Augustin, de la foi 3045

CHAPITRE XXIV. LA LIBERTÉ DE LA FOI CHRÉTIENNE NE DOIT PAS COUVRIR COMME D'UN VOILE LA DÉPRAVATION DES FIDÈLES.


3045 45. Veut-on cependant, sans reculer devant une hypothèse aussi fausse que déplorable, prendre le mot loi dans ce passage comme synonyme de foi? On n'a qu'à lire un passage de saint Pierre qui jette sur ce point une clarté irrésistible. Il avait parlé, dans sa première Epître, des fidèles qui pour vivre selon la chair et couvrir leur perversité, abusaient du principe établi dans le nouveau Testament: «Nous ne sommes point les enfants de l'esclave, mais de la femme libre, et nous devons cette liberté à Jésus Christ (1),» et qui, comptant sur le prix infini de ce rachat, faisaient consister la liberté à satisfaire toutes leurs passions, sans réfléchir à ce passage: «Vous êtes appelés à la liberté, mes frères; mais prenez «garde que cette liberté ne vous serve d'occasion pour vivre selon la chair (2),» ni à cette parole de Pierre lui-même: «Vous êtes libres, non pour cacher vos mauvaises actions sous le voilé de la liberté (3).» Il revient sur ce sujet dans sa seconde Epître et parle ainsi de ces chrétiens: «Ce sont des sources taries, des nuées. agitées par des tourbillons, et l'obscurité des ténèbres leur est réservée. Car tenant un langage plein d'orgueil et de vanité, ils amorcent par les passions de la chair et les voluptés sensuelles, ceux qui, peu de temps auparavant, s'étaient séparés des personnes infectées d'erreur, leur promettant la liberté, quoiqu'ils soient eux-mêmes les

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Ga 4,31 - 2 Ga 5,13 - 3 1P 2,16

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esclaves de la corruption. Car quiconque est vaincu devient esclave de son- vainqueur. Or, si après avoir connu Jésus-Christ notre Seigneur et notre Sauveur et s'être retirés de la corruption du monde ils se laissent de nouveau enlacer et vaincre, leur dernier état devient pire que le premier. En effet il eût mieux valu pour eux qu'ils n'eussent point connu la voie de la justice, que de retourner en arrière, après l'avoir connue, et d'abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée. Mais ce proverbe s'est accompli en eux de point en point:Le chien est retourné à ce qu'il avait vomi et le pourceau nettoyé s'est vautré de nouveau dans fange (1).» Comment donc promettre à ceux qui, ayant connu la voie de la justice, c'est-à-dire le Seigneur Jésus, n'en ont pas moins vécu dans le péché, un traite ment plus doux que s'ils ne l'avaient jamais connu? N'est-ce pas contredire la vérité si clairement exprimée dans ce passage: «Il eût mieux val a pour eux qu'ils n'eussent point connu la voie de la justice, que de retourner en arrière après l'avoir connue et d'abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée?»



CHAPITRE XXV. LOI SAINTE; CHÂTIMENT RÉSERVÉ À SES VIOLATEURS. - FAUSSE SÉCURITÉ DE CEUX QUI ONT ÉTÉ BAPTISÉS ET VIVENT DANS LE CRIME.


3046 46. Sous le nom de loi sainte, il ne faut pas entendre ici l'obligation de croire en Dieu, quoique ce précepte renferme tout en abrégé, si l'on ne sépare pas la foi de la charité; les termes de l'Apôtre sont décisifs: il entend par loi sainte l'obligation de renoncer à la corruption du monde et de mener une vie pure. «Si après avoir connu Jésus-Christ notre Seigneur et notre Sauveur et s'être retirés de la corruption du monde, ils se laissent de nouveau enlacer et vaincre, leur dernier état devient pire que le premier .» Il n'est pas question de croire en Dieu ni de renoncer à l'incrédulité du monde, mais de sortir de la corruption, mot qui comprend toutes les turpitudes. Ce sont ces pécheurs que dépeint encore l'Apôtre un peu plus haut: «Ils s'abandonnent à la dissolution dans leur festins avec vous; leurs yeux sont pleins d'adultères et d'un péché continuel (1).» Ce sont eux qu'il appelle des fontaines sans eau, fontaines, puisqu'il ont été initiés à la doctrine de Jésus-Christ, sans eau,

