Augustin, Cité de Dieu 1835

1835

CHAPITRE XXXV. PRÉDICTIONS D'AGGÉE, DE ZACHARIE ET DE MALACHIE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST.

Restent trois petits prophètes qui ont prophétisé sur la fin de la captivité de Babylone: Aggée, Zacharie et Malachie. Aggée prédit en peu de mots Jésus-Christ et l'Eglise en ces termes: «Voici ce que dit le Seigneur des armées: Encore un peu de temps, et j'ébranlerai le ciel et la terre, la mer et le continent, et je remuerai toutes les nations; et celui qui est désiré de tous les peuples viendra (Ag 2,7)». Cette prophétie est déjà accomplie en partie et le reste s'accomplira à la fin du monde. Dieu ébranla le ciel, quand Jésus-Christ prit chair, par le témoignage que les astres et les anges rendirent à son incarnation. Il émut la terre par le grand miracle de l'enfantement d'une vierge; il émut la mer et le continent, lorsque le Sauveur fut annoncé dans les îles et par tout le monde. Ainsi nous voyons que toutes les nations sont remuées et portées à embrasser la foi. Ce qui suit: «Et a celui qui est désiré de tous les peuples viendra», doit s'entendre de son dernier avénement; car avant que de souhaiter qu'il vînt, il fallait l'aimer et croire en lui.
Zacharie parle ainsi de Jésus-Christ et de l'Eglise «Réjouissez-vous, dit-il, fille de Sion, bondissez de-joie, fille de Jérusalem, car voici venir votre roi pour vous justifier et pour vous sauver. Il est pauvre, et vient monté sur une ânesse et sur le poulain d'une ânesse; mais son pouvoir s'étend d'une mer à l'autre, et depuis les fleuves jusqu'aux confins de la terre». L'Evangile nous apprend, en effet, en quelle occasion Notre-Seigneur se servit de cette monture 2, et fait même mention de cette prophétie. Un peu après, parlant à Jésus-Christ même de la rémission des péchés qui devait se faire par son sang: «Et vous aussi, dit-il, vous avez tiré vos captifs de la citerne sans eau, par le sang de votre Testament 3». On peut expliquer diversement, et toujours selon la foi, cette citerne sans eau; mais, pour moi, je pense qu'on doit entendre la misère humaine, qui est comme une citerne sèche et stérile, où les eaux de la justice ne coulent jamais, et qui est pleine de la boue et de la fange du péché. C'est de cette citerne que le Psalmiste dit: «Il m'a tiré d'une malheureuse citerne et d'un abîme de boue 4».
Malachie, annonçant l'Eglise que nous voyons fleurir par Jésus-Christ, dit clairement aux Juifs en la personne de Dieu: «Vous ne m'agréez point, et je ne veux point de vos présents. Car depuis le soleil levant jusqu'au couchant, mon nom est grand parmi les nations. On me fera des sacrifices partout, et l'on m'offrira une oblation pure, parce que mon nom est grand parmi les nations, dit le Seigneur 5». Ce sacrifice est celui du sacerdoce de Jésus-Christ selon l'ordre de Melchisédech, que nous voyons offrir depuis le soleil levant jusqu'au couchant, tandis qu'on ne peut nier que le sacrifice des Juifs à qui Dieu dit: «Vous ne m'a«gréez point, et je ne veux point de vos présents», ne soit aboli. Pourquoi donc attendent-ils encore un autre Christ, puisque cette

