Augustin, Confessions 909

CHAPITRE IX. VERTUS DE SAINTE MONIQUE.

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19. Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise par vous à ses parents que par eux à vous, à peine nubile, elle fut remise à un homme qu'elle servit comme son maître; jalouse de l'acquérir à votre épargne, elle n'employait, pour vous prouver à lui, d'autre langage que sa vertu. Et vous la rendiez belle de cette beauté qui lui gagna l'admiration et les respectueux amour de son mari. Elle souffrit ses infidélités avec tant de patience que jamais nuage ne s'éleva entre eux à ce sujet. Elle attendait que votre miséricorde lui donnât avec la foi la chasteté. Naturellement affectueux, elle le savait prompt et irascible, et n'opposait à ses emportements que calme et silence. Aussitôt qu'elle le voyait remis et apaisé, il le lui rendait à propos raison de sa conduite, s'il était arrivé qu'il eût cédé trop légèrement à sa vivacité. Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices domestiques, accusant, dans l'intimité de l'entretien, les moeurs de leurs maris, ma mère accusait leur langue, et leur donnait avec enjouement ce sérieux avis, qu'à dater de l'heure où lecture leur avait été faite de leur contrat de noces, elles avaient dû le regarder comme l'acte authentique de leur esclavage, et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre leurs maîtres. Et comme ces femmes, connaissant l'humeur violente de Patricius, ne pouvaient témoigner assez d'étonnement qu'on n'eût jamais ouï dire qu'il eût frappé sa femme, ou que leur bonne intelligence eût souffert un seul jour d'interruption, elles lui en demandaient l'explication secrète; et elle leur enseignait le plan de conduite dont je viens de parler. Celles qui en faisaient l'essai, avaient lieu de s'en (446) féliciter; celles qui n'en tenaient compte, demeuraient dans le servage et l'oppression.

20. Sa belle-mère, au commencement, s'était laissé prévenir contre elle sur de perfides insinuations d'esclaves; mais désarmée par une patience infatigable de douceur et de respects, elle dénonça d'elle-même à son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix du foyer, et sollicita leur châtiment. Lui, se rendant à son désir et à l'intérêt de l'union et de l'ordre domestique, châtia les coupables au gré de sa mère. Et elle promit pareille récompense à qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille. Cette leçon ayant découragé la médisance, elles vécurent depuis dans le charme de la plus affectueuse bienveillance.

21. Votre fidèle servante, dont le sein, grâce à vous, m'a donné la vie, ô mon Dieu, ma miséricorde, avait encore reçu de vous un don bien précieux. Entre les dissentiments et les animosités, elle n'intervenait que pour pacifier. Confidente de ces propos pleins de fiel et d'aigreur, nausées d'invectives dont l'intempérance de la haine se soulage sur l'ennemie absente en présence d'une amie, elle ne rapportait de l'une à l'autre que les paroles qui pouvaient servir à les réconcilier. Cette vertu me paraîtrait bien insignifiante, si une triste expérience ne m'eût appris coin-bien est infini le nombre de ceux qui, frappés de je ne sais quelle contagieuse épidémie de péchés, ne se contentent pas de rapporter à l'ennemi irrité les propos de l'ennemi irrité, mais en ajoutent encore qu'il n'a pas tenus; quand, au contraire, l'esprit d'humanité ne doit compter pour rien de s'abstenir de ces malins rapports qui excitent et enveniment la haine, s'il ne se met en devoir de l'éteindre par de bonnes paroles, ainsi qu'elle en usait, docile écolière du Maître intérieur.

