Augustin, Cité de Dieu 1416

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CHAPITRE XVI.

DU DANGER DU MAL DE LA CONVOITISE, A N'ENTENDRE CE MOT QUE DES MOUVEMENTS IMPURS DU CORPS.

Bien qu'il y ait plusieurs espèces de convoitises, ce mot, quand on ne le détermine pas, ne fait guère penser à autre chose qu'à ce désir particulier qui excite les parties honteuses de la chair. Or, cette passion est si forte qu'elle ne s'empare pas seulement du corps tout entier, au dehors et au dedans, mais qu'elle émeut tout l'homme en unissant et mêlant ensemble l'ardeur de l'âme et l'appétit charnel, de sorte qu'au moment où cette volupté, la plus grande de toutes entre celles du corps, arrive à son comble, l'âme enivrée en perd la raison et s'endort dans l'oubli d'elle-même. Quel est l'ami de la sagesse et des joies innocentes qui, engagé dans le mariage, mais sachant, comme dit l'Apôtre, «conserver le vase de son corps saint et pur, au lieu de s'abandonner à la maladie des désirs déréglés, à l'exemple des païens qui ne connaissent point Dieux 1», quel est le chrétien, dis-je, qui ne voudrait, s'il était possible, engendrer des enfants sans cette sorte de volupté, de telle façon que les membres destinés à la génération fussent soumis, comme les autres, à l'empire de la volonté plutôt qu'emportés par le torrent impétueux de la convoitise? Aussi bien, ceux mêmes qui recherchent avec ardeur cette

1. 1Th 4,4-5


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volupté, soit dans l'union légitime du mariage, soit dans les commerces honteux de l'impureté, ne ressentent pas à leur gré l'émotion charnelle. Tantôt ces mouvements les importunent malgré eux et tantôt ils les abandonnent dans le transport même de la passion; l'âme est tout en feu et le corps reste glacé. Ainsi, chose étrange! ce n'est pas seulement aux désirs légitimes du mariage, mais encore aux désirs déréglés de la concupiscence, que la concupiscence elle-même refuse d'obéir. Elle, qui d'ordinaire résiste de tout son pouvoir à l'esprit qui fait effort pour l'arrêter, d'autres fois, elle se divise contre soi et se trahit soi-même en remuant l'âme sans émouvoir le corps.


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CHAPITRE XVII.

COMMENT ADAM ET ÉVE CONNURENT QU'ILS ÉTAIENT NUS.

C'est avec raison que nous avons honte de cette convoitise, et les membres qui sont, pour ainsi dire, de son ressort et indépendants de la volonté, sont justement appelés honteux. Il n'en était pas ainsi avant le péché. «Ils étaient nus, dit l'Ecriture, et ils n'en avaient point honte 1» Ce n'est pas que leur nudité leur fût inconnue, mais c'est qu'elle n'était pas encore honteuse; car alors la concupiscence ne faisait pas mouvoir ces membres contre le consentement de la volonté, et la désobéissance de la chair ne témoignait pas encore contre la désobéissance de l'esprit. En effet, ils n'avaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se l'imagine 2,puisque Adam vit les animaux auxquels il donna des noms, et qu'il est dit d'Eve: «Elle vit que le fruit défendu était bon à manger et agréable à la vue 3». Leurs yeux étaient donc ouverts, mais ils ne l'étaient pas sur leur nudité, c'est-à-dire qu'ils ne prenaient pas garde à ce que la grâce couvrait en eux, alors que leurs membres ne savaient ce que c'était que désobéir à la volonté. Mais quand ils eurent perdu cette grâce, Dieu, vengeant leur désobéissance par une autre, un mouvement déshonnête se fit sentir tout à coup dans leur corps, qui leur apprit leur nudité et les couvrit de confusion.