1. Za 9,9 –2. Jn 12,14 –3. Za 9,11 –4. Ps 39,2 –5. Ml 1,10
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prophétie qu'ils voient accomplie n'a pu s'accomplir que par lui? Un peu après, le même prophète, parlant encore en la personne de Dieu, dit du Sauveur: «J'ai fait avec lui une alliance de vie et de paix; je lui ai donné ma crainte, et il m'a craint et respecté. La loi de la vérité était en sa bouche; il marchera en paix avec moi, et il en retirera plusieurs de leur iniquité. Car les lèvres du grand-prêtre seront les dépositaires de la science; et ils l'iront consulter sur la loi, parce que c'est l'ange du Seigneur tout-puissant1». Il ne faut pas s'étonner que Jésus-Christ soit appelé l'ange de Dieu; de même qu'il est esclave à cause de la forme d'esclave en laquelle il est venu parmi les hommes, il est aussi ange à cause de l'Evangile qu'il leur a annoncé; car Evangile en grec signifie bonne nouvelle, et ange, messager 2. Aussi le même prophète dit encore de lui: «Je m'en vais envoyer mon ange pour préparer la voie devant moi, et aussitôt viendra dans son temple le Seigneur que vous cherchez, et l'ange du Testament que vous demandez. Le voici qui vient, dit le Seigneur et le Dieu tout-puissant; et qui pourra supporter l'éclat de sa gloire et soutenir ses regards 3?» On trouve prédit en cet endroit le premier et le second avénement de Jésus-Christ; son premier avénement, lorsqu'il dit: «Et aussitôt le Seigneur viendra dans son temple», c'est-à-dire dans sa chair, dont il est dit dans l'Evangile: «Détruisez ce u temple, et je le rétablirai en trois jours 4» et le second en ces termes: «Le voici qui vient, dit le Seigneur tout-puissant, et qui pourra supporter l'éclat de sa gloire et soutenir ses regards?» Ces paroles: «Le Seigneur que vous cherchez, et l'ange du Testament que vous demandez», signifient que les Juifs mêmes cherchent le Christ dans les Ecritures et désirent l'y trouver. Mais plusieurs d'entre eux, aveuglés par leurs péchés, ne voient pas que celui qu'ils cherchent et qu'ils désirent est déjà venu. Par le Testament, il entend parler du Nouveau, qui contient des promesses éternelles, et non de l'Ancien, qui n'en a que de temporelles; mais ces promesses temporelles ne laissent pas de troubler beaucoup de personnes faibles qui s'y

1. Ml 2,5
2. Angelos, messager, ange, Euangelion, récompense donnée au porteur d'une bonne nouvelle.
3. Ml 3,1 -4. Jn 2,19

attachent, et qui, voyant les méchants comblés de ces sortes de biens, ne servent Dieu que pour les obtenir. C'est pourquoi le même prophète, pour distinguer la béatitude éternelle du Nouveau Testament, qui ne sera donnée qu'aux bons, de la félicité temporelle de l'Ancien, qui pour l'ordinaire est commune aux bons et aux méchants, s'exprime ainsi: «Vous avez tenu des discours qui me sont injurieux, dit le Seigneur. Et vous dites: En quoi avons-nous mal parlé de vous? Vous avez dit: C'est une folie de servir Dieu; que nous revient-il d'avoir observé ses commandements, et de nous être humiliés en la présence du Seigneur tout-puissant? - N'avons-nous donc pas raison d'estimer heureux les méchants et les ennemis de Dieu, puisqu'ils triomphent dans la gloire et dans l'opulence? Voilà ce que ceux qui craignaient Dieu ont murmuré tout bas ensemble. Et le Seigneur a vu tout cela et entendu leurs plaintes; et il a écrit un livre en mémoire de ceux qui le craignent et qui le révèrent 1». Ce livre signifie le Nouveau Testament. Mais écoutons ce qui suit: «Et ils seront mon héritage, dit le Seigneur tout-puissant, au jour que j'agirai; et je les épargnerai comme un père épargne un fils obéissant. Alors vous parlerez un autre langage, et vous verrez la différence qu'il y a entre le juste et l'injuste, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car voici venir le jour allumé comme une fournaise ardente, et il les consumera. Tous les étrangers et tous les pécheurs seront comme du chaume, et ce jour qui approche les brûlera tous, dit le Seigneur, sans qu'il reste d'eux ni branches, ni racines. Mais, pour vous qui craignez mon nom, le soleil de justice se lèvera pour vous, et vous trouverez une abondance de tous biens à l'ombre de mes ailes. Vous bondirez comme de jeunes taureaux échappés, et vous foulerez aux pieds les méchants, et ils deviendront cendre sous vos pas, au jour que j'agirai, dit le Seigneur tout-puissant». Ce jour est le jour du jugement, dont nous parlerons plus amplement en son lieu 2,si Dieu nous en fait la grâce.

1. Ml 3,13
2. Dans les quatre derniers livres

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1836

CHAPITRE XXXVI. D'ESDRAS ET DES LIVRES DES MACHABÉES.

