Augustin, Cité de Dieu 919

919

CHAPITRE XIX.

LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE PART, MÊME CHEZ LEURS ADORATEURS.

Comme plusieurs de ces démonolâtres, entre autres Labéon, assurent qu'on donne aussi le nom d'anges à ceux qu'ils appellent démons, il est nécessaire, pour ne point paraître disputer sur les mots, que je dise quelque chose des bons anges. Les Platoniciens ne nient point leur existence, mais ils aiment mieux les appeler bons démons. Pour nous, nous voyons bien que l'Ecriture, selon laquelle nous sommes chrétiens, distingue les bons et les mauvais anges, mais elle ne parle jamais des bons démons. En quelque endroit des livres saints que l'on trouve le mot démons, il désigne toujours les esprits malins. Ce sens est tellement passé en usage que, parmi les païens mêmes, qui veulent qu'on adore plusieurs dieux et plusieurs démons, il n'y en a aucun, si lettré et si docte qu'il soit, qui osât dire à son esclave en manière de louange: Tu es un démon, et qui pût douter que ce propos, adressé à qui que ce soit, ne fût pris pour une injure. Mais à quoi bon nous étendre davantage sur le mot démon, alors qu'il n'est presque personne qui ne le prononce en mauvaise part, et que nous pouvons aisément éviter l'équivoque en nous servant du mot ange?


920

CHAPITRE XX.

DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.

Toutefois, si nous consultons les livres saints, l'origine même du mot démon présente une particularité qui mérite d'être connue. Il vient d'un mot grec qui signifie savant 1. Or, l'Apôtre, inspiré du Saint-Esprit,. dit: «La science enfle, mais la charité édifie 2»; ce qui signifie que la science ne sert qu'à condition d'être accompagnée par la charité, sans laquelle elle enfle le coeur et le remplit du vent de la vaine gloire. Les démons ont donc la science, mais sans la charité, et c'est ce qui les enfle d'une telle superbe qu'ils ont exigé les honneurs et le culte qu'ils savent n'être dus qu'au vrai Dieu, et l'exigent encore de tous ceux qu'ils peuvent séduire. Contre cette superbe des démons, sous le joug de laquelle le genre humain était courbé pour sa juste punition, s'élève la puissance victorieuse de l'humilité qui nous montre un Dieu sous la forme d'un esclave; mais c'est ce que ne comprennent pas les hommes dont l'âme est enflée d'une impureté fastueuse, semblables aux démons par la superbe, non par la science.


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CHAPITRE XXI.

JUSQU'A QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.

Quant aux démons, ils le savent si bien, qu'ils disaient au Seigneur revêtu de l'infirmité de la chair: «Qu'y a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth? es-tu venu pour nous perdre avant le temps 3?» Il est clair par ces paroles qu'ils avaient la connaissance de ce grand mystère, mais qu'ils n'avaient pas la charité. Assurément ils n'aimaient pas en Jésus la justice et ils craignaient de lui leur châtiment. Or, ils l'ont connu autant qu'il l'a ‘Voulu, et il l'a voulu autant qu'il le fallait; mais il s'est fait connaître à eux, non pas tel qu'il est connu des anges qui jouissent de lui comme verbe de Dieu, et participent à son éternité, mais autant qu'il était nécessaire pour les frapper de terreur, c'est-à-dire à titre de libérateur des âmes prédestinées pour son

1. Daemon; c'est l'étymologie donnée par Platon dans le Cratyle. Voyez ce dialogue, page 398 B. - Comp. Mart. Capella, livre 2,p. 39
2. 1Co 8,1
3. Mc 1,24 Mt 8,29

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royaume et pour cette gloire véritablement éternelle et éternellement véritable. Il s'est donc fait connaître, non en tant qu'il est la vie éternelle et la lumière immuable qui éclaire les pieux et purifie les croyants, mais par certains effets temporels de sa puissance et par certains signes de sa présence mystérieuse, plus clairs pour les sens des natures angéliques, même déchues, que pour. l'humaine infirmité. Enfin, quand il jugea convenable de supprimer peu a peu ces signes de sa divinité et de se cacher plus profondément dans la nature humaine, le prince des démons conçut des doutes à son sujet et le tenta pour s'assurer s'il était le Christ; il ne le tenta du reste qu'autant que le permit Notre-Seigneur, qui voulait par là laisser un modèle à notre imparfaite humanité dont il avait daigné prendre la condition. Mais après la tentation, comme les anges, ainsi qu'il est écrit 1, se mirent à le servir, je parle de ces bons et saints anges redoutables aux esprits immondes, les démons reconnurent de plus en plus sa grandeur en voyant que, tout revêtu qu'il était d'une chair infirme et méprisable, personne n'osait lui résister.


