Augustin, De la Genèse 405

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CHAPITRE 5.

LA CRÉATURE INTELLIGENTE RESTE INFORME, SI ELLE NE SE PERFECTIONNE EN PRENANT POUR FIN LE VERBE DE DIEU. POURQUOI L'ESPRIT PORTÉ SUR LES EAUX AVANT LE Fiat lux?

10. En effet, la vie du Verbe, Fils de Dieu, n'admet aucune imperfection ; pour lui, l'existence n'est pas seulement la vie, c'est la vie unie à la sagesse et au bonheur absolus. Quant à la créature spirituelle, malgré les dons de l'intelligence et de la raison qui semblent la rapprocher du Verbe, elle n'admet la vie qu'à un degré imparfait : car, si l'existence en elle implique la vie, elle n'implique pas les dons de la sagesse et du bonheur, et en s'écartant de la sagesse immuable elle vit dans l'aveuglement et le malheur, ce qui constitue son imperfection. Or, pour s'élever à la plénitude de son être, elle doit se diriger vers la lumière indéfectible de la Sagesse, le Verbe de Dieu. C'est en se tournant vers le principe auquel elle doit son existence telle quelle et sa vie, que commence pour elle une vie de sagesse et de bonheur. Car le principe de la créature raisonnable est la Sagesse éternelle ; et quoiqu'elle garde en elle-même sa pure et immuable essence, elle ne cesse jamais de parler par une inspiration mystérieuse à sa créature, pour la rappeler à son principe, en dehors duquel elle perd tout moyen de se développer et d'atteindre à la perfection. Aussi a-t-elle répondu, quand on lui a demandé qui elle était: " Je suis le principe, est c'est moi qui vous parle (1). "

1. Jn 8,25

11. Or quand le Fils parle, c'est le Père qui parle, puisque la parole du Père est son Verbe ou son Fils, qu'il produit par un travail éternel, si l'on peut employer ce mot, quand il s'agit du Verbe coéternel à Dieu. Car, Dieu est animé d'une bonté infinie, pleine de sainteté et de justice; de plus la bienveillance et non le besoin est la source de l'amour qu'il éprouve pour ses œuvres. Aussi avant de rappeler ces paroles: " Dieu dit que la lumière soit;" l'Écriture rapporte que " l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux." Soit que Dieu ait voulu désigner par l'eau la nature physique, et indiquer le principe générateur des choses dont nous voyons maintenant les espèces, comme l'expérience nous montre en effet qu'ici bas les êtres, sous toutes les formes, naissent et se développent dans un milieu liquide; soit qu'il ait représenté par ce terme les fluctuations, pour ainsi dire, de la vie intellectuelle, avant qu'elle se fût attachée à sa fin; il est incontestable que l'Esprit de Dieu était répandu sur les choses, car les éléments que Dieu avait créés au début pour en faire des oeuvres parfaites, étaient comme sous la main de sa bienveillance, et, Dieu ayant dit par son Verbe: " Fiat lux, " tous les êtres devaient être maintenus, chacun selon son mode d'existence, dans sa faveur et dans ses généreux desseins aussi tout est bien dans ce qui a plu à Dieu, selon ce témoignage de l'Écriture : " Et la lumière fut, et Dieu vit que la lumière était bonne. "

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CHAPITRE 6.

LA TRINITÉ APPARAÎT DANS LA CRÉATION PRIMITIVE COMME DANS LE DÉVELOPPEMENT DES ÊTRES.

12. Au début même de cette création ébauchée qui, du nom des oeuvres destinées à en sortir, a été appelée ciel et terre, on voit apparaître la triple personne du Créateur. Dans les paroles de l'Ecriture : " Au commencement Dieu fit le ciel et la terre, " on reconnaît le Père dans le mot Dieu et le Fils dans le mot commencement ; le Fils en effet quoiqu'il n'ait pas produit le Père est le principe des êtres, surtout des êtres spirituels primitivement créés par sa puissance, et par conséquent de toute la nature. En ajoutant : " L'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, " l'Écriture complète l'énumération des personnes divines. On reconnaît également la Trinité dans le mouvement qui perfectionne et ordonne la création, en y établissant les espèces; le Verbe de Dieu et son Père apparaissent dans les expressions: " Dieu dit; " la Bonté divine éclate dans la satisfaction que fait éprouver à Dieu la perfection relative des êtres selon leur nature " et Dieu vit que c'était bien. "

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CHAPITRE 7.

