Augustin, De la Genèse 221

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CHAPITRE 21.

NOM DONNÉ A ÈVE APRÈS SON PÉCHÉ. LES TUNIQUES DE PEAUX.

31. Qui ne doit être surpris qu'après son péché et la sentence du jugement de Dieu, Adam ait appelé sa femme du nom de Vie, comme étant mère des vivants (1) : tandis qu'elle a mérité la mort et se trouve destinée à mettre au monde des hommes mortels? L'Écriture n'avait-elle donc pas en vue ces fruits mystérieux, après l'enfantement douloureux desquels la partie inférieure de l'âme se tourne vers la raison pour être soumise à son empire et desquels nous avons parlé précédemment? Dans ce sens en effet elle est la vie et la mère des vivants. Car la vie souillée par le péché est appelée mort dans l'Écriture. Ainsi l'Apôtre dit qu'une veuve qui vit dans les délices est morte (2), et nous voyons que le péché lui-même nous est présenté sous le nom et l'image d'un cadavre dans cet endroit de l'Ecclésiastique : " Celui qui se lave après avoir touché un mort et qui le touche de nouveau, à quoi lui sert de s'être lavé? Ainsi en est-il de celui qui jeûne après ses péchés, et qui marchant dans la même voie les commet derechef (3). " Ici en effet mort est pour péché; abstinence et jeûne après le péché correspond au bain, c'est-à-dire à la purification obligatoire quand on a touché un mort, et retourner à son péché c'est toucher de nouveau un mort. Pourquoi donc cette partie animale de notre âme qui doit obéir à la raison, comme la femme à son mari, ne serait-elle pas appelée vie, quand par la raison elle-même elle aura conçu de la parole de vie une bonne règle de conduite? et quand se retenant sur la pente du vice quoiqu'avec peine et gémissement, elle aura par sa résistance à une mauvaise habitude, produit une habitude louable pour le bien, pourquoi ne serait-elle pas appelée mère des vivants, c'est-à-dire des actes dont la droiture et la bonté font le caractère; actes auxquels sont opposés les péchés que nous avons dit pouvoir être désignés sous le nom de cadavre?

1. Gn 4,1 - 2. - 3. Si 34,30-31

32. Car pour cette autre mort que tous, enfants d'Adam, nous devons d'abord à notre nature, et dont Dieu menaçait en donnant le précepte de ne pas manger du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, elle est indiquée parla tunique de peaux. Adam et Eve se firent eux-mêmes des ceintures de feuilles de figuier et Dieu leur fit des tuniques de peaux (1) : c'est-à-dire qu'eux-mêmes cherchèrent le plaisir de mentir librement après avoir détourné leurs yeux de la vérité, et que Dieu condamna leurs corps à cette condition mortelle de la chair, où peuvent se cacher les cœurs faux. Car il ne faut pas croire que dans les corps tels qu'ils doivent être au ciel, puissent se dissimuler les pensées comme dans les corps tels qu'ils sont sur la terre. Si même ici bas certains mouvements des âmes se peignent sur les traits du visage et surtout dans les yeux, comment la subtilité et la simplicité des corps dans le ciel pourraient-elles permettre à un seul mouvement de l'âme de se voiler? Aussi mériteront-ils cette demeure et cette heureuse transformation qui les rendra semblables aux anges, ceux qui dans la vie présente, lors même qu'ils peuvent cacher le mensonge sous les tuniques de peaux, le haïssent pourtant et l'évitent par un ardent amour de la vérité écartant seulement ce que les auditeurs ne peuvent supporter, et ne mentant jamais; car viendra le temps où rien ne restera couvert, et il n'est aucun secret qui ne doive être manifesté un jour (2).Nos premiers parents furent dans le paradis, quoique déjà frappés de la sentence divine, jusqu'au moment où ils se virent couverts des tuniques de peaux, c'est-à-dire voués à la mortalité de cette vie. Et quel signe plus frappant de la mort corporelle qui nous attend pouvait leur être donné, que ces peaux ordinairement arrachées aux bêtes qui ont perdu la vie? Ainsi donc quand l'homme veut être Dieu, non par une imitation légitime, mais par un orgueil criminel et en violant les préceptes divins, il est ravalé jusqu'à la condition mortelle des bêtes.

1. Gn 3,7 Gn 3,21 - 2. Mt 10,26

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CHAPITRE 22.

ADAM HORS DU PARADIS.

