Augustin, controverse avec les Donatistes

55. Pourrait-on jamais supposer qu'ils aient porté plus loin le zèle de notre justification? Eh bien 1 ils nous réservaient encore de nouvelles faveurs. Ils rappelèrent la cause de Félix qui avait ordonné Cécilianus et qu'ils avaient accusé du crime de trahison. La justification de Cécilianus n'avait fait que resserrer encore les liens de l'unité; c'est alors que ses ennemis avaient soulevé la question de Félix, espérant par là faire retomber sur Cécilianus absous, les crimes qui lui étaient étrangers. La cause de Félix fut donc discutée au tribunal du proconsul; mais son innocence n'en sortit que plus triomphante. Toutefois un certain Ingentius s'était porté comme faux témoin contre Félix, et avait lui-même avoué sa faute; mais dans une cause où il s'agissait d'un évêque, il n'était pas facile de lui appliquer le châtiment dû à un tel crime; d'un autre côté, le proconsul comprit qu'avant de le renvoyer, il devait en référer à l'empereur qui, dans toutes ces affaires, était l'arbitre suprême.. C'est ce qui eut lieu, et l'empereur ordonna qu'Ingentius fût envoyé à son tribunal, où il se proposait de confondre d'une manière éclatante les Donatistes qui ne cessaient d'interjeter appel. Toutefois il n'élevait aucun doute sur la légitime justification qui avait été prononcée, les paroles mêmes du rescrit le prouvaient assez clairement. Nous avions en main tous les documents relatifs à cette affaire de Félix et nous nous proposions d'en donner connaissance. Mais vos évêques nous prévinrent et commencèrent la lecture de la lettre dans laquelle l'empereur ordonnait de lui envoyer Ingentius. Nous n'aurions pas donné connaissance de cette pièce, parce que la cause de Cécilianus nous paraissait épuisée et n'avait aucun besoin d'être prolongée. Mais en entendant nos adversaires ne rien négliger pour donner toute l'évidence possible à la persécution soulevée par leurs ancêtres contre les nôtres au tribunal des empereurs, et à la réfutation de toutes leurs calomnies, que nous restait-il à (625) faire, si ce n'est d'accueillir avec plaisir toutes les pièces qu'ils présentaient et de rendre à Dieu de ferventes actions de grâces? Ils présentèrent donc la lettre de Constantin et en donnèrent connaissance. Ce que je vais dire pourrait paraître incroyable, mais c'est un fait acquis à l'histoire; les actes publics renferment à la fois et leurs propositions et leurs signatures. Ils lurent donc ce qui suit: «Constantin avait répondu par lettre que l'audience donnée par le proconsul Elianus dans l'affaire de Félix, était ratifiée en tous points et que l'innocence de Félix était légitimement constatée; qu'il avait mandé à son tribunal Ingentius, afin que les auteurs de la poursuite et de ces innombrables interpellations, qui se renouvelaient chaque jour, pussent être convaincus, en présence de témoins, que leurs accusations contre Cécilianus n'étaient que des calomnies inspirées «par la haine et la plus noire jalousie b. Voilà ce qu'ils lurent. Qui aurait espéré que ceux qui s'étaient faits nos injustes accusateurs, deviendraient tout à coup, forcés par l'évidence de la vérité, nos ardents défenseurs? C'est ainsi qu'autrefois, Balaam injustement appelé pour maudire le peuple de Dieu, changea ses malédictions en abondantes bénédictions (Nb 23)'.