POURQUOI DIT-ON QUE L'ESPRIT DE DIEU ÉTAIT PORTÉ SUR LES EAUX. (Gn 1,2)

13. Mais pourquoi parle-t-on de la création, quoique imparfaite, avant de citer l'intervention de l'Esprit de Dieu? L'Écriture en effet dit d'abord : " La terre était invisible et sans ordre, et les ténèbres étaient sur l'abîme, " puis elle ajoute. " Et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux. " Comme l'amour qui naît de la privation et du besoin s'attache avec tant de force à son objet qu'il lui est entièrement soumis, n'aurait-on pas dit du Saint-Esprit, expression de la bonté et de l'amour divins, qu'il était porté sur les eaux, pour montrer que, si Dieu aime ses ouvrages, ce n'est point par besoin, mais par excès de bienveillance? Fidèle à cette pensée, l'Apôtre, avant de parler de la Charité, dit qu'il va nous montrer la voie la plus élevée; et ailleurs, il rappelle que l'amour de Jésus-Christ surpasse toute science (2). Avant donc que de montrer l'intervention souveraine de l'Esprit-Saint, il valait mieux parler de l'oeuvre primitive sur laquelle il devait être porté: il la dominait, en effet, non comme d'un lieu plus élevé, mais par l'effet de sa puissance souveraine et supérieure à tout.

1. 1Co 12,31 - 2. Ep 3,19

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CHAPITRE 8.

L'AMOUR DE DIEU EST LA CAUSE QUI FAIT NAÎTRE ET SUBSISTER LES CRÉATURES.

14. Lorsque des éléments primitifs furent sortis les êtres accomplis et tout formés, " Dieu vit " que tout était bien; " son oeuvre lui plut en vertu de la bonté même qui l'avait engagé à la créer. Dieu en effet aime sa créature à deux titres : il veut qu'elle reçoive et qu'elle conserve l'existence. Ainsi, quand " l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, " c'était pour communiquer cette existence; et, quand " Dieu vit que tout était bien, " c'était pour en rendre le bienfait durable. Or, ce qui a été dit de la lumière, l'a été aussi du reste de la création. Parmi les êtres, en effet, il en est qui sont en dehors de toutes les révolutions de la durée et qui, sous la souveraineté de Dieu, conservent le privilège sublime de la plus haute sainteté les autres vivent dans les limites assignées à leur existence, et leur durée, qui tour-à-tour s'épuise et se renouvelle, forme la trame des siècles.

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CHAPITRE 9.

LA PAROLE DIVINE. " FIAT LUX " A-T-ELLE ÉTÉ PRONONCÉE DANS LE TEMPS OU EN DEHORS DU TEMPS? (Gn 1,3)

15. Quant à la parole: " Que la lumière soit et la lumière fut, " est-ce un jour, est-ce avant la naissance des jours qu'elle fut prononcée? Si Dieu l'a fait entendre dans son Verbe coéternel, elle est en dehors du temps; si au contraire il ne l'a prononcée qu'à une certaine époque, il a employé, non son Verbe, mais l'organe d'un être contingent, et dans cette hypothèse la lumière ne serait plus l'œuvre primitive de la création, puisqu'il aurait existé antérieurement un être pour faire éclater la parole: " Que la lumière soit. " Or, les êtres créés par Dieu avant la période des jours sont indiqués dans le passage : " Au commencement Dieu créa le ciel et la terre; " le ciel serait la création spirituelle déjà parfaite, car elle est comme le ciel de ce ciel, qui est la région la plus élevée du monde physique, et c'est seulement le second jour que fut créé le firmament, à qui Dieu donna encore le nom de ciel. La terre nue et invisible, l'abîme de ténèbres serviraient à désigner la matière imparfaite destinée à former dans le temps les diverses substances, et, au début, la lumière.

16. Comment l'être créé avant l'origine du temps a-t-il pu prononcer dans le temps : " Que " la lumière soit? " C'est un secret difficile à découvrir; car le sonde la voix n'a pu faire entendre cette parole; puisque tout son de ce genre est quelque chose de physique. Serait-ce donc que Dieu aurait formé de la matière encore imparfaite une voix pour exprimer : " Que la lumière soit? " Dès lors, il aurait existé une substance sonore, créée et façonnée avant la lumière. Mais, dans cette hypothèse, le temps devait déjà exister pour être parcouru par la voix et pour transmettre les intervalles successifs des sons. Or, si pour transmettre les vibrations de ces mots: " Que la lumière soit, " le temps précédait la création de la lumière, à quel jour doit-on le rattacher, puisqu'il n'a été parlé encore que du premier jour, où la lumière fut faite? Faut-il voir dans ce jour tout le temps employé soit à former la substance sonore, soit à créer la lumière? Mais un commandement pareil doit partir d'un être qui parle pour frapper l'ouïe : l'oreille, en effet, a besoin pour entendre que l'air soit mis en mouvement. Et comment attribuer un pareil sens à une matière invisible, inorganique, dont Dieu se serait fait un écho pour dire : " Que la lumière soit? " Il y a là une contradiction que doit repousser tout esprit sérieux.

