De la grandeur de l'âme

DE LA GRANDEUR DE L'AME.

DE SAINT AUGUSTIN




Traduit par M. l'abbé MORISOT.


(Oeuvres complètes de Saint Augustin, Bar-Le-Duc, 1863, Tome 3)




Dans ce dialogue (1), l'interlocuteur de saint Augustin lui propose six questions. - Afin de traiter plus à fond la troisième, c'est-à-dire quelle est la grandeur de l'âme, le saint Docteur distingue tout d'abord deux sortes de grandeur, l'une consiste dans l'étendue locale, l'autre dans la puissance et la vertu. - La première, étant l'apanage du corps, ne saurait convenir à l'âme qui est incorporelle. - Ainsi la grandeur de l'âme consiste dans sa vertu. - Saint Augustin assigne à cette grandeur sept degrés, auxquels il rattache toute la puissance de l'âme humaine, soit dans ses rapports avec le corps, soit en elle-même, soit devant Dieu.





CHAPITRE Ier.

EVODIUS PROPOSE SEPT QUESTIONS AU SUJET DE L'AME. - D'OU VIENT L'AME. - SA PATRIE EST EN DIEU. - L'AME EST UNE SUBSTANCE SIMPLE.

1. Ev. Te voyant beaucoup de loisirs, je te prie de me répondre sur certaines questions qui me tourmentent, non sans cause et hors de propos, du moins je le crois. Souvent, quand je t'accablais d'une foule de demandes, tu as cru devoir me repousser par je ne sais quelle maxime des Grecs, qui nous défend de rechercher ce qui est au-dessus de nous; mais aujourd'hui je ne crois pas que nous soyons au-dessus de nous. En t'interrogeant donc au sujet de l'âme, je ne mérite point d'entendre: «Que nous fait ce qui est au-dessus de nous (2)?» mais peut-être mérité-je d'apprendre ce que nous sommes. - Aug. Dis en quelques mots ce que tu veux savoir de l'âme. - Ev. Je le ferai: car depuis longtemps tout est préparé dans ma pensée. Je te demanderai donc d'où vient l'âme, ce qu'elle est, sa grandeur, pourquoi est-elle unie au corps, que devient-elle pendant qu'elle lest unie et après l'avoir quitté?

2. Aug. Cette question, d'où vient l'âme, a

1. Ecrit vers le commencement de l'an 388 de Notre-Seigneur. Voy. Rétr. liv. 1,chap. VIII2. Maxime de Socrate: a uper emas ti pros emas;

nécessairement un double sens. Demander, en effet, d'où vient l'homme, quand on veut connaître sa patrie, et demander d'où il vient, quand on recherche de quels éléments, de quelles parties il se compose, sont deux questions d'un sens bien différent. Dans lequel de ces deux sens faut-il te répondre, quand tu demandes d'où vient l'âme? Veux-tu savoir de quelle région, pour ainsi parler, de quelle patrie elle nous est venue, ou bien quelle est sa substance? - Ev. En vérité, je voudrais connaître l'un et l'autre, et quant à la question qui doit avoir la priorité, je préfère m'en rapporter à ton jugement. - A. Je crois que l'âme a une certaine habitation, une certaine patrie en Dieu même qui l'a créée. Sa substance, je ne la puis nommer; car je ne crois point qu'elle soit de ces natures qui entrent dans nos usages et dans nos connaissances, et que nous touchons au moyen de ces sens corporels. L'âme ne me paraît formée ni de terre, ni d'eau, ni d'air, ni de feu, ni de tous ces éléments, ni même d'un mélange de quelques-uns. Si tu me demandais de quoi cet arbre est formé, je nommerais les quatre éléments si connus dont il faut croire qu'il est composé; mais si tu en venais à me demander encore d'où viennent la terre, l'eau, l'air, le feu, je ne trouverais plus rien à répondre; ainsi quand tu cherches de quoi est composé l'homme, je puis dire d'une âme et d'un corps; si, de plus, tu me [286] questionnes en particulier au sujet du corps, j'ai recours à ces quatre éléments, et si c'est au sujet de l'âme, comme elle me paraît être quelque chose de simple et avoir une substance propre, je ne serai pas plus embarrassé que si tu me demandais d'où vient la terre, comme je le disais tout à l'heure. - Ev. Je ne comprends pas que après avoir dit que l'âme est faite par Dieu, tu soutiennes qu'elle a une substance propre. - Aug. Je ne puis nier non plus que là terre soit faite par Dieu, quoiqu'il me soit impossible: de dire quels sont, pour m'exprimer ainsi, les autres éléments qui la composent. La terre est un corps simple, par là même qu'elle est terre, et c'est pourquoi elle est appelée un élément de tous ces corps qui se forment des quatre éléments. Il n'y a donc point contradiction à dire que l'âme est faite par Dieu, et qu'elle a une substance propre. Car cette nature qui lui appartient en- propre, c'est Dieu qui l'a faite, comme celle du feu, celle de l'air, celle de l'eau et celle de la terre, qui doivent toutes entrer dans la composition des autres.



CHAPITRE II.

NATURE DE L'AME.

