Augustin, Cité de Dieu 135

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CHAPITRE XXXV

L'ÉGLISE A DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS ET DE FAUX AMIS PARMI SES ENFANTS.

Tels sont les moyens de défense (et il y en a peut-être de plus puissants encore) que nous pouvons opposer à nos ennemis, nous enfants du Seigneur Jésus, rachetés de son sang et membres de la cité ici-bas étrangère, de 1a cité royale du Christ. N'oublions pas toutefois qu'au milieu de ces ennemis mêmes se cache plus d'un concitoyen futur, ce qui doit nous faire voir qu'il n'est pas sans avantage de supporter patiemment comme adversaire de notre foi celui qui peut en devenir confesseur. De même, au sein de la cité de Dieu.

1. Saint Augustin parait ici suivre Plutarque, Vit. Rom., cap. 9


pendant du moins qu'elle accomplit son voyage à travers ce monde, plus d'un qui est uni à ses frères par la communion des mêmes sacrements, sera banni un jour de la société des saints. De ces faux amis, les uns se tiennent dans l'ombre, les autres osent mêler ouvertement leur voix à celle de nos adversaires, pour murmurer contre le Dieu dont ils portent la marque sacrée, jouant ainsi deux rôles contraires et fréquentant également les théâtres et les lieux saints. Faut-il cependant désespérer de leur conversion? Non, certes, puisque parmi nos ennemis les plus déclarés, nous avons des amis prédestinés encore inconnus à eux-mêmes. Les deux cités, en effet, sont mêlées et confondues ensemble pendant cette vie terrestre jusqu'à ce qu'elles se séparent au dernier jugement. Exposer leur naissance, leur progrès et leur fin, c'est ce que je vais essayer de faire, avec l'assistance du ciel et pour la gloire de la cité de Dieu, qui tirera de ce contraste mi plus vif éclat.


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CHAPITRE XXXVI.

DES SUJETS QU'IL CONVIENDRA DE TRAITER DANS LES LIVRES SUIVANTS.

Mais avant d'aborder cette entreprise, j'ai encore quelque chose à répondre à ceux qui rejettent les malheurs de l'empire romain sur notre religion, sous prétexte qu'elle défend de sacrifier aux dieux 1. Il faut pour cela que je rapporte (autant du moins que ma mémoire et le besoin de mon sujet le permettront) tous les maux qui sont arrivés à l'empire ou aux provinces qui en dépendent avant que cette défense n'eût été faite: calamités qu'ils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût paru dès ce temps-là et interdit leurs sacrifices impies. Je montrerai ensuite pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les royaumes de la terre, a daigné accroître le leur, et je ferai voir que leurs prétendus dieux, loin d'y avoir contribué, y ont plutôt nui, au contraire, par leurs fourberies et leurs prestiges. Je terminerai en réfutant ceux qui, convaincus sur ce dernier point par des preuves si claires, se retranchent à soutenir qu'il faut servir les dieux, non pour

1. La prohibition du culte païen daté de Constantin. Elle fut poursuivie par Valentinien et consommée par Théodose. Voyez Eusèbe, Vit. Const., lib. 2,cap. 43, 44, et lib. 4,cap. 23; Nicéphore, lib. VII cap. 46; Théodoret, Hist. Eccl., lib. 5,cap. 21, et saint Augustin, De Cons. Evang., lib. 1,n. 42.

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les biens de la vie présente, mais pour ceux de la vie future. Ici la question, si je ne me trompe, devient plus difficile et monte vers les régions sublimes. Nous avons affaire à des philosophes, non pas aux premiers venus d'entre eux, mais aux plus illustres et aux plus excellents, lesquels sont d'accord avec nous sur plusieurs choses, puisqu'ils reconnaissent l'âme immortelle et le vrai Dieu, auteur et providence de l'univers. Mais comme ils ont aussi beaucoup d'opinions contraires aux nôtres, nous devons les réfuter et nous ne faillirons pas à ce devoir. Nous combattrons donc leurs assertions impies dans toute la force qu'il plaira à Dieu de nous départir, pour l'affermissement de la cité sainte, de la vraie piété et du culte de Dieu, sans lequel on ne saurait parvenir à la félicité promise. Je termine ici ce livre, afin de passer au nouveau sujet que je me propose de traiter. (25)





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LIVRE DEUXIÈME:

ROME ET LES FAUX DIEUX.

Argument. - Saint Augustin traite des maux que les Romains ont eu à subir avant Jésus-Christ, pendant que florissait le culte des faux dieux; il démontre que loin d'avoir été préservée par ses dieux, Rome en a reçu les seuls maux véritables ou du moins les plus grands de tous, à savoir les vices de l'âme et la corruption des moeurs.