17. Est-ce donc en vertu d'un mouvement spirituel, bien que temporel, que fut prononcé le " fiat lux, " mouvement parti du Dieu éternel et, grâce au Verbe coéternel, communiqué à l'être spirituel ou au ciel du ciel, déjà créé comme l'indiquent ces paroles: " Au commencement Dieu créa le ciel et la terre? " Ou bien, faut-il penser que cette expression, sans impliquer ni un son ni même un mouvement intellectuel, aurait été fixée en quelque sorte par le Verbe coéternel à son Père, et gravée dans la raison de l'être immatériel pour communiquer la vie et l'ordre au chaos ténébreux, et pour produire la lumière? Mais si Dieu n'a point commandé dans le temps; si ce commandement n'a point été entendu dans le temps par une créature appelée, en dehors du temps, à contempler la vérité; si le rôle de cette créature s'est borné à transmettre dans les régions inférieures du monde, par une activité toute spirituelle, les idées gravées en elle par l'immuable Sagesse et, pour ainsi dire, des paroles tout intellectuelles, il est fort difficile de concevoir comment il se produit des mouvements temporels pour former les êtres et pour les gouverner. Quant à la lumière, qui la première reçut l'ordre de se former et se forma, s'il faut admettre qu'elle tient le premier rang dans la création, elle se confond avec la vie de l'intelligence, de l'intelligence qui doit se tourner vers le Créateur pour en être éclairée, sous peine de flotter dans l'incertitude et le désordre. Or, l'instant où elle se tourna vers Dieu et fut éclairée, fut celui où s'accomplit la parole prononcée dans le Verbe de Dieu : " Que la lumière soit. "

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CHAPITRE 10.

DIFFÉRENTES MANIÈRES D'EXPLIQUER LA DURÉE DU PREMIER JOUR CONTRADICTIONS OU DIFFICULTÉS QU'ELLES RENFERMENT. (Gn 1,5)

18. La parole qui créa la lumière ayant été éternelle, puisque le Verbe coéternel à son Père est en dehors du temps, on va peut être se demander si l'acte de la création a été également éternel. Mais peut-on s'arrêter à cette question, quand l'Ecriture, après la création de la lumière et sa séparation d'avec les ténèbres, donne à l'une le nom de jour, aux autres celui de nuit, et ajoute: " Et il y eut un soir et un matin, un jour accompli. " On voit par là que cette oeuvre de Dieu se fit en un jour, à la fin duquel eut lieu le soir ou le commencement de la nuit; la nuit achevée, la durée du jour fut complète, et le matin fut l'aurore d'un second jour où Dieu devait accomplir une oeuvre nouvelle.

19. La véritable énigme est de savoir comment Dieu prononçant le fiat lux dans l'intelligence (150) éternelle de son Verbe sans la moindre succession de syllabes, la lumière s'est laite si lentement, dans l'espace d'un jour jusqu'au soir. Serait-ce que la lumière se fit en un instant, et que la durée du jour fut consacrée à la séparer d'avec les ténèbres et à les nommer toutes deux? Mais il serait étrange que cet acte eût demandé à Dieu le temps que nous mettons à en parler. Car la séparation de la lumière et des ténèbres fut la conséquence immédiate de la création de la lumière, puisqu'elle ne pouvait se produire sans se distinguer des ténèbres.

20. " Dieu nomma la lumière jour, et les ténèbres, nuit; " mais en admettant même que cet acte eût été accompli avec des mots nettement articulés, aurait-il fallu plus de temps que nous n'en mettrions à dire: que la lumière s'appelle jour, et les ténèbres, nuit? On ne poussera pas sans doute l'extravagance jusqu'à s'imaginer que, Dieu surpassant tout par sa grandeur, les syllabes sorties de sa bouche, si peu nombreuses qu'elles aient été, aient pris un volume capable de remplir un jour entier. Ajoutons que Dieu a nommé la lumière jour, et les ténèbres nuit, dans son Verbe coéternel, je veux dire, dans la pensée tout intérieure de son immuable Sagesse, sans avoir recours à dessous matériels. On veut encore savoir dans quelle langue Dieu s'est exprimé, en supposant qu'il se soit servi d'une langue humaine; et on se demande s'il était nécessaire d'employer des sons fugitifs, dans l'absence de tout être capable de les entendre : à pareille question impossible de répondre.