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2P 2,13-22

puisque leurs actes ne répondent pas à leur croyance. L'apôtre saint Jude les caractérise presque dans les mêmes termes: «Leurs festins sont des infamies, ils mangent sans retenue et ne songent qu'à se repaître; ce sont des nuées sans eau (1).» La pensée est la même dans les deux passages. Selon saint Pierre, «ils s'abandonnent à la dissolution dans leurs festins avec vous et leurs yeux sont pleins d'adultère;» selon saint Jude, leurs festins avec vous sont des infamies.» Les méchants en effet se mêlent aux bons dans le banquet des sacrements et les effusions de la charité. La source tarie de saint Pierre, la nuée sans eau de saint Jude, c'est la foi morte de saint Jacques (2).

3047 47. Qu'on ne promette donc plus le purgatoire à ceux qui, après avoir connu la vie de la justice, mènent une vie de débauche et de crime; car il aurait mieux valu pour eux ne pas la connaître, selon le témoignage de l'Ecriture. C'est à eux que s'applique la parole du Seigneur: «Le dernier état de cet homme devient pire que le premier (3);» car en refusant de recevoir le Saint-Esprit dans son coeur pour y résider et le purifier, il appelle l'esprit immonde suivi de ses compagnons. Leur ferait-on un mérite de n'être pas retombés dans l'adultère sous prétexte qu'ils n'y ont jamais renoncé, ou de ne s'être pas couverts de leurs souillures passées, sous prétexte qu'ils n'ont pas voulu s'en purifier? Mais ils ne daignent pas même consentir à entrer dans le bain sacré avec une conscience déchargée de ses fautes, et à rejeter leurs turpitudes, dussent-ils y retourner comme le chien à ses vomissements; au sein même de l'eau qui régénère, ils retiennent sur leur coeur malade le poids de leur perversité; loin de cacher leur intempérance même sous le voile d'une promesse hypocrite, ils l'étalent et semblent la vomir par l'impudent aveu de leur endurcissement. Non-seulement ils n'imitent pas la femme de Loth qui, en quittant Sodome, regardait derrière elle; ils ne veulent pas même quitter Sodome, que dis-je? ils s'efforcent d'introduire Jésus-Christ au sein même de Sodome. Parce que l'Apôtre Paul a dit: «Moi qui ai été auparavant un blasphémateur, un persécuteur, un homme violent et injurieux: j'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai fait tous ces maux dans l'ignorance, n'ayant pas la foi (4);» on dit à ces pécheurs: Vous aurez d'autant plus droit à la miséricorde divine que vous aurez sciemment vécu dans le

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Jud 1,12 - 2 Jc 2,20 - 3 Mt 12,45 - 4 1Tm 1,13

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mal, ayant la foi. Mais on s'étendrait trop loin, on s'étendrait à l'infini, si l'on voulait rassembler tous les témoignages de l'Ecriture qui montrent clairement que la condition des pécheurs dont la vie a été coupable et infâme, malgré les lumières de la foi, loin d'être plus douce, sera d'autant plus rigoureuse qu'ils auront agi sciemment: c'est un principe que nous avons suffisamment démontré.



CHAPITRE 26. CONFORMER SES ACTES AUX ENGAGEMENTS DU BAPTÊME. - TROIS ESPÈCES DE PÉCHÉS; TROIS SORTES DE REMÈDES.