3. Ev. Pour le moment, je sais d'où vient l'âme, c'est-à-dire de Dieu, je réfléchirai à tout cela en moi-même et avec soin, et si j'y trouve quelque difficulté, je te la soumettrai plus tard. Mais comment expliqueras-tu sa nature? - Aug. L'âme me paraît être semblable à Dieu; car si je ne me trompe, tu parles de l'âme humaine. - Ev. Voilà précisément ce que je désire savoir; explique comment l'âme est semblable à Dieu, car nous croyons que Dieu n'a été fait par personne, au lieu que l'âme, tu viens de le dire, est l'ouvrage de Dieu. - Aug. Crois-tu qu'il ait été difficile à Dieu de faire quelque chose qui lui ressemblât, quand de si nombreuses espèces d'images te démontrent que nous avons nous - mêmes un pouvoir identique? - Ev. Mais on ne nous voit faire que des choses mortelles, tandis que Dieu a fait l'âme immortelle, je le crois, à moins que tu ne penses autrement. - Aug. Tu voudrais alors que les hommes fissent ce que Dieu a fait? - Ev. Ce n'est point là ce que j'ai dit. Mais comme Dieu, qui est immortel, a fait à sa ressemblance des êtres immortels; ainsi nous, qu'il a créés immortels, nous devrions donner l'immortalité à ce que nous faisons à notre ressemblance. - Aug. Ta réflexion serait juste, si tu pouvais peindre un tableau à la ressemblance de ce que tu crois immortel en toi; mais tu n'y mets que la ressemblance de ton corps. et ton corps assurément est mortel. - Ev. Quelle ressemblance ai-je donc avec Dieu, puisque je ne puis, comme lui, rien faire d'immortel? - Aug. Comme l'image de ton corps ne peut valoir autant que le corps lui-même, ainsi n'est-il pas étonnant que notre âme n'ait point la même puissance que Celui à l'image de qui elle est faite.



CHAPITRE 3.

GRANDEUR DE L'AME.

4. Ev. Encore assez pour le moment; dis maintenant quelle est la grandeur de l'âme. . - Aug. En quel sens demandes-tu quelle est sa grandeur? Entends-tu par là l'espace, pour ainsi dire, qu'elle occupe en, largeur, en longueur, ou sa force, ou ces trois propriétés réunies, ou veux-tu connaître sa puissance? Car; lorsque nous parlons de la grandeur d'Hercule, nous demandons à combien de pieds s'élevait sa teille, ou bien quelle fut la puissance et la force de cet boraine. - Ev. Je voudrais savoir l'un et l'autre au sujet de l'âme. - Aug. Mais ni la parole, ni la pensée ne peuvent absolument appliquer à l'âme le premier sens. Car on ne peut, en aucune manière, se la figurer ni longue, ni large, ni robuste; toutes ces qualités sont corporelles, ce me semble, et c'est par l'habitude que nous avons des corps, que nous faisons ces questions au sujet de l'âme. Aussi mépriser tout ce qui est corporel et renoncer à ce monde qui, nous le voyons, est corporel aussi; voilà ce que l'on recommande avec raison, dans nos mystère, à celui qui veut redevenir tel que Dieu l'a fait, c'est-à-dire semblable à Dieu; car l'âme ne -peut autrement, ni se sauver, ni se renouveler, ni se réconcilier avec son Auteur. Quelle est la grandeur de l'âme? Je ne puis donc le dire dans le sens de ta question; mais je puis affirmer qu'elle n'est ni longue, ni large, ni robuste, et n'a aucune de ces propriétés que nous mesurons dans les corps; et la raison de mon sentiment, je te l'exposerai si tu le désires. - Ev. Je le désire assurément et l'attends avec impatience, car il me semble que l'âme n'est [287] rien, si elle n'est rien de tout cela. - Aug. Avant tout donc je te montrerai, s'il te plaît, qu'il y a une foule d'objets dont tu ne peux dire qu'ils ne sont pas, et en qui néanmoins lu ne peux découvrir des dimensions comme tu en recherches dans l'âme; et non-seulement l'âme ne te paraîtra pas n'être rien, parce motif que tu ne trouves en elle ni longueur, ni autre chose semblable; mais tu la terras d'autant plus précieuse et plus digne de ton estime, qu'elle n'a rien de tout cela. Nous Terrons ensuite si elle n'en a véritablement rien. - Ev. Adopte l'ordre et la méthode qui le conviennent, je suis prêt à t'écouter et à m'instruire.



CHAPITRE IV.

L'AME N'EST PAS UN NÉANT, BIEN QU'ELLE N'AIT NI LONGUEUR, NI LARGEUR. - LA HAUTEUR. - LE VENT.

5. Aug. C'est bien! mais réponds âmes questions, car tu connais déjà peut-être ce que j'essaye de t'enseigner. Tu ne doutes pas, je crois, que cet arbre ne soit pas absolument rien. - Ev. Qui en douterait? - Aug. Et maintenant, doutes-tu que la justice ne soit bien supérieure à cet arbre? - Ev. C'est là du ridicule; comme s'il pouvait y avoir comparaison! - Aug. Tu y vas généreusement avec moi; mais écoute encore: Il est certain que cet arbre est tellement inférieur à la justice, que, nulle comparaison ne te semble possible, tu as de plus avoué que cet arbre n'est pas un pur néant; te plaît-il donc de croire que la justice elle- même ne soit rien? - Ev. Qui pousserait la démence jusqu'à le croire?- Aug. Très-bien; mais peut-être cet arbre te paraît-il quelque chose précisément à cause qu'il est grand à sa manière, ou large, ou robuste, et qu'à défaut de ces qualités il ne serait plus rien? - Ev. C'est ce qui me paraît. - Aug. Quoi donc, la justice, qui est bien quelque chose d'après ton aveu, et même quelque chose de plus divin que cet arbre, de plus précieux, la justice te paraît-elle longue? - Ev. Quand je pense à la justice, il ne peut me venir à l'esprit ni longueur, ni largeur, ni rien de semblable. - Aug. bi donc la justice n'est rien de tout cela, et que cependant elle ne soit pas un pur néant, pourquoi l'âme te paraît-elle un néant, si elle n'a quelque longueur? - Ev. Allons, quand même il n'y aurait dans l'âme ni longueur, ni largeur, ce ne serait point un motif pour qu'elle me parût un réant; mais, tu le sais, tu n'as pas encore dit qu'elle n'a véritablement rien de tout cela. Car il est possible que bien des choses très-estimables n'aient pas ces propriétés; mais je n'y vois pas un motif de croire aussitôt que notre âme en soit là.

