Augustin acc. évangélistes 312

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CHAPITRE 12,DU PARTAGE DES VÊTEMENTS.

39. "Or, dit saint Matthieu, après qu'ils l'eurent crucifié, ils partagèrent ses vêtements au moyen du sort, et s'étant assis, ils le gardaient (3). Et le crucifiant, dit saint Mc ils partagèrent ses vêtements et firent la part à chacun au moyen du sort (4). - Ils partagèrent ses vêtements, dit saint Lc et les tirèrent au sort, et le peuple les regardait (5)." Ce fait ne nous est raconté que brièvement par ces trois évangélistes; saint Jean est plus explicite: "Après, dit-il, qu'ils l'eurent crucifié, les soldats prirent ses vêtements et en firent quatre parts, une pour chacun

1 Mt 27,33-34. - 2 Mc 15,23. - 3 Mt 27,36. - Mc 15,24. - 5 Lc 23,34-35.

d'eux, Ils prirent aussi la tunique; mais comme elle était sans couture et d'un seul tissu du haut en bas, ils se dirent entre eux: Ne la divisons pas, mais tirons au sort à qui de nous l'aura. C'est ainsi que s'accomplit la parole de l'Écriture: Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort (1)."


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CHAPITRE 13,DE L'HEURE DE LA PASSION.


40. "Ils mirent aussi sur sa tête, dit saint Matthieu, la cause écrite de sa condamnation: Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs (2)." Saint Mc immédiatement après avoir parlé du partage des vêtements, ajoute: "Or, on était à la troisième heure et ils le crucifièrent (3)." A moins de s'exposer à une grave erreur, on doit étudier ce texte avec une attention sérieuse. En effet, certains auteurs veulent que ce soit à la troisième heure que Jésus ait été crucifié; et comme les ténèbres se répandirent sur la terre depuis la sixième jusqu'à .la neuvième, trois heures se seraient écoulées depuis le crucifiement jusqu'à la diffusion des ténèbres. On pourrait, à la rigueur, adopter cette opinion, si saint Jean ne disait formellement qu'à la sixième heure Pilate s'assit sur son tribunal, dans le lieu appelé Lithostrotos, en hébreu Gabbatha. Voici ses paroles: "Or, on était à la veille de Pâque, vers la sixième heure, et Pilate dit aux Juifs: Voilà votre ro1,Et les Juifs s'écriaient: Enlève, enlève-le, crucifie-le. Pilate leur dit . Que je crucifie votre roi? Les pontifes répondirent: Nous n'avons pas d'autre roi que César. Alors il le leur livra pour le crucifier (4)." Si donc c'est à la sixième heure que Pilate, assis sur son tribunal, livra Jésus-Christ aux Juifs pour le crucifier, comment le Sauveur a-t-il pu être crucifié à la troisième heure, comme l'ont pensé quelques auteurs, en s'appuyant sur un texte mal compris, de l'évangéliste saint Marc?

41. Voyons d'abord à quelle heure le crucifiement a pu avoir lieu; ensuite nous dirons pourquoi saint Mc le met à la troisième heure. Il était environ la sixième heure, quand Pilate assis sur son tribunal prononça la sentence. On dit qu'il était environ la sixième heure, c'est-à-dire que la cinquième était passée et la sixième seulement commencée. Jamais les écrivains sacrés

1 Jn 19,23-24. - 2 Mt 27,37. - 3 Mc 15,25. - 4 Jn 19,13-16

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ne diraient cinq heures et un quart, cinq heures et trois quarts, cinq heures et demie; ces expressions ou autres semblables sont contraires au style de l'Écriture, qui prend toujours la partie pour le tout, spécialement quand il s'agit des divisons du temPs C'est ainsi qu'en saint Luc nous lisons que le Sauveur gravit la montagne environ huit jours après (1), tandis que saint Matthieu et saint Mc nous disent que ce fut six jours après (2). Remarquons ensuite que saint Jean atténue, autant que possible, son expression: car il ne dit pas: à la sixième heure, mais: "Vers la sixième heure." S'il n'eût pas mis cette restriction et qu'il se fût contenté de dire: A la sixième heure, nous pourrions conclure, d'après le langage ordinaire de l'Ecriture, qu'il a pris le tout pour la partie, en sorte que ce fût après la cinquième heure écoulée et la sixième commencée qu'eut lieu le crucifiement du Seigneur et qu'aussitôt la sixième heure achevée, quand Jésus fut suspendu à la croix; les ténèbres dont parlent saint Matthieu saint Mc et saint Lc couvrirent la face de la terre (3).

