Augustin, Cité de Dieu 321

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CHAPITRE XXI.

DE L'INGRATITUDE DE ROME ENVERS SCIPION, SON LIBÉRATEUR, ET DE SES MOEURS A L'ÉPOQUE RÉPUTÉE PAR SALLUSTE LA PLUS VERTUEUSE.

J'abrége afin de ne pas excéder les bornes que je me suis prescrites, et je viens au temps qui s'est écoulé entre la seconde et la dernière guerre contre Carthage, et où Salluste prétend que les bonnes moeurs et la concorde florissaient parmi les Romains. Or, en ces jours de vertu et d'harmonie, le grand Scipion, le libérateur de Rome et de l'Italie, qui avait achevé la seconde guerre punique, si funeste et si dangereuse, vaincu Annibal, dompté Carthage, et dont toute la vie avait été consacrée au service des dieux, Scipion se vit obligé, après le triomphe le plus éclatant, de céder aux accusations de ses ennemis, et de quitter sa patrie, qu'il avait sauvée et affranchie par sa valeur, pour passer le reste de ses jours dans la petite ville de Literne, si indifférent à son rappel qu'on dit qu'il ne voulut pas même qu'après sa mort on l'ensevelît dans cette ingrate cité. Ce tut dans ce même temps que le proconsul Manlius, après avoir subjugé les Galates, apporta à Rome les délices de l'Asie, pires pour elle que les ennemis les plus redoutables 1.

1.Voyez Tite-Live, lib. 39,cap. 6

On y vit alors pour la première fois des lits d'airain et de riches tapis; pour la première fois des chanteuses parurent dans les festins, et la porte fut ouverte à toutes sortes de dissolutions. Mais je passe tout cela sous silence, ayant entrepris de parler des maux que les hommes souffrent malgré eux, et non de ceux qu'ils font avec plaisir. C'est pourquoi il convenait beaucoup plus à mon sujet d'insister sur l'exemple de Scipion, qui mourut victime de la rage de ses ennemis, loin de sa patrie dont il avait été le libérateur, et abandonné de ces dieux qu'on ne sert que pour la félicité de la vie présente, lui qui avait protégé leurs temples contre la fureur d'Annibal. Mais comme Salluste assure que c'était le temps où florissaient les bonnes moeurs, j'ai cru devoir toucher un mot de l'invasion des délices de l'Asie, pour montrer que le témoignage de cet historien n'est vrai que par comparaison avec les autres époques où les moeurs furent beaucoup plus dépravées et les factions plus redoutables. Vers ce moment, en effet, entre la seconde et la troisième guerre punique, fut publiée la loi Voconia, qui défendait d'instituer pour héritière une femme, pas même une fille unique. Or, je ne vois pas qu'il se puisse rien imaginer de plus injuste que cette loi. Il est vrai que dans l'intervalle des deux guerres, les malheurs de la république furent un peu plus supportables; car si Rome était occupée de guerres au dehors, elle avait pour se consoler, outre ses victoires, la tranquillité intérieure dont elle n'avait pas joui depuis longtemps. Mais, après la dernière guerre punique, la rivale de l'empire ayant été ruinée de fond en comble par un autre Scipion, qui en prit le surnom d'Africain, Rome, qui n'avait plus d'ennemis à craindre, fut tellement corrompue par la prospérité, et cette corruption fut suivie de calamités si désastreuses, que l'on peut dire que Carthage lui fit plus de mal par sa chute qu'elle ne lui en avait fait par ses armes au temps de sa plus grande puissance. Je ne dirai rien des revers et des malheurs sans nombre qui accablèrent les Romains depuis cette époque jusqu'à Auguste, qui leur ôta la liberté, mais, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, une liberté malade et languissante, querelleuse et pleine de périls, et qui faisant tout plier sous une autorité toute royale, communiqua une vie nouvelle à cet empire vieillissant. Je ne dirai rien (64) non plus du traité ignominieux fait avec Numance; les poulets sacrés, dit-on, s'étaient envolés de leurs cages, ce qui était de fort mauvais augure pour le consul Mancinus; comme si, pendant cette longue suite d'années où Numance tint en échec les armées romaines et devint la terreur de la république, les autres généraux ne l'eussent attaquée que sous des auspices défavorables!


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CHAPITRE XXII.

DE L'ORDRE DONNÉ PAR MITHRIDATE DE TUER TOUS LES CITOYENS ROMAINS QU'ON TROUVERAIT EN ASIE. . .