922

CHAPITRE XXII.

EN QUOI LA SCIENCE DES ANGES DIFFÈRE DE CELLE DES DÉMONS.

Les bons anges ne regardent d'ailleurs toute cette science des objets sensibles et temporels dont les démons sont si fiers, que comme une chose de peu de prix, non qu'ils soient ignorants de ce côté, mais parce que l'amour de Dieu qui les sanctifie leur est singulièrement aimable, et qu'en comparaison de cette beauté immuable et ineffable qui les enflamme d'une sainte ardeur, ils méprisent tout ce qui est au-dessous d'elle, tout ce qui n'est pas elle, sans en excepter eux-mêmes, afin de jouir, par tout ce qu'il y a de bon en eux, de ce bien qui est la source de leur bonté. Et c'est pour cela qu'ils connaissent même les choses temporelles et muables mieux que ne font les démons; car ils en voient les causes dans le verbe de Dieu par qui a été fait le monde: causes premières, qui rejettent ceci, approuvent cela et finalement ordonnent tout. Les démons, au contraire, ne voient pas dans la sagesse de Dieu ces causes éternelles et en quelque sorte

1. Mt 4,3-11

cardinales des êtres temporels; ils ont seulement le privilége de voir plus loin que nous dans l'avenir à l'aide de certains signes mystérieux dont ils ont plus que nous l'expérience, et quelquefois aussi ils prédisent les choses qu'ils ont l'intention de faire; voilà à quoi se réduit leur science. Ajoutez qu'ils se trompent souvent, au lieu que les anges ne se trompent jamais. Autre chose est, en effet, de tirer du spectacle des phénomènes temporels et changeants quelques conjectures sur des êtres sujets au temps et au changement, et d'y laisser quelques traces temporelles et changeantes de sa volonté et de sa puissance, ce qui est permis aux dénions dans une certaine mesure, autre chose de lire les changements des temps dans les lois éternelles et immuables de Dieu, toujours vivantes au sein de sa sagesse, et de connaître la volonté infaillible et souveraine de Dieu par la participation de son esprit; or, c'est là le privilége qui a été accordé aux saints anges par un juste discernement. Ainsi ne sont-ils pas seulement éternels, mais bienheureux; et le bien qui les rend heureux, c'est Dieu même, leur Créateur, qui leur donne par la contemplation et la participation de son essence une félicité sans fin 1»


923

CHAPITRE XXIII.

LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX DIEUX DES GENTILS, ET IL CONVIENT EN COMMUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES, SELON LE TÉMOIGNAGE DE L'ÉCRITURE.

Si les Platoniciens aiment mieux donner aux anges le nom de dieux que celui de démons, et les mettre au rang de ces dieux qui, suivant Platon 2,ont été créés par le Dieu suprême, à la bonne heure; je ne veux point disputer sur les mots. En effet, s'ils disent que ces êtres sont immortels, mais cependant créés de Dieu, et qu'ils sont bienheureux, mais par leur union avec le Créateur et non par eux-mêmes, ils disent ce que nous disons, de quelque nom qu'ils veuillent se servir. Or, que ce soit là l'opinion des Platoniciens, sinon de tous, du moins des plus habiles, c'est ce dont leurs ouvrages font foi. Pourquoi donc leur contesterions-nous le droit d'appeler dieux des créatures immortelles et heureuses? il ne

1. Sur la science des anges, voyez le traité de saint Augustin: De Gn ad litt., n. 49,50
2. Voyez le Timée, Discours de Dieu aux dieux, tome 11I de la trad. de M. Cousin, p. 137