6. Aug. C'est là, je le sais, le point qu'il nous reste à éclaircir, et j'avais promis de te l'expliquer plus tard; mais comme la matière est très-subtile et qu'elle exige une perspicacité d'intelligence bien autre qu'il n'est ordinaire à l'homme d'en apporter dans les actes journaliers de la vie, je te conseille de suivre docilement les sentiers par lesquels il me paraît bon de te conduire; de ne point te lasser de détours nécessaires, pour te plaindre d'arriver un peu trop tard au terme désiré. Je te demanderai d'abord s'il existe aucun corps sans avoir selon son espèce, longueur, largeur et profondeur?- Ev. Je ne comprends point de quelle profondeur tu parles. - Aug. Je parle de celle qui permet de supposer ou même de percevoir par les sens, si le corps est diaphane comme le verre, quelque chose à l'intérieur du corps; et je crois que sans cette profondeur on ne pourrait ni percevoir, ni même supposer aucun corps. Je désire que tu me découvres ta pensée à ce sujet. - Ev. Je ne doute nullement que ces propriétés ne fassent l'apanage nécessaire de tous les corps.- Aug. Et peux-tu penser que les corps seuls possèdent ces trois propriétés? - Ev. Je ne sais pas comment elles pourraient être ailleurs.- Aug. Tu ne crois pas alors que l'âme soit autre qu'un corps? - Ev. Si nous admettons que le vent est un corps, l'âme, je ne puis le nier, me paraît corporelle; car je pense qu'elle est quelque chose de semblable.- Aug. Que le vent soit un corps, je l'accorde aussi facilement que je te l'accorderais au sujet des flots. Car nous sentons (lue le vent n'est autre chose que l'air ébranlé et agité; c'est ce que nous éprouvons clans un lieu tranquille et à l'abri de tout vent, alors qu'en chassant les mouches avec un léger éventail, nous frappons l'air, dont nous:entons le souffle. Mais quand ce phénomène se produit par le mouvement caché des corps célestes ou terrestres, à travers les grands espaces du monde, nous disons que c'est le vent; il a même reçu des noms divers selon les diverses parties du ciel. Est-ce bien. cela? - Ev. Je ne pense pas autrement, et ce que tu dis, je le regarde comme probable, mais [288] je n'ai pas avancé que l'âme fût un souffle, j'ai dit qu'elle est quelque chose de semblable. - Aug. Dis-moi d'abord si tu penses que le vent, dont tu as fait mention, a de quelque façon, longueur, largeur et profondeur. Nous verrons ensuite si l'âme est quelque chose d'analogue; ainsi, nous pourrons découvrir quelle est sa grandeur. - Ev. Où trouver facilement plus de longueur, plus de largeur, plus de profondeur qu'il n'y en a dans cet air, dont tu m'as persuadé que les commotions forment le vent?



CHAPITRE V.

LA FORCE DE L'AME EST INFINIE.

7. Aug. Tu parles juste; mais penses-tu que ton âme soi tailleurs que dans ton corps?- Ev. Je ne le pense point. - Aug. Est-elle à l'intérieur, le remplissant comme une outre, ou seulement à l'extérieur comme un vêtement, ou bien la crois-tu à l'intérieur en même temps qu'à l'extérieur? - Ev. Je crois à cette dernière hypothèse. Si l'âme n'était à l'intérieur, nous n'aurions aucune vie dans les entrailles, et si elle n'était à l'extérieur, on ne sentirait pas même légèrement l'aiguillon traversant l'épiderme.- Aug. Pourquoi donc chercher encore la mesure de l'âme, puisque tu la vois aussi grande que le comporte l'espace occupé par le corps? - Ev. Si c'est là ce qu'enseigne la raison, je ne cherche rien de plus. - A. Tu fais bien de ne chercher rien de plus que l'enseignement de la raison. Mais cette raison te paraît-elle inébranlable? - Ev. Oui, quand je n'en trouve pas d'autre. Mais je chercherai en son lieu, ce qui m'intrigue beaucoup, si elle existe dans la même forme après qu'elle a quitté le corps, car je me souviens d'avoir posé cette question comme la dernière à discuter. Cependant, comme la question du nombre des âmes me paraît appartenir à celle de la grandeur, je ne crois pas que nous devions ici la passer outre. - Aug. Ton opinion n'est pas sans fondement; mais d'abord expliquons-nous, s'il te plaît, au sujet de l'espace qu'elle remplit, ce qui me préoccupe encore, afin que j'apprenne quelque chose à mon tour, si déjà tu es satisfait. - Ev. Interroge comme tu voudras, car ce doute simulé me jette dans un doute véritable sur ce sujet, que je croyais déjà épuisé.