Après ces trois prophètes, Aggée, Zacharie et Malachie, écrivit Esdras, lorsque le peuple fut délivré de la captivité de Babylone. Mais il passa plutôt pour historien que pour prophète, aussi bien que l'auteur du livre d'Esther où sont rapportées les actions glorieuses de cette femme illustre, qui arrivèrent vers ce temps-là. On peut dire néanmoins qu'Esdras a prophétisé Jésus-Christ dans cette dispute qui s'éleva entre quelques jeunes gens pour savoir quelle était la chose du monde la plus puissante 1. L'un ayant dit que c'était les rois, l'autre le vin, et le troisième les femmes, qui souvent commandent eu rois, ce dernier finit par montrer que c'est la vérité qui l'emporte par-dessus tout. Or, l'Evangile nous apprend que Jésus-Christ est la vérité. Depuis le temps que le temple fut rétabli jusqu'à Aristobule, les Juifs ne furent plus gouvernés par des rois, mais par des princes. La supputation de ces temps ne se trouve pas dans les Ecritures canoniques, mais ailleurs, comme dans les Machabées, que les Juifs ont rejetés comme apocryphes. Mais l'Eglise est d'un autre sentiment, à cause des souffrances admirables de ces martyrs qui, avant l'incarnation de Jésus-Christ, ont combattu pour la loi de Dieu jusqu'au dernier soupir et enduré des maux étranges et inouïs.


1837

CHAPITRE XXXVII. NOS PROPHÈTES SONT PLUS ANCIENS QUE LES PHILOSOPHES.

Du temps de nos prophètes, dont les écrits sont maintenant répandus dans le monde entier, il n'y avait point encore de philosophes parmi les Gentils. Du moins ils n'étaient point connus sous ce nom; car c'est Pythagore qui l'a porté le premier, et il n'a commencé à fleurir que sur la fin de la captivité de Babylone 2. A plus forte raison les autres philosophes sont-ils postérieurs aux prophètes. En effet, Socrate lui-même, le maître de ceux qui étaient alors le plus en honneur et le

1. Esd 3,9 et seq
2. La date de Pythagore n'est pas fixée d'une manière certaine. Eusèbe le fait fleurir pendant la 62e olympiade, au temps du prince Zorobabel, sous le pontificat de Josadech, fils de Jésus (Proep. Evang., lib. 10,cap. 4). Parmi les modernes, Lloyd place la naissance de Pythagore à la 3e année de la 48e olympiade (586 avant J.-C.) et Dodwell à la 4e anée de la 52e olympiade (568 avant J.-C


premier de tous pour la morale, ne vient qu'après Esdras dans l'ordre des temps 1; peu après parut Platon, qui a surpassé de beaucoup tous les autres disciples de Socrate. Les sept sages mêmes, qui ne s'appelaient pas encore philosophes, et les physiciens qui succédèrent à Thalès dans la recherche des choses naturelles, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore2, et quelques autres qui ont fleuri avant Pythagore, ne sont pas antérieurs à tous nos prophètes. Thalès, le plus ancien des physiciens, ne parut que sous le règne de Romulus, lorsque les torrents de prophétie qui devaient inonder toute la terre sortirent des sources d'Israël. Il n'y a que les poètes théologiens, Orphée, Linus et Musée, qui soient plus anciens que nos prophètes; encore n'ont-ils pas devancé Moïse, ce grand théologien, qui a annoncé le Dieu unique et véritable, et dont les écrits tiennent le premier rang parmi les livres canoniques. Ainsi, quant aux Grecs, dont la langue a donné tant d'éclat aux lettres humaines, ils n'ont pas sujet de se glorifier de leur sagesse comme plus ancienne que notre religion, en qui seule se trouve la sagesse véritable. Il est vrai que parmi les Barbares, comme en Egypte, il y avait quelques semences de doctrine avant Moïse; autrement l'Ecriture sainte ne dirait pas qu'il avait été instruit dans toutes les sciences des Egyptiens à la cour de Pharaon; mais la science même des Egyptiens n'a pas précédé celle de tous nos prophètes, puisque Abraham a aussi cette qualité. Et quelle science pouvait-il y avoir en Egypte, avant qu'Isis, qu'ils adorèrent après sa mort comme une grande déesse, leur eût communiqué l'invention des lettres et des caractères? Or, Isis était fille d'Inachus, qui régna le premier sur les Argiens, au temps des descendants d'Abraham.


1838

CHAPITRE XXXVIII. POURQUOI L'ÉGLISE REJETTE LES ÉCRITS DE QUELQUES PROPHÈTES.