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CHAPITRE PREMIER.

IL EST NÉCESSAIRE DE NE POINT PROLONGER LES DISCUSSIONS AU-DELA D'UNE CERTAINE MESURE.

Si le faible esprit de l'homme, au lieu de résister à l'évidence de la vérité, voulait se soumettre aux enseignements de la saine doctrine, comme un malade aux soins du médecin, jusqu'à ce qu'il obtînt de Dieu par sa foi et sa piété la grâce nécessaire pour se guérir, ceux qui ont des idées justes et qui savent les exprimer convenablement n'auraient pas besoin d'un long discours pour réfuter l'erreur. Mais comme l'infirmité dont nous parlons est aujourd'hui plus grande que jamais, à ce point que l'on voit des insensés s'attacher aux mouvements déréglés de leur esprit comme à la raison et à la vérité même, tantôt par l'effet d'un aveuglement qui leur dérobe la lumière, tantôt par suite d'une opiniâtreté qui la leur fait repousser, on est souvent obligé, après leur avoir déduit ses raisons autant qu'un homme le doit attendre de son semblable, de s'étendre beaucoup sur des choses très claires, non pour les montrer à ceux qui les regardent, mais pour les faire toucher à ceux qui ferment les yeux de peur de les voir. Et cependant, si on se croyait tenu de répondre toujours aux réponses qu'on reçoit, quand finiraient les discussions?Ceux qui ne peuvent comprendre ce qu'on dit, ou qui, le comprenant, ont l'esprit trop dur et trop rebelle pour y souscrire, répondent toujours; mais, comme dit l'Ecriture: «Ils ne parlent que le langage de l'iniquité 1»;et leur opiniâtreté infatigable est vaine. Si donc nous consentions à les réfuter autant de fois qu'ils prennent avec un front d'airain la résolution de ne pas se mettre en peine de ce qu'ils disent, pourvu qu'ils nous contredisent n'importe comment, vous voyez combien notre labeur serait pénible, infini et stérile, C'est pourquoi je ne souhaiterais pas avoir

1. Ps 93,4

pour juges de cet ouvrage, ni vous-même, Marcellinus, mon cher fils, ni aucun de ceux à qui je l'adresse dans un esprit de discussion utile et loyale et de charité chrétienne, s'il vous fallait toujours des réponses, dès que vous verriez paraître un argument nouveau; j‘aurais trop peur alors que vous ne devinssiez semblables à ces malheureuses femmes dont parle l'Apôtre, «qui incessamment apprennent sans jamais savoir la vérité 1»

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CHAPITRE II.

RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS LE PREMIER LIVRE.

Ayant commencé, dans le livre précédent, de traiter de la Cité de Dieu, à laquelle j'ai résolu, avec l'assistance d'en haut, de consacrer tout cet ouvrage, mon premier soin a été de répondre à ceux qui imputent les guerres dont l'univers est en ce moment désolé, et surtout le dernier malheur de Rome, à la religion chrétienne, sous prétexte qu'elle interdit les sacrifices abominables qu'ils voudraient faire aux démons. J'ai donc fait voir qu'ils devraient bien plutôt attribuer à l'influence du Christ le respect que les barbares ont montré pour son nom, en leur laissant, contre l'usage de la guerre, de vastes églises pour lieu de refuge, et en honorant à tel point leur religion (celle du moins qu'ils feignaient de professer), qu'ils ne se sont pas cru permis contre eux ce que leur permet contre tous le droit de la victoire. Delà s'est élevée une question nouvelle: pourquoi cette faveur divine s'est-elle étendue à des impies et à des ingrats, et pourquoi, d'un autre côté, les désastres de la guerre ont-ils également frappé les impies et les hommes pieux? Je me suis quelque peu arrêté sur ce point, d'abord parce que cette répartition ordinaire des bienfaits de la Providence et des misères de l'humanité tombant indifféremment sur les bons et sur les méchants,