Je passe, dis-je, tout cela sous silence; mais puis-je taire l'ordre donné par Mithridate, roi de Pont, de mettre à mort le même jour tous les citoyens romains qui se trouveraient en Asie, où un si grand nombre séjournaient pour leurs affaires privées, ce qui fut exécuté 1? Quel épouvantable spectacle! Partout où se rencontre un Romain, à la campagne, par les chemins, à la ville, dans les maisons, dans les rues, sur les places publiques, au lit, à table, partout, à l'instant, il est impitoyablement massacré! Quelles furent les plaintes des mourants, les larmes des spectateurs ou peut-être même des bourreaux! et quelle cruelle nécessité imposée aux hôtes de ces infortunés, non-seulement de voir commettre chez eux tant d'assassinats, mais encore d'en être eux-mêmes les exécuteurs, de quitter brusquement le sourire de la politesse et de la bienveillance pour exercer au milieu de la paix le terrible devoir de la guerre et recevoir intérieurement le contre-coup des blessures mortelles qu'ils portaient à leurs victimes! Tous ces Romains avaient-ils donc méprisé les augures? n'avaient-ils pas des dieux publics et des dieux domestiques à consulter avant que d'entreprendre un voyage si funeste? S'ils ne l'ont pas fait, nos adversaires n'ont pas sujet de se plaindre de la religion chrétienne, puisque longtemps avant elle les Romains méprisaient ces vaines prédictions et s'ils l'ont fait, quel profit en ont-ils retiré alors que les lois, du moins les lois humaines, autorisaient ces superstitions?

1. Voyez Appien, cap. 22 et seq., Cicéron, De lege Manil., cap. 3,et Orose, Hist., lib. 6,cap. 2


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CHAPITRE XXIII.

DES MAUX INTÉRIEURS QUI AFFLIGÈRENT LA RÉPUBLIQUE ROMAINE A LA SUIVE D'UNE RAGE SOUDAINE DONT FURENT ATTEINTS TOUS LES ANIMAUX DOMESTIQUES.

Rapportons maintenant le plus succinctement possible des maux d'autant plus profonds qu'ils furent plus intérieurs, je veux parler des discordes qu'on a tort d'appeler civiles, puisqu'elles sont mortelles pour la cité. Ce n'étaient plus des séditions, mais de véritables guerres où l'on ne s'amusait pas à répondre à un discours par un autre, mais où l'on repoussait le fer par le fer. Guerres civiles, guerres des alliés, guerres des esclaves, que de sang romain répandu parmi tant de combats! quelle désolation dans l'Italie, chaque jour dépeuplée! On dit qu'avant la guerre des alliés tous les animaux domestiques, chiens, chevaux, ânes, boeufs, devinrent tout à coup tellement farouches qu'ils sortirent de leurs étables et s'enfuirent çà et là, sans que personne pût les approcher autrement qu'au risque de la vie 1. Quel mal ne présageait pas un tel prodige, qui était déjà un grand mal, même s'il n'était pas un présage! Supposez qu'un pareil accident arrivât de nos jours; vous verriez les païens plus enragés contre nous que ne l'étaient contre eux leurs animaux.


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CHAPITRE XXIV.

DE LA DISCORDE CIVILE QU'ALLUMA L'ESPRIT SÉDITIEUX DES GRACQUES.

Le signal des guerres civiles fut donné par les séditions qu'excitèrent les Gracques à l'occasion des lois agraires. Ces lois avaient pour objet de partager au peuple les terres que la noblesse possédait injustement; mais vouloir extirper une injustice si ancienne, c'était une entreprise non-seulement périlleuse, mais encore, comme l'événement l'a prouvé, des plus pernicieuses pour la république. Quelles funérailles suivirent la mort violente du premier des Gracques, et, peu après, celle du second! Au mépris des lois et de la hiérarchie des pouvoirs, c'étaient la violence et les armes qui frappaient tour à tour les plébéiens et les patriciens. On dit qu'après la mort du second des Gracques, le consul Lucius Opimus,

1. Voyez Orose, Hist., lib. 5,cap. 18

qui avait soulevé la ville contre lui et entassé les cadavres autour du tribun immolé, poursuivit les restes de son parti selon les formes de la justice et fit condamner à mort jusqu'à trois mille hommes d'où l'on peut juger combien de victimes avaient succombé dans la chaleur de la sédition, puisqu'un si grand nombre fut atteint par l'instruction régulière du magistrat. Le meurtrier de Caïus Gracchus vendit sa tête au consul son pesant d'or; c'était le prix fixé avant ce massacre, où périt aussi le consulaire Marcus Fulvius avec ses enfants.