Si nous remontons plus haut avant le déluge universel, nous trouverons le patriarche Noé, que je puis aussi justement appeler prophète, puisque l'arche même qu'il fit était une prophétie du christianisme. Que dirai-je

1. Socrate naquit le 6e jour du mois Thargélion de l'an 470 avant J.-C. (Olymp. 77, 4)
2. Il y a ici une erreur chronologique. Anaxagore, contemporain de Périclès, est de beaucoup postérieur à Pythagore

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d'Enoch, le septième des descendants d'Adam? L'apôtre saint Jude ne dit-il pas dans son épître canonique qu'il a prophétisé? Que si les écrits de ces personnages ne sont pas reçus coin me canoniques par les Juifs, non plus que par nous, cela ne vient que de leur trop grande antiquité qui les a rendus suspects. Je sais bien qu'on produit quelques ouvrages dont l'authenticité ne paraît pas douteuse à ceux qui croient vrai tout ce qui leur plaît; mais l'Eglise ne les reçoit ‘pas, non qu'elle rejette l'autorité de ces grands hommes qui ont été si agréables à Dieu, mais parce qu'elle ne croit pas que ces ouvrages soient de leur main. Il ne faut pas trouver étrange que des écrits si anciens soient suspects, puisque, dans l'histoire des rois de Juda et d'Israël, il est fait mention de plusieurs circonstances qu'on chercherait en vain dans nos Ecritures canoniques et qui se trouvent en d'autres prophètes dont les noms-ne sont pas inconnus et dont cependant les ouvrages n'ont point été reçus au nombre des livres canoniques. J'avoue que j'en ignore la raison; à moins de dire que ces prophètes ont pu écrire certaines choses comme hommes et sans l'inspiration du Saint-Esprit, et que c'est celles-là que l'Eglise ne reçoit pas dans son canon pour faire partie de la religion, bien qu'elles puissent être d'ailleurs utiles et véritables. Quant aux ouvrages qu'on attribue aux prophètes et qui contiennent quelque chose de contraire aux Ecritures canoniques, cela seul suffit pour les convaincre de fausseté.


1839

CHAPITRE XXXIX. LA LANGUE HÉBRAÏQUE A TOUJOURS EU DES CARACTÈRES.

Il ne faut donc pas s'imaginer, comme font quelques-uns, que la langue hébraïque seule ait été conservée par Héber, qui a donné son nom aux Hébreux, et qu'elle soit passée de lui à Abraham, tandis que les caractères-hébreux n'auraient commencé qu'à la loi qui fut donnée à Moïse. Il est bien plus croyable que cette langue a été conservée avec ses caractères dès les époques primitives. En effet, nous voyons Moïse établir certains hommes pour enseigner les lettres, avant que la loi n'eût été dénuée, et l'Ecriture les appelle 1

1. En grec: grammatoeisagogeis, en latin: litterarum inductores vel introductores

des introducteurs aux lettres, parce qu'ils les introduisaient dans l'esprit de leurs disciples, ou plutôt, parce qu'ils introduisaient leurs disciples jusqu'à elles. Aucune nation n'a donc droit de se vanter de sa science, comme étant plus ancienne que nos patriarches et nos prophètes, puisque l'Egypte même, qui a cou-turne de se glorifier de l'antiquité de ses lumières, ne peut prétendre à cet avantage. Personne n'oserait dire que les Egyptiens aient été bien savants avant l'invention des caractères, c'est-à-dire avant Isis. D'ailleurs, cette science dont on a fait tant de bruit et qu'ils appelaient sagesse, qu'étaitelle autre chose que l'astronomie, et peut-être quelques autres sciences analogues, plus propres à exercer l'esprit qu'à rendre l'homme véritablement sage? Et quant à la philosophie, qui se vante d'apprendre aux hommes le moyen de devenir heureux, elle n'a fleuri en ce pays que vers le temps de Mercure Trismégiste 1, longtemps, il est vrai, avant les sages au les philosophes de la Grèce, mais toute,fois après Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, et même après Moïse; car Atlas, ce grand astrologue, frère de Prométhée et aïeul maternel du grand Mercure, de qui Mercure Trismégiste fut petit-fils, vivait encore lorsque Moïse naquit 2.


1840

CHAPITRE XL. FOLIE ET VANITÉ DES ÉGYPTIENS, QUI FONT LEUR SCIENCE ANCIENNE DE CENT MILLE ANS.