1. Gn 2,25
2. Cette erreur bizarre avait sa source dans un passage de la Genèse pris littéralement: « Ils mangèrent du fruit et aussitôt leurs yeux s'ouvrirent (Gn 3,20)». Voyez le traité de saint Augustin De locutionibus, lib. 1,et le De Genesi ad litt., lib. 2,n. 40
3. Gn 3,6

De là vient qu'après qu'ils eurent violé le commandement de Dieu, l'Ecriture dit: «Leurs yeux furent ouverts, et, connaissant qu'ils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent une ceinture 1». Leurs yeux, dit-elle, furent ouverts, non pour voir, car ils voyaient auparavant, mais pour connaître le bien qu'ils avaient perdu et le mal qu'ils venaient d'encourir. C'est pour cela que l'arbre même dont le fruit leur était défendu et qui leur devait donner cette funeste connaissance s'appelait l'arbre de la science du bien et du mal. Ainsi, l'expérience de la maladie fait mieux sentir le prix de la santé. Ils connurent donc qu'ils étaient nus, c'est-à-dire dépouillés de cette grâce qui les empêchait d'avoir honte de leur nudité, parce que la loi du péché ne résistait pas encore à leur esprit; ils connurent ce qu'ils eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils n'eussent pas commis un péché qui leur fît connaître les fruits de l'infidélité et de la désobéissance. Confus de la révolte de leur chair comme d'un témoignage honteux de leur rébellion, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent une ceinture, dit la Genèse. (Ici, quelques traductions portent succinctoria 2 au lieu de campestria, mot latin qui désigne le vêtement court des lutteurs dans le champ de Mars, in campo, d'où campestria et campestrati). La honte leur fit donc couvrir, par pudeur, ce qui n'obéissait plus à la volonté déchue. De là vient qu'il est naturel à tous les peuples de couvrir ces parties honteuses, à ce point qu'il y a des nations barbares qui ne les découvrent pas même dans le bain; et parmi les épaisses et solitaires forêts de l'Inde, les gymnosophistes, ainsi nommés parce qu'ils philosophent nus, font exception pour ces parties et prennent soin de les cacher.


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CHAPITRE XVIII.

DE LA HONTE QUI ACCOMPAGNE, MÊME DANS LE MARIAGE, LA GÉNÉRATION DES ENFANTS.

Quand la convoitise veut se satisfaire, je ne parle pas seulement de ces liaisons coupables qui cherchent l'obscurité pour échapper à la justice des hommes, mais de ces commerces

1. Gn 3,7
2. Succinctoria, vêtement serré autour du corps. Le texte des Septante porte peridzomata .
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impurs que la loi humaine tolère, elle m laisse pas de fuir le jour et les regards; ce qui prouve que, même dans les lieux de débauche il a été plus aisé à l'impudicité de s'affranchir du joug des lois qu'à l'impudence de fermer tout asile à la pudeur. Les débauchés appellent eux-mêmes leurs actions déshonnêtes; et, quoiqu'ils les aiment, ils rougissent de les publier. Que dirai-je de l'union légitime du mariage, dont pourtant l'objet exprès, suivant la loi civile, est la procréation des enfants? Ne cherche-t-elle pas aussi le secret, et, avant la consommation, ne chasse-t-elle pas tous ceux qui avaient été présents jusque-là, serviteurs, amis et même les paranymphes? Un grand maître de l'éloquence romaine 1 dit que toutes les bonnes actions veulent paraître au grand jour, c'est-à-dire être connues; et celle-ci, quelle que soit sa bonté, ne veut l'être qu'en ayant honte de se montrer Chacun sait, par exemple, ce qui se passe entre les époux en vue de la génération des enfants, et pour quelle autre fin célèbre-t-on te mariage avec tant de solennité? et néanmoins, quand les époux veulent s'unir, ils ne souffrent pas que leurs enfants, s'ils en ont déjà, soient témoins d'une action à laquelle ils doivent la vie. D'où vient cela, sinon de ce que cette action, bien qu'honnête et permise, se ressent toujours de la honte qui accompagne la peine du péché?


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CHAPITRE XIX.

IL EST NÉCESSAIRE D'OPPOSER A L'ACTIVITÉ DE LA COLÈRE ET DE LA CONVOITISE LE FREIN DE LA SAGESSE.