1, 2Tm 3,7

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porte le trouble dans plus d'une conscience; puis j'ai voulu, et ç'a été mon principal objet, consoler de saintes femmes, chastes et pieuses victimes d'une violence qui a pu attrister leur pudeur, mais non souiller leur pureté, de peur qu'elles ne se repentent de vivre, elles qui n'ont rien dans leur vie dont elles aient à se repentir. J'ai ajouté ensuite quelques réflexions contre ceux qui osent insulter aux infortunes subies par les chrétiens et en particulier par ces malheureuses femmes restées chastes et saintes dans l'humiliation de leur pudeur; adversaires sans bonne foi et sans conscience, indignes enfants de ces Romains renommés par tant de belles actions dont l'histoire conservera le souvenir, mais qui ont trouvé dans leurs descendants dégénérés les plus grands ennemis de leur gloire. Rome, en effet, fondée par leurs aïeux et portée à un si haut point de grandeur, ils l'avaient plus abaissée par leurs vices qu'elle ne l'a été par sa chute; car cette chute n'a fait tomber que des pierres et du bois, au lieu que leurs vices avaient ruiné leurs moeurs, fondement et ornement des empires, et allumé dans les âmes des passions mille fois plus dévorantes que les feux qui ont consumé les palais de Rome. C'est par là que j'ai terminé le premier livre. Mon dessein maintenant est d'exposer les maux que Rome a soufferts depuis sa naissance, soit dans l'intérieur de l'empire, soit dans les provinces, soumises; longue suite de calamités que nos adversaires ne manqueraient pas d'attribuer à la religion chrétienne, si, dès ce temps-là, la doctrine de l'Evangile eût fait librement retentir sa voix contre leurs fausses et trompeuses divinités.

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CHAPITRE 3.

IL SUFFIT DE CONSULTER L'HISTOIRE POUR VOIR QUELS MAUX SONT ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT QU'ILS ADORAIENT LES DIEUX ET AVANT L'ÉTABLISSEMENT DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.

En lisant le récit que je vais tracer, il faut se souvenir que parmi les adversaires à qui je m'adresse il y a des ignorants qui ont fait naître ce proverbe: «La pluie manque, c'est la faute des chrétiens 1» . Il en est d'autres 2,je

1. Ce dicton païen est également rapporté par Tertullien., cap. 40. Voyez aussi ce que répond Arnobe sur ce point aux adversaire, du christianisme, Contra. Gent., lib. 1,p. 3 et sq. de l'édition Stewech
2. Saint Augustin semble ici faire allusion à Symmaque, qui, dans son fameux mémoire adressé, en 384, à l'empereur Valentinien, accusait les chrétiens des malheurs de l'empire. Voyez Paul Orose et la préface de non livre adressée à saint Augustin

le sais, qui, munis d'études libérales, aiment l'histoire et connaissent les faits que j'ai dessein de rappeler; mais afin de nous rendre odieux à la foule ignorante, ils feignent de ne pas les savoir et s'efforcent de faire croire au vulgaire que les désastres qui, selon l'ordre de la nature, affligent les hommes à certaines époques et dans certains lieux, n'arrivent présentement qu'à cause des progrès du christianisme qui se répand partout avec un éclat et une réputation incroyables, au détriment du culte des dieux. Qu'ils se souviennent donc avec nous de combien de calamités Rome a été accablée avant que Jésus-Christ ne se fût incarné, avant que son nom n'eût brillé parmi les peuples de cette gloire dont ils sont vainement jaloux. Comment justifieront-ils leurs dieux sur ce point, puisque, de leur propre aveu, ils ne les servent que pour se mettre à couvert de ces calamités qu'il leur plaît maintenant de nous imputer? Je les prie de me dire pourquoi ces dieux ont permis que de si grands désastres arrivassent à leurs adorateurs avant que le nom de Jésus-Christ, partout proclamé, ne vînt offenser leur orgueil et mettre un terme à leurs sacrifices.

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CHAPITRE IV.

LES IDOLÂTRES N'ONT JAMAIS REÇU DE LEURS DIEUX AUCUN PRÉCEPTE DE VERTU, ET LEUR CULTE A ÉTÉ SOUILLÉ DE TOUTES SORTES D'INFAMIES.