33. C'est pourquoi la loi divine le tourne en dérision parla bouche même de Dieu, et cette dérision nous avertit de nous garder de l'orgueil autant que nous en sommes capables." Voilà, dit le Seigneur, qu'Adam est devenu comme un de nous pour la science de connaître le bien et le mal (1). " Les mots tanquam unus ex nobis font une locution équivoque qui présente une figure : car ces mots peuvent être compris de deux manières; ou bien dans ce sens qu'Adam est devenu lui-même en quelque sorte un Dieu, comme on dit : unus ex senatoribus, pour désigner quelqu'un qui est vraiment sénateur; et alors c'est une moquerie : ou bien dans ce sens qu'il serait vraiment un Dieu, par le bienfait de son Créateur et non par nature, s'il avait voulu lui demeurer soumis. Ainsi on dit ex consulibus ou pro consulibus en parlant de celui qui n'est plus consul. Mais en quoi est-il devenu comme l'un de nous? C'est par rapport à la connaissance, du bien et du mal. L'homme donc saura par expérience, en le ressentant, le mal que Dieu connaît par sagesse; il verra, en souffrant sa peine qu'il ne peut éviter, l'effet de cette puissance du Très-Haut, dont il n'a pas voulu subir l'action de plein gré et dans son état de bonheur.

1. Gn 3,22

34. " Et alors, pour qu'Adam n'étendit pas la main sur l'arbre de vie, afin de vivre éternellement, Dieu le chassa, dimisit, du paradis (1). " Si l'on veut presser le terme dimisit, on voit qu'il signifie plutôt laisser aller que chasser, ce qui parait très juste, pour marquer que par le poids de ses péchés Adam était poussé de lui-même dans le lieu qui convenait à son état. C'est ce qu'éprouve ordinairement l'homme méchant, quand après avoir commencé à vivre avec les bons, il ne s'améliore pas : le poids de sa mauvaise habitude l'entraîne loin de cette société des gens de bien: ceux-ci ne le chassent pas malgré lui, mais ils le laissent aller selon ses désirs. Dans les mots précédents: " Ne porrigeret Adam manum suant ad arborem vitae, " il y a encore une façon de parler équivoque. Nous parlons de cette sorte, soit quand nous disons: " Ideo te moneo ne iterum facias quod fecisti, " et nous voulons alors qu'on ne fasse plus ce que l'on a fait; soit quand nous disons : Ideo te moneo ne forte sis bonus; et nous voulons alors qu'on devienne bon. C'est comme s'il y avait : je t'avertis, ne désespérant pas que tu puisses être bon. L'Apôtre dit de la même manière : Ne forte det illis Deus poenitentiam ad vognoscendam veritatem, exprimant le désir et la possibilité de la pénitence et de la connaissance de la vérité pour ceux dont il parle (2). On peut donc croire que l'homme est sorti du Paradis pour être livré aux peines et aux travaux de la vie présente, afin qu'un jour il étende la main sur l'arbre de vie et vive éternellement : or l'extension de la main marque bien la croix par le moyen de laquelle on recouvre la vie éternelle. Si néanmoins nous comprenons les mots: Ne manum porrigat et vivat in aeternum, non dans le sens optatif, mais dans le sens prohibitif, il n'est pas injuste qu'après le péché la voie de la sagesse ait été fermée à l'homme, jusqu'à ce qu'au moment déterminé il revive par la miséricorde divine après avoir été mort, et qu'il se retrouve après avoir été perdu. L'homme est donc sorti du paradis de délices pour travailler sur la terre dont il a été formé, cri d'autres termes, pour travailler dans ce corps mortel, et mériter s'il est possible, la grâce du retour. Or il demeura à l'opposé du paradis (3), c'est-à-dire dans la misère, de tout point opposée à la vie bienheureuse. J'estime en effet que le nom de paradis signifie la vie bienheureuse.

1. Gn 3,23 - 2. 2Tm 2,26 - 3. Gn 3,24

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CHAPITRE 23.

LE CHÉRUBIN ET SON GLAIVE.

