Augustin, Cité de Dieu 1006

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CHAPITRE VI. DU VRAI ET PARFAIT SACRIFICE.

Ainsi le vrai sacrifice, c'est toute oeuvre accomplie pour s'unir à Dieu d'une sainte union, c'est-à-dire toute oeuvre qui se rapporte à cette fin suprême et unique où est le bonheur. C'est pourquoi la miséricorde même envers le prochain n'est pas un sacrifice, si on ne l'exerce en vue de Dieu. Le sacrifice en effet, bien qu'offert par l'homme, est chose divine, comme l'indique le mot lui-même, qui signifie action sacrée. Aussi l'homme même consacré et voué à Dieu est un sacrifice, en tant qu'il meurt au monde pour vivre en Dieu; car cette consécration fait partie de la miséricorde que chacun exerce envers soi-même, et c'est pour cela qu'il est écrit: «Aie pitié de son âme en te rendant agréable à Dieu 1». Notre corps est pareillement un sacrifice, quand nous le mortifions par la tempérance, si nous agissons de la sorte pour plaire à Dieu, comme nous y sommes tenus, et que loin de prêter nos membres au péché pour lui servir d'instrument d'iniquité 2, nous les consacrions à Dieu pour en faire des instruments de justice. C'est à quoi l'Apôtre nous exhorte en nous disant: «Je vous conjure, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de lui offrir vos corps comme une victime vivante, sainte et agréable à ses yeux, et de «lui rendre un culte raisonnable et spirituel 3». Or, si le corps, dont l'âme se sert comme d'un serviteur et d'un instrument, est un sacrifice, quand l'âme rapporte à Dieu le service qu'elle en tire, à combien plus forte raison l'âme elle-même est-elle un sacrifice, quand elle s'offre à Dieu, afin qu'embrasée du feu de son amour, elle se dépouille de toute concupiscence du siècle et soit comme renouvelée par sa soumission à cet être immuable qui aime en elle les grâces qu'elle a reçues de sa souveraine beauté? C'est ce que le même apôtre insinue en disant: «Ne vous conformez point au siècle présent; mais transformez-vous par le renouvellement de l'esprit, afin que vous connaissiez ce que Dieu demande de vous, c'est-à-dire ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait 4» . Puis donc que les oeuvres de miséricorde rapportées à Dieu sont de vrais

1. Si 30,24 - 2. Rm 6,13 - 3. Rm 12,1 - 4. Rm 12,2

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sacrifices, que nous les pratiquions envers nous-mêmes ou envers le prochain, et qu'elles n'ont d'autre fin que de nous délivrer de tout misère et de nous rendre bienheureux, C qui ne peut se faire que par la possession d ce bien dont il est écrit: «M'attacher à Dieu c'est mon bien 1», il s'ensuit que toute la cité du Rédempteur, c'est-à-dire l'assemblée et la société des saints, est elle-même un sacrifice universel offert à Dieu par le suprême pontife, qui s'est offert pour nous dans si passion, afin que nous fussions le corps de ce chef divin selon cette forme d'esclave 2 dont il s'est revêtu. C'est cette forme, en effet, qu'il a offerte à Dieu, et c'est en elle qu'il a été offert, parce que c'est selon elle qu'il est le médiateur, le prêtre et le sacrifice. Voilà pourquoi l'Apôtre, après nous avoir exhortés à faire de nos corps une victime vivante, sainte et agréable à Dieu, à lui rendre un culte raisonnable et spirituel, à ne pas nous conformer au siècle, mais à nous transformer par un renouvellement d'esprit, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait, c'est-à-dire le vrai sacrifice qui est celui de tout notre être, l'Apôtre, dis-je, ajoute ces paroles: «Il vous recommande à tous, selon le ministère qui m'a été donné par grâce, de ne pas aspirer à être plus sages qu'il ne faut, mais de l'être avec sobriété, selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun de vous. Car, comme dans un seul corps nous avons plusieurs membres, lesquels n'ont pas tous la même fonction; ainsi, quoique nous soyons plusieurs, nous n'avons qu'un seul corps en Jésus-Christ et nous sommes membres les uns des autres, ayant des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée 3».Tel est le sacrifice des chrétiens: être tous un seul corps en Jésus-Christ, et c'est ce mystère que l'Eglise célèbre assidûment dans le sacrement de l'autel, connu des fidèles 4, où elle apprend qu'elle est offerte elle-même dans l'oblation qu'elle fait à Dieu.