Voilà pour quel motif les philosophes qui ont le plus approché de la vérité sont demeurés d'accord que la colère et la concupiscence sont des passions vicieuses de l'âme, en ce qu'elles se portent en tumulte et avec désordre aux choses même que la sagesse ne défend point; elles ont donc besoin d'être conduites et modérées par la raison qui, selon eux, a son siége dans la plus haute partie de l'âme, d'où, comme d'un lieu éminent, elle gouverne ces deux autres parties inférieures, afin que des commandements de l'une et de l'obéissance des autres naisse dans l'homme une justice accomplie 2. Mais ces deux parties qu'ils tiennent

1. C'est ainsi que Lucain, dans la Pharsale, appelle Cicéron (livre 7,v. 62, 63)
2. Voyez le Timée, trad. fr, tome 12,pages 196 et suiv.; et la République, livre IV

pour vicieuses, même dans l'homme sage et tempérant, en sorte qu'il faut que la raison les retienne et les arrête pour ne leur permettre de se porter qu'à de bonnes actions, comme la colère à châtier justement, la concupiscence à engendrer des enfants, ces parties, dis-je, n'étaient point vicieuses dans le paradis avant le péché. Elles n'avaient point alors de mouvements qui ne fussent parfaitement soumis à la droite raison, et si elles en ont aujourd'hui qui lui sont contraires et que les gens de bien tâchent de réprimer, ce n'est point là l'état naturel d'une âme saine, mais celui d'une âme rendue malade par le péché. Comment se fait-il maintenant que nous n'ayons pas honte des mouvements de la colère et des autres passions comme nous faisons de ceux de la concupiscence, et que nous ne nous cachions pas pour leur donner un libre cours? c'est que les membres du corps que nous employons pour les exécuter ne se meuvent pas au gré de ces passions, mais par le commandement de la volonté. Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu'un, c'est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujéties qu'elles n'ont de mouvement que ce qu'elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu'on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de té. moins, quand il se fâche injustement, qu'il n'en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes

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CHAPITRE XX.

CONTRE L'INFAMIE DES CYNIQUES.

C'est à quoi les philosophes cyniques n'ont pas pris garde, lorsqu'ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l'union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l'accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l'erreur. Car bien qu'on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans

1. Voyez Diogène Laërce, lib. 6,§ 69, et Cicéron, De officiis, lib. 1,cap. 41

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l'espoir sans doute de rendre sa secte d'autant plus célèbre qu'il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n'a pas été imité depuis par les cyniques;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l'erreur pour leur faire imiter l'obscénité des chiens. J'imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur-manteau, qu'ils n'ont pu l'accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n'ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de lès assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques: ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue 1 or, si quelqu'un d'eux était assez effronté pour risquer l'aventure dont il s'agit, je ne doute point qu'on ne le lapidât, ou du moins qu'on ne lui crachât à la figure. L'homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu'elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n'expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul.


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CHAPITRE XXI.

LA PRÉVARICATION DES PREMIERS HOMMES N'A PAS DÉTRUIT LA SAINTETÉ DU COMMANDEMENT QUI LEUR FUT DONNÉ DE CROÎTRE ET DE MULTIPLIER.

Loin de nous la pensée que nos premiers parents aient ressenti dans le paradis cette concupiscence dont ils rougirent ensuite en couvrant leur nudité, et qu'ils en eussent besoin pour accomplir le précepte de Dieu: «Croissez et multipliez, et remplissez la terre 2». Cette concupiscence est née depuis le péché; c'est depuis le péché que notre nature, déchue de l'empire qu'elle avait sur son corps, mais non déshéritée de toute pudeur,

1. Les cyniques portaient une massue en l'honneur d'Hercule, qui était leur dieu de prédilection, comme symbole de courage et de force. Voyez saint Augustin, Cont. Academ., lib. 3,n. 17
2. Gn 1,28