35. " Or Dieu plaça à la porte du Paradis un " Chérubin avec un glaive flamboyant qu'il agitait, pour garder la voie de l'arbre de vie (1); " ou bien avec un glaive sans cesse agité. Le mot Chérubin, comme le veulent ceux qui ont traduit de l'hébreu les saintes Écritures, se rend par plénitude de la science. Quant au glaive flamboyant et toujours agité, il désigne les peines temporelles; car le propre du temps est une mobilité continuelle, et toute tribulation agit en quelque sorte comme le feu. Mais autre chose est de subir l'action du feu pour être consumé; autre chose de la subir pour se purifier. L'Apôtre dit: " Qui est scandalisé sans que je brûle (2)? " Or ce sentiment le purifiait plutôt parce qu'il venait de la charité. Les tribulations que souffrent les justes ont aussi rapport à ce glaive de feu : " Car de même que l'or et l'argent sont éprouvés dans le feu, ainsi les hommes agréables à Dieu le sont dans le creuset de l'humiliation, " est-il dit (3) ; et encore " La fournaise éprouve les vases d'argile, et la tribulation, les hommes justes (4). Puis donc que Dieu corrige celui qu'il aime, et flagelle tout " enfant qu'il regarde d'un air favorable (5), " selon ce que dit l'Apôtre : " sachant que la tribulation opère la patience, la patience l'épreuve (6), " nous lisons, nous entendons et il faut croire que la plénitude de la science et le glaive flamboyant gardent l'arbre de vie. Personne donc ne saurait y arriver que par ces deux moyens, c'est-à-dire par le support des peines et la plénitude de la science.

1. Gn 3,24 - 2. 2Co 11,29 - 3. Si 2,5 - 4. Si 27,6 - 5. He 12,6 - 6. Rm 5,3-4

36. Mais si pour parvenir à l'arbre de vie les hommes sont assujettis à porter le poids de l'affliction et de la douleur durant presque toute la vie présente, la plénitude de la science parait être le partage du petit nombre seulement; de manière que tous ceux qui arrivent à l'arbre de vie ne paraissent pas y atteindre parla plénitude de la science, encore que tous endurent le poids des peines marquées par ce glaive de feu toujours en mouvement. Mais en songeant à ce que dit l'Apôtre : " La plénitude de la loi c'est la charité (1), " en remarquant aussi que la charité se trouve renfermée dans ce double précepte : " Tu " aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même, " que, de plus, " ces deux commandements contiennent toute la loi et les prophètes (2), " nous comprenons sans aucune difficulté qu'on arrive à l'arbre de vie non pas uniquement parle glaive de feu agité en tous sens, c'est-à-dire par le support des peines temporelles, mais en outre par la plénitude de la science, c'est-à-dire par la charité (2), l'Apôtre disant : " Si je n'ai pas la charité je ne suis rien (3). "

1. Rm 13,10 - 2. Mt 22,37-40 - 3. 1Co 13,2-3

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CHAPITRE 24.

ADAM ET ÈVE; LE CHRIST ET L'ÉGLISE.

37. J'ai promis d'étudier dans cet écrit les choses accomplies, et je crois l'avoir fait suffisamment; j'ai promis de les considérer aussi au point de vue prophétique, c'est ce qu'il me reste à faire eu peu de mots. J'espère en effet qu'après avoir placé d'abord comme un jalon qui frappe tous les yeux et vers lequel on peut tout rapporter, notre trava il ne sera pas long. L'Apôtre donc voit un grand mystère dans ces paroles : " Pour cela l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse et ils seront deux dans une même chair; " ce que lui-même explique en ajoutant : " Je dis en Jésus-Christ et dans l'Église (1). " Ainsi donc ce qui s'est accompli historiquement dans Adam, désigne ce qui devait s'accomplir prophétiquement dans le Christ, qui a quitté son Père comme il le déclare quand il dit: "Je suis sorti de mon Père et je suis veau en ce monde (2). " Il l'a quitté, non pas en changeant de lieu, puisque Dieu n'est renfermé dans aucun espace; ni en se détournant de lui par le péché, comme font les apostats; mais en apparaissant aux hommes dans la nature humaine lorsque, Verbe, il s'est fait homme et qu'il a habité parmi nous (3). Ceci encore ne signifie pas qu'il a changé sa nature divine, mais qu'il a pris une nature inférieure, la nature de l'homme. A cet acte se rapportent aussi les paroles de l'Apôtre : " Il s'est anéanti lui-même (4) ; " car il n'est pas apparu aux hommes avec cette gloire éclatante dont il jouit dans le sein de son Père; mais il a voulu condescendre à leur faiblesse, puisqu'ils n'avaient pas coeur assez pur pour voir le Verbe, qui dès le principe est Dieu en Dieu (5). Qu'expriment donc ces mots: Il a quitté son Père? Evidemment qu'il n'est point apparu aux hommes comme il est en son Père. Il a aussi quitté sa mère, c'est-à-dire les anciennes et charnelles observances de la Synagogue, qui était sa mère comme appartenant à la race de David selon la chair, et il s'est attaché à son épouse, c'est-à-dire à l'Église pour être deux dans une même chair. L'Apôtre dit effectivement qu'il est le chef de l'Église et que l'Église est son corps (6). Aussi s'est-il endormi à son tour, mais du sommeil de sa passion pour la formation de l'Église son épouse; sommeil qu'il célèbre ainsi par l'organe du prophète : " Je me suis endormi, j'ai goûté le sommeil, et je me suis éveillé parce que le Seigneur m'a pris sous sa protection (7). " L'Église son épouse a été formée de son côté, je veux dire parla foi aux tourments qu'il a endurés et au baptême qu'il a établi; car son côté percé d'une lance répandit du sang et de l'eau (8). De plus " il a été formé, comme je viens de le rappeler, de la race de David selon la chair; " ainsi que parle l'Apôtre (9), c'est-à-dire il a été formé en quelque sorte du limon de la terre quand il n'y avait point d'homme pour la cultiver: nul homme en effet n'a concouru à la formation du Christ avec la Vierge qui est sa mère. " Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la face. " La face de la terre, c'est-à-dire la dignité de la terre, est-elle autre chose ici que la mère du Seigneur, la vierge Marie, en qui s'est répandu l'Esprit-Saint, désigné dans l'Evangile sous les figures de fontaine et d'eau vive (10)? C'est donc aussi comme du limon qu'à été formé l'homme divin, établi dans le paradis pour y travailler et le garder, c'est-à-dire fixé dans la volonté du Père pour l'accomplir et l'observer toujours.