42. Examinons maintenant pourquoi saint Mc après avoir raconté le partage des vêtements par la voie du sort, ajoute: "C'était la troisième heure et il le crucifièrent." Il venait déjà de dire: "Et ceux qui le crucifiaient partagèrent ses vêtements (4)." Les autres évangélistes remarquent également que ce fut après le crucifiement que les bourreaux se partagèrent les vêtements. Si donc saint Mc eût voulu préciser l'heure où tout cela se passait, il se serait contenté de dire: "Or il était alors la troisième heure." Pourquoi ajoute-t-il: "Et ils le crucifièrent?" Ne voulait-il pas, par une sorte de récapitulation, alors surtout que l'on savait fort bien, dans toute l'Eglise, à quelle heure Jésus avait été suspendu à la croix, dissiper d'avance jusqu'à l'ombre même de toute erreur et réfuter jusqu'aux plus faibles apparences du mensonge? A savait que ce ne furent pas les Juifs, mais les soldats qui en réalité suspendirent Jésus-Christ à la croix, comme l'atteste saint Jean; mais il a voulu prouver que les véritables bourreaux furent plutôt ceux qui demandèrent à grands cris la mort et le crucifiement, que ceux qui par les devoirs de leur état préfèrent leur ministère à cette oeuvre coupable. Ce fut donc à la troisième heure que les Juifs demandèrent le crucifiement,

1 Lc 9,28. - 2 Mt 17,1 Mc 9,1-3 Mt 27,45 Mc 15,33 Lc 23,44. - 4 Mc 15,24.

et dès ce moment ce crime était moralement accompli; d'autant plus qu'ils ne voulaient pas paraître tremper eux-mêmes dans cette affaire, et que ce fut dans le but de se justifier de toute apparence de complicité qu'ils remirent le Sauveur entre les mains de Pilate. Saint Jean est formel à ce sujet; voici ses paroles: "Quelle accusation présentez-vous contre cet homme? Ils répondirent: Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. Pilate leur dit: Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre lo1,Les Juifs répliquèrent: il ne nous est permis d'ôter la vie à une personne (1)." Le crime qu'ils ne voulaient pas paraître avoir commis eux-mêmes, saint Mc nous dit qu'ils l'avaient commis dès la troisième heure; et, en effet, c'est justice de dire que le véritable meurtrier du Sauveur ce fut la langue des Juifs et non la main des soldats.

43. Maintenant dira-t-on que ce ne fut pas à la troisième heure que les Juifs commencèrent à vociférer leur cris de mort? Ce serait pousser la haine contre l'Évangile jusqu'à la folie, à moins qu'on puisse découvrir une autre solution. Car on n'est pas en mesure de prouver qu'il n'était pas alors la troisième heure; d'où il suit qu'il est plus sage de croire à la parole véridique d'un évangéliste qu'aux interprétations contentieuses des hommes. Comment me prouver, dis-tu, qu'on était à la troisième heure? Je réponds: c'est parce que je crois à la parole des évangélistes; si lu y crois aussi, montre-moi qu'il a pu se faire que le Sauveur fut crucifié à la sixième et à la troisième heure. Quant à la sixième, saint Jean ne nous laisse pas l'ombre d'un doute à ce sujet; quant à la troisième, elle est fixée par saint Mc Si tu acceptes ces deux témoignages, montre-moi comment ils peuvent être vrais l'un et l'autre, et alors je me renferme dans un heureux silence. Ce que j'aime, en effet, ce n'est pas mon opinion, mais la véracité de l'Évangile. Je souhaite, du resté, que l'on trouve plusieurs solutions à cette question; mais, jusqu'à ce qu'elles soient découvertes, sache te contenter avec moi de celle que je te présente. A défaut d'autres, elle suffit abondamment; nous choisirons quand nous en aurons trouvé plusieurs, seulement ne, conclus pas qu'aucun des quatre évangélistes puisse être convaincu de mensonge, ou même d'erreur; il jouit d'une autorité trop sainte et trop élevée.