22. Enfin elle parvint à vous gagner son mari sur la fin de sa vie temporelle, et le croyant ne lui donna plus les mêmes sujets de chagrin que l'infidèle. Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux d'entre eux de qui elle était connue, vous louaient, vous glorifiaient, vous chérissent en elle, parce qu'ils sentaient votre présence dans son coeur, attestée par les fruits de sa sainte vie. Elle n'avait eu qu'un mari; elle avait acquitté envers ses parents sa dette de reconnaissance, et gouverné sa famille avec, piété; ses bonnes oeuvres lui, rendaient témoignage (
1Tm 5,4-10). Ses fils qu'elle avait nourris, elles les enfantait autant de fois qu'elle les voyait s'éloigner de ‘vous. Enfin, quand nous tous, vos serviteurs, mon Dieu, puisque votre libéralité nous permet ce nom, vivions ensemble, avant son sommeil suprême, dans l'union de votre amour et la grâce de votre baptême, elle nous soignait comme si nous eussions été tous ses enfants, elle nous servait comme si chacun de nous eût été son père.

CHAPITRE X. ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE.

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23. A l'approche du jour où elle devait sortir de cette vie, jour que nous ignorions, et connu de vous, il arriva, je crois, par votre disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre une fenêtre, d'où la vue s'étendait sur le jardin de la maison où nous étions descendus, au port d'Ostie. C'est là que, loin de la foule, après les fatigues d'une longue route, nous attendions le moment de la traversée. Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur, et dans l'oubli du passé, dévorant l'horizon de l'avenir (
Ph 3,13), nous cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour les saints cette vie éternelle «que l'oeil n'a pas vue, que l'oreille n'a pas entendue, et où n'atteint pas le coeur de l'homme (1Co 2,9).» Et nous aspirions des lèvres de l'âme aux sublimes courants de votre fontaine, fontaine de vie qui réside en vous (Ps 35,10), afin que, pénétrée selon sa mesure de la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs.

24. Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin de soutenir le parallèle avec la félicité d'une telle vie, ne méritait pas même un nom, portés par un nouvel élan d'amour vers Celui qui est, nous nous promenâmes par les échelons des corps jusqu'aux espaces célestes d'où les étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus haut dans nos, pensées, dans nos paroles, dans l'admiration de vos oeuvres, nous traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d'inépuisable abondance, où vous rassasiez éternellement (447) Israël de la nourriture de vérité, et où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui sera; sagesse incréée, qui est ce qu'elle a été, ce qu'elle sera toujours; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l'être seul, parce qu'elle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut l'éternité. Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette vie, nous y touchâmes un instant d'un bond de coeur, et nous soupirâmes en y laissant captives les prémices de l'esprit, et nous redescendîmes dans le bruit de la voix, dans la parole qui commence et finit. Et qu'y a-t-il là de semblable à votre Verbe, Notre-Seigneur, dont l'immuable permanence en soi renouvelle toutes choses (Sg 7,27)?

25. Nous disions donc: qu'une âme soit; en qui les révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de l'air et des cieux, fassent silence, qui se fasse silence à elle-même qu'oublieuse de soi, elle franchisse le seuil intérieur; songes, visions fantastiques, toute langue, tout signe, tout ce qui passe, venant à se taire; car tout cela dit à qui sait entendre:
Je ne suis pas mon ouvrage; celui qui m'a fait est Celui qui demeure dans l'éternité (Ps 79,3-5); que cette dernière voix s'évanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers l'Auteur de toutes choses, et qu'il parle lui seul, non par ses créatures, mais par lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par la voix de l'ange, ni par le bruit de la nuée, ni par l'énigme de la parabole; mais qu'il nous parle lui seul que nous aimons en tout, qu'en l'absence de tout il nous parle; que notre pensée, dont l'aile rapide atteint en ce moment même l'éternelle sagesse immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et que, toute vue d'un ordre inférieur cessante, elle seule ravisse, captive, absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies; qu'enfin la vie éternelle soit semblable à cette fugitive extase, qui nous fait soupirer encore; n'est-ce pas la promesse de cette parole: «Entre dans la joie de ton Seigneur (Mt 25,21)?» Et quand cela? Sera-ce alors que «nous ressusciterons tous, sans néanmoins être tous changés (1Co 15,51)?»

26. Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit: «Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne m'attache plus à cette vie. Qu'y ferais-je? pourquoi y suis-je encore? J'ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette vie, c'était de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l'a donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir. Que fais-je encore ici?»