Et d'abord pourquoi ces dieux ne se sont-ils point mis en peine d'empêcher le dérèglement des moeurs? Que le Dieu véritable se soit détourné des peuples qui ne le servaient pas, ç'a été justice; mais d'où vient que les dieux, dont on regrette que le culte soit aujourd'hui interdit, n'ont établi aucune loi pour porter leurs adorateurs à la vertu? La justice aurait voulu qu'ils eussent des soins pour les actions des hommes, en échange de ceux que les hommes rendaient à leurs autels. On dira que nul n'est méchant que par le fait de sa volonté propre. Qui le nie? mais ce n'en était pas moins l'office des dieux de ne pas laisser ignorer à leurs adorateurs les préceptes d'une vie honnête, de les promulguer au contraire avec le plus grand éclat, de dénoncer les pécheurs par la bouche des devins et des oracles, (27) d'accuser, de menacer hautement les méchants et de promettre des récompenses aux bons. Or, a-t-on jamais entendu rien prêcher de semblable dans leurs temples? Quand j'étais jeune, je me souviens d'y être allé plus d'une fois; j'assistais à ces spectacles et à ces jeux sacriléges; je contemplais les prêtres en proie à leur délire démoniaque, j'écoutais les musiciens, je prenais plaisir à ces jeux honteux qu'on célébrait en l'honneur des dieux, des déesses, de la vierge Célestis 1, de Cybèle, mère de tous les dieux. Le jour où on lavait solennellement dans un fleuve cette dernière divinité 2,de misérables bouffons chantaient devant son char des vers tellement infâmes qu'il n'eût pas été convenable, je ne dis pas à la mère des dieux, mais à la mère d'un sénateur, d'un, honnête homme, d'un de ces bouffons même, de prêter l'oreille à ces turpitudes. Car enfin tout homme a un sentiment de respect pour ses parents que la vie la plus dégradante ne saurait étouffer. Ainsi ces baladins auraient rougi de répéter chez eux et devant leurs mères, ne fût-ce que pour s'exercer, ces paroles et ces gestes obscènes dont ils honoraient la mère des dieux, en présence d'une multitude immense où les deux sexes étaient confondus. Et je ne doute pas que ces spectateurs qui s'empressaient à la fête, attirés par la curiosité, ne rentrassent à la maison, révoltés par l'infamie. Si ce sont là des choses sacrées, qu'appellerons-nous choses sacriléges? et qu'est-ce qu'une souillure, si c'est là une purification? Ne donnait-on pas à ces fêtes le nom de Services (Fercula), comme si on eût célébré un festin où les démons pussent venir se repaître de leurs mets favoris? Chacun sait, en effet, combien ces esprits immondes sont avides de telles obscénités; il faudrait, pour en douter, ignorer l'existence de ces démons qui trompent les hommes eu se faisant passer pour des dieux, ou bien vivre de telle sorte que leur protection parût plus à désirer que éelle du vrai Dieu, et leur colère plus à craindre.

1. Cette déesse-vierge Célestis était principalement adorée en Afrique, au témoignage de Tertullien (Apolog. Cap. 24). Saint Augustin en parle encore au chap. 23 de ce même livre 2,et ailleurs (Enarr.. in Pssl. LXL1,n. 7,et in Psal. XCVII1,n. 14, et Serm. 105, n. 12).- Nous ne savons pas sur quel fondement le docte Vivès a confondu la vierge Célestis avec Cybèle, mère des dieux
2. Chaque année, la veille des ides d'avril, 14 statue de Cybèle était conduite en grande pompe par les prêtres de la déesse au fleuve Almon, qui se jette dans le Tibre, près de Noms, et là, su confluent des deux eaux, se faisait l'ablution sacrée, souvenir de celle qui eut lieu le jour où la statue arriva d'Asie pour la première foi,. Voyez Onde, Fastes, lib. 4,v. 337 et sq., et Lucain, lib. s, V. 600


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CHAPITRE V.

DES CÉRÉMONIES OBSCÈNES QU'ON CÉLÉBRAIT EN L'HONNEUR DE LA MÈRE DES DIEUX.

Je voudrais avoir ici pour juges, non ces hommes corrompus qui aiment mieux prendre du plaisir à des coutumes infâmes, que se donner de la peine pour les combattre, mais cet illustre Scipion Nasica, autrefois choisi par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir Cybèle, et promener solennellement dans la ville la statue de ce démon. Je lui demanderais s'il ne souhaiterait pas que sa mère eût assez bien mérité de la république pour qu'on lui décernât les honneurs divins, comme à ces mortels privilégiés, devenus immortels et rangés au nombre des dieux par l'admiration et la reconnaissance des Grecs, des Romains et d'autres peuples.. Sans aucun doute, il souhaiterait un pareil bonheur à sa mère, si la chose était possible; mais supposons qu'on lui demande après cela s'il voudrait que parmi ces honneurs divins on mêlât les chants obscènes de Cybèle. Ne s'écriera-t-il pas qu'il aimerait mieux pour sa mère qu'elle fût morte et privée de tout sentiment que d'être déesse pour se complaire .à ces infamies? Quelle apparence, en effet, qu'un sénateur romain, assez sévère de moeurs pour avoir empêché qu'on ne bâtît un théâtre dans une ville qu'il voulait peuplée d'hommes forts, souhaitât pour sa mère un culte qui fait accueillir avec faveur par une déesse des paroles dont une matrone se regarderait comme offensée? Assurément il ne croirait point qu'une femme d'honneur, en devenant déesse, eût perdu à ce point la modestie, ni qu'elle pût écouter avec plaisir, de la bouche de ses adorateurs, des mots tellement impurs que si elle en eût entendu de pareils de son vivant, sans -se boucher les oreilles et se retirer, ses proches, son mari et ses enfants eussent été obligés d'en rougir pour elle. Ainsi, cette mère des dieux, que le dernier des hommes refuserait d'avouer pour sa mère, voulant capter l'esprit des Romains, désigna pour venir au-devant d'elle le premier des citoyens, non pour le confirmer dans sa vertu par ses conseils et son assistance, mais pour le tromper par ses artifices, semblable à cette femme dont