3048 48. Mettons donc toute notre attention, avec l'aide du Seigneur notre Dieu, à ne pas inspirer aux hommes une fausse sécurité, en les flattant de l'espoir qu'ils pourront, après avoir été baptisés en Jésus-Christ, obtenir le salut éternel, quel qu'ait été le désaccord de leur conduite avec cette foi nouvelle: gardons-nous de faire des chrétiens comme faisaient des prosélytes ces Juifs dont le Seigneur a dit: «Malheur à vous, Scribes et Pharisiens, qui parcourez la terre et les mers pour faire un seul prosélyte: après qu'il l'est devenu, vous le rendez digne de l'enfer deux fois plus que vous (1).» Attachons-nous à la véritable doctrine établie par Dieu, notre maître, d'après laquelle la vie chrétienne doit répondre à la sainteté du baptême, et l'espoir de la vie éternelle doit être interdit à quiconque ne remplit pas cette double loi. Voici en effet les paroles du Seigneur: «Nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit (2);» et ailleurs: «Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (3).» Il les dépeint ainsi: «Les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. Faites donc ce qu'ils vous disent, mais n'imitez pas leurs actes; car ce qu'ils disent, ils ne le font pas (4).» Leur justice consiste donc à parler sans pratiquer; par conséquent, la nôtre qui doit être plus abondante que leur stérile théorie, doit consister à parler et à pratiquer comme le veut Notre-Seigneur, autrement le royaume des cieux nous sera fermé. Je ne veux pas dire qu'on doive s'enorgueillir au point de se flatter devant les autres ou même dans sa conscience d'être sans péché ici-bas, loin de là. Mais s'il n'y avait pas des fautes assez graves pour mériter la peine

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Mt 23,15 - 2 Jn 3,6 - 3 Mt 5,20 - 4 Mt 23,2-3

de l'excommunication, l'Apôtre n'aurait pas dit: «Etant tous rassemblés avec moi en esprit, livrez le coupable à Satan, afin que son corps en étant tourmenté, son âme soit sauvée au jour du jugement de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).» Il n'aurait pas ajouté à ce sujet: «Qu'ainsi je ne sois contraint de pleurer la perte de plusieurs qui ont péché précédemment et n'ont pas fait pénitence des impuretés, des fornications et des «impudicités dont ils se sont rendus coupables (2).» Sans doute encore, s'il n'y avait certains crimes qui doivent s'expier, non par les humiliations de la pénitence que l'Eglise inflige d'ordinaire. aux fidèles qui se repentent, mais par des remèdes plus efficaces, le Seigneur lui-même n'aurait pas dit: «Reprends-le seul entre toi et lui; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère (3).» Enfin s'il n'y avait des fautes inséparables de la vie humaine, il n'aurait pas établi un remède de chaque jour dans l'oraison qu'il nous a enseignée: «Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent (4).»



CHAPITRE 26I. CONCLUSION.


3049 49. Je crois avoir suffisamment développée ma pensée sur les points généraux et essentiels du sujet; ces points se ramènent à trois. D'abord la question a pour objet le mélange des bons avec les mauvais dans l'Eglise, mélange figuré par le bon grain et l'ivraie. Or, sur ce point, il ne faut pas croire que sous cette parabole, sous la figure des animaux impurs introduits dans l'arche et autres symboles analogues, se cache le principe de laisser s'endormir la discipline de l'Eglise, si bien représentée par cette femme dont on a dit: «Les lois de sa maison sont sévères (5).» Ces images ont pour but d'empêcher la folle précipitation, comme le zèle exagéré, d'anticiper sur la séparation des bons et des mauvais et de produire un schisme impie. Ces paraboles et ces figures servent à recommander aux justes, non l'indifférence pour les désordres qu'ils doivent réprimer, mais la patience nécessaire pour tolérer, sans préjudice des principes, les abus qu'ils ne peuvent réformer. S'il est écrit que Noé fit entrer dans l'arche jusqu'à des animaux impurs; les chefs de l'Eglise doivent-ils y voir un motif pour laisser un misérable entrer dans le bain sacré avec une malpropreté hideuse et

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1Co 5,4-5 - 2 2Co 12,21 - 3 Mt 18,15 - 4 Mt 7,12 - 5 Pr 2,18 Selon les Septante.