sentit ce désordre, l'aperçut, en eut honte et le couvrit.Quant à cette bénédiction qu'ils reçurent pour croître, multiplier et remplir la terre, quoiqu'elle soit demeurée depuis le péché, elle leur fut donnée auparavant, afin de montrer que la génération des enfants est l'honneur du mariage et non la peine du péché. Mais maintenant les hommes qui ne savent pas quelle était la félicité du paradis, s'imaginent qu'on n'y aurait pu engendrer des enfants que par le moyen de cette concupiscence dont nous voyons que le mariage même, tout honorable qu'il est, ne laisse pas de rougir. En effet, les uns 1 rejettent avec un mépris insolent cette partie de l'Ecriture sainte où il est dit que les premiers hommes, après avoir péché, eurent honte de leur nudité et se couvrirent; les autres, il est vrai, la reçoivent respectueusement 2,mais ils ne veulent pas qu'on entende ces paroles: «Croissez et multipliez», de la fécondité du mariage, parce qu'on lit dans les Psaumes une parole toute semblable et qui ne concerne point le corps, mais l'âme: «Vous multiplierez, dit le Prophète, la vertu dans mon âme 3»; et quant à ce qui suit dans la Genèse: «Remplissez la terre et dominez sur elle»; par la terre, ils entendent le corps que l'âme remplit par sa présence et sur qui elle domine quand la vertu est multipliée en elle. Mais ils assurent que les enfants n'eussent point été engendrés dans le paradis autrement qu'ils le sont à cette heure, et même que, sans le péché, on n'y en eût point engendré du tout, ce qui est réellement arrivé; car Adam n'a connu sa femme et n'en a eu des enfants qu'après être sorti du paradis.


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CHAPITRE XXII.

DE L'UNION CONJUGALE INSTITUÉE ORIGINAIREMENT PAR DIEU, QUI L'A BÉNIE.

Pour nous, nous ne doutons point que croître, multiplier et remplir la terre en vertu de la bénédiction de Dieu, ce ne soit un don du mariage que Dieu a établi dès le commencement

1. Allusion aux Manichéens qui rejetaient l'Ancien Testament, comme nous l'assure positivement saint Augustin dans son traité De l'utilité de la foi, n. 4, et ailleurs
2. Quels sont ces interprètes respectueux de l'Ecriture? nous ne sayons; mais peut-être saint Augustin lui-même a-t-il d'abord quelque peu incliné vers leur opinion, comme on peut l'inférer d'un passage de son De Gn cont. Man., n. 30, et du chap. 24 du livre XVIII des Confessions. Au surplus, même en ces endroit, saint Augustin conclut à l'interprétation littérale
3. Ps 127,40

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avant le péché, en créant un homme et une femme, c'est-à-dire deux sexes différents. Cet ouvrage de Dieu fut immédiatement suivi de sa bénédiction; ce qui résulte évidemment de l'Ecriture, qui, après ces paroles: «Il les créa mâle et femelle», ajoute aussitôt: «Et Dieu les bénit, disant: Croissez et multipliez, et remplissez la terre et dominez sur elle 1». Malgré la possibilité de donner un sens spirituel à tout cela, on ne peut pas dire pourtant que ces mots mâle et femelle puissent s'entendre de deux choses qui se trouvent en un même homme, sous prétexte qu'en lui autre chose est ce qui gouverne, et autre chose ce qui est gouverné; mais il paraît clairement que deux hommes de différent sexe furent créés, afin que, par la génération des enfants, ils crussent, multipliassent et remplissent la terre. On ne saurait, sans une extrême absurdité, combattre une chose aussi manifeste. Ce ne fut ni à propos de l'esprit qui commande et du corps qui obéit, ni de la raison qui gouverne et de la convoitise qui est gouvernée, ni de la vertu active qui est soumise à la contemplative, ni de l'entendement, qui est de l'âme, et des sens qui sont du corps, mais à propos du lien conjugal qui unit ensemble les deux sexes, que Notre-Seigneur, interrogé s'il était permis de quitter sa femme (car Moïse avait permis le divorce aux Juifs à cause de la dureté de leur coeur), répondit: «N'avez-vous point lu que celui qui les créa dès le commencement les créa mâle et femelle, et qu'il est dit: C'est pour cela que l'homme quittera son père et sa mère pour s'unir à sa femme, et ils ne seront tous deux qu'une même chair? Ainsi ils ne sont «plus deux, mais une seule chair . Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint 2». Il est dès lors certain que les deux sexes ont été créés d'abord en différentes personnes, telles que nous les voyons maintenant, et l'Evangile les appelle une seule chair, soit à cause de l'union du mariage, soit à cause de l'origine de la femme, qui a été formée du côté de l'homme; c'est en effet de cette origine que l'Apôtre prend sujet d'exhorter les maris à aimer leurs femmes 2.