1. Saint Augustin s'appuie peut-être ici mentalement sur l'explication que donne Cicéron des apothéoses: De Nat. deor, lib. 2,cap. 2,et lib. 3,cap. 14

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il est écrit: «Elle s'efforce de dérober aux «hommes leur bien le plus précieux, qui est «leur âme 1». Que désirait-elle autre chose, en effet, en désignant Scipion, si ce n'est que ce grand homme, exalté par le témoignage d'une déesse, et se croyant arrivé au comble de la perfection, vînt à négliger désormais la vraie piété et la vraie religion, sans lesquelles pourtant le plus noble caractère tombe dans l'orgueil et se perd? Et comment ne pas attribuer le choix fait par cette déesse à un dessein insidieux, quand on la voit se complaire dans ses fêtes à des obscénités que les honnêtes gens auraient horreur de supporter dans leurs festins?

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CHAPITRE VI.

LES DIEUX DES PAÏENS NE LEUR ONT JAMAIS ENSEIGNÉ LES PRÉCEPTES D'UNE VIE HONNÊTE.

C'est pour cela que ces divinités n'ont pris aucun soin pour régler les moeurs des cités et des peuples qui les adoraient, ni pour les préserver par de terribles et salutaires défenses de ces maux effroyables qui ont leur siége, non dans les champs et les vignes, non dans les maisons et les trésors, non dans le corps, qui est soumis à l'esprit; mais dans l'esprit même qui gouverne le corps. Dira-t-on que les dieux défendaient de mal vivre? Qu'on le montre, qu'on le prouve. Et il ne s'agit pas ici de nous vanter je ne sais quelles traditions secrètes murmurées à l'oreille d'un petit nombre d'initiés par une religion mystérieuse, amie prétendue de la chasteté et de la vertu; qu'on nous cite, qu'on désigne les lieux, les assemblées, ou, à la place de ces fêtes impudiques, de ces chants et de ces postures d'histrions obscènes, à la place de ces Fugalies 2 honteuses (vraiment faites pour mettre en fuite la pudeur et l'honnêteté), en un mot, à la place de toutes ces turpitudes, on ait enseigné au peuple, au nom des dieux, à réprimer l'avarice, à contenir l'ambition, à brider l'impudicité, à suivre enfin tous les préceptes que rappelle Perse en ces vers énergiques:

«Instruisez-vous, misérables mortels, et apprenez les raisons des choses, ce que nous sommes, le but de la vie et sa loi, la pente glissante qui nous entraîne au mal, la modération dans l'amour des richesses, les désirs légitimes, l'usage


1. Pr 6,26
2. Que faut-il penser de ces Fugalia? Sont-ce les fêtes instituées en souvenir de l'expulsion des rois, comme le conjecture un commentateur, ou bien faut-il croire à quelque méprise de Saint Augustin?

utile de l'argent, la générosité qui sied à l'honnête homme envers la patrie et ses proches, enfin ce que chacun doit être dans le poste où Dieu l'a placé 1».

Qu'on nous dise en quels lieux on faisait entendre ces préceptes comme émanés de la bouche des dieux, en quels lieux on habituait le peuple à les écouter, comme cela se fait dans nos églises partout où la religion chrétienne a pénétré.


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CHAPITRE VII.

LES MAXIMES INVENTÉES PAR LES PHILOSOPHES NE POUVAIENT SERVIR A RIEN, ÉTANT DÉPOURVUES D'AUTORITÉ DIVINE ET S'ADRESSANT A UN PEUPLE PLUS PORTÉ À SUIVRE LES EXEMPLES DES DIEUX QUE LES MAXIMES DES RAISONNEURS.