1 Jn 18,29-31.

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44. Mais, dira-t-on encore, ma conviction n'est pas suffisamment établie; au sujet de cette troisième heure. En effet saint Mc nous dit bien: "Pilate répondant leur dit: Que voulez-vous donc que je fasse au roi des Juifs? Ils s'écrièrent de nouveau: Crucifie-le;" mais après ces paroles l'évangéliste ne met et ne suppose aucun intervalle dans sa narration, et immédiatement il arrive à la condamnation prononcée par Pilate; "à la sixième heure," dit saint Jean. Avant de poser cette objection, on ne doit pas oublier que les évangélistes ont omis beaucoup de détails intermédiaires qui ont dû se produire pendant que Pilate cherchait, par tous les moyens possibles, à soustraire Jésus à la fureur des Juifs. Ecoutons saint Matthieu: "Pilate leur dit: Que ferai-je donc de Jésus, qui est appelé le Christ? Tous de se récrier: Qu'il soit crucifié." Il était alors, selon nous, la troisième heure. Il continue: "Pilate voyant qu'il n'obtenait rien, et qu'au contraire le tumulte allait toujours croissant." Il est bien facile d'admettre que pendant ces efforts tentés par Pilate pour délivrer le Sauveur et pendant le tumulte soulevé par l'insistance des Juifs, il se passa un intervalle d'environ.deux heures, et que la sixième était commencée avant que Pilate eût livré le Seigneur, et que les ténèbres se fussent répandues sur la terre.. Quant à ce fait raconté par saint Matthieu: "Pilate était assis sur son tribunal et voici que sa femme lui envoie dire: Ne te mêle pas des affaires de ce juste, car aujourd'hui, en songe, j'ai été violemment tourmentée à son sujet (1)," il est certain que lorsque ceci se passa, Pilate était pour la seconde fois assis sur son tribunal; mais saint Matthieu se rappelant ce qu'il avait dit de l'épouse de Pilate, mêla cet événement à son texte, afin de montrer pourquoi le gouverneur s'obstinait à ne point livrer Jésus entre les mains des Juifs.

45. Saint Lc après ces paroles de Pilate: "Je le corrigerai et le délivrerai," ajoute que la foule tout entière s'écria: "Fais-le disparaître et remets-nous Barabbas." Mais peut-être que jusque-là ils n'avaient pas encore dit: "Crucifie-le." D'après le même écrivain sacré, "Pilate leur parla de nouveau dans le but de délivrer Jésus; mais ils criaient: Crucifie, crucifie- le." C'était à la troisième heure. Enfin ajoute encore saint Luc: "Pilate leur parla une troisième fois et leur dit: Quel mal a-t-il donc fait? je ne trouve en lui aucun crime qui mérite la mort; je le

1 Mt 27,22-29.

corrigerai donc et le renverra1,Mais alors ils poussaient des cris plus effroyables, demandant qu'il fut crucifié, et leurs vociférations augmentaient (1)." Cela suffit pour nous donner une idée de la grandeur du tumulte. Combien de temps s'écoula-t-il ensuite avant ces mots répétés pour la troisième fois: "Quel mal a-t-il donc fait?" On peut le supposer aussi long que le demande la découverte de la vérité. Enfin ces instances à grands cris, ces vociférations toujours croissantes, quel motif leur donner, si ce n'est la résolution où ils voyaient Pilate de ne pas leur livrer le Sauveur? Puisque telle était la disposition de Pilate, il est évident qu'il ne dut pas céder si promptement et que deux heures, et peut-être plus, se passèrent dans ces hésitations.

46. Interroge encore saint Jean et vois à quelles hésitations Pilate se trouvait en proie et quelle répulsion il éprouvait pour le honteux ministère qu'on voulait lui faire remplir. Quoiqu'il ne dise pas tout ce qui a dû se dire et se passer, pendant deux heures et le commencement de la sixième, cet évangéliste est beaucoup plus explicite que les autres. Ainsi Jésus nous est montré victime de la flagellation, revêtu d'un manteau dérisoire, le jouet de railleries et de moqueries infâmes, ( je pense que Pilate ne permit toutes ces indignités que pour calmer la fureur des Juifs et soustraire Jésus à la mort). Après ces détails, saint Jean continue: "Pilate sortit de nouveau et dit aux Juifs: Voici que je vous l'amène, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime. Jésus sortit donc portant la couronne d'épines et le vêtement de pourpre. Et Pilate leur dit: Voilà l'homme;" il espérait que son aspect ignominieux calmerait leur fureur. L'Evangile continue: "En le voyant, les pontifes et les ministres s'écrièrent: Crucifie, crucifie-le." Nous avons dit qu'il était alors la troisième heure. Remarquez ce qui suit: "Pilate leur dit: Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez; car pour moi je ne le trouve coupable d'aucun crime. Les Juifs lui répondirent; Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait le Fils de Dieu. En entendant cette parole, Pilate fut saisit d'une crainte plus violente; rentrant donc de nouveau dans le prétoire il dit à Jésus: Tu ne me réponds pas? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te crucifier, comme aussi de te délivrer? Jésus lui répondit: Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait été