1. Ep 5,31-32 - 2. Jn 16,28 - 3. Jn 1,14 - 4. Ph 2,7 - 5. Jn 1,1 - 6. Col 1,18 - 7. Ps 3,6 - 8. Jn 19,34 - 9. Rm 1,3 - 10. Jn 7,38-39

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CHAPITRE 25.

LES MANICHÉENS ET LE SERPENT.

38. Nous aussi nous avons reçu en sa personne le commandement qui lui a été fait; car chaque Chrétien représente le Christ, quia dit lui-même : " Ce que vous avez fait au moindre des miens, c'est à moi que vous l'avez fait (1). " Et plaise à Dieu que selon le précepte divin nous jouissions de tous les fruits du Paradis, c'est-à-dire des délices de l'esprit. Or les fruits de l'esprit, dit l'Apôtre, "sont la charité, la joie, la paix, la patience, la douceur, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence (2) ; que nous ne touchions pas à l'arbre de la science du bien et du mal planté au milieu du Paradis, c'est-à-dire que nous ne voulions pas nous enorgueillir de notre nature qui tient le milieu, comme nous l'avons déjà dit, et que nous n'éprouvions pas, une fois déçus, la différence qu'il y a entre la foi catholique toujours simple et la dissimulation des hérétiques! Ainsi en effet nous parvenons au discernement du bien et du mal. " Car, est-il dit, il faut qu'il y ait même des hérésies, afin que l'on connaisse parmi vous ceux qui sont à l'épreuve (3). " Aussi le serpent signifie dans le sens prophétique le venin des hérétiques, surtout des Manichéens et en général des ennemis de l'ancien Testament. Car je ne crois pas que rien ait été plus clairement prédit dans le serpent que ces sortes d'hommes ou plutôt que la nécessité de l'éviter en leur personne. Il n'en est point effectivement qui promette avec plus de verbiage et de jactance la science du bien et du mal : et c'est dans l'homme lui-même, comme dans un arbre planté au milieu du paradis, qu'ils s'engagent à faire trouver cette connaissance. Et cette autre assurance : " Vous serez comme des dieux " quels autres la donnent plus qu'eux? Leur sot orgueil, pour se communiquer, ne montre-t-il pas l'âme comme étant de la nature même de Dieu?Quels autres encore sont mieux rappelés par ces yeux qui s'ouvrent après le péché; puisque, laissant de côté la lumière intérieure de la sagesse, ils poussent à l'adoration de ce soleil visible? A la vérité tous les hérétiques séduisent généralement par une vaine promesse de science, ils blâment ceux qu'ils trouvent en possession de la simple foi, et parce qu'ils persuadent des choses toutes charnelles, ils appliquent leurs efforts à faire ouvrir, pour ainsi parler, les yeux de la chair pour obscurcir l'oeil intérieur. Mais les Manichéens ont horreur de leurs corps même, non à cause de la mortalité dont nous avons encouru la juste peine en péchant, mais pour nier que Dieu en soit le Créateur. Ne dirait-on pas que leurs yeux charnels se sont ouverts et qu'eux aussi rougissent de leur nudité?