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CHAPITRE XXV.

DU TEMPLE ÉLEVÉ A LA CONCORDE PAR DÉCRET DU SÉNAT, DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR LA SÉDITION ET LE CARNAGE.

Ce fut assurément une noble pensée du sénat que le décret qui ordonna l'érection d'untemple à la Concorde dans le lieu même où une sédition sanglante avait fait périr tant de citoyens de toute condition, afin que ce monument du supplice des Gracques parlât auxyeux et à la mémoire des orateurs. Et cependant n'était-ce pas se moquer des dieux que de construire un temple à une déesse qui, si elle eût été présente à Rome, l'eût empêchée de se déchirer et de périr par les dissensions? à moins qu'on ne dise que la Concorde, coupable de ces tumultes pour avoir abandonné le coeur des citoyens, méritait bien d'être enfermée dans ce temple comme dans une prison. Si l'on voulait faire quelque chose qui eût du rapport à ce qui s'était passé, pourquoi ne bâtissait-ou pas plutôt un temple à la Discorde? Y a-t-il des raisons pour que la Concorde soit une déesse, et la Discorde non? celle-là bonne et celle-ci mauvaise, selon la distinction de Labéon 1, suggérée sans doute par la vue du temple que les Romains avaient érigé à la Fièvre aussi bien qu'à la Santé. Pour être conséquents, ils devaient en dédier un non-seulement à la Concorde, mais aussi à la Discorde, Ils s'exposaient à de trop grands périls en négligeant d'apaiser la colère d'une si méchante déesse, et ils ne se souvenaient plus que son indignation avait été le principe de la ruine de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour se venger de ce qu'on ne l'avait point invitée avec les autres dieux aux noces de Pélée et de

1. Voyez plus haut, livre 2,ch. 11

Thétis, mit la division entre les trois déesses 1, en jetant dans l'assemblée la fameuse pomme d'or, d'où prit naissance le différend de ces divinités, la victoire de Vénus, le ravissement d'Hélène et enfin la destruction de Troie. C'est pourquoi si elle s'était offensée de ce que Rome n'avait pas daigné lui donner un temple comme elle avait fait à tant d'autres, et si ce fut pour cela qu'elle y excita tant de troubles et de désordres, son indignation dut encore s'accroître quand elle vit que dans le lieu même où le massacre était arrivé, c'est-à-dire dans le lieu où elle avait montré de ses oeuvres, on avait construit un temple à son ennemie. Les savants et les sages s'irritent contre nous quand nous tournons en ridicule toutes ces superstitions; et toutefois, tant qu'ils resteront les adorateurs des mauvaises comme des bonnes divinités, ils n'auront rien à répondre à notre dilemme sur la Concorde et la Discorde. De deux choses l'une, en effet: ou ils ont négligé le culte de ces deux déesses, et leur ont préféré la Fièvre et la Guerre, qui ont eu des temples à Rome de toute antiquité; ou ils les ont honorées, et alors je demande pourquoi ils ont été abandonnés par la Concorde et poussés par la Discorde jusqu'à la fureur des guerres civiles.


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CHAPITRE 26.

DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION DU TEMPLE DE LA CONCORDE.

Ils crurent donc, en mettant devant les yeux des orateurs un monument de la fin tragique des Gracques, avoir an merveilleux obstacle contre les séditions; mais les événements qui suivirent, plus déplorables encore, firent paraître l'inutilité de cet expédient. A partir de cette époque, en effet, les orateurs, loin de songer à éviter l'exemple des Gracques, s'étudièrent à les surpasser. C'est ainsi que Saturninus, tribun du peuple, le préteur Caïus Servilius, et, quelques années après, Marcus Drusus, excitèrent d'horribles séditions, d'où naquirent les guerres sociales qui désolèrent l'Italie et la réduisirent à un état déplorable. Puis vint la guerre des esclaves, suivie elle-même des guerres civiles pendant lesquelles il se livra tant de combats et qui coûtèrent tant de sang. On eût dit que tous ces peuples d'Italie, dont se composait la principale force

1. Junon, Pallas et Vénus

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de l'empire romain, étaient des barbares à dompter. Rappellerai-je que soixante-dix gladiateurs commencèrent la guerre des esclaves, et que cette poignée d'hommes, croissant en nombre et en fureur, en vint à triompher des généraux du peuple romain? Comment citer toutes les villes qu'ils ont ruinées, toutes les contrées qu'ils ont dévastées? A peine les historiens suffisent-ils à décrire toutes ces calamités. Et cette guerre ne fut pas la seule faite par les esclaves; ils avaient auparavant ravagé la Macédoine, la Sicile et toute la côte. Enfin, qui pourrait raconter toutes les atrocités de ces pirates, qui, après avoir commencé par des brigandages, finirent par soutenir contre Home des guerres redoutables?