1 Lc 23,16-23.

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donné d'en haut. Voilà pourquoi celui qui m'a livré entre tes mains est coupable d'un plus grand crime. Et Pilate n'en chercha que davantage l'occasion de le délivrer." Puisque telle était la disposition de Pilate, combien de temps, pensons-nous, ne dut pas se passer dans un échange de propositions de la part de Pilate et de refus de la part des Juifs, jusqu'à ce qu'enfin le gouverneur fut vaincu par leurs protestations et crut devoir céder? Nous lisons ensuite: "Les Juifs s'écriaient: Si tu le renvoies, tu es pas l'ami de César, car quiconque se fait roi est l'ennemi de César. En entendant ces paroles, Pilate fit sortir Jésus, et s'assit sur son tribunal, dans un lieu appelé Lithostrotos, en hébreu Gabbatha. On était à la veille de Pâque, vers la sixième heure." Ainsi, depuis le moment où pour la première fois les Juifs crièrent: "Crucifie-le," jusqu'à celui où Pilate s'assit sur son tribunal, deux heures se passèrent, en hésitation de la part de Pilate, et en tumulte de la part des Juifs; la cinquième heure était écoulée et la sixième commencée. "Pilate dit donc aux Juifs: Voici votre ro1,Ils s'écriaient: Enlève-le crucifie-le." Et cependant Pilate jusque là assez insensible à la crainte de la calomnie persistait dans son refus. En effet, c'est alors qu'il reçut le message de sa femme. Saint Matthieu a anticipé sur le moment précis de ce fait, qui ne nous est raconté que par lui et qu'il a glissé dans sa narration à l'endroit qui lui a paru le plus convenable. Faisant donc un dernier effort, Pilate dit aux Juifs: "Que je crucifie votre roi? Les pontifes répondirent: Nous n'avons d'autre roi que César. C'est alors qu'il le leur livra pour le crucifier (1)." Pendant que Jésus monte au calvaire, pendant qu'il est crucifié avec les deux larrons, que ses vêtements sont partagés, que sa robe est tirée au sort, et qu'il est couvert d'ignominies, car les ignominies se mêlaient à ses autres souffrances, la sixième heure se passa, et les ténèbres, dont parlent saint Matthieu, saint Mc et saint Lc se répandirent sur toute la terre.

47. Arrière donc toute obstination impie; croyons que Notre-Seigneur Jésus-Christ a été crucifié à la troisième heure par la langue des Juifs et à la sixième parla main des soldats. En effet, grâce au tumulte de la foule et aux hésitations cruelles de Pilate, deux heures et plus s'écoulèrent depuis

1 Jn 19,4-16

le premier cri: "Crucifie-le." Saint Mc qui se distingue par une extrême concision, a voulu en quelques mots nous faire connaître la volonté de Pilate et ses efforts pour délivrer le Sauveur. Après avoir dit: "Ils crièrent de nouveau: Crucitie-le;" quand ils avaient déjà crié pour qu'on leur remit Barrabas, il ajoute: "Pilate leur disait: Quel mal a-t-il donc fait (1)?" Ces quelques paroles résument tout ce qui s'est fait. Et pour nous faire mieux comprendre sa pensée, au lieu de la formule: Pilate leur dit, il s'exprime ainsi: "Pilate leur disait: Quel mal a-t-il donc fait?" Ces mots: Pilate leur dit, laisseraient croire qu'il ne parla qu'une fois, tandis que ceux-ci: "Il leur disait," pour peu qu'on veuille les comprendre, nous laissent voir que cet échange de paroles a duré jusqu'au commencement de la sixième heure. Rappelons-nous donc la brièveté du récit de saint Mc en comparaison de celui de saint Matthieu; la brièveté du récit de saint Matthieu, en comparaison de celui de saint Lc et enfin la brièveté du récit de saint Lc en comparaison de celui de saint Jn quand surtout chacun de ces évangélistes raconte des circonstances que les autres passent sous silence. Et le récit même de saint Jn qu'il est concis en comparaison de ce qui s'est passé et du temps qu'il a fallu à ces événements pour se dérouler! A moins donc de faire preuve de folie ou d'aveuglement, il faut admettre que deux heures et plus ont pu s'écouler pendant cet intervalle.