(192)

peut y avoir aucun sérieux débat sur ce point, du moment que nous lisons dans les saintes Ecritures: «Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé 1»; et ailleurs: «Rendez gloire au Dieu des dieux 2»; et encore: «Le grand Roi élevé au-dessus des dieux 3». Quant à ce passage: «Il est redoutable par-dessus tous les dieux 4», le verset suivant complète l'idée du Psalmiste, car il ajoute: «Tous les dieux des Gentils sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux 5». Le Prophète dit donc que le Seigneur est plus redoutable que tous les dieux; mais il entend parler des dieux des Gentils, lesquels ne sont que des démons. Ce sont ces démons à qui Dieu est redoutable, et qui, frappés de crainte, disaient à Jésus-Christ: «Es-tu venu pour «nous perdre?» Mais quand le Psalmiste parle du Dieu des dieux, il est impossible qu'il soit question du dieu des démons. De même, ces paroles: Le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux, ne veulent point dire au-dessus de tous les démons. D'un autre côté, l'Ecriture appelle dieux quelques hommes d'entre le peuple de Dieu: «J'ai dit: Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut». Lors donc que le Psalmiste parle du Dieu des dieux, on peut fort bien entendre qu'il est le Dieu de ces dieux-là, et dans le même sens il est aussi le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux.Mais, dira-t-on, si des hommes ont été nommés dieux parce qu'ils sont de ce peuple à qui Dieu parle par la bouche des anges ou des hommes, combien plus sont dignes de ce nom des esprits immortels qui jouissent de la félicité où les hommes aspirent en servant Dieu? Que répondrons-nous à cela, sinon que ce n'est pas sans raison que la sainte Ecriture a donné le nom de dieux à des hommes plutôt qu'à ces esprits bienheureux dont on nous promet la félicité après la résurrection des corps, et qu'elle l'a fait de peur que notre faiblesse et notre infidélité, trop frappées de l'excellence de ces créatures, n'en transformassent quelqu'une en Dieu? Or, le danger est facile à éviter, quand c'est de créatures humaines qu'il s'agit. D'ailleurs, les hommes du peuple de Dieu ont dû être nommés dieux plus clairement, afin qu'ils fussent assurés que celui qui a été appelé le Dieu des dieux

1. Ps 49,1 - 2. Ps 135,2 - 3. Ps 94,3 - 4. Ps 95,4 - 5. Ps 81,6

est certainement leur Dieu; car, encore que ces esprits immortels et bienheureux qui sont dans le ciel soient appelés dieux, ils n'ont pourtant pas été appelés dieux des dieux, c'est-à-dire des hommes du peuple de Dieu, puisqu'il a été dit à ces mêmes hommes: «Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut». L'Apôtre a dit en conséquence: «Bien qu'il y en ait que l'on appelle dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu'il y ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, nous n'avons qu'un seul Dieu, le Père, de qui tout procède et en qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui ont été faites toutes choses et nous-mêmes 1».Il est donc inutile d'insister sur cette dispute de mots, puisque la chose est si claire qu'elle ne laisse aucune incertitude. Quant à ce que nous disons que les anges qui ont été envoyés aux hommes pour leur annoncer la volonté de Dieu sont au nombre de ces esprits bienheureux et immortels, cette doctrine choque les Platoniciens. Ils ne veulent pas croire que ce ministère convienne aux êtres bienheureux et immortels qu'ils appellent dieux; ils l'attribuent aux démons, qu'ils estiment immortels, mais sans oser les croire bienheureux; ou s'ils les font immortels et bienheureux à la fois, ce sont pour eux de bons déliions, mais non pas des dieux, lesquels habitent les hauteurs célestes loin de tout contact avec les hommes. Bien que cette dissidence paraisse n'être que dans les mots, le nom de démons est si odieux que nous sommes obligés de le rejeter absolument quand nous parlons des saints anges. Concluons donc, pour finir ce livre, que ces esprits immortels et bienheureux, qui ne sont toujours, quelque nom qu'on leur donne, que des créatures, ne peuvent servir de médiateurs pour conduire à la béatitude éternelle les misérables mortels dont les sépare une double différence. Quant aux démons, ils tiennent en effet le milieu entre les dieux et les hommes, étant immortels comme les premiers et misérables comme les seconds; mais comme c'est en punition de leur malice qu'ils sont misérables, ils sont plus capables de nous envier la béatitude que de nous la procurer. Dès lors, il' ne reste aux amis des démons aucune bonne raison pour

1. 1Co 8,5-6

(193)

établir l'obligation d'adorer comme des aides ceux que nous devons éviter comme des trompeurs. Enfin, pour ce qui touche les esprits réputés bons, et, à ce titre, non-seulement immortels, mais bienheureux, auxquels ils se croient obligés d'offrir, sous le nom de dieux, des sacrifices pour obtenir la béatitude après cette vie, nous ferons voir au livre suivant que ces esprits, quels qu'ils soient et quelque nom qu'ils méritent, ne veulent pas qu'on rende les honneurs de la religion à un autre qu'à Dieu, leur créateur, source de leur félicité. (194)






10

LIVRE DIXIÈME:

LE CULTE DE LÂTRIE.

