Augustin, De la Genèse 616

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CHAPITRE 16. POURQUOI DES ESPÈCES SONT-ELLES ENNEMIES?

25. Je prévois une objection : Pourquoi les animaux s'attaquent-ils entre eux? Ils n'ont point de péché à expier ni de vertu à perfectionner dans les épreuves. Assurément; mais les espèces vivent les unes aux dépens des autres. Il serait peu juste de souhaiter une loi qui permit aux animaux de vivre sans se manger entre eux. Tant que durent les êtres, ils offrent proportion, symétrie, hiérarchie dans l'ensemble ; cet ordre est merveilleux, mais il y a une beauté mystérieuse et non moins réelle dans cette loi d'équilibre qui renouvelle les animaux en les transformant les uns parles autres. Inconnue aux ignorants, cette loi se découvre à mesure qu'on avance dans l'étude de la nature et devient évidente pour les savants accomplis. Le spectacle du mouvement qui anime les créatures moins parfaites, doit au moins offrir à l'homme d'utiles leçons, et lui apprendre à quelle activité l'oblige le salut éternel de son âme, ce magnifique privilège qui fait sa supériorité sur tous les êtres privés de raison. Depuis l'éléphant jusqu'au ciron, les animaux déploient pour sauver l'organisation éphémère qui forme leur lot dans l'ordre où ils ont été créés, tous leurs moyens de défense, toutes les ressources de la ruse ; cette activité n'apparaît que dans le besoin, lorsqu'ils cherchent à réparer leurs organes aux dépens de la substance des autres ; et ceux-ci, pour se conserver, luttent, s'enfuient ou cherchent un refuge dans les cavernes. La sensibilité physique chez tous les êtres est un ressort d'une énergie merveilleuse : répandue dans tout l'organisme par une mystérieuse union, elle en fait un système vivant, elle en maintient l'unité, et triomphe si bien de l'indifférence, qu'aucun être ne voit son corps s'altérer ou se dissoudre sans un mouvement intérieur de résistance.

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CHAPITRE 17.

POURQUOI CERTAINS ANIMAUX DÉVORENT-ILS LES CADAVRES?

26. On va peut-être se demander avec quelque inquiétude pourquoi ces animaux carnassiers qui, en attaquant l'homme vivant, ne sont que des instruments pour lui faire expier se faute, lui valoir des souffrances salutaires, des épreuves utiles, et enfin lui donner des leçons à leur insu, pourquoi, dis je, ces animaux déchirent les cadavres dans le but de se repaître? Eh ! qu'importe en vérité que cette chair inanimée retourne, par cette voie ou par une autre, dans les profondeurs de la nature dont le Créateur doit la retirer un jour, par un miracle de sa puissance, pour lui rendre sa forme première? Cependant, une foi éclairée peut tirer de là une leçon salutaire : il faut se confier entièrement au Créateur qui, par des ressorts cachés, fait mouvoir lotis les êtres depuis le plus grand jusqu'au plus petit et pour qui nos cheveux mêmes sont comptés (1) ; et, loin de redouter certains genres de mort, parce qu'on n'a pu préserver ses proches du trépas, se préparer à les souffrir tous avec une pieuse énergie.

1. Lc 12,7

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CHAPITRE 18.

A QUEL MOMENT ET DANS QUEL BUT ONT ÉTÉ CRÉÉS LES CHARDONS, LES ÉPINES, ET, EN GÉNÉRAL, LES PLANTES STÉRILES?

27. Une question analogue à celles qui précèdent, consiste à savoir quand et pourquoi ont été créées certaines plantes stériles, puisque Dieu a dit: " Que la terre produise de l'herbe portant semence et des arbres fruitiers. " Ceux qu'un pareil problème occupe, ne songent pas. assez à ce qu'on appelle l'usufruit en terme de droit. Le mot fruit n'a rapport qu'à la jouissance du possesseur. Qu'ils examinent donc les avantages que. l'homme recueille ou petit recueillir des productions de la terre et qu'ils aillent pour le reste s'instruire auprès des personnes compétentes.