8. Aug. Dis-moi, je te prie, si ce que nous appelons mémoire, te paraît un mot vide de sens. - Ev. A qui paraîtrait-il ainsi? - Aug. Crois-tu qu'elle appartienne à l'âme ou bien au corps? - Ev. Le doute à ce sujet devient ridicule. Qui pourrait croire qu'un cadavre a de la mémoire ou de l'intelligence? - Aug. Te souviens-tu enfin de la ville de Milan? - Ev. Il m'en souvient très-bien. - Aug. Et maintenant, puisque nous en parlons, te souvient-il de sa grandeur, de sa configuration? - Ev. Il m'en souvient parfaitement, nul souvenir n'est chez moi plus frais et plus complet. - Aug. Ne la voyant point des yeux, tu la vois donc de l'esprit? - Ev. Oui. - Aug. Tu vois aussi, je présume, à quelle distance elle est de nous à présent. - Ev. Oui encore. - Aug. Tu vois alors, par l'esprit, cette même distance des lieux. - Ev. Oui.- Aug. Comme donc ton âme est dans ton corps et qu'elle ne s'étend point au-delà de l'espace qu'il occupe, d'où vient qu'elle voit tout cela? - Ev. Cela se fait par le moyen de la mémoire, je pense, et non parce que l'âme est présente en ces lieux. - Aug. Les images de ces lieux sont donc gravées dans la mémoire? - Ev. Je le pensé: car j'ignore ce qui s'y fait, et je ne l'ignorerais pas si mon esprit s'étendait jusqu'en ces lieux et les voyait présents. - Aug. Ce que tu dis me semble vrai; mais ces images représentent vraiment des corps. - Ev. Cela est nécessaire, car les villes et les terres ne sont rien autre que des corps.

9. Aug. N'as-tu jamais regardé de petits miroirs, ou vu ta face dans la prunelle d'un oeil étranger? - Ev. Mais, souvent.- Aug. Pourquoi y paraît-elle beaucoup plus étroite qu'elle ne l'est réellement? - Ev. Voudrais-tu la voir autrement que ne le permet la dimension du miroir? - Aug. Il est donc de toute nécessité, que les images des corps. nous apparaissent rétrécies, selon que sont étroits les corps qui nous les renvoient? - Ev. De nécessité absolue. - Aug. Et pourquoi l'âme, étant dans un espace aussi borné que son corps, peut-elle réfléchir des images aussi grandes; ainsi des villes, l'étendue des continents et tout ce qui se peut imaginer de plus vaste? Porte ton attention, je te prie, sur les choses grandes et nombreuses que contient notre mémoire, et qui dès lors sont contenues dans notre âme. Quel gouffre, quel abîme, quelle immensité pourrait contenir tout cela? et néanmoins la raison semble nous avoir appris tout à l'heure que l'âme est [289] proportionnée au corps? - Ev. Je ne trouve rien à répondre, et ne puis exprimer combien cela me frappe: je me trouve même fort ridicule d'avoir donné une si prompte adhésion à l'argument qui me faisait prendre sur le corps la mesure de l'âme. - Aug. Elle ne te paraît donc plus être quelque chose comme le vent? - Ev. Nullement, car cet air dont le vent paraît être comme le flot, pût-il remplir ce monde entier, l'âme a la faculté de se représenter en elle-même des mondes innombrables et aussi grands que celui-ci, et je ne puis soupçonner dans quel espace elle en contient les images. - Aug. Vois alors s'il ne serait pas mieux de croire qu'elle est, comme je l'ai dit plus haut, sans longueur, sans largeur, sans profondeur, comme. tu me l'as accordé pour la justice. - Ev. J'y consentirais volontiers, si je n'étais encore plus désireux de savoir comment elle peut contenir les images sans nombre de si grands espaces, n'ayant elle-même ni longueur, ni largeur, ni profondeur.



CHAPITRE VI.

LA LONGUEUR EST QUELQUE CHOSE DE SIMPLE.

10. Aug. Nous le comprendrons peut-être autant que possible, si nous examinons attentivement ces trois propriétés, longueur, largeur et profondeur. Essaye-donc de te figurer une longueur qui n'ait encore aucune largeur. - Ev. Je ne puis me rien figurer de semblable; car si je fixe mon attention sur un fil d'araignée, l'objet le plus mince que nous voyons d'ordinaire, voilà que je rencontre en lui une longueur essentielle, une largeur, et une profondeur; quelles qu'elles soient, je ne puis nier qu'elles existent. - Aug. Ta réponse n'est point si absurde; mais dès lors que tu découvres ces trois propriétés dans un fil d'araignée, tu fais sans doute le discernement de chacune d'elles; tu comprends en quoi elles diffèrent? - Ev. Comment ne pas voir en quoi elles diffèrent? Aurais-je pu voir autrement que nulle d'elles ne manquait à ce fil?- Aug. Le même acte intellectuel qui te les a fait discerner, peut t'aider à en faire abstraction, pour ne té figurer que la longueur seule, pourvu que tu ne fixes ton attention sur aucun corps. En effet, de quelque nature que soit un corps, il ne peut être dépouillé d'aucune de ces propriétés. Ce que je veux te faire comprendre, est incorporel; car la longueur seule ne peut être saisie que par l'esprit, seule elle ne se trouve point dans les corps. - Ev. Je comprends déjà.- Aug. Cette longueur donc, en vain la voudrais-tu partager verticalement, il est évident que tu ne le pourrais; si tu le pouvais, il y aurait aussi largeur. - Ev. C'est évident. - Aug. Si tu le veux, appelons ligne cette longueur pure et simple; c'est ainsi d'ailleurs que l'appellent d'ordinaire beaucoup de savants. - Ev. Appelle-la comme tu voudras: quand la chose est évidente, il n'y a plus à s'inquiéter des noms.