On nous alléguera peut-être les systèmes et les controverses des philosophes. Je répondrai d'abord que ce n'est point Rome, mais la Grèce qui leur a donné naissance; et si l'on persiste à vouloir en faire honneur à Rome, sous prétexte que la Grèce a été réduite en province romaine; je dirai alors que les systèmes philosophiques ne sont point l'ouvrage des dieux, mais de quelques hommes doués d'un esprit rare et pénétrant, qui ont entrepris de découvrir par la raison la nature des choses, la règle des moeurs, enfin les conditions de l'usage régulier de la raison elle-même, tantôt fidèle et tantôt infidèle à ses propres lois. Aussi bien, parmi ces philosophes, quelques-uns ont découvert de grandes choses, soutenus qu'ils étaient par l'appui divin; mais, arrêtés dans leur essor par la faiblesse humaine, ils sont tombés dans l'erreur; juste répression de la divine Providence, qui a voulu surtout punir leur orgueil, et montrer, par l'exemple de ces esprits puissants, que la véritable voie pour monter aux régions supérieures, c'est l'humilité. Mais le moment viendra plus tard, s'il plaît au vrai Dieu notre Seigneur, de traiter cette matière et de la discuter à fond 2. Quoi qu'il en soit, s'il est vrai que, les philosophes aient découvert des vérités capables de donner à l'homme la vertu et le bonheur, n'est-ce point à eux qu'il eût fallu, pour être plus juste, décerner les honneurs divins? Combien serait-il plus convenable et plus honnête de lire les livrés de Platon, dans un temple consacré à

1. Satires, 3,V. 66-72.
2. Voyez plus bas les livres 8,IX et 10,particulièrement destinés à combattre les philosophes

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ce philosophe, que de voir des prêtres de Cybèle se mutiler dans le temple des démons, des efféminés s'y faire consacrer, des insensés s'y inciser le corps, cérémonies cruelles, honteuses, cruellement honteuses, honteusement cruelles, qui sont chaque jour célébrées en l'honneur des dieux? Combien aussi serait-il plus utile, pour former la jeunesse à la vertu, de lire publiquement de bonnes lois, au nom des dieux, que de louer vainement celles des ancêtres! En effet, tous les adorateurs de dieux pareils, lorsque le poison brûlant de la passion, comme dit Perse 2,s'est insinué dans leur âme, peu leur importe ce qu'enseignait Platon ou ce que Platon censurait, ils regardent ce que faisait Jupiter. De là ce jeune débauché de Térence qui, jetant les yeux sur le mur de la salle, et y voyant une peinture où Jupiter fait couler une pluie d'or dans le sein de Danaé, se sert d'un si grand exemple pour autoriser ses désordres, et se vanter d'imiter Dieu

«Et quel Dieu? Celui qui ébranle de son tonnerre les temples du ciel. Certes, je n'en ferais pas autant, moi, chétif mortel, mais, pour le reste, je l'ai fait, et de grand coeur 3».


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CHAPITRE VIII.

LES JEUX SCÉNIQUES, OU SONT ÉTALÉES TOUTES LES TURPITUDES DES DIEUX, LOIN DE LEUR DÉPLAiRE, SERVENT A LES APAISER.

Mais, dira-t-on, ce sont là des inventions de poules, et non les enseignements de la religion. Je ne veux pas répondre que ces enseignements sont encore plus scandaleux; je me contente de prouver, l'histoire à la main, que ces jeux solennels, où l'on représente les fictions des poëtes, n'ont pas été introduits dans les fêtes des dieux par l'ignorance et la superstition des Romains, mais que ce sont les dieux eux-mêmes, comme je l'ai indiqué au livre précédent, qui ont prescrit de les célébrer, et les ont pour ainsi dire violemment imposés par la menace. C'est, en effet, au milieu des ravages croissants d'une peste que les jeux scéniques furent institués à Rome pour la première fois par l'autorité des pontifes. Or, quel est celui qui, pour la conduite de sa vie, ne se conformera pas de préférence aux exemples donnés par les dieux dans les cérémonies

1. Sur ces prêtres nommé Galles, voyez plus loin, liv. 6,ch. 7,et liv. 7,ch. 25 et 26
2. Perse, Satires, 3,v. 37
3. Térence, Eunuque, act. 3,sc. 5,V. 36 et 37, 42 et 43

consacrées par la religion, qu'aux préceptes inscrits dans les lois par une sagesse toute profane? Si les poules ont menti, quand ils ont représenté Jupiter adultère, des dieux vraiment chastes auraient dû se courroucer et se venger d'un pareil scandale, au lieu de l'encourager et de le prescrire. Et cependant, ce qu'il y a de plus supportable dans ces jeux scéniques, ce sont les comédies et les tragédies, c'est-à-dire ces pièces imaginées par les poètes, où l'immoralité des actions n'est pas du moins aggravée par l'obscénité des paroles 1, ce qui fait comprendre qu'on leur donne place dans l'étude des belles-lettres, et que des personnes d'âge en imposent la lecture aux enfants.