CHAPITRE 11. DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.

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27. Ce que je répondais à ces paroles, je ne m'en souviens pas bien; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout ce qui l'entourait. Nous accourûmes; elle reprit bientôt ses sens, et nous regardant mon frère et moi, debout auprès d'elle, elle nous dit comme nous interrogeant: «Où étais-je?» Et à l'aspect de notre douleur muette: «Vous laisserez ici votre mère!» Je gardais le silence et je retenais mes pleurs. Mon frère dit quelques mots exprimant le voeu qu'elle achevât sa vie dans sa patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle l'entendit, et, le visage ému, le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant: «Vois comme il parle,» me dit-elle; et s'adressant à tous deux: «Laissez ce corps partout; et que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c'est de vous souvenir de moi à l'autel du Seigneur, partout où vous serez.» Nous ayant témoigné sa pensée comme elle pouvait l'exprimer, elle se tut, et le progrès de la maladie redoublait ses souffrances.

28. Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces dons que vous semez dans le coeur de vos fidèles pour en récolter d'admirables moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive préoccupation qui l'avait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait fixé et préparé la place auprès du corps de son mari; parce qu'ayant vécu dans une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de l'esprit humain pour les choses (448) divines! ajouter à ce bonheur, et qu'il fût dit par les hommes qu'après un voyage d'outremer, une même terre couvrait la terre de leurs corps réunis dans la mort même.
Quand donc ce vide de son coeur avait-il commencé d'être comblé par la plénitude de votre grâce? Je l'ignorais, et cette révélation qu'elle venait de faire ainsi me pénétrait d'admiration et de joie. Mais déjà, dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles: «Que fais-je ici?» témoignaient assez qu'elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. J'appris encore depuis, qu'à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays: «Rien n'est loin de Dieu, répondit-elle; et il n'est pas à craindre qu'à la fin des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter.» Ce fut ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber les chaînes corporelles.

CHAPITRE XII. DOULEUR DE SAINT AUGUSTIN.

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29. Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon coeur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes; et mes yeux, sur l'impérieux commandement de l'âme, ravalaient leur courant jusqu'à demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt qu'elle eut rendu le dernier soupir, l'enfant Adéodatus jeta un grand cri; nous le réprimâmes; il se tut.
C'est ainsi que ce que j'avais en moi d'enfance, et qui voulait s'écouler en pleurs, était réprimé par la voix virile du coeur et se taisait. Car nous ne pensions pas qu'il fût juste de mener ce deuil avec les sanglots et les gémissements, qui accompagnent d'ordinaire les morts crues malheureuses ou sans réveil. Mais sa mort n'était ni malheureuse, ni entière. Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus certaines.

30. Qu'est-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et chère, de vivre ensemble; blessure vive à mon âme? Je me félicitais toutefois du témoignage qu'elle m'avait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand, souriante à mes soins, elle m'appelait bon fils, et redisait avec l'affection la plus tendre, qu'elle n'avait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service d'esclave qu'elle me rendait? Aussi, c'était le délaissement de cette grande consolation qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui n'était qu'une avec la sienne.

31. Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant, Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions tous: «Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements (
Ps 100,1).» Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs s'accomplissaient suivant l'usage, je me retirai où la bienséance voulait, avec ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul. Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance; je cherchais avec le baume de vérité à calmer mon martyre, connu de vous, et qu'ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul d'eux ne pouvait entendre, je gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait à l'instant avec une fureur nouvelle, sans toutefois forcer la barrière des larmes, le calme du visage; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon coeur. Et comme je m'en voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une douleur; j'étais livré à une double agonie.