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CHAPITRE 26I.

DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARIUS ET SYLLA.

Marius, encore tout sanglant du massacre de ses concitoyens, ayant été vaincu à son tour et obligé de s'enfuir, Rome commençait un peu à respirer, quand Cinna et lui y rentrèrent plus puissants que jamais. «Ce fut alors», pour me servir des expressions de Cicéron, «que l'on vit, par le massacre des plus illustres citoyens, s'éteindre les flambeaux de la république. Sylla vengea depuis une victoire si cruelle; mais à combien de citoyens il en coûta la vie, et que de pertes sensibles pour l'Etat 1!» En effet, la vengeance de Sylla fut plus funeste à Rome que n'eût été l'impunité, et comme dit Lucain:

«Le remède passa toute mesure, et l'on porta la main sur des parties malades où il ne fallait pas toucher. Les coupables périrent, mais quand il ne pouvait survivre que des coupables. Alors la haine se donna carrière, et la vengeance, libre du joug des lois, précipita ses fureurs 2»Dans cette lutte de Marius et de Sylla, outre ceux qui furent tués sur le champ de bataille, tous les quartiers de la ville, les places, les marchés, les théâtres, les temples même étaient remplis de cadavres, à ce point qu'on n'aurait pu dire si c'était avant ou après la victoire qu'il était tombé plus de victimes.De retour de son exil, Marius eut à peine rétabli sa domination, qu'on vit, sans parler d'innombrables assassinats qui se commirent de tous côtés, la tête du consul Octavius exposée sur la tribune aux harangues, César et

1. Voyez Cicéron, 3e Catilin., ch. 10, § 24.
2. Lucain, Pharsale, livre 2,vers 142-146.

Fimbria tués dans leurs maisons, les deux Crassus, le père et le fils, égorgés sous les yeux l'un de l'autre, Bébius et Numitorius traînés par les rues et mis en pièces, Catulus forcé de recourir au poison pour se sauver des mains de ses ennemis; Mérula, flamme de Jupiter, s'ouvrant les veines et faisant au dieu une libation de son propre sang; enfin on massacrait sous les yeux de Marias tous ceux à qui il ne donnait pas la main quand ils le saluaient 1.


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CHAPITRE 28.

COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE DES CRUAUTÉS DE MARIUS.

Sylla, qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre; mais comme sa victoire n'avait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. A toutes les atrocités du premier Marius, son fils Marins le Jeune et Carbon en ajoutèrent de nouvelles. Instruits de l'approche de Sylla et désespérant de remporter la victoire, et même de sauver leurs têtes, ils remplirent Home de massacres où leurs amis n'étaient pas plus épargnés que leurs adversaires. Ce ne fut pas assez pour eux de décimer la ville; ils assiégèrent le sénat et tirèrent du palais, comme d'une prison, un grand nombre de sénateurs qu'ils firent égorger en leur présence. Le pontife Mucius Scévola fut tué au pied de l'autel de Vesta, où il s'était réfugié comme dans un asile inviolable, et il s'en fallut de peu qu'il n'éteignît de son sang le feu sacré entretenu par les vestales. Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense 2. Ce n'était plus la guerre qui tuait, c'était la paix; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. Dans la ville, les partisans de Sylla massacrèrent qui bon leur sembla; les morts ne se comptaient plus, jusqu'à ce qu'enfin on conseilla à Sylla de laisser vivre quelques citoyens, afin que les vainqueurs eussent à qui commander. Alors s'arrêta cette effroyable liberté du meurtre, et on

1. Voyez Appien, De bell. Civil., lib. 1,cap. 71 seq.; et Plutarque, Vies de Marius et de Sylla, passim
2. Les historiens ne sont pas d'accord sur le chiffre des morts, que les uns fixent au-dessus de sept mille et les autres au-dessous. Saint Augustin paraIt avoir adopté le récit de Velleius Paterculus (livre n, ch. 28)