11. Aug. C'est bien, et non-seulement je t'approuve, mais je t'engage à préférer prendre toujours plus soin des choses que des mots. Mais cette ligne, que tu comprends suffisamment, je pense, ne vois-tu pas qu'elle sera sans fin, si par une extrémité ou par l'autre on la prolonge autant que possible; ton esprit ne serait-il pas assez perspicace pour le voir? - Ev. Je le vois parfaitement, rien de plus facile. - Aug. Tu vois donc aussi qu'on ne peut former aucune figure, si l'on se borné à prolonger la ligne. - Ev. Je ne comprends, pas encore ce que tu entends par figure. - Aug. Pour le moment, j'appelle figure un espace renfermé dans une ou plusieurs lignes; ainsi fais un cercle, ou joins quatre lignes par leurs extrémités, de façon qu'il n'y en ait aucune qui ne soit liée à une autre. - Ev. Je crois voir ce que tu appelles figure; mais puisse-je voir ainsi le but où nous tendons, c'est-à-dire le parti que tu vas tirer de tout ceci pour arriver à ce que je recherche au sujet de l'âme!



CHAPITRE VII.

POUR DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ, LA VOIE D'AUTORITÉ EST PLUS COURTE, ET LA PLUPART DU TEMPS PLUS SURE, QUE LA VOIE DE LA RAISON.

12. Aug. Je t'ai averti et même prié dès le commencement de supporter avec patience le détour [290] que nous prenions, je te fais la même prière. Ce sujet qui nous occupe, n'est ni peu important, ni facile à connaître; nous voulons en avoir une notion complète et durable, s'il est possible. Autre chose est de croire l'autorité, et autre chose de s'en rapporter à la raison. Croire l'autorité, est un moyen beaucoup plus court et qui ne demande aucun travail; tu pourras même, s'il te plaît, lire sur les questions qui nous occupent, beaucoup de réflexions que de grands et saints personnages ont jugées nécessaires et qu'ils ont écrites comme d'inspiration en faveur des ignorants. Ils ont même voulu être crus sur parole, par ceux dont l'esprit trop lent ou trop embarrassé n'avait pas d'autre moyen de salut. Si ces derniers, qui forment de beaucoup le plus grand nombre, voulaient arriver à la vérité par la raison, ils seraient facilement trompés par l'analogie des raisonnements, et se jetteraient dans des opinions diverses et nuisibles, au point de ne pouvoir en sortir jamais, ou que très-difficilement. Pour eux, il est donc très-utile de s'en rapporter à une autorité supérieure, et d'y conformer leur vie. Si tu crois même que c'est là le plus sûr, je suis si loin de te contredire, que je te donne une complète approbation.

Si néanmoins tu ne peux maîtriser le désir qui te porte à rechercher la vérité par la raison, il te faut passer par de longs et nombreux circuits, afin de ne suivre que la raison qui mérite ce nom, c'est-à-dire la raison véritable. Il faut que cette raison soit non-seulement véritable, mais tellement certaine, tellement étrangère à toute apparence de fausseté, si toutefois l'homme peut s'élever jusques-là, que nulle argumentation fausse ou captieuse, ne puisse t'en séparer. - Ev. Je ne mettrai aucune précipitation dans mes désirs: que la raison marche et me conduise où elle voudra, pourvu qu'elle me fasse parvenir.



CHAPITRE VIII.

DES FIGURES MATHÉMATIQUES. - DE COMBIEN DE LIGNES SE COMPOSE UNE FIGURE. - COMMENT UNE FIGURE SE PEUT FORMER DE TROIS LIGNES.

l3.Aug.Ce sera l'oeuvre de Dieu; c'est uniquement dans ces sortes de matières, ou du moins principalement, qu'on doit l'invoquer. Mais revenons au point que j'avais établi. Car si tu coin prends ce qu'est une ligne et ce qu'est une figure, réponds, je te prie, à cette question penses-tu que l'on puisse former aucune figure, en prolongeant une ligne à l'infini, soit par une extrémité soit par l'autre? - Ev. J'affirme que cela n'est nullement possible. - Aug. Que nous faut-il donc faire pour avoir une figure? - Ev. Quoi? sinon que la ligne ne soit pas infinie, mais courbée en cercle, pour se toucher à quelque point? Car je ne vois pas que l'on puisse autrement renfermer un espace dans une ligne, et si on ne le fait il n'y aura plus figure, selon ta propre définition.- Aug. Mais si je veux faire une figure avec des lignes droites, le pourrai-je, ou non, avec une seule? - Ev. Aucunement.- Aug. Et avec deux? - Ev. Pas plus.- Aug. Et avec trois? - Ev. Je vois qu'on le peut. - Aug. Tu comprends doncbien, ettu es convaincu que pour faire une figure avec des lignes droites il en faut au moins trois; mais si l'on t'objectait quelque raison, abandonnerais-tu ce sentiment?- Ev. En vérité, si quelqu'un me prouve que cela est faux, il n'y aura plus rien que j'aie la confiance de pouvoir connaître.- Aug. Maintenant, réponds-moi, comment avec trois lignes feras-tu une figure? - Ev. En joignant ces trois lignes parles extrémités.