1. Gn 1,27-28 –2. Mt 19,4-6 -3. Ep 5,25 Col 3,19


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CHAPITRE XXIII.

COMMENT ON EUT ENGENDRÉ DES ENFANTS DANS LE PARADIS SANS AUCUN MOUVEMENT DE CONCUPISCENCE.

Quiconque soutient qu'ils n'eussent point eu d'enfants, s'ils n'eussent point péché, ne dit autre chose sinon que le péché de l'homme était nécessaire pour accomplir le nombre des saints. Or, si cela ne se peut avancer sans absurdité, ne vaut-il pas mieux croire que le nombre des saints nécessaire à l'accomplissement de cette bienheureuse Cité serait aussi grand, quand personne n'aurait péché, qu'il l'est maintenant que la grâce de Dieu le recueille de la multitude des pécheurs, tandis que les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés 1?Ainsi, sans le péché, ces mariages, dignes de la félicité du paradis, eussent été exempts de toute concupiscence honteuse et féconds en aimables fruits. Comment cela eût-il pu se faire? Nous n'avons point d'exemple pour le montrer; et toutefois il n'y a rien d'incroyable à ce que la partie sexuelle eût obéi à la volonté, puisque tant d'autres parties du corps lui sont soumises. Si nous remuons les pieds et les mains et tous les autres membres du corps avec une facilité qui étonne, surtout chez les artisans en qui une heureuse industrie vient au secours de notre faible et lente nature, pourquoi, sans le secours de la concupiscence, fille du péché, n'eussions-nous pas trouvé dans les organes de la génération la même docilité? En parlant de la différence des gouvernements dans son ouvrage de la République 2,Cicéron ne dit-il pas que l'on commande aux membres du corps comme à des enfants, à cause de leur promptitude à obéir, mais que les parties vicieuses de l'âme sont comme des esclaves qu'il faut gourmander pour en venir à bout? Cependant, selon l'ordre naturel, l'esprit est plus excellent que le corps; ce qui n'empêche pas que l'esprit ne commande plus aisément au corps qu'à soi-même. Mais cette concupiscence dont je parle est d'autant plus honteuse que l'esprit n'y est absolument maître ni de soi-même, ni de son corps, et

1. Lc 20,34
2. Ces paroles de Cicéron ne se rencontrent pas dan, le palimpseste du Vatican et elles ne sont nulle part mentionnées par le savant éditeur des fragmente de la République, Angelo Maio. On peut affirmer qu'elles avaient leur place dans une des six lacunes qui interrompent le cours des chapitre, 25 à 34 du livre I

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que c'est plutôt la concupiscence que la volonté qui le meut. Sans cela, nous n'aurions point sujet de rougir de ces sortes de mouvements; au lieu qu'il nous semble honteux de voir ce corps, qui naturellement devait être soumis à l'esprit, lui résister. Certes, la résistance que souffre l'esprit dans les autres passions est moins honteuse, puisqu'elle vient de lui-même, et qu'il est tout ensemble le vainqueur et le vaincu; et toutefois, il n'en est pas moins contraire à l'ordre que les parties de l'âme qui devraient être dociles à la raison lui fassent la loi. Quant aux victoires que l'esprit remporte sur soi-même en soumettant ses affections brutales et déréglées, elles lui sont glorieuses, pourvu qu'il soit lui-même soumis à Dieu. Mais enfin il est toujours vrai de dire qu'il y a moins de honte pour lui à être son propre vainqueur, de quelque manière que ce soit, que d'être vaincu par son propre corps, lequel, outre l'infériorité de sa nature, n'a de vie que ce que l'esprit lui en communique.La chasteté est sauve toutefois, tant que la volonté retient les autres membres sans lesquels ceux que la concupiscence excite en dépit de nous ne peuvent accomplir leur action. C'est cette résistance, c'est ce combat entre la concupiscence et la volonté qui n'auraient point eu lieu dans le paradis sans le péché; tous les membres du corps y eussent été entièrement soumis à l'esprit. Ainsi le champ de la génération 1 eût été ensemencé par les organes destinés à cette fin, de même que la terre reçoit les semences que la main y répand; et tandis qu'à cette heure la pudeur m'empêche de parler plus ouvertement de ces matières, et m'oblige de ménager les oreilles chastes, nous aurions pu en discourir librement dans le paradis, sans craindre de donner de mauvaises pensées; il n'y aurait point même eu de paroles déshonnêtes, et tout ce que nous aurions dit de ces parties aurait été aussi honnête que ce que nous disons des autres membres du corps. Si donc quelqu'un lit ceci avec des sentiments peu chastes, qu'il accuse la corruption de l'homme, et non sa nature; qu'il condamne l'impureté de son coeur, et non les paroles dont la nécessité nous oblige de nous servir et que les lecteurs chastes nous pardonneront aisément, jusqu'à ce que nous ayons terrassé l'infidélité sur le terrain où elle nous a conduit. Celui qui n'est point


