtenues par ses prières. Quant à moi, j'estime que la sainteté ne m'est jamais apparue sous des formes plus visibles, plus aimables et plus éclatantes.



Juxta vigesinmm sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ainsi que je viens de le dire, je ne connais personne qui ait attaqué la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu.



Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu raconter plusieurs guérisons miraculeuses qui se sont opérées depuis la mort du Serviteur de Dieu. On m'a dit que Mme de Larnage avait été guérie d'une tumeur déclarée très grave, par le contact d'un objet qui avait appartenu au Curé d'Ars. La même faveur a été obtenue par une petite fille des hospices de Lyon dont le bras était ankylosé. Je sais qu'une petite Soeur des Pauvres de Bordeaux, que son médecin avait abandonnée, qui avait reçu les derniers sacrements, a obtenu son complet rétablissement, sans passer par la convalescence, à la suite d'une neuvaine au Curé d'Ars. 1168 J'ai vu un enfant de huit ans, de St Laurent lès Macon, atteint d'une paralysie complète par suite de crises nerveuses qui se succédaient presque sans interruption, recouvrer du jour au lendemain l'usage de ses membres et de la parole, qu'il avait perdu. Cette guérison eut lieu après que l'enfant eût été apporté sur le tombeau du Serviteur de Dieu.



Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai rien à ajouter à mes précédentes dépositions.



Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, et illam iterum confirmavit.



Ars Procès informatif 1029