56. Quant à l'ordre chronologique des consuls, nous n'eûmes pas alors le temps de l'examiner. D'abord nous n'avions pas sous la main les tablettes où leurs noms sont inscrits; d'un autre côté, personne ne supposait que nos adversaires s'arrêteraient à une objection aussi futile que celle de nous demander le résultat de la mission d'Ingentius, si toutefois cette mission avait eu lieu réellement; est-ce que le proconsul n'avait pas proclamé l'innocence de Félix? est-ce qu'eux n'avaient pas donné lecture de la réponse dans laquelle l'empereur confirmait cette sentence de justification? Assurément ils eussent été plus désireux de produire ces pièces, s'ils avaient été convaincus que le voyage d'Ingentius avait eu pour eux un résultat favorable. Or, voici ce que nous apprenons dans les fastes consulaires. Cécilianus fut d'abord justifié par là sentence solennelle de l'évêque de Rome, Melchiade; longtemps après, la sentence du proconsul affirma l'innocence de Félix, et ce n'est qu'à la suite de cette sentence que l'empereur, après avoir entendu les parties, déclara Cécilianus innocent de tous les crimes dont on l'accusait; enfin, quatre ans après cet acte solennel, par l'effet d'une honteuse indulgence, ses adversaires furent relevés du châtiment qu'ils subissaient. Le jugement de Melchiade fut rendu le sixième jour des nones d'octobre, sous le troisième consulat de Constantin et le second de Licinius. Le proconsul Elianus jugea la cause de Félix, sous le consulat de Volusianus et d'Aninanus, le quinzième jour des calendes de mars, c'est-à-dire environ quatre mois après. La lettre de Constantin, relative à la justification de Cécilianus, fut adressée au vicaire Eumalius, sous le consulat de Sabinus et de Ruffinus, le quatrième jour des ides de novembre, c'est-à-dire deux ans et huit mois après. Le même empereur, dans sa lettre au vicaire Valérius, fit remise de l'exil aux coupables et les abandonna à la justice de Dieu, sous un autre consulat de Crispus et de Constantin, le troisième jour des nones de mai, c'est-à-dire après un intervalle de quatre ans et six mois. De tous ces faits il résulte évidemment que, depuis la mission d'Ingentius, que cette mission ait eu lieu, oui ou non, aucun jugement n'a été rendu contre Cécilianus, et que toutes les sentences impériales ont assuré son triomphe sur ses adversaires et ses persécuteurs.


57. Maintenant, que doit penser d'elle-même la secte des Donatistes tant de fois désapprouvée, tant de fois convaincue de calomnies, de mensonges, tant de fois humiliée et vaincue? Qu'elle accuse ouvertement le juge de s'être laissé corrompre; n'est-ce pas là toujours le cri des vaincus? Il a dû assurément se laisser corrompre, puisqu'il a réfuté la cause qu'ils avaient si bien conduite. Mais je me garde de les incriminer en quoi que ce soit; je déclare plutôt qu'ils se sont parfaitement conduits, puisqu'ils ont cédé à l'évidence de la vérité jusqu'à- condamner eux-mêmes leurs propres erreurs. En effet, si l'on n'envisage que la cause en elle-même, il est certain que la sentence du juge leur a été défavorable; mais si l'on examine chacune de leurs propositions, il est facile de voir qu'elles appelaient la sentence telle qu'elle a été rendue. Est-ce que le juge qui s'était posé comme médiateur, pouvait nous condamner, quand nos adversaires eux-mêmes énonçaient des propositions, présentaient des 40

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pièces et lisaient des mémoires qui plaidaient tous en notre faveur? Quel besoin avions-nous de corrompre le juge à prix d'argent quand, sans rien donner à nos adversaires, ils produisaient des documents qui forçaient le juge à se prononcer en notre faveur, lors même qu'il aurait reçu d'eux les plus grandes sommes d'argent? Si nous ne l'avions pas connu comme un homme craignant Dieu, aimant la justice et formellement opposé à toutes ces menées sordides, nous aurions pu le soupçonner de partialité en faveur de nos adversaires. Au moment où il les voyait accablés sous le poids de la vérité, avec quelle patience, pour montrer qu'il ne leur était point opposé, il leur permit ces divagations insensées, ces superfluités de paroles, ces redites continuelles, ce besoin de revenir sans cesse à des matières depuis longtemps épuisées! C'est au point qu'il y aurait tout lieu de s'effrayer, si l'on se trouvait condamné à étudier le volumineux compte rendu des débats, ou seulement à en faire la lecture. Cette prolixité leur était-elle inspirée par la fausseté bien sentie de leur cause, ou par le désir de tromper plus sûrement l'opinion? je l'ignore. Il me suffit de constater qu'en refusant de quitter une cause aussi mauvaise, ils l'ont de plus en plus compromise. Supposé qu'on les accuse de s'être laissé corrompre par nous, et qu'en preuve de ce crime on leur rappelle toutes les propositions qu'ils ont émises, toutes les pièces dont ils ont donné connaissance et qui toutes plaidaient en faveur de notre cause et condamnaient la leur, je ne sais comment ils pourraient se justifier. Pour toute réponse ils diraient peut-être: Si nous nous étions laissé corrompre, nous aurions clos rapidement les débats sur une cause que nous savions mauvaise et qui a été reconnue telle par les deux parties; maintenant donc soyez persuadés qu'en prolongeant ainsi les débats, nous avons eu pour but de rendre à peu près impossible toute lecture du compte rendu et toute connaissance de la défaite que nous avons subie. Si ce moyen de justification ne leur restait pas, c'est en vain qu'eux et nous, nous attesterions par serment qu'il n'y a eu de part et d'autre aucune corruption, on aurait peine à croire que c'est gratuitement qu'ils ont formulé tant d'aveux et donné lecture de tant de pièces, qui les condamnaient ouvertement et nous procuraient une victoire assurée. De tout cela nous rendons grâces, non pas à eux, mais à Dieu seul; car s'ils se sont faits ainsi les ardents avocats de notre cause, ce n'est point par un motif de charité, mais uniquement parce que la vérité s'est imposée à eux dans toute son irrésistible évidence.