48. Prétendre que saint Mc aurait pu, s'il en était ainsi, assurer qu'il était trois heures quand il était trois heures et que les Juifs demandaient à grands cris le crucifiement, et rapporter que le Sauveur fut crucifié par eux dans ce moment-là même, n'est-ce pas imposer trop orgueilleusement des lois aux historiens de la vérité? Pourquoi ne pas dire que si on racontait soi-même ces événements, tous les autres devraient les raconter dans le même ordre et de la même manière? Celui qui en serait là, daignera du moins soumettre sa manière devoir à celle de saint Mc qui a cru devoir placer chaque fait à la place qui lui était désignée par l'inspiration divine. Le souvenir des écrivains sacrés n'est-il pas soumis à l'impulsion de Celui qui, d'après le témoignage de l'Ecriture, gouverne à son gré l'Océan? La mémoire, en effet, est une

1 Mc 15,13-14.

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faculté qui flotte de pensées en pensées, et il n'est au pouvoir de personne d'en rappeler les souvenirs comme et quand il le veut. Si donc il est vrai de dire que ces écrivains,;aussi saints que véridiques, se sont entièrement abandonnés dans le récit de leurs souvenirs, à l'action toute puissante de Dieu, pour qui le hasard n'est rien; est-ce à un homme encore exilé et si éloigné du regard de Dieu, de soutenir que tel fait devait être placé dans tel ordre, quand on ignore pourquoi Dieu a voulu le placer dans tel autre? Si, "dit saint Paul, notre Evangile est voilé, il ne l'est que pour ceux qui périssent ." Après ces mots: "Pour les uns nous sommes une odeur de vie pour la vie, et pour les autres une odeur de mort pour la mort," il ajoute aussitôt: "Mais qui est capable de le comprendre (1)?" c'est-à-dire: qui est capable de comprendre avec quelle justice tout cela s'opère? Le Seigneur exprime la même pensée: "Je suis venu afin que ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (2)?" Telle est, en effet,la profondeur des richesses de la science et de la sagesse divines, que le Tout-Puissant tire d'une seule et même masse des vases d'honneur et des vases d'ignominie; et puis n'a-t-il pas été dit à la chair et au sang: "O homme qui es-tu pour oser répondre à Dieu (3)?" Qui donc en ce point comme en tout autre connaît la pensée de Dieu; qui a été son conseiller (4), quand il dirigeait le coeur et les souvenirs des évangélistes, quand il les couronnait, au faite de l'Eglise, d'une autorité si sublime, que ce qui peut paraître en eux contradictoire, fait tomber les uns dans l'aveuglement, et les livre justement aux horreurs de la concupiscence du coeur et du sens réprouvé (5); et détermine les autres à réformer leur manière de voir, comme le vent de la justice mystérieuse du Tout-Puissant? Aussi un prophète dit-il au Seigneur: "Vos pensées sont devenues trop profondes; l'homme imprudent ne les connaîtra pas et l'insensé n'y pourra rien comprendre (6)."

49. Ceux qui liront ces lignes tracées par moi, avec l'aide du Tout-Puissant, et dont j'ai reconnu l'à propos en cet endroit, je les prie de les rappeler à leur souvenir dans toutes les difficultés de ce genre, afin de m'en épargner la répétition. Si donc on étudie ce passage de l'évangile, sans aucun parti pris d'impiété, on

1 2Co 2,16. - 2 Jn 9,39. - 3 Rm 9,21-20. - 4 Rm 11,33-34. - 5 Rm 1,21-28. - 6 Rm 6,7

comprendra facilement qu'en y mentionnant la troisième heure, saint Mc a voulu qu'on se souvint de l'heure précise à laquelle les Juifs ont crucifié le Sauveur, eux qui voulaient rejeter la honte de ce crime sur les Romains, sur leurs princes ou sur leurs soldats. Nous lisons: "Ils le crucifièrent, partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort pour savoir à qui ils appartiendraient." De qui est-il question dans cet endroit? N'est-ce pas des soldats, comme saint Jean le déclare formellement? Afin donc de faire retomber, non pas sur les soldats, mais sur les Juifs, la pensée d'un si grand crime, saint Mc écrit ces paroles: "Il était la troisième heure et ils le crucifièrent." Comment ne pas voir alors que les auteurs véritables dû crucifiement, ce sont ceux qui l'ont réclamé à la troisième heure par leurs vociférations multipliées et non les soldats qui n'ont accompli le crime qu'à la sixième heure