C'est donc en vain que certains discoureurs, enflés d'une sotte présomption, disent qu'il y a plus de quatre cent-mille ans que l'astrologie est connue en Egypte. Et de quel livre ont-ils tiré ce grand nombre d'années, eux qui n'ont appris à lire de leur Isis que depuis environ deux mille ans? C'est du moins ce qu'assure Varron, dont l'autorité n'est pas peu considérable, et cela s'accorde assez bien avec l'Ecriture sainte. Du moment donc que l'on compte à peine six mille ans depuis la création du premier homme, ceux qui avancent des opinions si contraires à une vérité reconnue ne méritent-ils pas plutôt des railleries que des réfutations? Aussi bien, à qui nous en pouvons-nous mieux rapporter, pour les choses passées, qu'à celui qui a prédit des

1. Sur Mercure Trismégiste, voyez plus haut, livre 8,ch. 23, pages 115, 116 et les notes
2. Eusèbe fait vivre ce douteux personnage l'an 1638 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire vingt-neuf ans avant la naissance de Moïse

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choses à venir que nous voyons maintenant accomplies? La diversité même qui se rencontre entre les historiens sur ce sujet ne nous donne-t-elle pas lieu d'en croire plutôt ceux qui ne sont pas contraires à notre Histoire sacrée? Quand les citoyens de la cité du monde qui sont répandus par toute la terre voient des hommes très savants, à peu près d'une égale autorité, qui ne conviennent pas en des choses de fait fort éloignées de notre temps, ils ne savent à qui donner créance. Mais pour nous, qui sommes appuyés sur une autorité divine en ce qui concerne l'histoire de notre religion, nous ne doutons point que tout ce qui contredit la parole de Dieu ne soit très faux, quoi qu'il faille penser à d'autres égards de la valeur des histoires profanes, question qui nous met peu en peine, parce que, vraies ou fausses, elles ne servent de rien pour nous rendre meilleurs ni plus heureux.


1841

CHAPITRE XLI. LES ÉCRIVAINS CANONIQUES SONT AUTANT D'ACCORD ENTRE EUX QUE LES PHILOSOPHES LE SONT PEU.

Mais laissons les historiens pour demander aux philosophes, qui semblent n'avoir eu d'autre but dans leurs études que de trouver le moyen d'arriver à la félicité, pourquoi ils ont eu tant d'opinions différentes, sinon parce qu'ils ont procédé dans cette recherche comme des hommes et par des raisonnements humains? Je veux que la vaine gloire ne les ait pas tous déterminés à se départir de l'opinion d'autrui, afin de faire éclater la supériorité de leur sagesse et de leur génie et d'avoir une doctrine en propre; j'admets que quelques-uns, et même un grand nombre, n'aient été animés que de l'amour de la vérité; que peut la misérable prudence des hommes pour parvenir à la béatitude, si elle n'est guidée par une autorité divine? Voyez nos auteurs, à qui l'on attribue justement une autorité canonique: il n'y a pas entre eux la moindre différence de sentiment. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner qu'on les ait crus inspirés de Dieu, et que cette créance, au lieu de se renfermer entre un petit nombre de personnes disputant dans une école, se soit répandue parmi tant de peuples, dans les champs comme dans les villes, parmi les savants comme parmi les ignorants. Du reste, il ne fallait pas qu'il y eût beaucoup de prophètes, de peur que leur grand nombre n'avilît ce que la religion devait consacrer, et, d'un autre côté, ils devaient être en assez grand nombre pour que leur parfaite conformité fût un sujet d'admiration. Lisez cette multitude de philosophes dont nous avons les ouvrages; je ne crois pas qu'on en puisse trouver deux qui soient d'accord en toutes choses; mais je ne veux pas trop insister là-dessus, de peur de trop longs développements. Je de.. manderai cependant si jamais cette cité terrestre, abandonnée au culte des démons, a tellement embrassé les doctrines d'un chef d'école qu'elle ait condamné toutes les autres? N'a-t-on pas vu en vogue dans la même ville d'Athènes, et les Epicuriens qui soutiennent que les dieux ne prennent aucun soin des choses d'ici-bas, et les Stoïciens qui veulent au contraire que le monde soit gouverné et maintenu par des divinités protectrices? Aussi, je m'étonne qu'Anaxagoras ait été condamné pour avoir dit que le soleil était une pierre enflammée et non pas un dieu 1, tandis qu'Epicure a vécu en tout honneur et toute sécurité dans la même ville, quoiqu'il ne niât pas seulement la divinité du soleil et des autres astres, mais qu'il soutînt qu'il n'y avait ni Jupiter ni aucune autre puissance dans le monde à qui les hommes dussent adresser leurs voeux 2. N'est-ce pas à Athènes qu'Aristippe 3 mettait le souverain bien dans la volupté du corps, au lieu qu'Antisthène 4 le plaçait dans la vigueur de l'âme, tous deux philosophes célèbres, tous deux disciples de Socrate, et qui pourtant faisaient consister la souveraine félicité en des principes si opposés? De plus, le premier disait que le sage doit fuir le gouvernement de la république, et le second, qu'il y doit prétendre, et tous deux avaient des sectateurs. Chacun combattait avec sa troupe pour son opinion; car on discutait au grand jour, sous le vaste et