1. Ps 72,27 - 2. Ph 2,7 - 3. Rm 12,3-6
4. On le cachait aux païens et aux catéchumènes


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CHAPITRE VII. LES SAINTS ANGES ONT POUR NOUS UN AMOUR SI PUR QU'ILS VEULENT, NON PAS QUE NOUS LES ADORIONS, MAIS QUE NOUS ADORIONS LE SEUL VRAI DIEU.

Comme les esprits qui résident dans le ciel, où ils jouissent de la possession de leur créateur, forts de sa vérité, fermes de son éternité et saints par sa grâce, comme ces esprits justement immortels et bienheureux nous aiment d'un amour plein de miséricorde, et désirent que nous soyons délivrés de notre condition de mortalité et de misère pour devenir comme eux bienheureux et immortels, ils ne veulent pas que nos sacrifices s'adressent à eux, mais à celui dont ils savent qu'ils sont comme nous le sacrifice. Nous formons en effet avec eux une seule cité de Dieu, à qui le Psalmiste adresse ces mots: «On a dit des choses glorieuses de toi, ô cité de Dieu 1!» et de cette cité une partie est avec nous errante, et l'autre avec eux secourable. C'est de cette partie supérieure, qui n'a point d'autre loi que la Volonté de Dieu, qu'est descendue, par le ministère des anges, cette Ecriture sainte où il est dit que celui qui sacrifiera à tout autre qu'au Seigneur sera exterminé. Et cette défense a été confirmée par tant de miracles, que l'on voit assez à qui ces esprits immortels et bienheureux, qui nous souhaitent le même bonheur dont ils jouissent eux-mêmes, veulent que nous offrions nos sacrifices.

1. Ps 86,3

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CHAPITRE VIII. DES MIRACLES QUE DIEU A DAIGNÉ OPÉRER PAR LE MINISTÈRE DES ANGES A L'APPUI DE SES PROMESSES, POUR CORROBORER LA FOI DES JUSTES.

Si je ne craignais de remonter trop haut, je rapporterais tous les anciens miracles qui furent accomplis pour attester la vérité de cette promesse faite à Abraham tant de milliers d'années avant son accomplissement, que toutes les nations seraient bénies dans sa race Gn 18,18. En effet, qui n'admirerait qu'une femme stérile ait donné un fils à Abraham Gn 21,2, lorsqu'elle avait passé l'âge de la fécondité? que, dans le sacrifice de ce même Abraham, une flamme descendue du ciel ait couru au milieu des victimes divisées 4? que les anges, (200) à qui il donna l'hospitalité comme à des voyageurs, lui aient prédit l'embrasement de Sodome et la naissance d'un fils Gn 18,10-20? qu'au moment où Sodome allait être consumée par le feu du ciel, ces mêmes anges aient délivré miraculeusement de cette ruine Loth, son neveu Gn 19,17? que la femme de Loth, ayant eu la curiosité de regarder derrière elle pendant sa fuite, ait été transformée en statue de sel, pour nous apprendre qu'une fois rentrés dans la voie du salut, nous ne devons rien regretter de ce que nous laissons derrière nous? Mais combien furent plus grands encore les miracles que Dieu accomplit par Moïse pour délivrer son peuple de la captivité, puisqu'il ne fut permis aux mages du Pharaon, c'est-à-dire du roi d'Egypte, de faire quelques prodiges que pour rendre la victoire de Moïse plus glorieuse (Ex 7,11 et seq.)! Ils n'opéraient, en effet, que par les charmes et les enchantements de la magie, c'est-à-dire par l'entremise des démons; aussi furent-ils aisément vaincus par Moïse, qui opérait au nom du Seigneur, créateur du ciel et de la terre, et avec l'assistance des bons anges; de sorte que les mages se trouvant sans pouvoir à la troisième plaie, Moïse en porta le nombre jusqu'à dix (figures de grands mystères) qui fléchirent enfin le coeur du Pharaon et des Egyptiens et les décidèrent à rendre aux Hébreux la liberté. Ils s'en repentirent aussitôt, et, comme ils poursuivaient les fugitifs, la mer s'ouvrit pour les Hébreux qui la passèrent à pied sec, tandis que les Egyptiens furent tous submergés par le retour des eaux Ex 7,8-14. Que dirai-je de ces autres miracles du désert où éclata la puissance divine? de ces eaux dont on ne pouvait boire et qui perdirent leur amertume au contact du bois qu'on y jeta par l'ordre de Dieu Ex 15,25; de la manne tombant du ciel pour rassasier ce peuple affamé Ex 16,14, avec cette circonstance que ce que l'on en ramassait par jour au-delà de la mesure prescrite se corrompait, excepté la veille du sabbat, où la double mesure résistait à la corruption, à cause qu'il n'était pas permis d'en recueillir le jour du sabbat; du camp israélite couvert de cailles venues en troupe pour satisfaire ce peuple qui voulait manger de la chair et qui en mangea jusqu'au dégoût Nb 11,31-33; des ennemis qui s'opposaient au passage de la mer Rouge défaits et taillés en pièces à la prière de Moïse, qui, tenant ses bras étendus en forme de croix, sauva tous les Hébreux jusqu'au dernier Ex 17,11; de la terre entr'ouverte pour engloutir tout vivants des séditieux et des transfuges, et pour les faire servir d'exemple visible d'une peine invisible Nb 16,32; du rocher frappé de la verge et fournissant assez d'eau pour désaltérer une si grande multitude Ex 17,6; du serpent d'airain élevé sur un mât et dont l'aspect guérissait les blessures mortelles que les serpents avaient faites aux Hébreux en punition de leurs péchés Nb 21,6-9, afin que la mort fût détruite par la figure de la mort crucifiée? c'est ce serpent qui, après avoir été conservé longtemps en mémoire d'un événement si merveilleux, fut depuis brisé avec raison par le roi Ezéchias 2R 18,4, parce que le peuple commençait à l'adorer comme une idole.