21. Faut-il avancer que, l'oeuvre divine instantanément accomplie, la lumière brilla, avant l'arrivée de la nuit, tout le temps nécessaire pour former un jour, que les ténèbres succédèrent à la lumière aussi longtemps qu'il fallut pour former une nuit, et que, le premier jour écoulé, l'aurore du jour suivant se leva? En soutenant cette opinion, je craindrais fort de faire rire, soit ceux qui savent avec une pleine certitude, soit ceux qui peuvent remarquer qu'au moment même où la nuit règne dans notre pays, la lumière éclaire les contrées que traverse le soleil pour revenir de l'occident à l'orient, et que dès lors par conséquent, dans les vingt-quatre heures de la révolution diurne, il est impassible de ne pas voir régner ici la nuit, ailleurs le jour. Allons-nous donc placer Dieu à un point de l'espace où survenait le soir, au moment que la lumière quittait cette région pour en éclairer une autre? Sans doute il est dit dans le livre de l'Ecclésiaste " Et le soleil se lève, et le soleil se couche, et il revient à sa place, " c'est-à-dire, à son point de départ; on y lit encore: " En se levant il va vers le midi et décrit un cercle vers l'aquilon. Par conséquent, nous avons le jour, lorsque le soleil éclaire la partie méridionale du globe, et nous avons la nuit, lorsqu'il a décrit le cercle qui le ramène au nord. Mais il est impossible à ce moment que le jour ne brille pas dans une autre contrée où le soleil est sur l'horizon. Pour admettre cette hypothèse, il faudrait abandonner son imagination aux fictions des poètes, se figurer avec eux que le soleil se plonge dans la mer et, qu'après s'y être baigné, il en sort le matin du côté opposé. Encore, s'il en était ainsi, le fond de l'Océan serait-il éclairé par les rayons du soleil et le jour brillerait dans ses abîmes. Pourquoi en effet le soleil ne répandrait-il pas sa lumière dans l'eau, puisqu'elle n'aurait pas la propriété de l'éteindre! Mais on sent combien cette hypothèse est bizarre; d'ailleurs le soleil n'existait pas encore.

22. En résumé, est-ce une lumière spirituelle quia été créée le premier jour? Comment a-t-elle disparu pour faire place à la nuit? Est-ce une lumière matérielle? Qu'est-ce que la lumière qui devient invisible après le coucher du soleil, puisqu'il n'y avait alors ni lune ni constellation? Estelle toujours dans la même région du ciel que le soleil, de telle sorte que, sans être le rayonnement de cet astre, elle lui serve de compagne inséparable et reste confondue avec lui? Mais on ne fait que reproduire le problème avec toute sa difficulté. La lumière étant, dans cette hypothèse; intimement unie au soleil, exécute la même révolution de l'Occident à l'Orient : elle est donc dans l'autre hémisphère, quand le nôtre est enveloppé des ténèbres de la nuit; ce qui aboutit il cette conséquence impie, que Dieu était isolé dans une certaine région dont la lumière s'éloigne, pour produire le soir à ses yeux. Enfin, Dieu aurait-il créé la lumière au lieu même où il allait bientôt créer l'homme? Serait-ce au moment où la lumière quittait ce lieu que le soir serait survenu? Aurait-elle gagé une autre partie du monde, pour reparaître le matin, après avoir achevé sa révolution?

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CHAPITRE 11.

RÔLE DU SOLEIL. NOUVELLE DIFFICULTÉ DANS L'HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE.

23. Dans quel but a donc été créé le soleil, le roi du jour (1), le flambeau de la terre, si, pour produire le jour, il suffit de la lumière, désignée aussi sous le nom de jour? Eclairait-elle d'abord les régions supérieures? La terre était-elle trop éloignée pour sentir ses effets, et le soleil devint-il nécessaire pour communiquer aux régions inférieures de l'univers le bienfait du jour? On pourrait encore avancer que l'éclat du jour s'accrut par le rayonnement du soleil, et voir dans la lumière an jour moins vif que celui d'aujourd'hui sans qu'un auteur a prétendu que la lumière fut l'agent primitif, introduit par le Créateur dans son oeuvre, quand il fut dit: " Que la lumière soit et la lumière fut, " mais que l'emploi de la lumière ne fut réglé qu'au moment où apparurent les luminaires, dans l'ordre des jours qu'il plut à Dieu d'adopter pour composer ses oeuvres. Mais que devint la lumière, quand survint le soir, pour faire régner la nuit à son tour? C'est ce qu'il ne dit pas, et c'est un secret, selon moi, difficile à pénétrer. On ne saurait croire, en effet, que la lumière s'éteignit, pour faire place aux ténèbres de la nuit, et qu'elle se raviva, pour donner naissance au matin, avant que le soleil servit à accomplir cette révolution car le rôle du soleil ne commence, selon l'Ecriture, qu'au quatrième jour.