32. Le corps porté à l'église, j'y vais, j'en reviens, sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où l'on vous offrît pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà penché sur le bord de la fosse où on va le descendre: à ces prières mêmes, pas une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et l'esprit troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne m'écoutiez pas, (449) afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur l'âme même qui ne se nourrit plus de la parole de mensonge. J'imaginai d'aller au bain, ayant appris qu'ainsi les Grecs l'avaient nommé, comme bannissant les inquiétudes de l'esprit. J'y vais, et je le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, j'en sors tel que j'y suis entré. Il n'avait point fait transpirer l'amertume de mon coeur. Et puis je m'endormis, et à mon réveil, je sentis ma douleur bien diminuée; et, seul au lit, je me rappelai ces vers de votre Ambroise, que je sentais si véritables «O Dieu créateur, modérateur des cieux, qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit les grâces du sommeil; afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres épuisés, soulage les fatigues de l'esprit, et brise le joug inquiet de l'affliction!»

33. Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je donnai congé à mes pleurs, jusqu'alors retenus, de couler à loisir; et, soulevé sur ce lit de larmes, mon coeur trouva du repos, entendu de vous seul, et non pas d'un homme juge superbe de ma douleur. Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes. Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, s'il m'accuse comme d'un péché, d'avoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps à es yeux, ma mère qui m'avait pleuré tant d'années pour me faire vivre aux vôtres, qu'il se garde de rire, mais que plutôt, s'il est d grande charité, lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères de votre Christ.

CHAPITRE XIII. IL PRIE POUR SA MÈRE.

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34. Aujourd'hui, le coeur guéri de cette blessure que l'affection charnelle rendait peut être trop vive, je répands devant vous, mon Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs; pleurs de l'esprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que, vivifié en Jésus-Christ (
1Co 15,22), elle a vécu dans les liens de la chair de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses moeurs; mais toutefois je n'oserais dire que, depuis que vous l'eûtes régénérée par le baptême, il ne soit sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et n'a-t-il pas été dit par la Vérité, votre Fils: «Celui, qui appelle son frère insensé est passible du feu (Mt 5,22)?» Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la scrutez dans l'absence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans votre indulgence. Et d'autre part, quel homme, en comptant ses mérites véritables, fait autre choses que de compter vos dons? Oh! si les hommes se connaissaient, comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur (2Co 10,17)!

35. Ainsi donc, ô ma gloire! ô ma vie! O Dieu de mon coeur! mettant à part ses bonnes oeuvres, dont je vous rends grâces avec joie, je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère; exaucez-moi, au nom du Médecin suspendu au bois infâme, qui aujourd'hui, assis à votre droite, sans cesse intercède pour nous (Mt 6,12); et s'il en est qu'elle ait contractée, tant d'années durant qu'elle a vécu après avoir reçu l'eau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je vous en conjure; n'entrez pas avec elle en jugement (Ps 142,2). Que votre miséricorde s'élève au-dessus de votre justice (Jc 2,13)! Vos paroles sont véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde (Mt 5,7) Et vous leur avez donné de l'être, vous qui avez pitié de qui il vous plaît d'avoir pitié, et faites grâce à qui il vous plaît de faire grâce (Ex 33,19).

36. Et n'auriez-vous pas déjà fait ce que je vous demande? je le crois; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir (Ps 118,108). Car aux approches du jour de sa dissolution elle ne songea pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps; elle ne souhaita point un monument choisi; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères; non, ce n'est pas là ce qu'elle nous recommanda; elle exprima ce seul voeu que l'on fit mémoire d'elle à votre autel: elle n'avait laissé passer aucun jour de sa vie sans assister à ses mystères. Elle savait bien que là se dispensait la sainte Victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire j, et vaincu, l'ennemi qui, dans l'exacte vérification de nos fautes, cherche partout une erreur, et ne trouve rien à redire en l'Auteur de notre victoire. Qui lui rendra son sang innocent? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance? C'est au sacrement de cette Rédemption que votre servante a attaché son âme ( Col 2,14) par le lien de la foi. Que personne ne l'arrache à votre protection; que, ni par force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira pas qu'elle ne doit rien, de peur d'être convaincue par la malice de l'accusateur, et de lui être adjugée; mais elle répondra que sa dette lui est remise par Celui à qui personne ne peut rendre ce qu'il a acquitté pour nous sans devoir.