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accueillit avec reconnaissance la table de proscription où étaient portés deux mille noms de sénateurs et de chevaliers. Ce nombre, si attristant qu'il pût être, avait au moins cela de consolant qu'il mettait fin au carnage universel, et on s'affligeait moins de la perte de tant de proscrits qu'on ne se réjouissait de ce que le reste des citoyens n'avait rien à craindre. Mais malgré cette cruelle sécurité on ne laissa pas de gémir des divers genre et de supplices qu'une férocité ingénieuse faisait souffrir à quelques-unes des victimes dévouées et à la mort. Il y en eut un que l'on déchira à belles mains, et on vit des hommes plus cruels pour un homme vivant que les bêtes farouches ne le sont pour un cadavre 1. On arracha les yeux à un autre et on lui coupa tous les membres par morceaux, puis on le laissa vivre ou plutôt mourir lentement au milieu de tortures effroyables 2. On mit des villes célèbres à l'encan, comme on aurait fait d'une ferme; il y en eut même une dont on condamna à mort tous les habitants, comme s'il se fût agi d'un seul criminel. Toutes ces horreurs se passèrent en pleine paix, non pour hâter une victoire, mais pour n'en pas perdre le fruit. II y eut entre la paix et la guerre une lutte de cruauté, et ce fut la paix qui l'emporta; car la guerre n'attaquait que des gens armés, au lieu que la paix immolait des hommes sans défense. La guerre laissait à l'homme attaqué la faculté de rendre blessure pour blessure; la paix ne laissait au vaincu, à la place du droit de vivre, que la nécessité de mourir sans résistance.

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CHAPITRE XXIX.

ROME EUT MOINS A SOUFFRIR DES INVASIONS DES GAULOIS ET DES GOTHS QUE DES GUERRES CIVILES.

Quel acte cruel des nations barbares et étrangères peut être comparéà ces victoires de citoyens sur des citoyens, et Rome a-t-elle jamais rien vu de plus funeste, de plus hideux, de plus déplorable? Y a-t-il à mettre en balance l'ancienne irruption des Gaulois, ou l'invasion récente des Goths, avec ces atrocités inouïes exercées par Marius, par Sylla, par tant d'autres chefs renommés, sur des hommes

1. Voyez Florus, lib. 3,cap. 21
2. L'homme qui subit ce sort cruel, fut le préteur Marcus Marius, parent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. 3,cap. 21, et Valère Maxime, lib. 9,cap. 2 § 1

qui formaient avec eux les membres d'un même corps? Il est vrai que les Gaulois égorgèrent tout ce qu'ils trouvèrent de sénateurs dans Rome, mais au moins permirent-ils à ceux qui s'étaient sauvés dans le Capitole, et qu'ils pouvaient faire périr par un long siége, de racheter leur vie à prix d'argent. Quant aux Goths, ils épargnèrent un si grand nombre de sénateurs, qu'on ne saurait affirmer s'ils en tuèrent en effet quelques-uns. Mais Sylla, du vivant même de Marius, entra dans le Capitole, qu'avaient respecté les Gaulois, et ce fut de là qu'il dicta en vainqueur ses arrêts de mort et de confiscation, qu'il fit autoriser par un sénatus-consulte. Et quand Marius, qui avait pris la fuite, rentra dans Home en l'absence de Sylla, plus féroce et plus sanguinaire que jamais, y eut-il rien de sacré qui échappât à sa fureur, puisqu'il n'épargna pas même Mucius Scévola, citoyen, sénateur et pontife, qui embrassait l'autel où on croyait les destins de Rome attachés? Enfin, cette dernière proscription de Sylla, pour ne point parler d'une infinité d'autres massacres, ne fit-elle point périr plus de sénateurs que les Goths n'en ont pu même dépouiller?


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CHAPITRE XXX.

DE L'ENCHAÎNEMENT DES GUERRES NOMBREUSES ET CRUELLES QUI PRÉCÉDÈRENT L'AVÈNEMENT DE JÉSUS-CHRIST.