1. Ps 136,8

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CHAPITRE 12.

NOUVELLE DIFFICULTÉ QUE PRÉSENTE LA SUCCESSION DES TROIS JOURS ET DES TROIS NUITS QUI PRÉCÉDÈRENT LA CRÉATION DU SOLEIL. COMMENT LES EAUX SE RASSEMBLÈRENT-ELLES?

24. Mais en vertu de quelle révolution s'est effectué, avant la création du soleil, le retour alternatif de trois jours et de trois nuits, sans que la lumière, à ne voir dans ce mot qu'un phénomène physique, ait changé de nature? C'est un problème difficile à résoudre. On pourrait dire peut-être que Dieu nomma ténèbres la masse formée par la terre et les eaux, avant leur séparation, qui n'eut lieu que le troisième jour, soit que cette matière épaisse fût impénétrable à la lumière, soit qu'une masse aussi considérable, dut rester dans l'ombre, comme il arrive pour les corps dont une face seule est éclairée. Dans un corps quelconque, en effet, tout côté où la lumière ne peut pénétrer, reste dans l'ombre, puisqu'on appelle ombre, la face d'un corps inaccessible à la lumière qui s'y répandrait, si elle ne rencontrait pas une matière opaque. Admettons que cette ombre soit proportionnée à l'étendue de la terre et y couvre une surface égale à celle qu'éclaire le jour, la nuit s'explique. Les ténèbres en effet ne supposent pas toujours la nuit. Dans une immense caverne dont la lumière ne peut percer les profondeurs, à cause de la masse qui s'oppose à son passage, il y a assurément des ténèbres, car la lumière en est absente et n'en éclaire aucune partie; cependant les ténèbres de cette sorte n'ont jamais été appelées nuit: ce terme est réservé à l'obscurité qui se répand sur une partie du globe, quand le jour l'abandonne. De même toute espèce de lumière ne mérite pas le nom de jour, par exemple, celle que promettent la lune, les étoiles, les flambeaux, les éclairs, et en général tout corps brillant : elle ne s'appelle jour qu'autant qu'elle succède périodiquement à la nuit.

25. Cependant, si la lumière primitive, immobile ou animée d'un mouvement de rotation, enveloppait la terre de tous côtés, on ne voit plus en quel endroit elle pouvait admettre la nuit à sa place : car elle ne quittait jamais un lieu pour se retirer devant la nuit. N'avait-elle été créée que dans un hémisphère, et, en décrivant son tour, permettait-elle à la nuit de décrire le sien dans l'autre hémisphère? Dans ce cas, comme la terre était en ce moment couverte parles eaux, ce globe liquide pouvait sans obstacle produire, d'un côté, le jour, grâce à la présence de la lumière, de l'autre, la nuit, grâce à la disparition de la lumière : la nuit régnait depuis le soir dans un hémisphère, tandis que la lumière se dirigeait dans l'autre.

26. Maintenant, où se rassemblèrent les eaux, s'il est vrai qu'elles étaient auparavant répandues sur toute la, surface de la terre? En quel endroit, dis-je, se rassemblèrent les eaux qui furent écartées pour faire paraître la terre? S'il existait sur le globe quelque lieu sec où les eaux pussent s'amasser, le sol était déjà découvert et l'abîme n'en couvrait pas toute la surface. Si elles la couvraient tout entière, quel peut être (152) le lieu où elles se réunirent, afin de laisser la terre à sec? Furent-elles soulevées dans l'espace, à peu près comme une moisson qu'on bat dans l'aire et qui, portée sur le vent, s'amoncelle en un tas et laisse à découvert le sol qu'elle cachait auparavant? Mais comment ne pas renoncer à cette pensée, envoyant la mer former une vaste plaine et, après les tempêtes qui élèvent ses flots comme des montagnes, redevenir unie comme une glace? Il arrive que la mer découvre un peu au loin ses rivages; mais on ne saurait nier qu'en se retirant d'un côté, elle ne s'étende d'un autre et qu'elle ne revienne sur les bords qu'elle a quittés. Où donc la mer pouvait-elle se retirer, pour laisser apparaître les continents, puisque les flots couvraient toute la surface de la terre? L'eau qui couvrait le globe, aurait-elle été comme une légère vapeur, et, en se condensant pour former un amas, aurait-elle laissé en différents endroits le sol à découvert? On pourrait dire encore que la terre, s'abaissant en larges et profondes vallées, put offrir de vastes réservoirs où les flots amoncelés se précipitèrent, et qu'ainsi le sol apparut aux endroits abandonnés par les eaux.