1. Cléon le démagogue se porta l'accusateur d'Anaxagore, qui fut défendu par Périclès, son disciple et son ami. Voyez Diogène Laerce, lib. 2,§ 12 et 13
2. Saint Augustin paraît oublier qu'entre Anaxagore et Epicure deux siècles se sont écoulés
3. Aristippe, de Cyrène, vint à Athènes où il entendit Socrate. Il se sépara de son maître pour fonder l'école dite Cyrénaïque, berceau de l'école épicurienne
4. Antisthène est le chef de cette école cynique tant et si justement discréditée par les folie, de ses adeptes, mais qui m'en garde pas moins l'honneur d'avoir légué au stoïcisme quelques-uns de ses plus mâles préceptes
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célèbre Portique 1, dans les gymnases, dans les jardins, dans les lieux publics, comme dans les demeures particulières. Les uns soutenaient qu'il n'y a qu'un monde 2, les autres qu'il y en a plusieurs3; les uns que le monde a commencé, les autres qu'il est sans commencement; les uns qu'il doit finir, les autres qu'il durera toujours; ceux-ci qu'il est gouverné par une providence, ceux-là qu'il n'a d'autre guide que la fortune et le hasard. Quelques-uns voulaient que l'âme de l'homme fût immortelle, d'autres la faisaient mortelle; et de ceux qui étaient pour l'immortalité, les uns 4 disaient que l'âme passe dans le corps des bêtes par certaines révolutions, les autres rejetaient ce sentiment; parmi ceux au contraire qui la faisaient mortelle, les uns prétendaient qu'elle meurt avec le corps, les autres qu'elle vit après, plus ou moins de temps, mais qu'à la fin elle meurt 5. Celui-ci mettait le souverain bien dans le corps, celui-là dans l'esprit, un troisième dans tous les deux, tel autre y ajoutait les biens de la fortune 6. Quelques-uns disaient qu'il faut toujours croire le rapport des sens, les autres pas toujours, les autres jamais 7.
Quel peuple, quel sénat, quelle autorité publique de la cité de la terre s'est jamais mise en peine de décider entre tant d'opinions différentes, pour approuver les unes et condamner les autres? Ne les a-t-elle pas reçues toutes indifféremment, quoiqu'il s'agisse en tout ceci, non pas de quelque morceau de terre ou de quelque somme d'argent, mais des choses les plus importantes, de celles qui décident du malheur ou de la félicité des hommes? Car, bien qu'on enseignât dans les écoles des philosophes quelques vérités, l'erreur s'y débitait aussi en toute licence; de sorte que ce n'est pas sans raison que cette cité se nomme Babylone, c'est-à-dire confusion. Et il importe peu au diable, qui en est le roi, que les hommes soient dans des

1. Ce portique est celui où Zénon de Cittium, le fondateur de l'école stoïcienne, réunissait ses disciples.
2. C'est l'opinion des Stoïciens
3. C'est l'opinion des Epicuriens
4. C'est la doctrine pythagoricienne, adoptée dans une certaine mesure par quelques platoniciens, rejetée par d'autres
5. Sur ces divers systèmes, voyez Cicéron, Tusculanes, livre I
6. Les Stoïciens plaçaient le souverain bien dans l'âme, les Epicuriens dans le corps, les Péripatéticiens dans tous les deux
7 . Toujours croire aux sens, c'est le sentiment d'Epicure; y croire quelquefois, c'est le sentiment des Péripatéticiens et des Stoïciens; n'y croire jamais d'une manière absolue, c'est le sentiment commun de l'école pyrrhonienne et de la nouvelle Académie