Quelle est donc l'effronterie des païens, quelle audace à eux, quelle déraison, ou plutôt quelle démence, de ne pas imputer leurs anciennes calamités à leurs dieux et d'imputer les nouvelles à Jésus-Christ! Ces guerres civiles, plus cruelles, de l'aveu de leurs propres historiens, que les guerres étrangères, et qui n'ont pas seulement agité, mais détruit la république, sont arrivées longtemps avant Jésus-Christ, et par un enchaînement de crimes, se rattachent de Marius et Sylla à Sertorius et Catilina, le premier proscrit et l'autre formé par Sylla. Vint ensuite la guerre de Lépide et de Catulus, dont l'un voulait abroger ce qu'avait fait Sylla et l'autre le maintenir; puis la lutte de Pompée et de César, celui-là partisan de Sylla qu'il égala ou surpassa même en puissance; celui-ci, qui ne put souffrir la grandeur de son rival et la voulut dépasser encore après l'avoir vaincu; puis enfin, nous arrivons à ce grand César, (68) qui fut depuis appelé Auguste, et sous l'empire duquel naquit le Christ. Or, Auguste, lui aussi, prit part à plusieurs guerres civiles où périrent beaucoup d'illustres personnages entre autres cet homme d'Etat si éloquent, Cicéron. Quant à Jules César, après avoir vaincu Pompée, et usé avec tant de modération de sa victoire, qu'il pardonna à ses adversaires et leur rendit leurs dignités, il fut poignardé dans le sénat par quelques patriciens, prétendus vengeurs de la liberté romaine, sous prétexte qu'il aspirait à la royauté. Après sa mort, un homme d'un caractère bien différent et tout perdu de vice, Marc-Antoine, affecta la même puissance, mais Cicéron lui résista vigoureusement, toujours au nom de ce fantôme de liberté. On vit alors s'élever cet autre César, fils adoptif de Jules, qui depuis, comme je l'ai dit, fat nommé Auguste. Cicéron le soutenait contre Antoine, espérant qu'il renverserait cet ennemi de la république et rendrait ensuite la liberté aux Romains. Chimère d'un esprit aveuglé et imprévoyant peu après, ce jeune homme, dont il avait caressé l'ambition, livra sa tête à Antoine comme un gage de réconciliation, et confisqua à son profit cette liberté de la république pour laquelle Cicéron avait fait tant de beaux discours.


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CHAPITRE XXXI.

IL Y A DE L'IMPUDENCE AUX GENTILS A IMPUTER LES MALHEURS PRÉSENTS AU CHRISTIANISME ET A L'INTERDICTION DU CULTE DES DIEUX, PUISQU'IL EST AVÉRÉ QU'A L'ÉPOQUE OU FLORISSAIT CE CULTE, ILS ONT EU A SUBIR LES PLUS HORRIBLES CALAMITÉS.

Qu'ils accusent donc leurs dieux de tant de maux, ces mêmes hommes qui se montrent si peu reconnaissants envers le Christ! Certes, quand ces maux sont arrivés, la flamme des sacrifices brûlait sur l'autel des dieux; l'encens de l'Arabie s'y mêlait au parfum des fleurs nouvelles 1; les prêtres étaient entourés d'honneurs, les temples étincelaient de magnificence; partout des victimes, des jeux, des transports prophétiques, et dans le même temps le sang des citoyens coulait partout, versé par des citoyens jusqu'aux pieds des autels. Cicéron n'essaya pas de chercher un asile dans un temple, parce qu'avant lui