1. Mt 25,40 - 2. Ga 5,22-23 - 3. 1Co 11,19

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CHAPITRE 26.

ENCORE LES MANICHÉENS ET LE SERPENT.

39. Rien cependant ne les désigne et ne les signale avec plus de force que ce que dit le serpent: " Sans aucun doute vous ne mourrez point; car Dieu savait que le jour où vous aurez mangé de ce fruit vos yeux seront ouverts. " Ils croient en effet que ce serpent est le Christ lui-même : et c'est selon eux, je ne sais quel Dieu de la nation des ténèbres qui par envie a défendu de toucher à l'arbre de la science du bien et du mal, comme pour se réserver cette connaissance. Une telle opinion a donné naissance, je crois, à une certaine secte d'Ophites qui adorent, dit-on, un serpent pour le Christ, sans considérer ce que dit l'Apôtre : " Je crains que comme le serpent a séduit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent (1). " Je pense donc qu'il s'agit d'eux dans cette prophétie. Or c'est notre concupiscence charnelle que séduisent les paroles du serpent, et à son tour elle fait tomber dans le piège Adam, non pas le Christ mais le Chrétien. Pourtant si celui-ci voulait observer le commandement de Dieu et vivre, avec persévérance, de la foi, jusqu'à ce qu'il fût capable de comprendre la vérité; en d'autres termes, s'il travaillait dans le Paradis et gardait avec soin ce qu'il a reçu, il n'oublierait pas sa dignité jusqu'à recouvrir quand sa chair lui déplaît comme une nudité, aux déguisements charnels du mensonge, ainsi qu'à des feuilles de figuier, pour s'en faire une ceinture. N'est-ce pas ce que font ces misérables hérétiques, lorsqu'ils mentent au sujet du Christ et le représentent comme ayant menti lui-même? Ils se cachent en quelque sorte de devant la face de Dieu, lorsqu'ils désertent la vérité pour leurs mensonges. " Ils détourneront, dit l'Apôtre leur entendement de la vérité et se livreront à des fables (2). "

1. 2Co 11,3 - 2. 2Tm 4,4

40. Et qu'on le remarque bien, ce serpent, ou cette erreur des hérétiques qui tente l'Église et dont l'Apôtre signale le danger quand il dit: " Je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent; " cette erreur, dis-je, rampe sur la poitrine, sur le ventre et mange la terre. Car elle ne trompe que les orgueilleux qui en s'arrogeant ce qu'ils ne sont pas, croient tout aussitôt que l'âme humaine est clé la même nature que le Dieu suprême; ou que les hommes dominés par les désirs charnels, qui, entendent dire volontiers que ce qu'ils font de honteux ne vient pas d'eux-mêmes mais de la nation ténébreuse; ou enfin que les hommes envieux, qui goûtent seulement les choses de la terre et envisagent d'un oeil terrestre les choses spirituelles. Il y aura des inimitiés entre ce serpent et la femme, entre la race de l'un et la race de l'autre, si celle-ci met au jour des fruits, quoiqu'avec douleur, et se tourne vers l'homme pour se soumettre à son empire. On peut en effet reconnaître par là qu'il n'y a pas en nous une partie qui ait Dieu pour auteur et une autre qui appartienne à la nation des ténèbres, comme disent les Manichéens, mais plutôt que ce qui doit gouverner dans l'homme, comme ce qui doit être gouverné, vient également de Dieu suivant ces paroles de l'Apôtre : " L'homme, il est vrai, ne doit point voiler sa tête parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu, mais la femme est la gloire de l'homme : car l'homme ne vient pas de la femme mais la femme vient de l'homme. L'homme en effet n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. C'est pourquoi la femme doit porter un voile sur la tête à cause des anges. Du reste, ni l'homme n'est point sans la femme, ni la femme sans l'homme dans le Seigneur. Car comme la femme a été tirée de l'homme, ainsi l'homme maintenant est par la femme, mais tout vient de Dieu (1). "

1. 1Co 11,7-12.

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CHAPITRE 27.

CHUTE ET CHATIMENT D'ADAM.