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CHAPITRE 13.

A QUEL MOMENT ONT ÉTÉ CRÉÉES L'EAU ET LA TERRE.

27. La matière n'est pas absolument sans forme, lors même qu'elle s'offre sous l'apparence d'une masse sombre. Aussi peut-on se demander à quelle époque Dieu donna aux eaux et à la terre les formes qui les distinguent, création dont il n'est pas parlé dans la période des six jours. Supposons un moment que cette oeuvre ait précédé l'origine du jour, et que ce soit elle dont parle l'Ecriture quand elle dit avant les six premiers jours: " Au commencement Dieu fit le ciel et la terre; " que le mot terre désigne ici la terre même avec ses propriétés spécifiques, ensevelie encore sous les eaux qui déjà apparaissent avec leur forme déterminée; que, dans ces paroles : " La terre était invisible et sans ordre, et les ténèbres étaient sur l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, " on doive voir, non la matière imparfaite, mais la terre et l'eau avec leurs propriétés les plus connues, au moment où elles n'étaient point encore éclairées par la lumière; que, par conséquent, la terre fut appelée invisible, parce qu'elle était ensevelie sous les eaux et qu'elle ne pouvait être aperçue, eût-il même existé alors un être capable de la voir; sans ordre, parce qu'elle n'était encore ni séparée de la mer, ni limitée par ses rivages, ni peuplée d'animaux; alors, pourquoi ces propriétés, qui sont physiques sans aucun doute, ont-elles été créées antérieurement aux jours? Pourquoi n'a-t-il pas été écrit : Dieu dit : que la terre soit, et la terre fut faite, que l'eau soit, et l'eau fut faite? ou bien, en embrassant dans une même parole deux éléments, placés sous une loi commune dans les régions inférieures, de l'espace: que l'eau et la terre soient faites, et il en fut ainsi?

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CHAPITRE 14.

CE QUI FAIT ENTENDRE, DANS LE PREMIER VERSET DE LA GENÈSE, QUE LA MATIÈRE ÉTAIT INFORME.

28. Pourquoi enfin n'a-t-on pas ajouté immédiatement ces paroles : Dieu vit que cela était bien? Si l'on y réfléchit, on se convaincra que, pour tout être qui change, le progrès suppose l'imperfection ; que dès lors, comme l'enseigne la foi catholique unie à une logique invincible, aucun être n'aurait pu exister, si le Dieu qui créé et organise toute chose sous sa forme achevée, ou perfectible; qui comme dit l'Ecriture " a fait le monde d'une matière informe (1), " n'eût créé le fond même des êtres, tel que l'Écriture le définit en termes assez clairs pour être entendus des oreilles comme des intelligences les plus rebelles, lorsqu'elle nous représente qu'avant la période des six jours " Dieu fit au commencement le ciel et la terre " et le reste jusqu'au passage : " Dieu dit : que la lumière soit; " car c'est alors seulement qu'elle nous révèle dans quel ordre se formèrent successivement les choses.

1. Sg 11,18

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CHAPITRE 15. LA SUBSTANCE PRÉCÈDE LE MODE, NON EN DATE, MAIS EN PRINCIPE.