37. Qu'elle repose donc en paix avec l'homme qui fut son unique mari, qu'elle servit avec une patience dont elle vous destinait les fruits, voulant le gagner à vous. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de mon coeur, de ma voix et de ma plume; tous tant qu'ils soient qui liront ces pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante, et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, m'a introduit dans cette vie; comment? je l'ignore: qu'ils se souviennent, avec une affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante; mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle; mes futurs concitoyens dans l'éternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre peuple soupire depuis le départ jusqu'au retour; et que sollicitées par ces Confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes seules prières, cette grâce qu'elle me demandait à son heure suprême. (451)




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LIVRE DIXIÈME. CHANGEMENT PRODUIT DANS L'AME D'AUGUSTIN

Confession du coeur. - Ce qu'il sait avec certitude, c'est qu'il aime Dieu. - Il le cherche et le trouve dans sa mémoire. -Puissance incompréhensible dont il décrit les merveilles. - Il s'interroge sur la triple tentation de la volupté, de la curiosité et de l'orgueil. - Il remet à Notre-Seigneur Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes, la guérison des maux de son âme.


CHAPITRE PREMIER ÉLÉVATION.

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1. Que je vous connaisse, intime connaisseur de l'homme! que je vous connaisse comme vous me connaissez (
1Co 13,12)! Force de mon âme, pénétrez-la, transformez-la, pour qu'elle soit vôtre et par vous possédée sans tache et sans ride (Ep 5,27)! C'est là tout mon espoir, toute ma parole! Ma joie est dans cet espoir lorsqu'elle n'est pas insensée. Quant au reste des choses de cette vie, moins elles valent de larmes, plus on leur en donne; plus elles sont déplorables, moins on les pleure! Mais, vous l'avez dit, vous aimez la vérité, Seigneur (Ps 50,8); et celui qui l'accomplit vient à la lumière (Jn 3,21): qu'elle soit donc dans mon coeur qui se confesse à vous, qu'elle soit dans cet écrit qui me confesse à tous!


CHAPITRE II. CONFESSION DU COEUR.

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2. Et quand même je vous fermerais mon coeur, que pourrais-je vous dérober? Vos yeux, Seigneur, ne voient-ils pas à nu l'abîme de la conscience humaine? C'est vous que je cacherais â moi-même, sans me cacher à vous. Et maintenant que mes gémissements témoignent que je me suis en dégoût, voilà qu'aimable et glorieux vous attirez mon coeur et mes désirs, afin que je rougisse de moi, que je me rejette et vous élise; afin que je ne trouve grâce devant moi-même, comme devant vous, que grâce à vous. Quel que j e sois, vous me connaissez donc toujours, Seigneur; et j'ai dit cependant quel fruit je recueillais de ma confession. Je vous la fais, non de la bouche et de la voix, mais en paroles de l'âme, en cris de la pensée qu'entend votre oreille. En effet, suis-je mauvais, c'est me confesser à vous que de me déplaire à moi-même; suis-je pieux, c'est me confesser à vous que de ne pas m'attribuer les bons élans de mon âme. Car c'est vous, mon Dieu! qui bénissez le juste (
Ps 5,13), mais vous l'avez d'abord justifié comme pécheur (Rm 4,5). Ma confession en votre présence, Seigneur, est donc explicite et tacite: silence des lèvres, cris d'amour! Que dis-je de bon aux hommes que vous n'ayez d'abord entendu au fond de moi-même, et que pouvez-vous entendre de tel en moi-même que vous ne m'ayez dit d'abord?

CHAPITRE 3. POURQUOI IL CONFESSE CE QUE LA GRÂCE A FAIT DE LUI.