4. Au sujet de ce miracle, saint Augustin s'exprime ainsi dans ses Rétractations (livre 2,ch. 43, n. 2): « Il ne fallait pas comprendre dans le sacrifice d'Abraham, ni citer comme un miracle, la flamme descendue do ciel entre les victimes diverses, puisque cette flamme fut simplement montrée en vision à Abrabham.» Gn 15,17


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CHAPITRE IX. DES INCERTITUDES DU PLATONICIEN PORPHYRE TOUCHANT LES ARTS ILLICITES ET DÉMONIAQUES.

Ces miracles et beaucoup d'autres qu'il serait trop long de rapporter, avaient pour objet de consolider le culte du vrai Dieu et d'interdire le polythéisme; ils se faisaient par une foi simple, par une pieuse confiance en Dieu, et non par les charmes et les enchantements de cette curiosité criminelle, de cet art sacrilége qu'ils appellent tantôt magie, tantôt d'un nom plus odieux, goétie 7,ou d'un nom moins décrié, théurgie; car on voudrait faire une différence entre deux sortes d'opérations, et parmi les partisans des arts illicites déclarés condamnables, ceux qui pratiquent la goétie et que le vulgaire appelle magiciens 8,tandis qu'au contraire ceux qui se bornent à la théurgie seraient dignes d'éloges; mais la vérité est que les uns et les autres sont entraînés au culte trompeur des démons qu'ils adorent sous le nom d'anges.

7. La goétie (goéteia) est, suivant Suidas et Eustathe, cette partie de la magie qui consiste à évoquer les morts, à l'aide de certains gémissements ( apo ton goon ) poussés autour de leurs tombeaux
8. Saint Augustin se sert du mot maleficus. Et en effet, les magiciens et les astrologues étaient punis par les lois sous le nom de mathematici et de malefici. Voyez le Corpus juris, lib. IX Codicis, tit. 8

(201)

Porphyre 1 promet une certaine purification de l'âme à l'aide de la théurgie, mais il ne la promet qu'en hésitant et pour ainsi dire en rougissant, et d'ailleurs il nie formellement que le retour de l'âme à Dieu se - puisse faire par ce chemin 2; de sorce qu'on le voit flotter entre les coupables secrets d'une curiosité sacrilège et les maximes de la philosophie. Tantôt en effet il nous détourne de cet art impur comme dangereux dans la pratique et prohibé par les lois, tantôt entraîné par les adeptes, il accorde que la théurgie sert à purifier une partie de l'âme, non pas, il est vrai, cette partie intellectuelle qui perçoit la vérité des choses intelligibles et absolument éloignées des sens, mais du moins cette partie spirituelle qui saisit les images sensibles. Celle-ci, suivant Porphyre, à l'aide de certaines consécrations théurgiques nommées Télètes 3,devient propre au commerce des esprits et des anges et capable de la vision des dieux. Il convient toutefois que ces consécrations ne servent de rien pour purifier l'âme intellectuelle et la rendre apte à voir son Dieu et à contempler les existences véritables. On jugera par un tel aveu de ce que peut être cette vision théurgique où l'on ne voit rien de ce qui existe véritablement. Porphyre ajoute que l'âme, ou, pour me servir de son expression favorite, l'âme intellectuelle peut s'élever aux régions supérieures sans que la partie spirituelle ait été purifiée par aucune opération de la théurgie, et que la théurgie, en purifiant cette partie spirituelle, ne peut pas aller jusqu'à lui donner la durée immortelle de l'éternité4. Enfin, tout en distinguant les anges qui habitent, suivant lui, l'éther ou l'empyrée, d'avec les démons, dont l'air est le séjour, et tout en nous conseillant de rechercher l'amitié de quelque démon, qui veuille