1. Allusion à un passage de l'Énéide, livre 1,vers 416, 417

Mucius Scévola n'y avait pas évité la mort, au lieu qu'aujourd'hui ceux qui s'emportent le plus violemment contre le christianisme ont dû la vie à des lieux consacrés au Christ, soit qu'ils aient couru s'y réfugier, soit que les barbares eux-mêmes les y aient conduits pour les sauver. Et maintenant j'ose affirmer, certain de n'être contredit par aucun esprit impartial, que si le genre humain avait reçu le christianisme avant les guerres puniques, et si les mêmes malheurs qui ont désolé l'Europe et l'Afrique avaient suivi l'établissement du culte nouveau, il n'est pas un seul de nos adversaires qui ne les lui eût imputés. Que ne diraient-ils point, surtout si la religion Chrétienne eût précédé l'invasion gauloise, ou le débordement du Tibre, ou l'embrasement de Home, ou, ce qui surpasse tous ces maux, la fureur des guerres civiles? et tant d'autres calamités si étranges qu'on les a mises au rang des prodiges, à qui les imputeraient-ils, sinon aux chrétiens, si elles étaient arrivées au temps du christianisme? Je ne parle point d'une foule d'autres événements qui ont causé plus de surprise que de dommage; et en effet que des boeufs parlent, que des enfants articulent quelques mots dans le ventre de leurs mères, que l'on voie des serpents voler, des femmes devenir hommes et des poules se changer en coqs, tous ces prodiges, vrais ou faux, qui se lisent, non dans leurs poètes, mais dans leurs historiens, étonnent plus les hommes qu'ils ne leur font de mal. Mais quand il pleut de la terre, ou de la craie, ou même des pierres, je parle sans métaphore, voilà des accidents qui peuvent causer de grands dégâts.Nous lisons aussi que la lave enflammée du mont Etna se répandit jusque sur le rivage de la mer, au point de briser les rochers et de fondre la poix des navires, phénomène désastreux, à coup sûr, quoique singulièrement incroyable 1. Une éruption toute semblable jeta, dit-on, sur la Sicile entière une telle quantité de cendres que les maisons de Catane en furent écrasées et ensevelies, ce qui toucha les Romains de pitié et les décida à faire remise aux Siciliens du tribut de cette année a Enfin, on rapporte encore que l'Afrique, déjà

1. Cette éruption de I'Etna est probablement celle dont parle Orose (Hist., lib. 5,cap. 6) et qui se produisit l'an de Rome 617
2. Ce désastre eut lieu l'an de Rome 637. Voyez Orose, lib. 5,cap. 13

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réduite en ce temps-là en province romaine, fut couverte d'une prodigieuse quantité de sauterelles qui, après avoir dévoré les feuilles et les fruits des arbres, vinrent se jeter dans la mer comme une épaisse et effroyable nuée; rejetées mortes par les flots, elles infectèrent tellement l'air que, dans le seul royaume de Massinissa, la peste fit mourir quatre-vingt mille hommes, et, sur les côtes, beaucoup plus encore. A Utique, il ne resta que des soldats de trente mille qui composaient la garnison 1. Est-il une seule de ces calamités que les insensés qui nous attaquent, et à qui nous sommes forcés de répondre, n'imputassent au christianisme, si elles étaient arrivées du temps des chrétiens? Et cependant ils ne les imputent point à leurs dieux, et, pour éviter des maux de beaucoup moindres que ceux du passé, ils appellent le retour de ce même culte qui n'a pas su protéger leurs ancêtres.

1. Voyez Orose, lib. 5,cap. 11,et Julius Obsequens, d'après Tite-Live, cap. 30

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400

LIVRE QUATRIÈME:

A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

Argument. - Il est prouvé dans ce livre que la grandeur et la durée de l'empire romain ne sont point l'ouvrage de Jupiter, ni des autres dieux du paganisme, dont la puissance est restreinte à des objets particuliers et à des fonctions secondaires, mais qu'il en faut faire honneur au seul vrai Dieu, principe de toute félicité, qui forme et maintient les royaumes de la terre par les décrets souverains de sa sagesse.



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CHAPITRE PREMIER.

RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS.

En commençant cet ouvrage de la Cité de Dieu, il m'a paru à propos de répondre d'abord à ses ennemis, lesquels, épris des biens de la terre et passionnés pour des objets qui passent, attribuent à la religion chrétienne, la seule salutaire et véritable, tout ce qui traverse la jouissance de leurs plaisirs, bien que les maux dont la main de Dieu les frappe soient bien plutôt un avertissement de sa miséricorde qu'un châtiment de sa justice. Et comme il y a parmi eux une foule ignorante qui se laisse animer contre nous par l'autorité des savants et se persuade que les malheurs de notre temps sont sans exemple dans les siècles passés (illusion grossière dont les habiles ne sont pas dupes, mais qu'ils entretiennent soigneusement pour alimenter les murmures du vulgaire), j'ai dû, en conséquence, faire voir par les historiens mêmes des gentils que les choses se sont passées tout autrement. Il a fallu aussi montrer que ces faux dieux qu'ils adoraient autrefois publiquement et qu'ils adorent encore aujourd'hui en secret, ne sont que des esprits immondes, des démons artificieux et pervers au point de se complaire dans des crimes qui, véritables ou supposés, n'en sont toujours pas moins leurs crimes, puisqu'ils en ont exigé la représentation dans leurs fêtes, afin que les hommes naturellement faibles ne pussent se défendre d'imiter ces scandales, les voyant autorisés par l'exemple des dieux. Nos preuves à cet égard ne reposent pas sur de simples conjectures, mais eu partie sur ce qui s'est passé de notre temps, ayant vu nous-mêmes célébrer ces jeux, et en partie sur les livres de nos adversaires, qui ont transmis les crimes des dieux à la