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3. Pour entendre mes Confessions comme s'ils devaient, eux! guérir toutes mes langueurs, qu'y a-t-il donc des hommes à moi? Race curieuse de la vie d'autrui et paresseuse à redresser la sienne: Pourquoi s'informent-ils de ce que je suis, quand ils refusent d'apprendre de vous ce qu'ils sont? Et d'où savent-ils, lorsque c'est moi qui leur parle de moi, que je dis vrai, puisque pas un homme ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui (
1Co 2,11)? Mais qu'ils vous écoutent parler d'eux-mêmes, ils ne pourront dire: Le Seigneur a menti. Qu'est-ce en effet que vous écouter, sinon se connaître? Et (452) qui nierait ce qu'il sait ainsi, ne mentirait-il pas à lui-même? Mais comme entre ceux qu'elle unit des liens de sa fraternité, la charité croit tout (1Co 13,7); je me confesse à vous, Seigneur, de sorte que les autres m'entendent. Je ne puis leur démontrer la vérité de ma confession, et toutefois ceux dont la charité ouvre les oreilles croient à ma parole.

4. Cependant, ô Médecin intérieur, montrez-moi bien l'utilité de ce que je vais faire. Car la confession de mes iniquités passées, que vous avez remises et couvertes (Ps 31,1) pour béatifier en vous cette âme transformée par la foi et par votre sacrement, peut ranimer les coeurs contre l'engourdissement et le: Je ne puis! du désespoir; les éveiller à l'amour de votre miséricorde, aux douceurs de votre grâce, cette force des faibles à qui elle a révélé leur faiblesse! Et pour les justes, c'est une consolation d'entendre les péchés de ceux qui en sont affranchis, non pour ces péchés eux-mêmes, mais parce qu'ils ont été et ne sont plus.Mais de quel fruit, Seigneur mon Dieu, à qui chaque jour se confesse ma conscience, plus assurée en l'espoir de votre miséricorde qu'en son innocence; de quel fruit est-il donc, je vous le demande, que par ces lignes je confesse aux hommes devant vous, non ce que j'ai été, mais ce que je suis aujourd'hui? Quant au passé, j'en ai reconnu et signalé l'avantage. Et maintenant beaucoup de ceux qui me connaissent ou ne me connaissent pas, qui m'ont entendu ou bien ont entendu parler de moi, désirent savoir ce qu'il en est au temps même de ces confessions; ils n'ont pas l'oreille à mon coeur où je suis tel que je suis; ils veulent donc m'entendre avouer ce que je puis être au fond de moi-même où l'oeil, ni l'oreille, ni l'intelligence ne peuvent pénétrer. Ils sont prêts à me croire sans plus de preuve; la charité, qui les sanctifie, leur dit que je ne mens pas en leur parlant de moi, et c'est elle en eux qui me donne créance.


CHAPITRE IV. QUEL FRUIT IL ESPÈRE DE CETTE CONFESSION.

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5. Mais dans quel intérêt le désirent-ils? Veulent-ils se réjouir avec moi en apprenant combien l'impulsion de votre grâce m'a rapproché de vous, et sachant combien je suis retardé par le poids de moi-même, prier pour moi? A ceux-là je me révélerai. Car il n'est pas d'un faible intérêt, Seigneur mon Dieu, que grâces vous soient rendues par plusieurs à mon sujet, et que vous soyez par plusieurs sollicité pour moi. Que le coeur de mes frères aime en moi ce que vous leur enseignez d'aimable; qu'il plaigne en moi ce que vous leur enseignez à plaindre. Mais ces sentiments, je ne les demande qu'au coeur de mes frères, et non pas à l'étranger,. «non pas au fils de l'étranger dont «la bouche parle le mensonge, dont la main «est une main d'iniquité (
Ps 143,8).» Je ne les demande qu'au coeur fraternel, qui, s'il m'approuve, se réjouit de moi, s'il m'improuve, s'attriste pour moi, et, dans la louange et le blâme, m'aime toujours. C'est à ceux-là que je veux me dévoiler qu'ils respirent à la vue de mes biens, qu'ils soupirent à la vue de mes maux. Mes biens sont votre ouvrage et vos dons; mes maux sont mes crimes et votre justice. Qu'ils respirent là, qu'ils soupirent ici! Que les hymnes, que les larmes s'élèvent en votre présence de ces âmes fraternelles, vos vivants encensoirs (Ap 8,3)! Et vous, Seigneur, touché des parfums de votre temple saint, «ayez pitié de moi, selon a grandeur de votre miséricorde (Ps 50,1),» pour la gloire de votre nom; poursuivez votre oeuvre; consommez mes imperfections.