1. Un des principaux philosophes de l'école d'Alexandrie. Il naquit l'an 232 de J.-C. Bien qu'on ait voulu le faire Juif, il était certainement de Syrie. Son nom était Malchus, qui fut traduit en grec, tantôt par Basileus, tantôt par Porphurios . Disciple et ami de Plotin, il recueillit et édita ses ouvrages sous le nom d'Ennéades. Lui-même composa un grand nombre d'écrits, presque tous perdu,. Ceux dont parle saint Augustin, dans ce chapitre et les suivants, sont la Lettre à Anébon, ouvrage que nous avons conservé, le traité du Retour de l'âme vers Dieu, et le fameux écrit Contre les chrétiens. Nous n'avons plus ces deux derniers ouvrages. Voyez Fabricius, Biblioth. groec., tome 4,page 192 seq
2. Lettre à Anébon, page 9, édit de Th. Gale, Oxford, 1678
3. Les Télètes ( teletai) étaient certains rites magiques estimés parfaits par les adeptes. Voyez Apulée, passim
4. Cette distinction établie par Porphyre entre la partie simplement spirituelle de l'âme et la partie intellectuelle et supérieure est déjà dans Plotin (Voyez I Enn., lib. 1,cap. 8). En général, les Alexandrins distinguent dans l'homme trois principes: 1. le corps; 2. l'âme, supérieure au corps (psuché); 3. l'esprit (nous), supérieur au corps et à l'âme


bien après notre mort nous soulever un peu de terre (car c'est par une autre voie que nous parvenons, suivant lui, à la société des anges), Porphyre en définitive avoue assez clairement qu'il faut éviter le commerce des démons, quand il nous représente l'âme tourmentée des peines de l'autre vie et maudissant le culte des démons dont elle s'est laissé charmer. Il n'a pu même s'empêcher de reconnaître que cette théurgie, par lui vantée comme nous conciliant les anges et les dieux, traite avec des puissances qui envient à l'âme sa purification ou qui favorisent la passion de ceux qui la lui envient, Il rapporte à ce sujet les plaintes de je ne sais quel Chaldéen: «Un homme de bien, de Chaldée, dit-il, se plaint qu'après avoir pris beaucoup de peine à purifier une âme, il n'y a pas réussi, parce qu'un autre magicien, poussé par l'envie, a lié g les puissances par ses conjurations et rendu leur bonne volonté inutile». Ainsi, ajoute Porphyre, «les liens formés par celui-ci, l'autre n'a pu les rompre»; d'où il conclut que la théurgie sert à faire du mal comme du bien chez les dieux et chez les hommes; et, de plus, que les dieux ont aussi des passions et sont -agités par ces mêmes troubles qui, suivant Apulée, sont communs aux hommes et aux démons, mais ne peuvent atteindre les dieux placés par Platon dans une région distincte et supérieure.


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CHAPITRE X.

DE LA THÉURGIE, QUI PERMET D'OPÉRER DANS LES ÂMES UNE PURIFICATION TROMPEUSE PAR L'INVOCATION DES DÉMONS.