1. Nous savons par une lettre de saint Augustin ( CLX9,ad Evod., n1 et 13), que le livre IV et le livre V de la Cité de Dieu ont été écrits l'an 415

postérité, non pour leur faire injure, mais dans l'intention de les honorer. Ainsi Varron, ce personnage si docte et dont l'autorité est si grande parmi les païens, traitant des choses humaines et des choses divines qu'il sépare en deux classes distinctes et distribue selon l'ordre de leur importance, Varron met les jeux scéniques au rang des choses divines, tandis qu'on ne devrait seulement pas les placer au rang des choses humaines dans une société qui ne serait composée que d'honnêtes gens. Et ce n'est pas de son autorité privée que Varron fait cette classification; mais, étant Romain, il s'est conformé aux préjugés de son éducation et à l'usage. Maintenant, comme à la fin du livre premier, j'ai annoncé en quelques mots les questions que j'avais à résoudre, il suffit de se souvenir de ce que j'ai dit dans le second livre et dans le troisième pour savoir ce qu'il me reste à traiter.

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CHAPITRE II.

RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME LIVRE.

J'avais donc promis de réfuter ceux qui imputent à notre religion les calamités de l'empire romain, en rappelant tous les malheurs qui ont affligé Rome et les provinces soumises à sa domination avant l'interdiction des sacrifices du paganisme, malheurs qu'ils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût, dès ce temps-là, éclairé le monde et aboli leur culte sacrilége. C'est ce que je crois avoir suffisamment développé au second livre et au troisième. Dans l'un j'ai considéré les maux de l'âme, les seuls maux véritables, ou du moins les plus grands de tous, et dans l'autre j'ai parlé de ces maux extérieurs et corporels, communs aux bons et aux méchants, qui sont les seuls que ces derniers appréhendent, tandis qu'ils acceptent, je ne dis pas avec indifférence, mais avec plaisir, les (71) autres maux qui les rendent méchants. Et cependant combien peu ai-je parlé de Rome et de son empire, à ne prendre que ce qui s'est passé jusqu'au temps d'Auguste! Que serait-ce si j'avais voulu rapporter et accumuler non- seulement les dévastations, les carnages de la guerre et tous les maux que se font les hommes, mais encore ceux qui proviennent de la discorde des éléments, comme tous ces bouleversements naturels qu'Apulée indique en passant dans son livre Du monde, pour montrer que toutes les choses terrestres sont sujettes à une infinité de changements et de révolutions. Il dit 1 en propres termes que les villes ont été englouties par d'effroyables tremblements de terre, que des déluges ont noyé des régions entières, que des continents ont été changés en îles par l'envahissement des eaux, et les mers en continent par leur retraite, que des tourbillons de vent ont renversé des villes, que le feu du ciel a consumé en Orient certaines contrées et que d'autres pays en Occident ont été ravagés par des in on-dations. Ainsi on a vu quelquefois le volcan de l'Etna rompre ses barrières et vomir dans la plaine des torrents de feu. Si j'avais voulu recueillir tous ces désastres et tant d'autres dont l'histoire fait foi, quand serais-je arrivé au temps où le nom du Christ est venu arrêter les pernicieuses superstitions de l'idolâtrie? J'avais encore promis de montrer pourquoi le vrai Dieu, arbitre souverain de tous les empires, a daigné favoriser celui des Romains, et de prouver du même coup que les faux dieux, loin de contribuer en rien à la prospérité de Rome, y ont nui au contraire par leurs artifices et leurs mensonges. C'est ce dont j'ai maintenant à parler, et surtout de la grandeur de l'empire romain; car pour ce qui est de la pernicieuse influence des démons sur les moeurs, je l'ai déjà fait ressortir très amplement dans le second livre. Je n'ai pas manqué non plus, chaque fois que j'en ai trouvé l'occasion dans le cours de ces trois premiers livres, de signaler toutes les consolations dont les méchants comme les bons, au milieu des maux de la guerre, ont été redevables au nom de Jésus-Christ, selon l'ordre de cette providence «qui fait lever son soleil et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes? 2»

1. Voyez l'édition d'Elmenhorst, page 73.2. Mt 5,45



Augustin, Cité de Dieu 321