Saint Augustin établit que les bons anges veulent qu'on offre à Dieu seul, objet de leurs propres adorations, les honneurs divins et les sacrifices qui constituent le culte de latrie. Il discute ensuite contre Porphyre sur le principe et la voie de la purification et la délivrance de l'âme.



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CHAPITRE PREMIER.

LES PLATONICIENS TOMBANT D'ACCORD QUE DIEU SEUL EST LA SOURCE DE LA BÉATITUDE VÉRITABLE, POUR LES ANGES COMME POUR LES HOMMES, IL RESTE A SAVOIR SI LES ANGES, QUE CES PHILOSOPHES CROIENT QU'IL FAUT HONORER EN VUE DE CETTE BÉATITUDE MÊME, VEULENT QU'ON LEUR FASSE DES SACRIFICES OU QU'ON N'EN OFFRE QU'A DIEU SEUL.

C'est un point certain pour quiconque use un peu de sa raison que tous les hommes veulent être heureux; mais qui est heureux et d'où vient le bonheur? voilà le problème où s'exerce la faiblesse humaine et qui a soulevé parmi les philosophes tant de grandes et vives controverses. Nous n'avons pas dessein de les ranimer; ce serait un long travail, inutile à notre but. Il nous suffit qu'on se rappelle ce que nous avons dit au huitième livre, alors que nous étions en peine de faire un choix parmi les philosophes, pour débattre avec eux la question du bonheur de la vie future et savoir s'il est nécessaire pour y parvenir d'adorer plusieurs dieux ou s'il ne faut adorer que le seul vrai Dieu, créateur des dieux eux-mêmes.On peut se souvenir, ou au besoin s'assurer par une seconde lecture, que nous avons choisi les Platoniciens, les plus justement célèbres parmi les philosophes, parce qu'ayant su comprendre que l'âme humaine, toute immortelle et raisonnable qu'elle est, ne peut arriver à la béatitude que par sa participation à la lumière de celui qui l'a faite et qui a fait le monde, ils en ont conclu que nul n'atteindra l'objet des désirs de tous les hommes, savoir le bonheur, qu'à condition d'être uni par un amour chaste et pur à cet être unique, parfait et immuable qui est Dieu. Mais comme ces mêmes philosophes, entraînés par les erreurs populaires, ou, suivant le mot de l'Apôtre, perdus dans le néant de leurs spéculations 1,

1. Rm 1,21

ont cru qu'il fallait adorer plusieurs dieux, au point même que quelques-uns d'entre eux sont tombés dans l'erreur déjà longuement réfutée du culte des démons, il faut rechercher maintenant, avec l'aide de Dieu, quel est, touchant la religion et la piété, le sentiment des anges, c'est-à-dire de ces êtres immortels et bienheureux établis dans les sièges célestes, Dominations, Principautés, Puissances, que ces philosophes appellent dieux, et quelques-uns bons démons, ou, comme nous, anges; en termes plus précis, il faut savoir si ces esprits célestes veulent que nous leur rendions les honneurs sacrés, que nous leur offrions des sacrifices, que nous leur consacrions nos biens et nos personnes, ou que tout cela soit réservé à Dieu seul, leur dieu et le nôtre.Tel est, en effet, le culte qui est dû à la divinité ou plus expressément à la déité, et pour désigner ce culte en un seul mot, faute d'expression latine suffisamment appropriée, je me servirai d'un mot grec. Partout où les saintes Ecritures portent latreia, nous traduisons par service; mais ce service qui est dû aux hommes et dont parle l'Apôtre, quand il prescrit aux serviteurs d'être soumis à leurs maîtres 1, est désigné en grec par un autre terme 2. Le mot latrei au contraire, selon l'usage de ceux qui ont traduit en grec le texte hébreu de la Bible, exprime toujours, ou presque toujours, le service qui est dû à Dieu. C'est pourquoi il semble que le mot culte né se rapporte pas d'une manière assez exclusive à Dieu, puisqu'on s'en sert pour désigner aussi les honneurs rendus à des hommes, soit pendant leur vie, soit après leur mort. De plus, il ne se rapporte pas seulement aux êtres auxquels nous nous soumettons par une humilité religieuse, mais aussi aux choses qui