Voici donc qu'un philosophe platonicien, Porphyre, réputé plus savant encore qu'Apulée, nous dit que les dieux peuvent être assujétis aux passions et aux agitations des hommes Par je ne sais quelle science théurgique; nous voyons en effet que des conjurations ont suffi pour les effrayer et pour les faire renoncer à la purification d'une âme, de sorte que celui qui commandait le mal a eu plus d'empire sur eux que celui qui leur commandait le bien et qui se servait pourtant du même art. Qui ne reconnaît là les démons et leur imposture, à moins d'être du nombre de leurs esclaves et entièrement destitué de la grâce du véritable libérateur? Car si l'on avait affaire à des dieux bons, la purification bienveillante d'une âme (202) triompherait sans doute de la jalousie d'un magicien malfaisant; ou si les dieux jugeaient que la purification ne fût pas méritée, au moins ne devaient-ils pas s'épouvanter des conjurations d'un envieux, ni être arrêtés, comme le rapporte formellement Porphyre, par la crainte d'un dieu plus puissant, mais plutôt refuser ce qu'on leur demande par une libre décision. N'est-il pas étrange que ce bon Chaldéen, qui désirait purifier une âme par des consécrations théurgiques, n'ait pu trouver un dieu supérieur, qui, en imprimant aux dieux subalternes une terreur plus forte, les obligeât à faire le bien qu'on réclamait d'eux, ou, en les délivrant de toute crainte, leur permît de faire ce bien librement? Et toutefois l'honnête théurge manqua de recettes magiques pour purifier d'abord de cette crainte fatale les dieux qu'il invoquait comme purificateurs. Je voudrais bien savoir comment il se fait qu'il y ait un dieu plus puissant pour imprimer la terreur aux dieux subalternes, et q u'il n'y en ait pas pour les en délivrer. Est-ce donc à dire qu'il est aisé de trouver un dieu quand il s'agit non d'exaucer la bienveillance, mais l'envie, non de rassurer les dieux inférieurs, pour qu'ils fassent du bien, mais de les effrayer, pour qu'ils n'en fassent pas? O merveilleuse purification des âmes! sublime théurgie, qui donne à l'immonde envie plus de force qu'à la pure bienfaisance! ou plutôt détestable et dangereuse perfidie des malins esprits, dont il faut se détourner avec horreur, pour prêter l'oreille à une doctrine salutaire! Car ces belles imagés des anges et des dieux, qui, suivant Porphyre, apparaissent à l'âme purifiée, que sont-elles autre chose, en supposant que ces rites impurs et sacrilèges aient en effet la vertu de les faire voir, que sont-elles, sinon ce que dit l'Apôtre 1, c'est à savoir: «Satan transformé en ange de lumière?» C'est lui qui, pour engager les âmes dans les mystères trompeurs des faux dieux et pour les détourner du vrai culte et du vrai Dieu, seul purificateur et médecin des âmes, leur envoie ces fantômes décevants, véritable protée, habile à revêtir toutes les formes 2,tour à tour persécuteur acharné et persécuteur perfide, toujours malfaisant.

1. 2Co 11,14
2. Virgile, Géorg., livre 4,5, 411


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CHAPITRE 11.

DE LA LETTRE DE PORPHYRE A L'ÉGYPTIEN ANÉBON, OU IL LE PRIE DE L'INSTRUIRE TOUCHANT LES DIVERSES ESPÈCES DE DÉMONS.