1. Souvenir de Virgile, Georg., lib. 3,v. 136


scandalisé d'entendre saint Paul parler de l'impudicité monstrueuse de ces femmes «qui changeaient l'usage qui est selon la nature en un autre qui est contre la nature 1», lira tout ceci sans scandale, alors surtout que sans parler, comme fait saint Paul, de cette abominable infamie, mais nous bornant à expliquer selon notre pouvoir ce qui se passe dans la génération des enfants, nous évitons, à son exemple, toutes les paroles déshonnêtes.


1424

CHAPITRE XXIV.

SI LES HOMMES FUSSENT DEMEURÉS INNOCENTS DANS LE PARADIS, L'ACTE DE LA GÉNÉRATION SERAIT SOUMIS A LA VOLONTÉ COMME TOUTES NOS AUTRES ACTIONS.

L'homme aurait semé et la femme aurait recueilli, quand il eût fallu et autant qu'il eût été nécessaire, les organes n'étant pas mus par la concupiscence, mais par la volonté. Nous ne remuons pas seulement à notre gré les membres où il y a des os et des jointures, comme les pieds, les mains et les doigts, mais aussi ceux où il n'y a que des chairs et des nerfs, et nous les étendons, les plions, les accourcissons comme il nous plaît, ainsi que cela se voit dans la bouche et dans le visage. Les poumons enfin, c'est-à-dire les plus mous de tous les viscères, plus mous même que la moëlle des os, et pour cette raison enfermés dans la poitrine qui leur sert de rempart, ne se meuvent-ils pas à notre volonté comme des soufflets d'orgue, quand nous respirons ou quand nous parlons? Je ne rappellerai pas ici ces animaux qui donnent un tel mouvement à leur peau, lorsqu'il en est besoin, qu'ils ne chassent pas seulement les mouches en remuant l'endroit où elles sont sans remuer les autres, mais qu'ils font même tomber les flèches dont on les a percés. Les hommes, il est vrai, n'ont pas cette sorte demouvement, mais niera-t-on que Dieu eût pu le leur donner? Ne pouvait-il donc point pareillement faire que ce qui se meut maintenant dans son corps par la concupiscence n'eût été mû que par le commandement de la volonté?Ne voyons-nous pas certains hommes qui font de leur corps tout ce qu'ils veulent? Il y en a qui remuent les oreilles, ou toutes deux

1. Rm 1,26

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ensemble, ou chacune séparément, comme bon leur semble; on en rencontre d'autres qui, sans mouvoir la tête, font tomber tous leurs cheveux sur le front, puis les redressent et les renversent de l'autre côté; d'autres qui, en pressant un peu leur estomac, d'une infinité de choses qu'ils ont avalées, en tirent comme d'un sac celles qu'il leur plaît; quelques-uns contrefont si bien le chant des oiseaux ou la voix des bêtes et des hommes, qu'on ne saurait s'en apercevoir si on ne les voyait; il s'en trouve même qui font sortir par en bas, sans aucune ordure, tant de vents harmonieux qu'on dirait qu'ils chantent. J'ai vu, pour mon compte, un homme qui suait à volonté. Tout le monde sait qu'il y en a qui pleurent quand ils veulent et autant qu'ils veulent. Mais voici un fait bien plus incroyable, qui s'est passé depuis peu et dont la plupart de nos frères ont été témoins. Il y avait un prêtre de l'église de Calame 1, nommé Restitutus, qui, chaque fois qu'on l'en priait (et cela arrivait souvent), pouvait, au bruit de certaines voix plaintives, perdre les sens et rester étendu par terre comme mort, ne se sentant ni pincer, ni piquer, ni même brûler. Or, ce qui prouve que son corps ne demeurait ainsi immobile que parce qu'il était privé de tout sentiment, c'est qu'il n'avait plus du tout de respiration non plus qu'un mort. Il disait néanmoins que quand on parlait fort haut, il entendait comme des voix qui venaient de loin. Puis donc que, dans la condition présente, il est des hommes à qui leur corps obéit en des choses si extraordinaires, pourquoi ne croirions-nous pas qu'avant le péché et la corruption de la nature, il eût pu nous obéir pour ce qui regarde la génération? L'homme a été abandonné à soi, parce qu'il a abandonné Dieu par une vaine complaisance en soi, et il n'a pu trouver en soi l'obéissance qu'il n'avait pas voulu rendre à Dieu. De là vient qu'il est manifestement misérable en ce qu'il ne vit pas comme il l'entend. Il est vrai que s'il vivait à son gré, il se croirait bienheureux; mais il ne le serait pas même de la sorte,. à moins qu'il ne vécût comme il faut.