erreurs contraires, puisque leur impiété les rend tous également ses esclaves.
Mais il en est tout autrement de ce peuple, de cette cité, de ces Israélites à qui la parole de Dieu a été confiée; ils n'ont jamais confondu les faux prophètes avec les véritables, reconnaissant pour les auteurs des Ecritures sacrées ceux qui étaient en tout parfaitement d'accord. Ceux-là étaient leurs philosophes, leurs sages, leurs théologiens, leurs prophètes, leurs docteurs. Quiconque a vécu selon leurs maximes n'a pas vécu selon- l'homme, mais selon Dieu qui parlait en eux. S'ils défendent l'impiété 1, c'est Dieu qui la défend. S'ils commandent d'honorer son père et sa mère 2,c'est Dieu qui le commande. S'ils disent: «Vous ne serez point adultère, ni homicide, ni «voleur 3», ce sont autant d'oracles du ciel. Toutes les vérités qu'un certain nombre de philosophes ont aperçues parmi tant d'erreurs, et qu'ils ont tâché de persuader avec tant de peine, comme par exemple, que c'est Dieu qui a créé le monde et qui le gouverne par sa providence, tout ce qu'ils ont écrit de la beauté de la vertu, de l'amour de la patrie, de l'amitié, des bonnes oeuvres et de toutes les choses qui concernent les moeurs, ignorant au surplus et la fin où elles doivent tendre et le moyen d'y parvenir, tout cela, dis-je, a été prêché aux membres de la Cité du ciel par la bouche des prophètes, sans arguments et sans disputes, afin que tout homme initié à ces vérités ne les regardât pas comme des inventions de l'esprit humain, mais comme la parole de Dieu même.

1. Ex 20,3 -2. Ex 20,12 -3. Ex 20,13



1842

CHAPITRE XLII. PAR QUEL CONSEIL DE LA DIVINE PROVIDENCE L'ANCIEN TESTAMENT A ÉTÉ TRADUIT DE L'HÉBREU EN GREC POUR ÊTRE CONNU DES GENTILS.

Un des Ptolémées, roi d'Egypte, souhaita de connaître nos saintes Ecritures. Car après la mort d'Alexandre le Grand, qui avait subjugué toute l'Asie et presque toute la terre, et conquis même la Judée, ses capitaines ayant démembré son empire, l'Egypte commença à avoir des Ptolémées pour rois. Le premier de tous fut le fils de Lagus, qui emmena captifs en Egypte beaucoup de Juifs. Mais Ptolémée Philadelphe, son successeur, les renvoya tous en leur pays, avec des présents pour le (412) temple, et pria le grand-prêtre Eléazar de lui donner l'Ecriture sainte pour la placer dam sa fameuse bibliothèque. Eléazar la lui ayant envoyée, Ptolémée lui demanda des interprètes pour la traduire en grec; de sorce qu'on lui donna septante et deux personnes, six de chaque tribu, qui entendaient parfaitement l'une et l'autre langue, c'est-à-dire le grec et l'hébreu. Mais la coutume a voulu qu'on appelât cette version la version des Septante. On dit qu'ils s'accordèrent tellement dans cette traduction que, l'ayant faite chacun à part, selon l'ordre de Ptolémée, qui voulait éprouver par là leur fidélité, ils se rencontrèrent en tout, tant pour le sens que pour l'arrangement des paroles, si bien qu'il semblait qu'il n'y eût qu'un seul traducteur. Et il ne faut pas trouver cela étrange, puisqu'en effet ils étaient tous inspirés d'un même Esprit, Dieu ayant voulu, par un si grand miracle, rendre l'autorité de ces Ecritures vénérable aux Gentils qui devaient croire un jour, comme cela est en effet arrivé.


1843

CHAPITRE XLIII. PRÉÉMINENCE DE LA VERSION DES SEPTANTE SUR TOUTES LES AUTRES.