1. Ep 6,5
2. Ce terme est douleia. Saint Augustin développe en d'autres ouvrages la distinction de la douleia et de latreia . (Voyez le livre XV Contra Faust., n.9 et le livre 20,n. 21. Comp. Lettres, 102,n. 20 et ailleurs). Il résume ainsi sa pensée dans ses Quoest. in Exod., qu. 94: «La douleia est due à Dieu, en tant que Seigneur; la latreia est due à Dieu, en tant que Dieu, et à Dieu seul.»

(195)

nous sont soumises; car de ce mot dérivent agriculteurs, colons et autres. De même, les païens n'appellent leurs dieux coelicoles qu'à titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire qu'on les assimile à cette espèce de colons qui sont attachés au sol natal pour le cultiver sous leurs maîtres; le mot colon est pris ici au sens où l'a employé un des maîtres de la langue latine dans ce vers:

«Il était une antique cité habitée par des colons tyriens».

C'est dans le même sens qu'on appelle colonies les Etats fondés par ces essaims de peuples qui sortent d'un Etat plus grand. En somme, il est très vrai que le mot culte, pris dans un sens propre et précis, ne se rapporte qu'à Dieu seul; mais comme on lui donne encore d'autres acceptions, il s'ensuit que le culte exclusivement dû à Dieu ne peut en notre langue s'exprimer d'un seul mot.Le mot de religion semblerait désigner plus distinctement, non toute sorte de culte, mais le culte de Dieu, et c'est pour cela qu'on s'en est servi pour rendre le mot grec treskeia. Toutefois, comme l'usage de notre langue fait dire aux savants aussi bien qu'aux ignorants, qu'il faut garder la religion de la famille, la religion des affections et des relations sociales, il est clair qu'en appliquant ce mot au culte de la déité, on n'évite pas l'équivoque; et dire que la religion n'est autre chose que le culte de Dieu, ce serait retrancher par une innovation téméraire l'acception reçue, qui comprend dans la religion le respect des liens du sang et de la société humaine 2. Il en est de même du mot piété, en grec eusebeia . Il désigne proprement le culte de Dieu 3; et cependant on dit aussi la piété envers les parents, et le peuple s'en sert même pour marquer les oeuvres de miséricorde, usage qui me paraît venir de ce que Dieu recommande particulièrement ces oeuvres et les égale ou même les préfère aux sacrifices. De là vient qu'on donne à Dieu même le titre de pieux 4. Toutefois les Grecs ne se servent pas du mot eusebein dans ce sens, et c'est pourquoi, en certains passages de l'Ecriture, afin de marquer plus fortement la distinction, ils ont préféré au mot eusebeia, qui désigne le culte en général, le mot tesebeia qui exprime exclusivement le culte de Dieu. Quant à nous, il

1.Virgile, Énéide, livre 1,vers 12
2. Voyez Cicéron, Pro Rosc. Amer., cap. 24.
3. Voyez Sophocle, Philoct, vers 1440-1444
4. 2Ch 30,9 Si 2,13 Jdt 7,20


nous est impossible de rendre par un seul mot l'une ou l'autre de ces deux idées. Nous disons donc que ce culte, que les Grecs appellent latreia et nous service, mais service exclusivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs appellent aussi treskeia, et nous religion, mais religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte enfin que les Grecs appellent d'un seul mot, teosebeia, et nous en trois mots, culte de Dieu, ce culte n'appartient qu'à Dieu seul, au vrai Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs 1. Cela posé, il suit, de deux choses l'une: que si les esprits bienheureux et immortels qui habitent les demeures célestes ne nous aiment pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne devons pas les honorer, et si, au contraire, ils nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne peuvent nous vouloir heureux que comme ils le sont eux-mêmes; car comment notre béatitude aurait-elle une autre source que la leur?