50. Dans ces paroles de saint Jean: "On était à la veille de Pâque, à la sixième heure," quelques auteurs ont voulu voir la troisième heure, celle à laquelle Pilate s'assit sur son tribunal. Dans cette opinion le crucifiement aurait eu lieu à l'expiration de la troisième heure; trois heures se seraient écoulées pendant que Jésus était suspendu à la croix, après quoi il rendit le dernier soupir; de cette manière ce ne serait qu'à partir de l'heure de sa mort, ou la sixième heure, jusqu'à la neuvième, que les ténèbres couvrirent toute la face de la terre. Voici comment ils appuient leur système. Ce jour qui était suivi du sabbat était la veille de la Pâque des Juifs, parce que les Azymes commençaient à ce sabbat. Or, la Pâque véritable, non pas celle des Juifs, mais des chrétiens, celle qui s'accomplissait dans la passion du Sauveur, avait déjà commencé sa préparation ou sa vigile, à partir de la neuvième heure de la nuit, puisque c'est à partir de ce moment que les Juifs se sont préparés à immoler le Sauveur. Et en effet, le mot parasceve, que nous traduisons par la veille, signifie préparation. Dès lors, à partir de la neuvième heure de la nuit jusqu'au crucifiement, on arrive à la sixième heure de la préparation selon saint Jn et à la troisième heure du jour selon saint Mc Il suit de là que la troisième heure dont parle saint Mc sous forme de récapitulation, ne l'ut pas celle où les Juifs crièrent. "Crucifie, crucifie-le;" il appelle troisième heure celle où Jésus fut attaché à la croiX,
Quel fidèle n'adopterait pas cette solution, si (227) quelque chose nous faisait clairement comprendre que c'est à la neuvième heure de la nuit que commença la préparation de notre Pâque, c'est-à-dire la préparation de la mort de Jésus-Christ? Dirons-nous que cette préparation commença au moment où Jésus fut garrotté par les Juifs? Mais on n'était alors qu'à la première partie de la nuit? Est-ce quand le Sauveur fut conduit à la maison de Caïphe, où il rendit témoignage en présence du prince des prêtres? Mais le coq n'avait pas encore chanté, et c'est au moment où il chantait que Pierre renia son Maître? Est-ce quand Jésus fut traduit devant Pilate? Nous savons par l'Ecriture que cette tradition ne se fit que le matin. Il ne nous reste donc plus qu'à voir le commencement de la préparationde la Pâque ou de la mort de Jésus-Christ, dans ce cri lancé par les princes des prêtres: "Il est digne de mort." Cette exclamation se trouve à la fois en saint Mc et en saint Matthieu (1); ce qu'ils racontent du reniement de saint Pierre n'est qu'une récapitulation de ce qui avait été fait auparavant. En effet rien n'empêche de conclure qu'il pouvait être la neuvième heure de la nuit, quand les Juifs, comme je l'ai dit, demandèrent la mort du Sauveur; depuis ce moment jusqu'à celui où Pilate s'assit sur son tribunal, il s'écoula environ six heures, non pas du jour mais de la préparation à l'immolation du Sauveur ou à la véritable Pâque; cette sixième heure, qui correspondait à la troisième heure du jour, était écoulée quand le Sauveur fut suspendu à la croi10,Quelle que soit donc l'opinion qu'on embrasse, soit cette dernière, soit celle qui voit dans la troisième heure de saint Mc l'heure à laquelle les Juifs demandèrent le crucifiement de Jésus-Christ, et méritèrent ainsi d'être regardés comme les véritables auteurs du crime, plutôt que les soldats qui l'exécutèrent de leurs propres mains; comme nous l'avons vu, ce fut plutôt le Centurion qui s'approcha du Sauveur, que les amis qu'il avait envoyés à sa rencontre (2); il nous semble avoir résolu suffisamment cette question de l'heure de la passion, question qui soulève l'arrogance des raisonneurs orgueilleux et trouble l'ignorance des faibles.

1 Mt 26,66 Mc 14,64. - 2 Voir ci-des. Lv 2,ch. 20.

314

CHAPITRE 14,DES DEUX LARRONS CRUCIFIÉS AVEC JÉSUS.

51. Saint Matthieu continue: "Alors furent crucifiés avec lui deux larrons, l'un à droite, l'autre à gauche (1)." Saint Mc et saint Luc rapportent le même fait (2). Saint Jeanne laisse aucun doute sur ce point, quoiqu'il ne donne pas aux crucifiés le nom de voleurs; voici ses paroles: "Et avec lui deux autres, l'un d'un côté et l'autre de l'autre, et Jésus au milieu (3)." On ne pourrait voir de contradiction que si saint Jean désignait comme innocents ceux que les autres évangélistes flétrissent du nom de voleurs.