Bien que d'autres aient traduit en grec l'Ecriture sainte, comme Aquila, Symmaque, Théodotion 1, et un auteur inconnu, dont la traduction, à cause de cela, s'appelle la Cinquième, l'Eglise a reçu la version des Septante comme si elle était seule, en sorte que la plupart des Grecs chrétiens ne savent pas même s'il y en a d'autres. C'est sur cette version qu'a été faite celles dont les Eglises latines se servent, quoique de notre temps le savant prêtre Jérôme, très versé dans les trois langues, l'ait traduite en latin sur l'hébreu, Les Juifs ont beau reconnaître qu'elle est très fidèle, et soutenir au contraire que les Septante se sont trompés en beaucoup de points, cela n'empêche pas les Eglises de Jésus-Christ de préférer celle-ci, parce qu'en supposant même qu'elle n'eût pas été exécutée d'une manière miraculeuse, l'autorité

1. Aquila, dont il a été parlé plus haut, publia sa traduction sous Adrien, vers l'an 130 de J.-C. La version de Symmaque est de 200 ans environ de J.-C., sous Aurélien ou sous Sévère. Théodotion donna la sienne avant Symmaque, sous Commode, vers l'an 180. Outre les cinq versions dont parle saint Augustin, Il y en a une sixième qui fut publiée à Nicopolis, vers l'an 230. Voyez dans l'édition bénédictine d'Origène les remarques de Montfaucon sur les Hexaples. -

de tant de savants hommes qui l'auraient faite de concert entre eux serait toujours préférable à celle d'un particulier. Mais la façon si extraordinaire dont elle a été composée portant des marques visibles d'une assistance divine, quelque autre version qu'on en fasse sur l'hébreu, elle doit être conforme aux Septante, ou si elle en paraît différente sur certaines choses, il faut croire qu'en ces endroits il y a quelque grand mystère caché dans celle des Septante. Le même Esprit qui était dans les prophètes, lorsqu'ils composaient l'Ecriture, animait les Septante, lorsqu'ils l'interprétaient. Ainsi, il a fort bien pu tantôt leur faire dire autre chose que ce qu'avaient dit les Prophètes; car cette différence n'empêche pas l'unité de l'inspiration divine, tantôt leur faire dire autrement la même chose, de sorte que ceux qui savent bien entendre y trouvent toujours le même sens. Il a pu même passer ou ajouter quelque chose, pour montrer que tout cela s'est fait par une autorité divine, et que ces interprètes ont plutôt suivi l'Esprit intérieur qui les guidait, qu'ils ne se sont assujétis à la lettre qu'ils avaient sous les yeux. Quelques-uns ont cru qu'il fallait corriger la version grecque des Septante sur les exemplaires hébreux 1: toutefois, ils n'ont pas osé retrancher ce que les Septante avaient de plus que l'hébreu; ils ont seulement ajouté ce qui était de moins dans les Septante, et l'ont marqué avec de certains signes, en forme d'étoiles qu'on nomme astérisques, au commencement des versets. Ils ont marqué de même avec de petits traits horizontaux, semblables aux signes des onces, ce qui n'est pas dans l'hébreu et se trouve dans les Septante, et l'on voit encore aujourd'hui beaucoup de ces exemplaires, tant grecs que latins, marqués de la sorte. Pour les choses qui ne sont ni omises ni ajoutées dans la version des Septante, mais qui sont seulement dites d'une autre façon que dans l'hébreu, soit qu'elles fassent un sens manifestement identique, soit que le sens diffère en apparence, quoique concordant en réalité, on ne les peut trouver qu'en conférant le grec avec l'hébreu. Si donc nous ne considérons les hommes qui ont travaillé à ces Ecritures que comme les organes de l'Esprit de Dieu, nous dirons pour les choses qui sont dans l'hébreu et qui ne se

1. C'est l'opinion d'Origène, de Lucien le martyr, d'Hésychius et de saint Jérôme(413)

trouvent pas dans les Septante, que le Saint-Esprit ne les a pas voulu dire par ces prophètes, mais par les autres; et pour celles au contraire qui sont dans les Septante et qui ne sont pas dans l'hébreu, que le même Saint-Esprit a mieux aimé les dire par ces derniers prophètes que par les premiers, mais nous les regarderons tous comme des prophètes. C'est de cette sorte qu'il â dit-une chose par Isaïe, et une autre par Jérémie, ou la même chose autrement par celui-ci et par celui-là. Et quand enfin les mêmes choses se trouvent également dans l'hébreu et dans les Septante, c'est que le Saint-Esprit s'est voulu servir des uns et des autres pour les dire, car, comme il a assisté les premiers pour établir entre leurs prédictions une concordance parfaite, il a conduit la plume des seconds pour rendre leurs interprétations identiques,


Augustin, Cité de Dieu 1835