Aug. Mais ne te paraît-il pas qu'au point de jonction, il y a un angle? - Ev. Oui. - Aug. Alors de combien d'angles est composée la figure? - Ev. D'autant que de lignes.- Aug. Fais-tu les lignes égales ou inégales? - Ev. Egales. - Aug. Les angles ont-ils la même ouverture, ou bien l'un est-il plus aigu ou plus ouvert que l'autre? - Ev. Je vois qu'ils sont encore égaux.- Aug. Est-il possible ou impossible que dans une figure, formée de trois lignes droites et égales, les angles soient inégaux? - Ev. Absolument impossible. - Aug. Et maintenant, dans une figure formée de trois lignes droites mais inégales, peut-il y avoir trois angles égaux, oui ou non?

- Ev. C'est absolument impossible. - Aug. C'est vrai, mais dis-moi, je te prie, quelle figure te [291] paraît meilleure et plus belle? celle qui est formée de lignes égales, ou celle quia des lignes inégales? - Ev. Qui hésiterait à donner la préférence à celle qui l'emporte par l'égalité?



CHAPITRE IX.

QUELLE EST LA PLUS BELLE FIGURE? -DANS UN TRIANGLE QU Y A-T-IL D'OPPOSÉ A L'ANGLE?

14. Aug. Tu préfères donc l'égalité à l'inégalité? - Ev. Je ne sais quine le ferait pas.- Aug. Vois maintenant, dans une figure de trois angles égaux, ce qui est opposé à l'angle, c'està-dire ce qui est placé en face de l'autre côté, est-ce une ligne ou un angle? - Ev. Je vois que c'est une ligne.- Aug. Si un angle était opposé à un angle, une ligne à une ligne, ne devrais-tu pas avouer que l'égalité est préférable dans les figures où cela arrive?- Ev. Je l'avoue en effet, mais je ne vois aucunement que cela soit possible avec trois lignes. Aug. Mais cela est-il possible avec quatre lignes? - Ev. Cela est très-possible. - Aug. Donc une figure composée de quatre lignes droites est préférable à celle qui n'a que trois lignes? - Ev. Elle est bien préférable, puisque c'est en elle que règne l'égalité dans sa force. - Aug. Et cette figure composée de quatre lignes égales, crois-tu ou non qu'on la puisse faire de telle sorte que les angles ne soient pas tous égaux? - Ev. Je vois que c'est possible.

- Aug. Comment? - Ev. Si deux sont plus rétrécis et deux plus ouverts? - Aug. Vois-tu encore comment sont opposés l'un à l'autre, et les deux plus rétrécis, et les deux plus ouverts? - Ev. Cela est vrai et très-évident.- Aug. Ici encore tu vois donc l'égalité conservée autant qu'il a été possible: tu vois en effet qu'il est impossible, dans une figure formée de quatre lignes égales, de n'avoir pas tous les angles, ou du moins deux angles égaux, et que tout ce qui est égal est opposé et se correspond. - Ev. Je le vois et je le tiens pour certain.

15. Aug. Et dans tout cela n'es-tu pas étonné de rencontrer une justice si grande et si inviolable? - Ev. Comment? - Aug. Parce que nous n'appelons justice, selon moi, que l'équité; or l'équité semble tirer son nom d'une certaine égalité. Mais en quoi consiste la vertu d'équité, sinon à rendre à chacun ce qui lui appartient? Or on ne peut rendre à chacun ce qui lui appartient, qu'à l'aide du discernement. Es-tu d'un avis contraire? - Ev. Cela est clair et j'ai hâte d'y souscrire.- Aug. Et penses-tu qu'il y ait distinction, quand toutes choses sont égales, et n'ont entre elles aucune différence? - Ev. Je ne le pense pas. - Aug. Donc on ne peut observer la justice, s'il n'y a pour ainsi dire, imparité et dissemblance entre les différents objets à l'égard desquels on l'observe? - Ev. Je le comprends ainsi. - Aug. Mais comme il faut avouer que les figures dont il s'agit, sont dissemblables entre elles, c'est-à-dire, celle qui n'a que trois angles et celle qui en a quatre, quoique toutes deux soient formées de lignes semblables, ne trouves-tu pas ici la justice observée? car dans la figure où ne se voit pas l'égalité des contraires se rencontre invariablement l'égalité des angles, et dans celle qui présente si exactement l'égalité des contraires, se trouve une certaine inégalité dans les angles. Frappé de tout cela j'ai cru bon de te demander quel plaisir te procurent cette vérité, cette équité, cette égalité. - Ev. Je comprends ce que tu dis, et mon admiration n'est point médiocre.- Aug. Ainsi tu préfères avec raison l'égalité à l'inégalité, et selon moi il n'est absolument aucun homme sensé, qui ne soit de cet avis: cherchons donc, s'il te plaît, une figure où se rencontre la plus parfaite égalité; quelle qu'elle soit, il la faudra sans hésitation préférer à toute autre. - Ev. J'y consens et désire savoir laquelle.



CHAPITRE X.

PARFAITE ÉGALITÉ DANS LES FIGURES.