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en dansant, quoique ce sacrilège fût moins grave que s'il y entrait avec une pensée d'adultère. Donc sous ce symbole, Dieu nous fait entendre que l'Église doit renfermer des gens impurs par esprit de tolérance, et non pour altérer ses dogmes ou relâcher sa discipline. Car les animaux impurs ne se sont pas précipités dans l'arche pêle-mêle, en brisant toutes les barrières: ils y ont été introduits sans la dégrader, par l'unique entrée que leur avait ménagée le constructeur du vaisseau. Voici le second point de cette controverse: nos adversaires se figurent qu'il suffit d'initier à la foi les catéchumènes, et qu'on doit attendre le baptême avant de, leur enseigner la morale chrétienne. Mais nous avons donné des preuves surabondantes que le catéchiste devait profiter de l'attention, du zèle de ceux qui aspirent à recevoir le sacrement de la foi, pour leur dévoiler le châtiment dont le Seigneur menace les chrétiens qui vivent dans le péché, s'il veut éviter que le baptême, où ils viennent recevoir la rémission de leurs fautes, ne soit pour eux la source de l'accusation la plus redoutable . Quant au troisième point, le plus fécond en conséquences désastreuses, il n'a pour principe, selon moi, qu'un examen peu attentif de la parole sainte qu'il contredit: il consiste à promettre à ceux qui vivent dans le crime et dans l'infamie, qu'ils obtiendront la vie éternelle, tout en persévérant dans leurs désordres, à la seule condition de croire en Jésus-Christ et de recevoir les Sacrements: opinion manifestement opposée au principe expressément établi par Notre-Seigneur, lorsqu'il répond à celui qui cherchait la vie éternelle: «Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements (1),» et qu'il cite les commandements mêmes destinés à proscrire les péchés que l'on veut concilier, je ne sis par quelle illusion, avec la possibilité d'arriver à la vie éternelle, par la vertu d'une foi stérile sans les oeuvres.
Sur ces trois points,,j'ai donné tous les développements nécessaires; j'ai prouvé que la tolérance pour les pécheurs, devait se concilier dans l'Église avec le maintien de la discipline; qu'il fallait apprendre et faire adopter aux postulants, non-seulement les mystères de la foi, trais les règles de la morale; qu'il fallait assurer aux fidèles que pour arriver à la vie éternelle, ils devaient avoir non la foi morte et impuissante à sauver sans les oeuvres, mais la foi de la grâce agissant par la charité. Loin d'accuser les serviteurs fidèles d'indifférence ou d'oisiveté, qu'on s'en prenne à l'obstination des pécheurs en petit nombre qui refusent d'accepter l'argent du Seigneur et voudraient contraindre ses ministres à recevoir leur fausse monnaie; plus coupables que ces pécheurs, dont parle Saint Cyprien, qui renoncent au monde du bout des lèvres et non de coeur, car loin de renoncer aux oeuvres de Satan, même en parole, ils déclarent ouvertement qu'ils sont prêts à vivre jusqu'au bout dans l'adultère. S'il est quelque objection qu'ils aiment à élever et que j'aie omise dans le cours de cette controverse, j'ai cru qu'elle ne valait guère la peine d'être réfutée, soit parce qu'elle était étrangère au sujet, soit parce qu'elle offrait une solution à la portée de tout le monde.

1 Mt 19,17-19

Ce traité a été traduit par M. CITOLEUX.


FIN DU TOME CINQUIÈME.



CINQUIÈME.N s htm#b4>CHAPITRE 26I. CONCLUSION.</a></h2>UX ENGAGEMENTS DU BAPTÊME. - TROIS ESPÈCES DE PÉCHÉS; TROIS SORTES DE REMÈDES.</a></h2>NS LE CRIME.</a></h2>
Augustin, de la foi 3045