41. Maintenant donc qu'Adam travaille en son champ et, s'il y rencontre des ronces et des épines, qu'il voie là, non l'effet de la nature mais la peine du péché, et qu'il l'attribue, non à je ne sais quelle nation des ténèbres, mais au juste jugement de Dieu, parce que là règle de la justice est de donner à chacun ce qui lui revient. Que lui-même présente à la femme la nourriture céleste qu'il a reçue de son chef qui est le Christ, sans se laisser imposer par elle une nourriture défendue, c'est-à-dire les doctrines trompeuses des hérétiques offertes avec grande promesse de science, et la prétendue révélation des secrets qu'ils font entrevoir pour ménager à l'erreur plus dé succès. Car c'est l'orgueilleuse et inquiète prétention des hérétiques, qui sous l'image d'une femme dans le livre des Proverbes, fait entendre ces paroles " Qu'il se détourne et vienne à moi, celui qui est insensé; " elle engage ainsi ceux qui du côté de l'esprit sont dépourvus de ressources et leur dit: " Mangez avec délices le pain pris en secret, goûtez avec douceur les eaux dérobées. (1) " Et pourtant il est nécessaire, que si guidé par l'envie de mentir,. qui fait croire que le Christ a menti lui-même, on se laisse prendre à de tels discours, on reçoive aussi, par jugement divin, une tunique de peau. Ce nom me semble ne pas désigner dans la prophétie la mortalité du corps marquée dans le sens historique, dont nous avons traité précédemment, mais les illusions qui naissent des sens matériels et qui par un châtiment divin poursuivent le menteur et le jettent dans les ténèbres. Celui-ci est ainsi chassé du paradis, c'est-à-dire de la foi Catholique et de la vérité, pour demeurer à l'opposé du paradis, en d'autres termes, pour contredire cette même foi. Et si quelque jour il revient à Dieu premièrement par le moyen du glaive flamboyant, c'est-à-dire des tribulations temporelles, reconnaissant et pleurant ses péchés, et en accusant, non plus une nature étrangère dont l'idée est chimérique, mais en s'accusant lui-même afin de mériter son pardon; secondement par la plénitude de la science, c'est-à-dire parla charité aimant de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit, Dieu qui, toujours immuable est au dessus de tout, et le prochain comme soi-même, il parviendra à l'arbre de vie et vivra éternellement.

1. Pr 9,16-17

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CHAPITRE 28.

RÉSUMÉ ET RÉFUTATION DES IMPOSTURES MANICHÉENNES.

42. Que voient-ils donc à reprendre dans les livres de l'ancien Testament? Ils peuvent, suivant leur coutume, faire des questions; et nous répondrons comme le Seigneur daignera nous en faire la grâce. - Pourquoi, disent-ils, Dieu a-t-il créé l'homme, qu'il savait devoir pécher? - Il l'a créé, soit parce qu'il pouvait, même avec l'homme pécheur, faire beaucoup de bien, le retenant toujours sous le régime de sa justice; soit parce que le péché ne pouvait nuire à Dieu. Si d'ailleurs l'homme ne péchait pas il ne serait point condamné à la mort, et s'il péchait les autres mortels profiteraient de son exemple pour se corriger. Car il n'est rien qui éloigne plus efficacement du péché, que la pensée de la mort qu'on ne peut éviter. -En le créant il devait l'affranchir du péché - Mais c'est à quoi l'homme devait travailler lui-même, car il fut créé tel, que s'il n'avait voulu il n'aurait point péché - Le diable, disent-ils encore, ne devait pas avoir d'accès prés de la femme - Mais la femme elle-même ne devait pas le lui permettre; car elle était sortie des mains de Dieu en état de le repousser si elle ne voulait pas le recevoir - Dieu, ajoutent-ils, ne devait pas créer la femme - C'est dire qu'il devait négliger de faire un bien, puisque en effet la femme est certainement quelque chose de bien, jusque-là même que le grand Apôtre l'appelle la gloire de l'homme, en ajoutant que tout est de Dieu - Ils disent encore: Qui a fait le diable? - C'est lui-même, car il est tel, non par le vice de sa nature, mais par le péché qu'il a commis. - Du moins, poursuivent-ils, Dieu ne devait pas le créer sachant qu'il pécherait - Et pourquoi ne l'aurait-il pas créé, puisque par sa justice et sa Providence, il redresse beaucoup d'hommes au moyen de la malice du diable? N'avez-vous donc pas entendu ce que dit l'Apôtre : " Je les ai livrés à Satan, afin qu'ils apprennent à ne pas blasphémer (1)? "? Le même Apôtre dit encore de lui-même: "De peur que la grandeur de mes révélations ne m'élevât, l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan m'a été donné pour me souffleter (2). " - Le diable est donc bon, demandent-ils puisqu'il est utile? - Non, en tant que diable il est mauvais, mais Dieu est bon et tout-puissant, et il fait servir la malice même du diable à la production de beaucoup d'oeuvres de justice et de sainteté. Car nous n'imputons au diable que sa volonté perverse qui l'applique à mal faire, non la Providence de Dieu qui du mal tire le bien.