Porphyre a été mieux inspiré dans sa lettre à l'égyptien Anébon, où, en ayant l'air de le consulter et de lui faire des questions, il démasque et renverse tout cet art sacrilége. 11 s'y déclare ouvertement contre tous les démons, qu'il tient pour des êtres dépourvus de sagesse, attirés vers la terre par l'odeur des sacrifices, et séjournant à cause de cela, non dans l'éther, mais dans l'air, au-dessous de la lune et dans le globe même de cet astre. Il n ose pas cependant attribuer à tous les démons toutes les perfidies, malices et stupidités dont il est justement choqué. Il dit, comme les autres, qu'il y a quelques bons démons, tout en confessant que cette espèce d'êtres est généralement dépourvue de sagesse. Il s'étonne que les sacrifices aient l'étrange vertu non-seulement d'incliner les dieux, mais de les contraindre à faire ce que veulent les hommes, et il n'est pas moins surpris qu'on mette au rang des dieux le soleil, la lune et les autres astres du ciel, qui sont des corps, puisqu'on fait consister la différence des dieux et des démons en ce point que les démons ont un corps et que les dieux n'en ont pas; et en admettant que ces astres soient en effet des dieux, il ne peut comprendre que les uns soient bienfaisants, les autres malfaisants, ni qu'on les mette au rang des êtres incorporels, puisqu'ils ont un corps. Il demande encore avec l'accent du doute si ceux qui prédisent l'avenir et qui font des prodiges ont des âmes douées d'une puissance supérieure, ou si cette puissance leur est communiquée du dehors par de certains esprits, et il estime que cette dernière opinion est la plus plausible, parce que ces magiciens se servent de certaines pierres et de certaines herbes pour opérer des alligations, ouvrir des portes et autres effets miraculeux. C'est là, suivant Porphyre, ce qui fait croire à plusieurs qu'il existe des êtres d'un ordre supérieur, dont le propre est d'être attentifs aux voeux des hommes, esprits perfides, subtils, susceptibles de toutes les formes, tour à tour dieux, démons, âmes des morts. Ces êtres produisent tout ce qui arrive de bien ou de mal, du moins ce qui nous paraît tel; car ils ne concourent jamais au bien véritable, et ils ne le (203) connaissent même pas; toujours occupés de nuire, même dans les amusements de leurs loisirs 1, habiles à inventer des calomnies et à susciter des obstacles contre les amis de la vertu, vains et téméraires, séduits par la flatterie et par l'odeur des sacrifices. Voilà le tableau que nous trace Porphyre 2 de ces esprits trompeurs et malins qui pénètrent du dehors dans les âmes et abusent nos sens pendant le sommeil et pendant la veille. Ce n'est pas qu'il parle du ton d'un homme convaincu et en son propre nom; mais en rapportant les opinions d'autrui, il n'émet ses doutes qu'avec une réserve extrême. Il était difficile en effet à ce grand philosophe, soit de connaître, soit d'attaquer résolument tout ce diabolique empire, que la dernière des bonnes femmes chrétiennes découvre sans hésiter et déteste librement; ou peut-être craignait-il d'offenser Anébon, un des principaux ministres du culte, et les autres, admirateurs de toutes ces pratiques réputées divines et religieuses. -Il poursuit cependant, et toujours par forme de questions; il dévoile certains faits qui, bien considérés, ne peuvent être attribués qu'à des puissances pleines de malice et de perfidie. Il demande pourquoi, après avoir invoqué les bons esprits, on commande aux mauvais d'anéantir les volontés injustes des hommes; pourquoi les démons n'exaucent pas les prières d'un homme qui vient d'avoir commerce avec une femme, quand ils ne se font aucun scrupule de convier les débauchés à des plaisirs incestueux; pourquoi ils ordonnent à leurs prêtres de s'abstenir de la chair des animaux, sous prétexte d'éviter la souillure des vapeurs corporelles, quand eux-mêmes se repaissent de la vapeur des sacrifices; pourquoi il est défendu aux initiés de toucher un cadavre, quand la plupart de leurs mystères se célèbrent avec des cadavres; pourquoi enfin un homme, sujet aux vices les plus honteux, peut faire des menaces, non-seulement à un démon ou à l'âme de quelque trépassé, mais au soleil et à la lune, ou à tout autre des dieux célestes qu'il intimide par de fausses terreurs pour leur arracher la vérité; car il les menace de briser les cieux et d'autres choses pareilles, impossibles à l'homme, afin que ces dieux, effrayés comme des enfants de ces vaines et

1. Je cherche à traduire le mot de Porphyre kakoskoleuestai, que saint Augustin rend d'une manière assez louche par male conciliare
2. Porphyre se prononce également contre le culte des démons dans son traité De l'abstinence, etc. Voyez les ch. 39 à 42


ridicules chimères, fassent ce qui leur est ordonné. Porphyre rapporte qu'un certain Chérémon 1, fort habile dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacriléges, et qui a écrit sur les mystères fameux de l'Egypte, ceux d'Isis et de son mari Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le magicien les menace de divulguer les secrets de l'art et s'écrie d'une voix terrible que, s'ils n'obéissent pas, il va mettre en pièces les membres d'Osiris. Qu'un homme fasse aux dieux ces vaines et folles menaces, non pas à des dieux secondaires, mais aux dieux célestes, tout rayonnants de la lumière sidérale, et que ces menaces, loin d'être sans effet, forcent les dieux par la terreur et la violence à exécuter ce qui leur est prescrit, voilà ce dont Porphyre s'étonne avec raison, ou plutôt, sous le voile de la surprise et en ayant l'air de chercher la cause de phénomènes si étranges, il donne à entendre qu'ils sont l'ouvrage de ces esprits dont il vient de décrire indirectement la nature: esprits trompeurs, non par essence, comme il le croit, mais par corruption, qui feignent d'être des dieux ou des âmes de trépassés, mais qui ne feignent pas, comme il le dit, d'être des démons, car ils le sont véritablement. Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt tracées d'après le cours des astres, qui paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons, mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs délices des erreurs des hommes. De deux choses l'une: ou Porphyre est resté en effet dans le doute sur ce sujet, tout en rapportant des faits qui montrent invinciblement que tous ces prestiges sont l'oeuvre, non des puissances qui nous aident à acquérir la vie bienheureuse, mais des démons séducteurs; ou, s'il faut mieux penser d'un philosophe, Porphyre a jugé à propos de prendre ce détour avec un Egyptien attaché à ses erreurs et enflé de la grandeur de son art, dans l'espoir de le convaincre plus aisément de la vanité et du péril de cette science trompeuse, aimant mieux prendre le personnage d'un homme