1. Saint Augustin a eu plusieurs fois l'occasion de parler de Calame, et dans un de ses écrits (Cont. litt. Petil., lib. 2,n. 323), il en indique assez nettement la position, entre Constantine et Hippone, peur qu'on puisse reconnaître cette ancienne ville dans les ruines de Ghelma


1425

CHAPITRE XXV.

ON NE SAURAIT ÊTRE VRAIMENT HEUREUX EN CETTE VIE.

A y regarder de près, l'homme heureux seul vit selon sa volonté, et nul n'est heureux s'il n'est juste; mais le juste même ne vit pas comme il veut, avant d'être parvenu à un état où il ne puisse plus ni mourir, ni être trompé, ni souffrir de mal, et tout cela avec la certitude d'y demeurer toujours. Tel est l'état que la nature désire; et elle ne saurait être pleinement et parfaitement heureuse qu'elle n'ait obtenu l'objet de ses voeux. Or, quel est l'homme qui puisse dès à présent vivre comme il veut, lorsqu'il n'est pas seulement en son pouvoir de vivre? Il veut vivre, et il est contraint de mourir. Comment donc vivra-t-il comme il l'entend, cet être qui ne vit pas autant qu'il le souhaite? Que s'il veut mourir, comment peut-il vivre comme il veut, lorsqu'il ne veut pas vivre? Et même, de ce qu'il veut mourir, il ne s'ensuit pas qu'il ne soit bien aise de vivre; mais il veut mourir pour vivre après la mort. Il ne vit donc pas encore comme il veut, mais il vivra selon son désir, quand il sera arrivé en mourant où il désire arriver. A la bonne heure! qu'il vive comme il veut, puisqu'il a gagné sur lui de ne vouloir que ce qui se peut, suivant le précepte de Térence:

«Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut 1».

Mais est-ce bien le bonheur que de souffrir son mal en patience? Si l'on n'aime réellement la vie bienheureuse, on ne la possède point. Or, pour l'aimer comme il faut, il est nécessaire de l'aimer par-dessus tout, puisque c'est pour elle que l'on doit aimer tout ce que l'on aime. Mais si on l'aime autant qu'elle mérite d'être aimée (car celui-là n'est pas heureux qui n'aime pas la vie bienheureuse autant qu'elle le mérite), il ne se peut faire que celui qui l'aime ainsi, ne désire qu'elle soit éternelle: sa béatitude tient donc essentiellement à son éternité,


1426

CHAPITRE 26.

LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS LE PARADIS, L'OFFICE DE LA GÉNÉRATION.