1. 1Tm 1,30 - 2. 2Co 12,7

229

CHAPITRE 29.

LE DOGME DE L'EGLISE ET LES ERREURS DES MANICHÉENS.

43. Enfin la religion est l'objet de notre dispute avec les Manichéens, et la question se résume en ces termes: Que doit-on pieusement penser de Dieu? Ils ne peuvent nier que le genre humain soit dans la malheureuse condition qui résulte du péché, mais ils prétendent que la même nature de Dieu gémit sous cette infortune. Nous le nions, et nous soutenons que la nature vouée à la misère est celle que Dieu a tirée du néant, et qu'elle est devenue misérable non par force mais par le choix qu'elle a fait du péché. Selon eux, la nature de Dieu est contrainte par Dieu même au repentir et à l'expiation des fautes commises. Nous le nions et nous disons que c'est la nature faite ale rien parla puissance divine, qui devenue coupable est obligée de faire pénitence de ses péchés. Ils enseignent que la nature divine reçoit de Dieu même son pardon. Rejetant cette idée, nous disons que c'est la nature tirée par Dieu du néant, qui reçoit le pardon des crimes dont elle est souillée, gland elle s'éloigne du péché pour revenir à son Dieu. La nature de Dieu, ajoutent-ils, est par nécessité sujette au changement. Nous le nions et nous disons changée par sa propre volonté, cette nature que Dieu a faite de rien. La nature de Dieu, poursuivent-ils, pâtit de fautes qui lui sont étrangères. Nous le nions et nous disons qu'aucune nature ne souffre que des fautes qui sont les siennes (1). De plus nous tenons Dieu pour si bon, si juste et si saint, qu'il ne pèche ni ne nuit à personne qui n'aura point voulu pécher, pas plus qu'on ne peut lui faire tort à lui-même en se livrant au péché. Ils disent qu'il y a une nature du mal à laquelle Dieu est forcé d'abandonner, pour en ressentir les cruelles rigueurs, une partie de la sienne. Nous, nous disons qu'il n' y a point de mal naturel (2) ; que toutes les natures sont bonnes; que Dieu lui-même est la nature souveraine; qu'il est l'auteur des autres sans en excepter une seule; que toutes sont bonnes en tant qu'elles sont, parce que Dieu a fait toutes choses excellentes, toutefois à des degrés divers qui les distinguent de manière que l'une est meilleure que l'autre; qu'ainsi de toute sorte de choses bonnes, les unes plus parfaites, les autres moins parfaites, se trouve formé par Dieu un ensemble parfait que lui-même gouverne avec une admirable sagesse; enfin que faisant par sa volonté toutes choses bonnes, il n'est réduit à souffrir aucun mal. Car il est impossible que celui dont la volonté est au dessus de tout ait à supporter quoique ce soit malgré lui.
On connaît maintenant ce qu'ils disent de leur côté, ce que nous disons du notre; que chacun voie donc la doctrine qu'il doit suivre. Pour moi j'ai parlé de bonne foi devant Dieu ; et sans aucun esprit de contention, sans nul doute de la vérité, sans vouloir en rien préjudicier à un traité plus exact, j'ai exposé ce qui m'a paru véritable.

1. Rétract. ch. 10, n. 3 - 2. Ibid. 5

Traduction de M. l'abbé Tassin.





300

DE LA GENESE AU SENS LITTÉRAL OUVRAGE INACHEVÉ.


ÉTUDE SUR LE COMMENCEMENT DE LA GENÈSE JUSQU'A CES PAROLES : " FAISONS L'HOMME A NOTRE IMAGE (1). "
1. Gn 1,1-26

Traduction de M. l'abbé Tassin.

301

CHAPITRE PREMIER.