58. Frères, vous dirai-je, si toutefois vous ne vous irritez pas que nous vous donnions ce nom de frères, si vous n'imitez pas vos évêques qui, en entendant ce salut que nous leur adressions, se sont crus insultes, les actes en font foi. Dans notre mandement, nous avions rappelé à ce sujet la parole du Prophète; mais ils ont refusé de voir un précepte dans ces paroles du Tout-Puissant: «Dites à ceux qui vous haïssent et vous persécutent: Vous êtes nos frères; afin que le nom de Dieu soit glorifié, et qu'il soit pour les uns un motif de joie, et pour les autres au motif de honte (1)». Donc, mes frères, que le nom du Seigneur vous apparaisse dans la joie; puisque ce nom a été invoqué sur nous, et que nous participons tous aux mêmes sacrements, c'est en toute justice que nous vous donnons le nom de frères; désormais soyez tous remplis de l'amour de la paix et renoncez à cette habitude de la calomnie et de la chicane dont vous comprenez toute la honte et toute l'indignité. Ne haïssez pas vos évêques quand ils se convertissent et rentrent en communion avec nous, mais défiez-vous de ceux qui persévèrent dans leur funeste erreur et travaillent encore à vous séduire. Qu'ils ne se glorifient pas des honneurs que nous leur rendons et qui devraient leur appartenir s'ils étaient dans l'unité de la véritable Eglise; car du moment qu'ils en jouissent en dehors de l'unité, ils n'en sont que plus coupables. Est-ce que des usurpateurs ne sont pas plus criminels quand ils se revêtent des insignes militaires que quand ils ne les portent pas? et cependant, s'ils viennent faire leur soumission, s'ils rentrent dans les armées impériales, ces insignes leur sont conservés, mais avec cette différence essentielle: pendant la révolte, ils étaient pour eux une aggravation de faute et un nouveau titre au châtiment; depuis leur soumission, ils sont pour eux un ornement et une protection. Pourquoi nous occuper encore de leurs vaines querelles et de leurs impudents mensonges? La cause a


1. Is 66,5 selon les LXX.

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été terminée pendant la nuit, afin de clore aussi la nuit de l'erreur. C'est pendant la nuit que la sentence a été prononcée, mais elle brillait de tout l'éclat de la vérité. Ils se sont plaints d'avoir été renfermés dans la salle de la conférence, comme dans une prison, mais nous y étions également; ou bien cette mesure a été pour tous une injure, ou bien elle a été un acte de prudence. Comment y voir une injure, quand nous pouvons attester que ce lieu nous offrait un magnifique espace, une lumière éclatante et tous les avantages désirables? Puisque le juge lui-même s'y trouvait, peut-on dire de ce lieu qu'il était une prison? En réalité nous ignorions que l'on nous eût enfermés, et cependant nous étions avec eux; s'ils se sont aperçus que les portes étaient fermées, ne serait-ce pas qu'ils auraient eu la volonté de prendre la fuite? Mais comment ne pas comprendre que s'ils avaient pu trouver quelque argument solide en faveur de leur cause, ils n'auraient pas soulevé contre le procureur des incriminations dont l'absurdité frappante n'a pas besoin d'être réfutée? Nous savons qu'un grand nombre d'entre vous, et peut-être tous, vous aviez coutume de vous écrier: «O s'ils se réunissaient dans un même lieu! s'ils avaient entre eux une conférence, la vérité sortirait éclatante de ces débats!» Vos voeux sont accomplis, le mensonge a été constaté, la vérité est apparue. Pourquoi donc fuir encore l'unité? Pourquoi donc mépriser encore la charité? Pourquoi nous diviser pour le nom de tel ou tel homme? Il n'y a qu'un seul Dieu qui nous a créés; il n'y a qu'un seul Jésus-Christ qui nous a rachetés; il n'y a qu'un seul Esprit qui doit nous réunir. Que le nom du Seigneur soit honoré; qu'il vous apparaisse dans la joie, afin que vous reconnaissiez vos frères dans l'unité qu'il a lui-même formée. L'erreur qui nous séparait a été confondue dans les propositions émises par vos évêques; que le démon soit enfin vaincu dans votre coeur, et que Jésus-Christ, qui nous commande l'union et la charité, se montre toujours propice à son troupeau réuni et pacifié.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.


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