1. Ce Chérémon est un Egyptien qui avait embrassé la secte stoïcienne. Ses écrits sur la religion de l'Egypte sont mentionnés par Porphyre (De abst., lib. 4,cap. 6) et par saint Jérôme (Adv. Jovin. lib. 2,cap. 13)

(204)


qui veut s'instruire et propose humblement des questions que de combattre ouvertement la superstition et d'affecter l'autorité superbe d'un docteur. Il finit sa lettre en priant Anébon de lui enseigner comment la science des Egyptiens peut conduire à la béatitude. Du reste, quant à ceux dont tout le commerce avec les dieux se réduit à obtenir leur secours pour un esclave fugitif à recouvrer, ou pour l'acquisition d'une terre, ou pour un mariage, il déclare sans hésiter qu'ils n'ont que la vaine apparence de la sagesse; et alors même que les puissances évoquées pour une telle fin feraient des prédictions vraies touchant d'autres événements, du moment qu'elles n'ont rien de certain à dire aux hommes en ce qui regarde la béatitude véritable, Porphyre, loin de les reconnaître pour des dieux ou pour de bons démons, n'y voit autre chose que l'esprit séducteur ou une pure illusion.


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CHAPITRE XII.

DES MIRACLES QU'OPÈRE LE VRAI DIEU PAR LE MINISTÈRE DES SAINTS ANGES.

Toutefois, comme il se fait par le moyen de ces arts illicites un grand nombre de prodiges qui surpassent la mesure de toute puissance humaine, que faut-il raisonnablement penser, sinon que ces prédictions et opérations qui se font d'une manière miraculeuse et comme surnaturelle, et qui n'ont cependant pas pour objet de glorifier le seul être où réside, du propre aveu des Platoniciens, le vrai bien et la vraie béatitude, tout cela, dis-je, n'est que piéges des démons et illusions dangereuses dont une piété bien entendue doit nous préserver? Au contraire, nous devons croire que les miracles et toutes les oeuvres surnaturelles faites par les anges ou autrement, qui ont pour objet la gloire du seul vrai Dieu, source unique de la béatitude, s'opèrent en effet par l'entremise de ceux qui nous aiment selon la vérité et la piété, et que Dieu se sert pour cela de leur ministère. N'écoutons point ceux qui ne peuvent souffrir qu'un Dieu invisible fasse des miracles visibles, puisque, de leur propre aveu, c'est Dieu qui a fait le monde, c'est-à-dire une oeuvre incontestablement visible. Et certes tout ce qui arrive de miraculeux dans l'univers est moins miraculeux que l'univers lui-même, qui embrasse le ciel, la terre et toutes les créatures. Comment cet univers a-t-il été fait? c'est ce qui nous est aussi obscur et aussi incompréhensible que la nature de son auteur. Mais bien que le miracle permanent de l'univers visible ait perdu de son prix par l'habitude où nous sommes de le voir, il suffit d'y jeter un coup d'oeil attentif pour reconnaître qu'il surpasse les phénomènes les plus extraordinaires et les plus rares. Il y a, en effet, un miracle pins grand que tous les miracles dont l'homme est l'instrument, et c'est l'homme même. Voilà pourquoi Dieu, qui a fait les choses visibles, le ciel et la terre, ne dédaigne pas de faire dans le ciel et sur la terre des miracles visibles, afin d'exciter l'âme encore attachée aux choses visibles à adorer son invisible créateur; et quant au lieu et au temps où ces miracles s'accomplissent, cela dépend d'un conseil immuable de sa sagesse, où les temps à venir sont d'avance disposés et comme accomplis. Car il meut les choses temporelles sans être mû lui-même dans le temps; il ne connaît pas ce qui doit se faire autrement que ce qui est fait; il n'exauce pas qui l'invoque autrement qu'il ne voit qui le doit invoquer. Quand ses anges exaucent une prière, il l'exauce en eux comme en son vrai temple, qui n'est pas l'oeuvre d'une main mortelle et où il habite comme il habite aussi dans l'âme des saints. Enfin, les volontés divines s'accomplissent dans le temps; Dieu les forme et les conçoit dans l'éternité.


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CHAPITRE XIII.

INVISIBLE EN SOI, DIEU S'EST RENDU SOUVENT VISIBLE, NON TEL QU'IL EST, MAIS TEL QUE LES HOMMES LE POUVAIENT VOIR.