6. Voilà le fruit de ma confession présente, c'est l'aveu même, non plus en présence de vous seul, dans le secret de la joie qui appréhende et de la tristesse qui espère (Ph 2,12), mais publié à la face des enfants des hommes, associés à ma foi et à mon allégresse, hôtes comme moi de la mortalité, citoyens de ma cité, voyageurs comme moi, prédécesseurs, successeurs et compagnons de mon pèlerinage. Ceux-là sont vos serviteurs, mes frères, que vous avez faits vos fils; mes maîtres, que vous m'avez commandé de servir, si je veux vivre de vous avec vous. Et votre Verbe ne s'est pas contenté d'enseigner comme précepteur, il a pris les devants comme guide. Et je l'imite d'action et de parole, je l'imite sous vos ailes, à travers de grands périls. Mais sous ce voile protecteur mon âme vous est soumise, et mon infirmité vous est connue. Je ne suis qu'un petit enfant, mais j'ai un Père qui vit toujours; j'ai un tuteur puissant. Et celui-là même m'a donné la vie, qui me prend sous sa tutelle; et celui-là, c'est vous, ô mon tout-bien! ô tout-puissant! qui êtes avec moi dès avant que je sois avec vous! Je révélerai donc à ceux que vous m'ordonnez de servir, ce que je suis aujourd'hui, ce peu que je suis encore. «Mais je ne me juge pas (1Co 4,3).»Qu'on m'écoute dans l'esprit où je parle.

CHAPITRE V. L'HOMME NE SE CONNAIT PAS ENTIÈREMENT LUI-MÊME.

1005 7. C'est vous, Seigneur, qui êtes mon juge, parce que, u bien que nul homme ne sache «rien de l'homme que l'esprit de l'homme «qui est en lui (1Co 2,11),» cependant il est quelque chose de l'homme que ne sait pas même l'esprit de l'homme qui est en lui. Mais vous savez tout de lui, Seigneur, qui l'avez fait. Et moi, qui m'abaisse sous votre regard, qui ne vois en moi que terre et que cendre, je sais pourtant de vous une chose que j'ignore de moi. Et certes, ne vous voyant pas encore face à face, mais eu énigme et au miroir (1Co 13,12), dans cet exil, errant loin de vous, plus présent à moi-même qu'à vous, je sais néanmoins que vous êtes inviolable, et j'ignore à quelles tentations je suis ou ne suis pas capable de résister. Et j'ai l'espérance que, fidèle comme vous l'êtes, ne permettant pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, vous nous donnez la puissance de sortir vainqueurs de la tentation, afin que vous puissiez persévérer (1Co 10,13). Je confesserai donc, de moi, ce que je sais, et aussi ce que j'ignore. Car ce que je connais de moi, je le connais à votre lumière, et ce que j'ignore de moi, je l'ignore jusqu'à ce que votre face change mes ténèbres en midi (Is 58,10).


CHAPITRE VI. CE QU'IL SAIT AVEC CERTITUDE, C'EST QU'IL AIME DIEU.

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8. Ce que je sais, de toute la certitude de la conscience, Seigneur, c'est que je vous aime. Vous avez percé mon coeur de votre parole, et à l'instant je vous aimai. Le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent ne me disent-ils pas aussi de toutes parts qu'il faut que je vous aime? Et ils ne cessent de le dire aux hommes, «afin qu'ils demeurent sans excuse (
Rm 1,20).» Mais le langage de votre miséricorde est plus intérieur en celui dont vous daignez avoir pitié, et à qui il vous plaît de faire grâce (Rm 9,15); autrement le ciel et la terre racontent vos louanges à des sourds. Qu'aimé-je donc en vous aimant? Ce n'est point la beauté selon l'étendue, ni la gloire selon le temps, ni l'éclat de cette lumière amie à nos yeux, ni les douces mélodies du chant, ni la suave odorance des fleurs et des parfums, ni la manne, ni le miel, ni les délices de la volupté. Ce n'est pas là ce que j'aime en aimant mon Dieu, et pourtant j'aime une lumière, une mélodie, une odeur, un aliment, une volupté, en aimant mon Dieu; cette lumière, cette mélodie, cette odeur, cet aliment, cette volupté, suivant l'homme intérieur; lumière, harmonie, senteur, saveur, amour de l'âme, qui défient les limites de l'étendue, et les mesures du temps, et le souffle des vents, et la dent de la faim, et le dégoût de la jouissance, Voilà ce que j'aime en aimant mon Dieu.