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CHAPITRE IX.

LES ANCIENS ROMAINS JUGEAIENT NÉCESSAIRE DE RÉPRIMER LA LICENCE DES POETES, A LA DIFFÉRENCE DES GRECS QUL NE LEUR IMPOSAIENT AUCUNE LIMITE, SE CONFORMANT EN CE POINT A LA VOLONTÉ DES DIEUX.

Si l'on veut savoir ce que pensaient à cet égard les anciens Romains, il faut consulter Cicéron qui, dans son traité De la République 2,fait parler Scipion en ces termes: «Jamais la comédie, si l'habitude des moeurs publiques ne l'avait autorisée, n'aurait pu faire goûter les infamies qu'elle étalait sur le théâtre 4» . Les Grecs du moins étaient conséquents dansleur extrême licence, puisque leurs lois permettaient à la comédie de tout dire sur toutcitoyen et en l'appelant par son nom. Aussi, comme dit encore Scipion dans le même ouvrage: «Qui n'a-t-elle pas atteint? Ou plutôt, qui n'a-t-elle pas déchiré? A qui fit-elle grâce? Qu'elle ait blessé des flatteurs populaires, des citoyens malfaisants, séditieux, Cléon, Cléophon, Hyperbolus 5,à la bonne heure; bien que, pour de tels hommes, la censure du magistrat vaille mieux que celle du poète. Mais que Périclès, gouvernant la république depuis tant d'années avec le plus absolu crédit, dans la paix ou dans la guerre, soit outragé par des vers, et qu'on les récite sur la scène,

1. Comme par exemple dans les Atellanes, pièces populaires et bouffonnes dont les anciens eux-mêmes ont blâmé l'obscénité
2. On sait que ce grand ouvrage est perdu aux trois quarts, même après les découvertes d'Angelo Maio. Le quatrième livre, cité ici par saint Augustin, est un de ceux dont il noua reste le moins de débris
3. Le Scipion de la République est Scipion Emilien, le destructeur de Numance et de Carthage
4. Cicéron, De la République, livre 4,trad. de M. Villemain
5. Voyez les comédies d'Aristophane

cela n'est pas moins étrange que si, parmi nous, Plaute et Névius se fussent avisés de médire de Publius et de Cnéus Scipion, ou Cécilius de Caton». Et il ajoute un peu après «Nos lois des douze Tables, au contraire, si attentives à ne porter la peine de mort que pour un bien petit nombre de faits, ont compris dans cette classe le délit d'avoir récité publiquement ou d'avoir composé des vers qui attireraient sur autrui le déshonneur et l'infamie; et elles ont sagement décidé; car notre vie doit être soumise à la sentence des tribunaux, à l'examen légitime des magistrats, et non pas aux fantaisies des poètes; et nous ne devons être exposés à entendre une injure qu'avec le droit d'y répondre et de nous défendre devant la justice». Il est aisé de voir combien tout ce passage du quatrième livre de la République de Cicéron, que je viens de citer textuellement (sauf quelques mots omis ou modifiés), se rattache étroitement à la question que je veux éclaircir. Cicéron ajoute beaucoup d'autres réflexions, et conclut en montrant fort bien que les anciens Romains ne pouvaient souffrir qu'on louât ou qu'on blâmât sur la scène un citoyen vivant. Quant aux Grecs, qui autorisèrent cette licence, je répète, tout en la flétrissant, qu'on y trouve une sorte d'excuse, quand on considère qu'ils voyaient leurs dieux prendre plaisir au spectacle de l'infamie des hommes et de leur propre infamie, soit que les actions qu'on leur attribuait fussent de l'invention des poètes, soit qu'elles fussent véritables; et plût à Dieu que les spectateurs n'eussent fait qu'en rire, au lieu de les imiter! Au fait, c'eût été un peu trop superbe d'épargner la réputation des principaux de la ville et des simples citoyens, pendant que les dieux sacrifiaient la leur de si bonne grâce.


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CHAPITRE X.

C'EST UN TRAIT DE LA PROFONDE MALICE DES DÉMONS, DE VOULOIR QU'ON LEUR ATTRIBUE DES CRIMES, SOIT VÉRITABLES, SOIT SUPPOSÉS.