29. Je ne veux pas dire que la matière sans ses qualités existe antérieurement à l'être tout formé, puisque la substance et ses modes ont été créés simultanément. Par exemple, les sons constituent le fond des mots, les mots représentent les sons tout formés : or, celui qui parle ne fait pas d'abord entendre des sons confus, quitte à les rassembler pour en composer des mots. De même le Créateur n'a pas fait d'abord la matière, pour en tirer plus tard les différentes espèces d'êtres, comme s'il avait modifié son plan matière et forme, il a tout créé à la fois. Cependant comme le fond précède la forme, non en date, mais en principe, l'Écriture a légitimement établi dans son récit, des époques que Dieu n'a point mises dans l'acte créateur. Qu'on demande si dans le langage les mots se forment avec les sons ou les sons avec les mots; quoique en parlant on accomplisse cette double opération, on voit sans peine celle qui précède l'autre. Or, Dieu ayant créé simultanément et la matière et les formes qu'il lui a données, l'Écriture devait marquer cette double action; mais, comme elle ne pouvait la raconter que successivement, ne devait-elle pas parler de la substance avant d'en exposer les modifications? Comment en douter? En parlant du fond et de la forme, nous concevons ces deux idées à la fois, et nous les exprimons séparément. Or, si nous sommes incapables d'exprimer les deux mots à la fois dans un moment très-court, il fallait bien décrire successivement les deux actes dans un récit développe, quoique Dieu les ait accomplis en même temps. De la sorte, l'acte qui n'était le premier qu'en principe, s'est placé au début du récit. Si deux idées, sans être antérieures l'une à l'autre dans l'esprit, ne peuvent s'énoncer simultanément, à plus forte raison ne peuvent-elles s'exposer à la fois dans un récit. Il n'est donc pas douteux que la matière informe, presque voisine du néant, n'ait été créée par Dieu seul en même temps que les oeuvres dont elle était comme le fond.

30. Si donc on dit avec raison qu'il n'est question que de la matière dans ce passage : " La terre était invisible et sans ordre, et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux, " c'est pour faire comprendre, à part l'intervention du Saint-Esprit, et pour rendre sensible aux esprits les plus lourds l'imperfection de la matière, même dans les choses visibles qui vont être nommées : la terre et l'eau sont, en effet, les substances les plus faciles à mettre en oeuvre, et les mots de l'Écriture sont bien choisis pour indiquer leur imperfection originelle.

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CHAPITRE 16. NOUVELLE MANIÈRE D'EXPLIQUER LA SUCCESSION DES JOURS ET DES NUITS PAR L'ÉMISSION OU L'AFFAIBLISSEMENT DE LA LUMIÈRE : QU'ELLE EST PEU SATISFAISANTE.

31. Mais, si cette opinion est vraisemblable, il faut renoncer à l'idée que la lumière éclairait un côté du globe, en laissant l'autre dans l'ombre ; on ne doit plus expliquer ainsi la succession du jour et de la nuit.
Veut-on concevoir le jour et la nuit en admettant que les rayons lumineux sont susceptibles de s'allonger ou de se raccourcir? Mais je ne vois pas dans quel but se serait produit ce phénomène. Il n'existait point alors d'animaux pour profiter du bienfait de ce mouvement alternatif; il s'établit après leur naissance, et fut réglé par le cours du soleil. D'ailleurs on ne saurait prouver par aucun exemple que la lumière, en se dilatant ou en se contractant, produit la succession du jour et de la nuit. Lorsque l'oeil étincelle, on voit comme un jet de lumière; ce jet peut se raccourcir, quand nous considérons un point dans l'air tout près de nos yeux ; il peut s'allonger, quand, sous le même angle, nous cherchons à fixer un point éloigné. Cependant, l'affaiblissement des rayons ne nous empêche pas absolument de distinguer les objets dans le lointain; ils sont seulement plus obscurs qu'au moment où les regards s'y concentraient. Mais d'ailleurs la lumière est en si petite quantité dans l'organe de la vue, que, sans la lumière du dehors, nous serions incapables de voir; et, comme elle ne peut guère se distinguer de celle qui nous environne, je ne vois pas par quel exemple on pourrait justifier l'hypothèse suivant laquelle la lumière se dilaterait, pour produire le jour, et se contracterait, pour produire la nuit.

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CHAPITRE 17. HYPOTHÈSE DE LA LUMIÈRE INTELLECTUELLE ; DIFFICULTÉS QU'ELLE ENTRAÎNE; COMMENT ELLE SERT A EXPLIQUER LE SOIR ET LE MATIN, LA SÉPARATION DE LA LUMIÈRE D'AVEC LES TÉNÈBRES.

32. Est-ce une lumière intellectuelle qui fut créée au moment où Dieu dit : " Que la lumière soit "? Je n'entends point par là cette lumière coéternelle au Père, par qui tout a été fait et qui (154) illumine tous les hommes, mais celle dont on a pu dire : " la sagesse est la première chose qui ait été créée (Si 1,4). " En effet, quand la Sagesse engendrée, quoique incréée, éternelle, immuable, se répand dans les créatures intelligentes comme dans des âmes saintes (Sg 7,47), afin de les illuminer de ses rayons, il se produit en elles une clarté d'esprit qui pourrait bien ressembler à celle que Dieu créa, en disant: " Que la lumière soit. " Dans ce cas, il aurait alors existé une création spirituelle, que désignerait le mot ciel dans ce passage: " Au commencement Dieu fit le ciel et la terre, " non le ciel visible, mais le ciel immatériel qui s'élève au-dessus du ciel visible, je veux dire au-dessus de tous les corps, non par son élévation dans l'espace, mais par l'excellence de sa nature. Comment a pu être produite cette création en même temps que les clartés qui l'illuminent? et comment le récit a-t-il dû exposer séparément cet acte indivisible? Nous venons de l'expliquer à propos de la matière (3).