On ne doit pas trouver étrange que Dieu, tout invisible que soit son essence, ait souvent apparu sous une forme visible aux patriarches. Car, comme le son de la voix, qui fait éclater au dehors la pensée conçue dans le silence de l'entendement, n'est pas la pensée même, ainsi la forme sous laquelle Dieu, invisible en soi, s'est montré visible, était autre chose que Dieu; et cependant c'est bien lui qui apparaissait sous cette forme corporelle, comme c'est bien la pensée qui se fait entendre dans le son de la voix. Les patriarches eux-mêmes n'ignoraient pas qu'ils voyaient Dieu sous une forme corporelle qui n'était pas lui. Ainsi, bien que Dieu parlât à Moïse et que Moïse lui répondît, Moïse ne laissait (205) pas de dire à Dieu «Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous vous-même à moi, afin que je sois assuré de vous voir1». Et comme il fallait que la loi de Dieu fût publiée avec un appareil terrible, étant donnée, non à un homme ou à un petit nombre de sages, mais à une nation tout entière, à un peuple immense, Dieu fit de grandes choses par le ministère des anges sur le Sinaï, où la loi fut révélée à un seul en présence de la multitude qui contemplait avec effroi tant de signes surprenants. C'est qu'il n'en était pas du peuple d'Israël par rapport à Moïse comme des Lacédémoniens qui crurent à la parole de Lycurgue déclarant tenir ses lois de Jupiter ou d'Apollon 2; la loi de Moïse ordonnait d'adorer un seul Dieu, et dès lors il était nécessaire que Dieu fît éclater sa majesté par des effets assez merveilleux pour montrer que Moïse n'était qu'une créature dont se servait le créateur.


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CHAPITRE XIV.

IL NE FAUT ADORER QU'UN SEUL DIEU, NON-SEULEMENT EN VUE DES BIENS ÉTERNELS, MAIS EN VUE MÊME DES BIENS TERRESTRES QUI DÉPENDENT TOUS DE SA PROVIDENCE.

L'espèce humaine, représentée par le peuple de Dieu, peut être assimilée à un seul homme dont l'éducation se fait par degrés 3. La suite des temps a été pour ce peuple ce qu'est la suite des âges pour l'individu, et il s'est peu à peu élevé des choses temporelles aux choses éternelles, et du visible à l'invisible; et toutefois, alors même qu'on lui promettait des biens visibles pour récompense, on ne cessait pas de lui commander d'adorer un seul Dieu, afin de montrer à l'homme que, pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point s'adresser à un autre qu'à son maître et créateur. Quiconque, en effet, ne conviendra pas qu'un seul Dieu tout-puissant est le maître absolu de tous les biens que les anges ou les hommes peuvent faire aux hommes, est

1. Ex 33,13
2. Voyez Hérodote, liv. 1,chap. 65
3. Cette comparaison, si naturelle et pourtant si originale, se rencontre dans un autre écrit de saint Augustin sous une forme plus nette et plus grande encore: «La Providence divine, dit-il, qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l'enfance à la vieillesse, fournit sa carrière dans le temps en passant par tons les âges (De quoest. octog. trib, qu. 58)». On sait combien cette belle image a trouvé d'imitateurs parmi les plus illustres génies. Voyez notamment Bacon ( Novum organum, lib. 1,aph. 84) et Pascal (Fragment d'un traité du vide, page 436 de l'édition de M. Havet)


véritablement insensé. Plotin, philosophe platonicien, a discuté la question de la providence; et il lui suffit de la beauté des fleurs et des feuilles pour prouver cette providence dont la beauté est intelligible et ineffable, qui descend des hauteurs de la majesté divine jusqu'aux choses de la terre les plus viles et les plus basses, puisque, en effet, ces créatures si frêles et qui passent si vite n'auraient point leur beauté et leurs harmonieuses proportions, si elles n'étaient formées par un être toujours subsistant qui enveloppe tout dans sa forme intelligible et immuable 1. C'est ce qu'enseigne Notre-Seigneur Jésus-Christ quand il dit: «Regardez les lis des champs; ils ne travaillent, ni ne filent; or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'était point vêtu comme l'un d'eux. Que si Dieu prend soin de vêtir de la sorte l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, que ne fera-t-il pas pour vous, hommes de peu de foi 2?» Il était donc convenable d'accoutumer l'homme encore faible et attaché aux objets terrestres à n'attendre que de Dieu seul les biens nécessaires à cette vie mortelle, si méprisables qu'ils soient d'ailleurs au prix des biens de l'autre vie, afin que, dans le désir même de ces biens imparfaits, il ne s'écartât pas du culte de celui qu'on ne possède qu'en les méprisant.



Augustin, Cité de Dieu 1006