On allègue pour excuse que ces actions attribuées aux dieux ne sont pas véritables, mais supposées. Le crime alors n'en serait que plus énorme, si l'on consulte les notions de la vraie piété et de la vraie religion; et si l'on considère la malice des démons, quel art profond pour tromper les hommes! Quand on diffame un des premiers de l'Etat qui sert honorablement son pays, cette attaque n'est-elle pas d'autant plus inexcusable qu'elle est plus éloignée de la vérité? Quel supplice ne méritent donc pas ceux qui font à Dieu une injure si atroce et si éclatante! Au reste, ces esprits du mal, que les païens prennent pour des dieux, n'ont d'autre but, en se laissant attribuer de faux crimes, que de prendre les âmes dans ces fictions comme dans des filets, et de les entraîner avec eux dans le supplice où ils sont prédestinés; soit que des hommes qu'ils se plaisent à faire passer pour des dieux, afin de recevoir à leur place par mille artifices les adorations des mortels, aient en effet commis ces crimes, soit qu'aucun homme n'en étant coupable, ils prennent plaisir à les voir imputer aux dieux, pour donner ainsi aux actions les plus méchantes elles plus honteuses l'autorité du ciel. C'est ainsi que les Grecs, esclaves de ces fausses divinités, n'ont pas cru que les poètes dussent les épargner eux-mêmes sur la scène, ou par le désir de se rendre en cela semblables à leurs dieux, ou par la crainte de les offenser, s'ils se montraient jaloux d'avoir une renommée meilleure que la leur.


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CHAPITRE 11.

LES GRECS ADMETTAIENT LES COMÉDIENS A L'EXERCICE DES FONCTIONS PUBLIQUES, CONVAINCUS QU'IL Y AVAIT DE L'INJUSTICE A MÉPRISER DES HOMMIES DONT L'ART APAISAIT LA COLÈRE DES DIEUX.

Les Grecs furent encore très conséquents avec eux-mêmes quand ils jugèrent les comédiens dignes des plus hautes charges de l'Etat. Nous apprenons, en effet, par Cicéron, dans ce même traité De la République, que l'athénien Eschine, homme très éloquent, .après avoir joué la tragédie dans sa jeunesse, brigua la suprême magistrature, et que les Athéniens envoyèrent souvent le comédien Aristodème en ambassade vers Philippe, pour traiter les affaires les plus importantes de la paix et de la guerre. Voyant leurs dieux accueillir avec complaisance les pièces de théâtre, il ne leur paraissait pas raisonnable de mettre au rang des personnes infâmes ceux qui servaient à les représenter. Nul doute que tous ces usages des Grecs ne fussent très scandaleux, mais nul doute aussi qu'ils ne fussent en harmonie avec le caractère de leurs dieux; car comment auraient-ils empêché les poètes et les acteurs (31) de déchirer les citoyens, quand ils les entendaient diffamer leurs dieux avec l'approbation de ces dieux mêmes? Et comment auraient-ils méprisé, ou plutôt comment n'auraient-ils pas élevé aux premiers emplois ceux qui représentaient sur le théâtre des pièces qu'ils savaient agréables aux dieux? Eût-il été raisonnable, tandis qu'on avait les prêtres en honneur, parce qu'ils attirent sur les hommes la protection des dieux en leur immolant des victimes, de noter d'infamie les comédiens qui, en jouant des pièces de théâtre, ne faisaient autre chose que satisfaire au désir des dieux et prévenir l'effet de leurs menaces, d'après la déclaration expresse des prêtres eux-mêmes? Car nous savons que Labéon 1, dont l'érudition fait autorité en cette matière, distingue les bonnes divinités d'avec les mauvaises, et veut qu'on leur rende un culte différent, conseillant d'apaiser les mauvaises par des sacrifices sanglants et par des prières funèbres, et de se concilier les bonnes par des offrandes joyeuses et agréables, comme les jeux, les festins et les lectisternes 2. Nous discuterons plus tard, s'il plaît à Dieu, cette distinction de Labéon; mais, pour n'en dire en ce moment que ce qui touche à notre sujet, soit que l'on offre indifféremment toutes choses à tous les dieux comme étant tous bons (car des dieux ne sauraient être mauvais, et ceux des païens ne sont tels que parce qu'ils sont tous des esprits immondes), soit que l'on mette quelque différence, comme le veut Labéon, dans les offrandes qu'on présente aux différents dieux, c'est toujours avec raison que les Grecs honorent les comédiens qui célèbrent les jeux, à l'égal des prêtres qui offrent des victimes, de peur de faire injure à tous les dieux, si tous aiment les jeux du théâtre, ou, ce qui serait plus grave encore, aux dieux réputés bons, s'il n'y a que ceux-là qui les voient avec plaisir.



Augustin, Cité de Dieu 135