3. Ci-dessus, ch. 15

33. Mais comment comprendre, dans cette hypothèse, que la nuit succéda à la lumière, pour amener le soir? Quelles sont les ténèbres dont Dieu sépara cette lumière immatérielle, puisque l'Écriture dit: " Et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres? " Serait-ce qu'il existait déjà des pécheurs, des esprits insensés qui renonçaient aux clartés du vrai et que Dieu séparait des esprits fidèles, comme les ténèbres de la lumière? En donnant à la lainière lie nom de jour, aux ténèbres celui de nuit, voulait-il montrer qu'il n'est pas l'auteur des péchés, mais le juste rémunérateur des mérites? Le jour désignerait-il ici la durée, en sorte que la suite des siècles serait tout entière renfermée dans ce mot? Aurait-il été appelé pour cette raison un jour et non le premier jour? " Et il y eut un soir, dit l'Écriture, puis un matin, un jour entier. " Le soir signifierait alors le péché de la créature raisonnable, le matin, sa rénovation.

34. Cette discussion repose sur une allégorie prophétique, et par conséquent est; étrangère au plan de cet ouvrage. Notre but, en effet, est d'y interpréter l'Écriture en nous attachant moins au symbole qu'à la lettre. Or, à ne considérer clans les êtres créés que leurs propriétés naturelles, comment découvrir dans une lumière immatérielle le soir et le matin? La séparation de la lumière d'avec les, ténèbres n'implique-t-elle qu'une distinction métaphysique entre la substance et le mode? La dénomination de jour et de nuit ne sert-elle qu'à exprimer la loi d'après laquelle Dieu ne laisse aucune de ses oeuvres en désordre, et règle jusqu'à l'état. imparfait d'où partent les êtres, pour accomplir la série de leurs transformations? Signifie-t-elle que le mouvement qui tour-à-tour épuise et renouvelle les générations dans le temps, concourt à l'harmonie universelle? La nuit n'est que l'ordre dans les ténèbres.

35. Voilà pourquoi on dit immédiatement après la création de la lumière : " Dieu vit que la lumière était bonne. " On aurait pu répéter ces paroles après chaque œuvre de ce jour; en d'autres termes : après avoir exposé comment Dieu fit la lumière, comment il sépara la lumière d'avec les ténèbres, comment il appela la lumière jour et les ténèbres nuit, on aurait pu ajouter successivement : " Dieu vit que cela était bien, " et terminer par ces mots : " Il y eut un soir et matin, " comme on l'a fait pour toutes les oeuvres auxquelles Dieu a donné un nom. Si on n'a point suivi cette marche, c'est qu'on voulait distinguer de l'être formé la matière imparfaite, et révéler que, loin d'avoir acquis son point de perfection, elle devait servir à façonner de nouveaux êtres dans l'ordre physique. Si donc on eût ajouté, après avoir établi cette distinction et ces dénominations : " Dieu vit que cela était bon, " on nous aurait fait entendre que ces oeuvres étaient achevées et complètes dans leur genre. La lumière seule étant une oeuvre achevée : " Dieu, dit l'Écriture, vit que la lumière était bonne " et il la sépara de fait comme de nom d'avec les ténèbres. Cette opération ne fut point consacrée par l'approbation divine; la contusion en effet ne cessait qu'autant qu'il le fallait pour produire un nouvel ordre de choses. La nuit, que nous connaissons si bien maintenant, grâce à la révolution du soleil autour de la terre, ne plaît à Dieu qu'au moment où la disposition de luminaires dans le ciel la distingue du jour, la division du jour et de la nuit est en effet suivie alors de ces paroles: " Dieu vit que cela était bien. " La nuit n'était pas alors une substance imparfaite destinée à en produire d'autres : c'était l'air dans l'espace, sans la lumière du jour, un phénomène complet dans son genre et qui ne pouvait devenir ni plus parfait ni mieux accusé. Quant au soir durant les trois jours qui ont (155) précédé l'apparition des astres, on peut sans invraisemblance y voir la fin d'une oeuvre accomplie le matin est le signal d'une Oeuvre nouvelle.


Augustin, De la Genèse 405