315

CHAPITRE 15,BLASPHÈMES VOMIS CONTRE JÉSUS EN CROIX,


52. Saint Matthieu raconte: "Les passants le blasphémaient et disaient en branlant la tête: Toi qui détruis le temple, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même; si tu es le Fils de Dieu, descends de la croiX," Saint Mc s'exprime à peu près dans les mêmes termes. Saint Matthieu continue: "En même temps les princes des prêtres, les scribes et les anciens du peuple raillaient, se disant entre eux: Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même. S'il est le roi d'Israël, qu'il descende de la croix et nous croirons en lui. Il met sa confiance en Dieu; s'il le veut, que Dieu le délivre maintenant, lui qui a dit: Je suis le Fils de Dieu (4)." Saint Mc et saint Lc sans employer les mêmes termes expriment la même idée, l'un omettant ce que l'autre rapporte (5). Quant aux princes des prêtres qui insultèrent Jésus crucifié, nous les trouvons signalés dans ces, deux évangélistes, quoique d'une manière différente saint Mc ne parle pas des anciens; saint Luc parle en général des princes, sans désigner les princes des prêtres en particulier; d'un seul mot il stigmatise aussi tous les principaux de la nation, prêtres, scribes et anciens du peuple.

316

CHAPITRE 16,BLASPHÈMES DES LARRONS.

53. Nous lisons en saint Matthieu: "Les larrons eux-mêmes, qui étaient crucifiés avec lui, "le couvraient d'invectives (6)." Cette circonstance

1 Mt 27,38. - 2 Mc 15,27 Lc 23,33. - 3 Jn 19,18. - 4 Mt 27,39-43. - 5 Mc 15,29-32 Lc 23,35-37. - 6 Mt 27,44.

228

ce est aussi rapportée par saint Mc quoique dans des termes un peu différents. La narration de saint Luc présenterait quelque opposition, si l'on oubliait une manière de parler assez fréquente. "L'un des deux voleurs, attachés comme lui à la croix, dit saint Lc lui adressait ces blasphèmes: Si tu es le Christ, sauve-toi, et nous auss1,Mais l'autre se mit à réprimander son complice et à lui dire: Ni toi, non plus, tu n'as donc aucune crainte de Dieu, toi qui subis la même condamnation. Et encore pour nous c'est justice, car nous n'avons que ce que nous avons mérité; pour lui, il n'a fait aucun mal. Et il disait à Jésus: Seigneur, souvenez-vous de moi, lorsque vous serez entré dans votre royaume. Jésus lui répondit: En vérité, je te le dis, tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis (1)." Saint Matthieu avait dit: "Les voleurs qui étaient crucifiés avec lui, le blasphémaient;" saint Marc: "Et ceux qui étaient crucifiés avec lui, lui adressaient des injures;" comment donc se peut-il que saint Luc nous dise qu'un seul des deux le blasphémait et que l'autre garda le silence et crut en lui? Ne devons-nous pas croire que saint Matthieu et saint Mc dans le but d'abréger le récit, emploient le pluriel pour le singulier? Nous trouvons également, dans l'épître aux Hébreux, cette forme plurielle Ils fermèrent la gueule des lions," quand il n'est question que de Daniel; nous y lisons également: "Ils ont été sciés (2)," quand il ne s'agit que d'Isaïe. Les paroles mises au pluriel par le psalmiste: "Les rois de la terre se sont levés et les princes se sont réunis," etc, se retrouvent au pluriel dans es Actes des Apôtres, quand l'idée exigeait le singulier; car les rois y désignent Hérode, Pilate est désigné par le mot princes (3). Au lieu donc de calomnier l'Evangile, que les païens se rappellent comment leurs auteurs ont fait parler les Phèdre, les Médée et les Clytemnestre, qui auraient du s'exprimer au singulier. Quoi de plus ordinaire, par exemple, que d'entendre dire. à quelqu'un: Les paysans m'insultent, quand il n'y en a qu'un pour l'insulter? Saint Luc serait assurément en contradiction avec les autres en disant qu'un seul voleur lança des blasphèmes, si des paroles des autres auteurs on était forcé de conclure que tous deux blasphémèrent Jésus. Mais il faut remarquer que dans l'un il n'est question que des voleurs, et

1 Lc 23,39-43. - 2 He 11,33-37. - 3 Ps 2,2 Ac 4,26 Ac 4,27.

dans l'autre, de ceux qui étaient crucifiés avec lui, sans addition du mot: "Tous deuX," Sans doute cette formule aurait suffi dans le cas où tous deux auraient réellement blasphémé; mais l'usage a permis aussi d'employer la forme plurielle quoiqu'un seul ait commis ce crime.


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CHAPITRE 17,DU BREUVAGE OFFERT À JÉSUS.