1002

CHAPITRE II.

SENTIMENT DE PLOTIN SUR L'ILLUMINATION D'EN HAUT.


Mais nous n'avons sur ce point aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l'école platonicienne. Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages, que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu'eux, qui les illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication d'elle-même, les rend heureux et parfaits. Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l'âme du monde, n'a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l'âme, par qui elle a été créée, qui l'illumine et la fait briller de la splendeur de l'intelligible. Pour faire comprendre ces choses de l'ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l'âme, la lune; car c'est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand platonicien pense donc que l'âme raisonnable, ou plutôt l'âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n'hésite pas à reconnaître l'existence et qu'il

1. Ps 81,6 Jn 10,34-35

(196)

place dans le ciel), cette âme, dis-je, n'a au-dessus de soi que Dieu, créateur du monde etde l'âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et de lavérité 1. Or, cette doctrine est parfaitement d'accord avec l'Evangile, où il est dit: «Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s'appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde 2». Cette distinction montre assez que l'âme raisonnable et intellectuelle,telle qu'elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière, et qu'elle ne brillequ'en participant à la lumière véritable. C'est ce que reconnaît le même saint Jean, quand ilajoute, rendant témoignage à la lumière: «Nous avons tous reçu de sa plénitude 3»


1003

CHAPITRE 3.

BIEN QU'ILS AIENT CONNU LE CRÉATEUR DE L'UNIVERS, LES PLATONICIENS SE SONT ÉCARTÉS DU VRAI CULTE DE DIEU EN RENDANT LES HONNEURS DIVINS AUX BONS ET AUX MAUVAIS ANGES.


Cela étant, si les Platoniciens et les autres philosophes qui acceptent ces mêmes principes, connaissant Dieu, le glorifiaient comme Dieu et lui rendaient grâces, s'ils ne se perdaient pas dans leurs vaines pensées, s'ils n'étaient point complices des erreurs populaires, soit qu'ils en aient eux-mêmes semé le germe, soit qu'ils n'osent en surmonter l'entraînement, ils confesseraient assurément que ni les esprits immuables et bienheureux, ni les hommes mortels et misérables ne peuvent être ou devenir heureux qu'en servant cet unique Dieu des dieux, qui est le nôtre et le leur.C'est à lui que nous devons, pour parler comme les Grecs, rendre le culte de latrie, soit dans les actes extérieurs, soit au dedans de nous; car nous sommes son temple, tous ensemble comme chacun en particulier et il daigne également prendre pour demeure et chaque fidèle et le corps de l'Eglise, sans être plus grand dans le tout que dans chaque

1. Voyez Plotin, Ennéades, 2, lib. 9,cap. 2 et 3. - Comp. ibid., 3, lib. 9,cap. 1; lib. 5,cap. 3; lib. 8,cap.9
2. Jn 1,6-9 - 3. Jn 16 - 1Co 3,16-17

partie, parce que sa nature est incapable de toute extension et de toute division. Quand notre coeur est élevé vers lui, il est son autel; son Fils unique est le prêtre par qui nous le fléchissons; nous lui immolons des victimes sanglantes, quand nous versons notre sang pour la vérité et pour lui; l'amour qui nous embrase en sa présence d'une flamme sainte et pieuse lui est le plus agréable encens; nous lui offrons les dons qu'il nous a faits, et nous nous offrons, nous nous rendons nous-mêmes à notre créateur; nous rappelons le souvenir de ses bienfaits, par des fêtes solennelles, de peur que le temps n'amène l'ingratitude avec l'oubli; enfin nous lui vouons sur l'autel de notre coeur, où rayonne le feu de la charité, une hostie d'humilité et de louange. C'est pour le voir, autant qu'il peut être vu, c'est pour être unis à lui que nous nous purifions de la souillure des péchés et des passions mauvaises, et que nous cherchons une consécration dans la vertu de son nom; car il est la source de notre béatitude et la fin de tous nos désirs. Nous attachant donc à lui, ou plutôt nous y rattachant, au lieu de nous en détacher pour notre malheur, le méditant et le relisant sans cesse (d'où vient, dit-on 1, le mot religion), nous tendons vers lui par l'amour, afin de trouver en lui le repos et de posséder la béatitude en possédant la perfection. Ce souverain bien, en effet, dont la recherche a tant divisé les philosophes, n'est autre chose que l'union avec Dieu; c'est en le saisissant, si on peut ainsi dire, par un embrassement spirituel, que l'âme devient féconde en véritables vertus. Aussi nous est-il ordonné d'aimer ce bien de tout notre coeur, de toute notre âme et de toute notre vertu. Vers lui doivent nous conduire ceux qui nous aiment; vers lui nous devons conduire ceux que nous aimons. Et par là s'accomplissent ces deux commandements qui renferment la loi et les Prophètes: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de tout ton esprit». - «Tu aimeras ton prochain comme toi-même 2». Pour apprendre à l'homme à s'aimer lui-même comme il convient, une fin lui a été proposée à laquelle il doit rapporter