16. Aug. Réponds-moi d'abord et dis-moi, si dans ces figures, dont il semble que nous ayons suffisamment parlé, celle-là te paraît l'emporter [292] qui se compose de quatre lignes égales et de quatre angles égaux: car elle a, comme tu vois, égalité de lignes et égalité d'angles: elle a de plus, ce que nous ne trouvions pas dans celle qui est formée de trois lignes égales, parité des contraires: car tu le vois, la ligne y est opposée à la ligne, et l'angle à l'angle. - Ev. C'est vrai, comme tu le dis. - Aug. Y a-t-il donc ici, selon toi, égalité parfaite? s'il y a ici égalité parfaite, nous n'avons pas à la chercher ailleurs, comme c'était notre dessein et si elle n'y est pas, je désire que tu me le démontres. - Ev. Cette égalité me paraît être ici; car je ne vois point d'inégalité possible, là où sont des angles égaux, et des lignes égales. - Aug. Pour moi je suis d'un autre avis: car il y a dans la ligne droite l'égalité parfaite jusqu à ce qu'elle arrive aux angles, mais quand une autre ligne vient d'une autre direction se joindre à elle, et faire un angle, ne penses-tu pas qu'il y ait inégalité? Cette partie de la figure qui est fermée par la ligne te paraît-elle bien ressemblante et bien égale à celle qui est limitée par l'angle? - Ev. Nullement, et je rougis de ma témérité; c'est là que m'a conduit la vue d'angles égaux et de côtés égaux: mais qui ne verrait une souveraine différence, entre les angles et les .côtés? - Aug. Voici encore un autre indice très-frappant d'inégalité: tu reconnais assurément que la figure triangulaire aux côtés égaux, et la figure quadrangulaire, ont un milieu? - Ev. Je le reconnais parfaitement. - Aug. Et maintenant de ce milieu conduisons des lignes dans toutes les parties de la figure; ces lignes te paraissent-elles égales ou inégales? - Ev. Inégales évidemment, car celles qui aboutissent aux angles sont plus longues nécessairement.

- Aug. Combien y en a-t-il dans le carré, combien dans le triangle? - Ev. Quatre là, trois ici. - Aug. Quelles sont, à présent, les plus courtes de toutes, et combien dans chaque figure? - Ev. Autant, c'est-à-dire celles qui sont dirigées au milieu des côtés. - Aug. Tes réponses me paraissent très justes, et il n'est pas besoin de nous arrêter plus longtemps ici, c'est assez pour notre but: car tu comprends, ce me semble, qu'il y a là une grande égalité, elle n'est pas néanmoins absolument parfaite. - Ev. Je le vois tout à fait, et suis impatient de connaître la figure qui présente cette égalité parfaite.



CHAPITRE 11.

QUELLE EST LA FIGURE LA PLUS PARFAITE? LE SIGNE. - LE POINT.

17. Aug. Laquelle crois-tu, sinon celle dont la configuration ne varie point aux extrémités, dont l'égalité n'est rompue par aucun angle, et du milieu de laquelle on peut mener à toutes les parties extrêmes des lignes égales. -Ev. Je crois comprendre, car tu me sembles décrire cette figure que forme une seule ligne circulaire.

- Aug. C'est fort bien compris. La raison nous a enseigné plus haut que la ligne s'entend de la seule longueur, sans largeur, d'où il suit qu'on ne peut la partager dans le sens de sa direction; crois-tu donc que l'on puisse trouver aussi une figure sans largeur? - Ev. Nullement. - Aug. Et cette même largeur peut-elle n'avoir pas de longueur, puisqu'elle est uniquement largeur, de même que nous avons compris la longueur sans largeur; ou bien ne le peut-elle? - Ev. Je vois qu'elle ne le peut. - Aug. Tu vois encore, si je ne me trompe, qu'une largeur peut être divisée en tous sens, et., qu'une ligne est indivisible en longueur. - Ev. C'est évident.- Aug. Mais, selon toi, lequel est préférable, ce qui est divisible ou ce qui est indivisible? - Ev. Assurément, ce qui est indivisible.- Aug. Tu préfères donc la ligne à la largeur. Car si l'indivisible est préférable, il devient alors nécessaire de préférer le moins divisible . or, la largeur est divisible en tous sens, la longueur ne l'est qu'en travers, et ne souffre point de division dans sa direction; elle est donc préférable à la largeur l Penses-tu autrement? - Ev. La raison me force d'admettre ce que tu dis.- Aug. Autre question maintenant, s'il te plaît: y a-t-il en cette matière quelque chose qui soit tout à fait indivisible? Ceci vaudrait beaucoup mieux [293] que cette ligne: car une ligne, tu le vois, peut en travers se diviser à l'infini; examine-donc et réponds. - Ev. Pour moi, je regarde comme indivisible, le point que nous avons placé au milieu de la figure et d'où partaient les lignes pour l'extrémité.

Car s'il est divisible, il ne peut être sans longueur ou sans largeur. Mais s'il y a en lui longueur, il n'est pas le point d'où partent les lignes, il est la ligne même. Et si en lui encore il y a largeur, il faudra un autre milieu d'où les lignes partiront vers les extrémités de cette largeur. Or, la raison repousse l'une et l'autre hypothèse. Le point est donc indivisible.