9. Et qu'est-ce enfin? J'ai interrogé la terre, et elle m'a dit: «Ce n'est pas moi.» Et tout ce qu'elle porte m'a fait même aveu. J'ai interrogé la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux, et ils ont répondu: «Nous ne sommes pas ton Dieu; cherche au-dessus de nous.» J'ai interrogé les vents, et l'air avec ses habitants m'a dit de toutes parts: «Anaximènes se trompe; je ne suis pas Dieu.» J'interroge le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils me répondent: «Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches.» Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes de mes sens: «Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l'êtes pas; dites-moi de lui quelque chose.» Et ils me crient d'une voix éclatante: «C'est lui qui nous a faits (Ps 109,3).»
La voix seule de mon désir interrogeait les créatures, et leur seule beauté était leur réponse. Et je me retournai vers moi-même, et je me suis dit: Et toi, qu'es-tu? Et j'ai répondu: «Homme.» Et deux êtres sont sous mon obéissance; l'un extérieur, le corps; l'autre en moi et caché, l'âme. Auquel devais-je plutôt demander mon Dieu, vainement cherché, à travers le voile de mon corps, depuis la terre jusqu'au ciel, aussi loin que je puisse lancer en émissaires les rayons de mes yeux? (454) Il valait mieux consulter l'être intérieur, car tous les envoyés des corps s'adressaient au tribunal de ce juge secret des réponses du ciel et de la terre et des créatures qui s'écriaient Nous ne sommes pas Dieu, mais son ouvrage. L'homme intérieur se sert de l'autre comme instrument de sa connaissance externe; moi, cet homme intérieur, moi esprit, j'ai cette connaissance par le sens corporel. J'ai demandé mon Dieu à l'univers, et il m'a répondu: Je ne suis pas Dieu, je suis son oeuvre.

10. Mais l'univers n'offre-t-il pas même apparence à quiconque jouit de l'intégrité de ses sens? Pourquoi donc ne tient-il pas à tous même langage? Animaux grands et petits le voient, sans pouvoir l'interroger, en l'absence d'une raison maîtresse qui préside aux rapports des sens. Les hommes ont ce pouvoir afin que les grandeurs invisibles de Dieu soient aperçues par l'intelligence de ses ouvrages (Rm 1,20). Mais ils cèdent à l'amour des créatures; et, devenus leurs esclaves, ils ne peuvent plus être leurs juges. Et elles ne répondent qu'à ceux qui les interrogent comme juges; et ce n'est point que leur langage, ou plutôt leur nature, varie, si l'un ne fait que voir, si l'autre, en voyant, interroge; mais dans leur apparente constance, muettes pour celui-ci, elles parlent à celui-là, ou plutôt elles parlent à tous, mais elles ne sont entendues que des hommes qui confrontent ces dispositions sensibles avec le témoignage intérieur de la vérité. Car la Vérité me dit: Ton Dieu n'est ni le ciel, ni la terre, ni tout autre corps. Et leur nature même dit aux yeux: Toute grandeur corporelle est moindre en sa partie qu'en son tout. Et tu es supérieure à tout cela; c'est à toi que je parle, ô mon âme, puisque tu donnes à ton corps cette vie végétative, que nul corps ne donne à un autre. Mais ton Dieu est la vie même de la vie.


Augustin, Confessions 909