1. Dans ce passage étrange, saint Augustin parait faire allusion à Cicéron, qui dérive quelque part religio de relegere: «Qui omnia quoe ad Dei cultum pertinerent diligenter pertractarent et quasi relegerent sunt dicti religiosi ex relegendo (De nul. Deor., 2,28)». Lactance veut que religio vienne de religare (Inst., 4,28).
2. Mt 12,37-40

(197)

toutes ses actions pour être heureux; car on ne s'aime que pour être heureux, et cette fin, c'est d'être uni à Dieu 1. Lors donc que l'on commande à celui qui sait déjà s'aimer comme il faut, d'aimer son prochain comme soi-même, que lui commande-t-on, sinon de se porter, autant qu'il est en son pouvoir, à aimer Dieu? Voilà le vrai culte de Dieu, voilà la vraie religion, voilà la solide piété, voilà le service qui n'est dû qu'à Dieu. Quelque hautes, par conséquent, que soient l'excellence et les vertus des puissances angéliques, si elles nous aiment comme elles-mêmes, elles doivent souhaiter que nous soyons soumis, pour être heureux, à celui qui doit aussi avoir leur soumission pour faire leur bonheur, Si elles ne servent pas Dieu, elles sont malheureuses, étant privées de Dieu; si elles servent Dieu, elles ne veulent pas qu'on les serve à la place de Dieu, et leur amour pour lui les fait au contraire acquiescer à cette sentence divine: «Celui qui sacrifiera à d'autres dieux qu'au Seigneur sera exterminé 2».

1004

CHAPITRE IV.

LE SACRIFICE N'EST DU QU'A DIEU SEUL.

Sans parler en ce moment des autres devoirs religieux, il n'y a personne au monde qui osât dire que le sacrifice soit dû à un autre qu'à Dieu. Il est vrai qu'on a déféré à des hommes beaucoup d'honneurs qui n'appartiennent qu'à Dieu, soit par un excès d'humilité, soit par une pernicieuse flatterie; mais, outre qu'on ne cessait pas de regarder comme des hommes ceux à qui on donnait ces témoignages d'honneur, de vénération, et; si l'on veut, d'adoration, qui jamais a pensé devoir offrir des sacrifices à un autre qu'à celui qu'il savait, ou croyait, ou voulait faire- croire être Dieu? Or, que le sacrifice-soit une pratique très ancienne du culte de Dieu, c'est ce qui est assez prouvé par les sacrifices de Caïn et d'Abel, le premier rejeté de Dieu, le second regardé d'un oeil favorable.

1. Ps 72,28- 2.Ex 22,20


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CHAPITRE V. DES SACRIFICES QUE DIEU N'EXIGE PAS ET QUI ONT ÉTÉ LA FIGURE DE CEUX QU'IL EXIGE EFFECTIVEMENT.