ABRÉGÉ DE LA FOI CATHOLIQUE.

1. Si l'on veut parler des mystères de la nature, que nous reconnaissons comme l'ouvrage de la puissance divine, il faut le faire non par voie d'affirmations mais par voie de questions; quand surtout on les étudie dans les livres que recommande une autorité divine; car alors l'affirmation téméraire d'une opinion incertaine et douteuse se justifierait difficilement du crime de sacrilège. Le doute cependant ne doit point franchir ici les bornes ni atteindre le domaine de la foi catholique. Et parce que beaucoup d'hérésiarques ont l'habitude de plier à leur sentiment, réprouvé parla doctrine de l'Église universelle, l'exposition des divines Écritures; avant de venir à l'objet particulier de ce livre, il est bon de présenter en peu de mots la foi catholique.

2. La voici: C'est par son Fils unique, qui étant sa Sagesse et sa Vertu lui est consubstantiel et coéternel, et en unité du Saint-Esprit qui est aussi de même substance que lui et possède la même éternité, que Dieu le Père Tout-Puissant à tiré du néant et formé tous les êtres de la création. La doctrine Catholique nous oblige donc de croire que cette Trinité est un seul Dieu, et qu'il a fait et créé tout ce qui existe comme réalité substantielle ; en sorte que toute créature, soit spirituelle soit corporelle, ou pour parler d'une manière plus simple, et employer les termes des divines Écritures, soit visible soit invisible, n'est pas de la nature de Dieu mais a été faite de rien par Dieu, et que tout son rapport à la Trinité c'est d'avoir Dieu pour créateur, puisqu'elle est sortie de ses mains. Aussi n'est-il point permis de dire ou de croire que les êtres de la création sont consubstantiels à Dieu on éternels comme lui.

3. Mais d'ailleurs, suivant la même doctrine, tout ce que Dieu a fait il l'a fait très-bon. Quant aux maux, ils ne sont pas des réalités substantielles, des objets de la nature. Ce qui est appelé mal est toujours le péché ou la peine du péché. Or le péché n'est rien que le consentement déréglé de, la volonté libre. Nous portons-nous à ce que défend la justice quand nous sommes maîtres de nous déterminer autrement? Voilà le péché : c'est-à-dire qu'il ne consiste pas dans les choses elles-mêmes, mais dans leur usage illégitime.Le légitime usage des choses c'est de rester dans la loi de Dieu, de se soumettre à Dieu seul avec une pleine et entière dilection, et de faire tout ce qui est permis, d'ailleurs saris attache, sans affection déréglée, c'est-à-dire selon l'ordre divin. Ainsi en effet trouvera l'âme dans l'exercice de son empire, non la difficulté, non la misère, mais une grande facilité, mais un grand bonheur. Pour la peine du péché, elle consiste dans le tourment qu'éprouve l'âme de ce que la création, (126) soumise à son autorité quand elle-même obéissait à Dieu, refuse de la servir depuis que de son côté elle s'est révoltée contre lui. Ainsi le feu étant une créature de Dieu n'est pas un mal; cependant notre faiblesse en souffre les atteintes comme une juste peine du péché. On nomme du reste naturels les péchés dont nous ne pouvons, sans la miséricorde Dieu nous abstenir, depuis que parla faute de notre libre arbitre nous sommes tombés dans la triste condition de cette vie.

4. C'est par Notre-Seigneur Jésus-Christ que l'homme se renouvelle, depuis que cette ineffable et immuable Sagesse de Dieu a daigné prendre en sa personne tout ce qui appartient à la nature humaine, et naître du Saint-Esprit et de la Vierge Marie. La foi nous enseigne aussi le crucifiement, la sépulture, la résurrection de l'homme-Dieu et son ascension dans le ciel, ce qui déjà est accompli; sa descente ici bas pour juger les vivants et les morts à la fin des siècles, et la résurrection de la chair, ce qui est jusqu'alors prêché comme devant arriver un jour. Elle nous enseigne que l'Esprit-Saint a été communiqué à ceux qui croient en Jésus-Christ ; que par Jésus-Christ a été formée l'Eglise, la mère des fidèles et appelée Catholique parce qu'elle est achevée de tout point, qu'elle ne présente aucun côté faible et quelle est répandue partout l'univers : elle nous enseigne la rémission, accordée aux hommes pénitents, des péchés dont ils étaient coupables, et la promesse divine de la vie éternelle, du royaume des cieux.


Augustin, De la Genèse 221