18. Aug. C'est bien dit. Mais ne vois-tu rien de semblable dans le commencement d'où part la ligne, quand même nous ne l'envisagerions. pas comme le milieu d'une figure? Car j'appelle commencement d'une ligne le point où commence la longueur, et je désire que tu l'envisages sans longueur aucune. Car si tu supposes une longueur, tu ne vois pas le point même d'où part la longueur. - Ev. Je le vois tel absolument. - Aug. Ce que tu comprends là, est donc le principal de tout ce que nous avons examiné; c'est là, en effet, ce qui ne souffre pas de division; on l'appelle point, quand il est au milieu de la figure; quand il donne naissance à la ligne ou à des lignes; quand il les termine ou qu'il indique ce que l'on doit supposer sans parties, sans que néanmoins il soit au milieu de la figure, on l'appelle signe. Le signe est donc une marque indivisible; et le point, une marque tenant le milieu d'une figure; ainsi tout point est un signe, mais tout signe n'est pas un point. Tel est le sens que je désire entre nous donner à ces noms, afin d'éviter trop de circonlocutions dans la dispute. Plusieurs cependant appellent point, non pas le milieu de toute figure, mais seulement le milieu du cercle ou de la sphère. Toutefois pas tant de soucis pour des mots. - Ev. J'y consens.

19. Aug. Assurément tu vois encore la puissance du point. C'est par lui que commence la ligne, par lui qu'elle se termine; nous voyons aussi que nulle figure ne peut se former de lignes droites, sans qu'il en .vienne fermer l'angle; ensuite, quelque part que-la ligne puisse être coupée, elle l'est par le point, tandis que lui ne saurait être aucunement divisé; on ne peut non plus joindre une ligne à une autre, si ce n'est par le point. Enfin, comme la raison nous a enseigné à préférer à toutes les figures planes, car nous n'avons rien dit encore de la profondeur, celle qui est circonscrite par le cercle à cause de sa parfaite égalité, d'où vient la mesure de cette égalité, sinon du point placé au milieu? On peut parler longuement de sa puissance, mais je me borne, et tes réflexions peuvent comprendre beaucoup plus que je n'ai dit. - Ev. C'est;ce qui me paraît bien: et il ne me répugnera par de chercher, si je rencontre quelque obscurité. Je vois donc un peu, je crois, qu'il y a dans ce signe une grande puissance.

20. Aug. Maintenant que tu connais le signe, la longueur et la largeur, considère laquelle de ces propriétés fait partie de l'autre, et laquelle ne saurait exister sans l'autre. - Ev. Je vois que la largeur a besoin de la longueur sans laquelle on -ne peut la comprendre. Je vois ensuite que la longueur n'a pas besoin de largeur pour exister, mais qu'elle est impossible sans le signe. Quant au signe, il est évident qu'il existe par lui-même, et n'a besoin de rien autre. - Aug. C'est comme tu le dis; mais considère avec plus d'attention, s'il est vrai que la largeur se puisse couper en tout sens, s'il n'y a point un endroit où, à son tour, elle n'admette aucune division, bien qu'elle en admette plus que la ligne. - Ev. J'ignore complètement à quel endroit cela serait impossible. - Aug. Je crois plutôt que tu ne t'en souviens pas, car tu ne peux certainement ignorer cela. Je vais donc te le rappeler, tu comprends bien la largeur, sans admettre aucune profondeur? - Ev. Qui, parfaitement. - Aug. Joins-donc la profondeur à cette largeur, et dis-moi si cette adjonction te donne une matière plus susceptible d'être partout [294] divisée? - Ev. Ton avertissement est très-juste. Je vois maintenant que l'on peut diviser la largeur, non-seulement dans la partie supérieure, ou dans la partie inférieure, mais encore dans les parties latérales, et qu'il n'y a rien absolument en elle qui ne soit divisible. D'où il est évident que la largeur est indivisible dans ces parties où se doit former la profondeur.

21. Aug. Maintenant que tu connais, si je ne me trompe, et longueur, et largeur, et profondeur, dis-moi si la longueur et la largeur peuvent ne pas être partout où il y a profondeur? - Ev. Je vois que la profondeur ne peut exister sans longueur, mais qu'elle peut être sans largeur. - Aug. Reviens donc à ton idée de largeur, et si tu te la figures gisante à terre, relève-la sur un de ses côtés, comme si tu voulais la faire passer par la fente étroite de deux portes closes. Ne saisis-tu pas mon dessein? - Ev. Je comprends tes paroles, mais peut-être pas encore ton dessein. - Aug. C'est que tu me répondes, si la largeur ainsi dressée est devenue profondeur, et si elle a perdu la figure et le nom de largeur; est-elle encore largeur, nonobstant sa nouvelle situation? - Ev. Elle me paraît devenue profondeur. - Aug. Te souviens-tu, de grâce, comment nous avions défini la profondeur? - Ev. Je m'en souviens très-bien, et rougis de ma réponse; car la largeur ainsi redressée n'admet plus vers sa base de division dans sa longueur; et dès lors la pensée ne nous montre plus rien en elle d'intérieur, bien qu'elle nous montre un milieu et des extrémités. Mais d'après la définition que tu m'as rappelée de la profondeur, il n'y a nulle profondeur là où rien d'intérieur ne peut se figurer. - Aug. C'est bien dit, et c'est là ce que je voulais te rappeler. Réponds-moi donc maintenant préfères-tu la vérité à la fausseté? - Ev. Le doute serait ici une incroyable démence. - Aug. Dis-moi donc, je t'en prie, est-ce une vraie ligne celle que l'on peut partager dans sa longueur? un véritable signe celui que l'on peut partager de quelque manière? ou une véritable largeur, celle qui, élevée comme nous l'avons supposée, peut être divisée vers le bas dans sa longueur? - Ev. Rien moins que cela.




De la grandeur de l'âme