L'homme vivait donc dans le paradis comme

1. Andrienne, acte 2,scène 1,v. 5,6



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il voulait, puisqu'il ne voulait que ce qui était conforme au commandement divin; il vivait jouissant de Dieu, et bon par sa bonté; il vivait sans aucune indigence, et pouvait vivre éternellement. S'il avait faim, les aliments ne lui manquaient pas, ni, s'il avait soif, les breuvages, et l'arbre de vie le défendait contre la vieillesse. Aucune corruption dans sa chair qui pût lui causer la moindre douleur. Point de maladies à craindre au dedans, point d'accidents au dehors. Son corps jouissait d'une pleine santé, et son âme d'une tranquillité absolue. Tout comme le froid et le chaud étaient inconnus dans le paradis, ainsi son heureux habitant était à l'abri des vicissitudes de la crainte et du désir. Ni tristesse, ni fausses joies; toute sa joie venait de Dieu, qu'il aimait d'une ardente charité, et cette charité prenait sa source dans un coeur pur, une bonne conscience et une foi sincère 1. La société conjugale y était accompagnée d'un amour honnête. Le corps et l'esprit vivaient dans un parfait accord, et l'obéissance au commandement de Dieu était facile; car il n'y avait à redouter aucune surprise, soit de la fatigue, soit du sommeil 2. Dieu nous garde de croire qu'avec une telle facilité en toutes choses et une si grande félicité, l'homme eût été incapable d'engendrer sans le secours de la concupiscence. Les parties destinées à la génération auraient été mues, comme les autres membres, par le seul commandement de la volonté. Il aurait pressé sa femme dans ses bras 3 avec une entière tranquillité de corps et d'esprit, sans ressentir en sa chair aucun aiguillon de volupté, et sans que la virginité de sa femme en souffrît aucune atteinte. Si l'on objecte que nous ne pouvons invoquer ici le témoignage de l'expérience, je réponds que ce n'est pas une raison d'être incrédule; car il suffit de savoir que c'est la volonté et non une ardeur turbulente qui aurait présidé à la génération. Et d'ailleurs, pourquoi la semence conjugale eût-elle nécessairement fait tort à l'intégrité de la femme, quand nous savons que l'écoulement des mois n'en fait aucun à l'intégrité de la jeune fille? Injection, émission, les deux opérations sont inverses, mais la route est la

1. 1Tm 1,5
2. Comparez cette description du paradis avec celles de saint Basile (Homilia de Paradiso ) et de saint Jean Damascène (De Fide orth., lib. 2,cap. 11)
3. Il y a ici un ressouvenir de Virgile: Conjugis infusas gremio... (Enéide, livre 8,v. 406

même. La génération se serait donc accomplie avec la même facilité que l'accouchement; car la femme aurait enfanté sans douleur, et l'enfant serait sorti du sein maternel sans aucun effort, comme un fruit qui tombe lorsqu'il est mûr. Nous parlons de choses qui sont maintenant honteuses, et quoique nous tâchions de les concevoir telles qu'elles auraient pu être, alors qu'elles étaient honnêtes, il vaut mieux néanmoins céder à la pudeur qui nous retient, que de nous laisser aller au mouvement de notre faible éloquence. L'observation nous faisant ici défaut, tout comme à nos premiers parents (car le péché et l'exil, juste châtiment du péché, les empêchèrent de s'unir saintement), il nous est difficile de concevoir cette union calme et libre sans le cortège des mouvements déréglés qui la troublent présentement; et de là celle retenue qu'on observe à parler de ces matières, quoique l'on ne manque pas de bons raisonnements pour les éclaircir. Mais le Dieu tout-puissant et souverainement bon, créateur de toutes les natures, qui aide et récompense les bonnes volontés, abandonne et condamne lesmauvaises, et les ordonne toutes, ce Dieu n'a pas manqué de moyens pour tirer de la masse corrompue du genre humain un certain nombre de prédestinés, comme autant de pierres vivantes qu'il veut faire entrer dans la structure de sa cité, ne les discernant point par leurs mérites, puisqu'ils étaient tous également corrompus, mais par sa grâce, et leur montrant, non-seulement par eux-mêmes qu'il délivre, mais aussi par ceux qu'il ne délivre pas, combien ils lui sont redevables. On ne peut en effet imputer sa délivrance qu'à la bonté gratuite de son libérateur, quand on se voit délivré de la compagnie de ceux avec qui l'on méritait d'être châtié. Pourquoi donc Dieu n'aurait-il pas créé ceux qu'il prévoyait devoir pécher, puisqu'il était assez puissant pour les punir ou pour leur faire grâce, et que, sous un maître si sage, les désordres mêmes des méchants contribuent à l'ordre de l'univers?



Augustin, Cité de Dieu 1416