Qui serait assez insensé pour croire que Dieu ait besoin des choses qu'on lui offre en sacrifice? L'Ecriture sainte témoigne le contraire en plusieurs endroits, et il suffira de rapporter cette parole du Psaume: «J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, car vous n'avez pas besoin de mes biens 1» . Ainsi, Dieu n'a besoin ni des animaux qu'on lui sacrifie, ni d'aucune chose terrestre et corruptible, ni même de la justice de l'homme, et tout le culte légitime qui lui est rendu n'est utile qu'à l'homme qui le lui rend. Car on rie dira pas qu'il revienne quelque chose à la fontaine de ce qu'on s'y désaltère, ou à la lumière de ce qu'on la voit. Que si les anciens patriarches ont immolé à Dieu des victimes, ainsi que nous en trouvons des exemples dans l'Ecriture, mais sans les imiter, ce n'était qu'une figure de nos devoirs actuels envers Dieu, c'est-à-dire du devoir de nous unir à lui et de porter vers lui notre prochain. Le sacrifice est donc un sacrement, c'est-à-dire un signe sacré et visible de l'invisible sacrifice. C'est pour cela que l'âme pénitente dans le Prophète ou le Prophète lui-même, cherchant à fléchir Dieu pour ses péchés, lui dit: «Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous «l'aurais offert avec joie; mais vous n'avez point les holocaustes pour agréables. Le vrai sacrifice est une âme brisée de tristesse; vous ne dédaignez pas, ô mon Dieu! un coeur contrit et humilié». Remarquons qu'en disant que Dieu ne veut pas de sacrifices, le Prophète fait voir en même temps qu'il en est un exigé de Dieu. Il ne veut point le sacrifice d'une bête égorgée, mais celui d'un coeur contrit. Ainsi ce que Dieu ne veut pas, selon le Prophète, est ici la figure de ce que Dieu veut. Dieu ne veut pas les sacrifices, mais seulement au sens où les insensés s'imaginent qu'il les veut, c'est-à-dire pour y prendre plaisir et se satisfaire lui-même; car s'il n'avait pas voulu que les sacrifice qu'il demande, comme, par exemple, celui d'un coeur contrit et humilié par le repentir, fussent signifiés par les sacrifices charnels qu'on a cru qu'il désirait pour lui-même, il n'en aurait pas prescrit l'offrande dans l'ancienne loi. Aussi devaient-ils être changés au temps convenable et déterminé, de peur qu'on ne les crût agréables à Dieu par eux-mêmes, et non comme figure de sacrifices plus dignes de lui. De là ces paroles d'un

1. Ps 15,2- 2. Ps 50,18-19

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autre psaume: «Si j'ai faim, je ne vous le dirai pas; car tout l'univers est à moi, avec tout ce qu'il enferme. Mangerai-je la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs 1?» Comme si Dieu disait: Quand j'aurais besoin de ces choses, je ne vous les demanderais pas, car elles sont en ma puissance. Le Psalmiste, pour expliquer le sens de ces paroles, ajoute «Immolez à Dieu un sacrifice de louanges, et offrez vos voeux au Très-Haut. Invoquez-moi au jour de la tribulation; je vous délivrerai et je vous glorifierai 2» . - «Qu'offrirai-je», dit un autre prophète, qu'offrirai-je au Seigneur qui soit digne de lui? fléchirai-je le genou devant le Très-Haut? lui offrirai-je pour holocaustes des veaux d'un an? peut-il être apaisé par le sacrifice de mille béliers ou de mille boucs engraissés? lui sacrifierai-je mon premier-né pour mon impiété et le fruit de mes entrailles pour le péché de mon âme? Je t'apprendrai, ô homme! ce que tu dois faire et ce que Dieu demande de toi: pratique la justice, aime la miséricorde, et sois toujours prêt à marcher devant le Seigneur ton Dieu3». Ces paroles font assez voir que Dieu ne demande pas les sacrifices charnels pour eux-mêmes, mais comme figure des sacrifices véritables. Il est dit aussi dans l'épître aux Hébreux: «N'oubliez pas d'exercer la charité et de faire part de votre bien aux pauvres; car c'est par de tels sacrifices qu'on est agréable à Dieu 4». Ainsi, quand il est écrit: «J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice 5, il ne faut entendre autre chose sinon qu'un sacrifice est préféré à l'autre, attendu que ce qu'on appelle vulgairement sacrifice n'est que le signe du sacrifice véritable. Or, la miséricorde est le sacrifice véritable; ce qui a fait dire à l'Apôtre: «C'est par de tels sacrifices qu'on se rend agréable à Dieu». Donc toutes les prescriptions divines touchant les sacrifices du temple ou du tabernacle se rapportent à l'amour de Dieu et du prochain; car, ainsi qu'il est écrit: «Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes 6» .

1. Ps 49,12-13 - 2. Ps 14 Ps 15 - 3. Mi 6,6-8 - 4. He 13,16 - 5. Os 6,6 - 6. Mt 22,40



Augustin, Cité de Dieu 919