54. Saint Matthieu continue: "Or depuis la sixième heure jusqu'à la neuvième, toute la terre fut couverte de ténèbres (1)." Ce fait nous est également attesté par les deux autres évangélistes (2). Saint Luc explique même la cause de ces ténèbres, c'est-à-dire que le soleil s'obscurcit. Saint Matthieu ajoute: "Vers la neuvième heure Jésus poussa un grand cri en disant: Eli, Eli, lamina, sabactani; ce qui veut dire: Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m'avez-vous abandonné? Quelques-uns de ceux qui étaient là présents, entendant ces paroles, disaient: Voilà qu'il appelle Elie." Saint Mc n'emploie pas exactement les mêmes mots, mais il exprime exactement la même pensée. Saint Matthieu reprend: "Et l'un deux accourant, trempa une éponge dans du vinaigre, la fixa au bout d'un roseau et lui offrait à boire." Saint Mc s'exprime ainsi: "L'un d'entre eux accourant, remplit une éponge de vinaigre, la fixa sur un jonc et lui offrait à boire en disant: Attendons et voyons si Elie viendra le délivrer." Ce n'est pas sur les lèvres de celui qui présentait l'éponge que saint Matthieu met ces paroles, mais sur les lèvres des assistants: "Et les autres disaient: laisse, voyons si Elie viendra le délivrer;" de là nous pouvons conclure que tous ont tenu ce langage. Saint Luc avant de raconter les insultes du voleur rappode cette circonstance du vinaigre: "Ils se raillaient de lui, dit-il, et les soldats s'approchant lui offrirent du vinaigre en disant: Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même (3)." Il voulait ainsi exprimer ce qui avait été dit et fait par les soldats. Peu importe du reste qu'il n'ait pas spécifié que ce vinaigre ne lui fut offert que par un seul soldat; nous avons vu plus haut que la coutume permettait d'employer le pluriel pour le singulier. Saint Jean parle aussi du

1 Mt 27,45-49. - 2 Mc 15,33-36 Lc 23,44-46. - 3 Lc 23,36.

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vinaigre: "Ensuite Jésus sachant que tout le reste était accompli, et voulant accomplir l'Ecriture s'écria: J'ai soif. Et il y avait là un vase plein de vinaigre; aussitôt ils en remplirent une éponge qu'ils fixèrent autour d'une tige d'hyssope et l'approchèrent de sa bouche (1)." Saint Jean rapporte de Jésus cette parole: "J'ai soif," et parle d'un vase rempli de vinaigre; si les autres ont gardé le silence sur ces détails, il n'y a pas là de quoi nous étonner. '


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CHAPITRE 18,DES DERNIÈRES PAROLES DU SAUVEUR.

55. Nous lisons dans saint Matthieu: "Jésus poussant de nouveau un grand cri, rendit l'esprit (2)." Saint Mc dit également: "Jésus ayant jeté un grand cri, expira (3)." Saint Luc nous fait connaître les paroles prononcées par le Sauveur en jetant ce grand cri: "Et jetant un grand cri, Jésus dit: Mon Père je remets mon âme entre vos mains, et en disant ces mots il expira (4)." Saint Jean ne parle pas de ces premières paroles prononcées par Jésus et rapportées par saint Matthieu et par saint Marc: "Eli, Eli;" il omet également ces mots rapportés par saint Luc: "Mon Père, je remets mon âme entre vos mains;" ce cri du reste n'est que celui dont parlent saint Matthieu et saint Mc sans préciser les paroles qui furent prononcées; et pour nous le faire comprendre, saint Luc a eu soin de dire que Jésus prononça ces mots avec un grand cr1,Mais saint Jean est le seul qui nous cite cette parole proférée par le Sauveur après avoir trempé ses lèvres dans le vinaigre: "Tout est consommé." Voici comment s'exprime saint Jean: "Jésus, ayant pris le vinaigre, dit: Tout est consommé, puis il inclina sa tête et rendit l'esprit (5)." C'est après avoir dit: "Tout est consommé" et avant d'incliner la tête, que fut jeté ce grand cri, omis par saint Jn et cité par les trois autres évangélistes. En effet, l'ordre naturel nous indique assez clairement que le Sauveur dut prononcer ce mot: "Tout est consommé," quand se furent accomplies en lui toutes les prophéties dont il était l'objet et dont il attendait l'accomplissement avant de mourir, lui qui mourait quand il le voulait; ce n'est qu'alors que se recommandant à son Père il rendit l'esprit. Mais quel que soit l'ordre que

1 Jn 19,28-29. - 2 Mt 27,50. - 3 Mc 15,37. - 4 Lc 23,46. - 5 Jn 19,30.

l'on croit devoir établir, il faut avant tout se garder avec soin de voir entre les évangélistes la moindre opposition, parce que l'un tait ce que l'autre dit, ou parce que l'un dit ce que l'autre tait.



Augustin acc. évangélistes 312