28. A propos des épines, et des chardons on pourrait répondre catégoriquement, en s'appuyant sur le passage où Dieu dit à l'homme : " La terre produira pour toi des épines et des chardons (1). " Cependant il est difficile de décider si la terre les produisit alors pour la première fois: car, les plantes et arbustes de cette espèce étant utiles à beaucoup de points du vue, pouvaient exister avec les autres, sans être pour l'homme un instrument de supplice. Leur naissance dans les champs que l'homme dut labourer en expiation de sa faute, eut sans doute pour but d'aggraver sa punition, puisque partout ailleurs ils pouvaient servir d'aliments aux oiseaux et au bétail, ou répondre même à quelque besoin de l'homme. Une autre explication d'ailleurs ne contredit en rien le sens attaché à la parole divine: " La terre produira pour toi des épines et des chardons. " On pourrait dire que le sol produisait déjà cette végétation, mais qu'elle était destinée à fournir aux animaux une nourriture agréable, et non à devenir pour l'homme une source de peines: on sait que parmi ces plantes, les plus sèches et les plus tendres offrent à certains animaux une pâture délicieuse et substantielle. Ainsi la terre aurait commencé à produire ces espèces de plantes et d'arbustes, pour condamner l'homme à un pénible travail, à l'époque seulement où sa faute l'obligea à labourer le sol. Je ne veux pas dire qu'elles naissaient ailleurs auparavant et qu'elles apparurent alors dans les.champs qu'il travaillait pour y faire sa récolte ; non, elles se reproduisaient partout; seulement il y eut alors entre elles et l'homme un rapport jusque-là inconnu. Aussi l'Ecriture ne dit-elle pas : " La terre produira des ronces et des épines, " sans ajouter le mot significatif : " pour toi ; " en d'autres termes, tu verras naître désormais pour ta peine des plantes, qui jusque-là ne servaient qu'à nourrir d'autres animaux.

1. Gn 3,18

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CHAPITRE 19.

POURQUOI LE MOT " FAISONS " N'A-T-IL ÉTÉ PRONONCÉ QUE DANS LA CRÉATION DE L'HOMME.

29. " Et Dieu dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sûr les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques, sur toute la terre et sur tout reptile qui rampe Sur la terre. Dieu créa donc l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu; il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit et leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre assujétissez-là, et dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui se meut sur la terre. Et Dieu dit : Voici que je vous ai donné toute herbe ayant sa semence et tout arbre portant sa semence en soi : ce sera votre nourriture. Mais j'ai donné à toutes les bêtes de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout animal qui se meut sur la terre et a la vie en soi, toute herbe verte pour leur servir de " nourriture. Et il en fat ainsi; et Dieu vit, tout ce qu'il avait fait : et voici que tout était très-bon. Et le soir arriva et au matin s'accomplit le sixième jour (1). " La nature de l'homme offrira bientôt un vaste sujet à nos réflexions. Bornons-nous maintenant à remarquer, pour terminer nos considérations sur les oeuvres des six jours, que Dieu 'a employé jusqu'ici l'expression du commandement : " fiat, " et qu'il dit en parlant de l'homme : " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. " Ce tour n'est point indifférent : il marque la pluralité des. personnes divines, Père, Fils, Saint-Esprit. L'unité reparaît immédiatement dans l'expression : " Et Dieu fit l'homme à l'image de Dieu, " en d'autres termes, le Père ne le fit pas à l'image du Fils, ou le Fils à l'image du Père; autrement l'expression collective " à notre image, " n'aurait pas été exacte ; mais Dieu le fit à l'image de Dieu, c'est-à-dire, à sa propre image. Ainsi les deux expressions : " à l'image de Dieu " et " à notre image, " comparées entre elles, ne désignent pas l'intervention des trois Personnes comme si elles formaient plusieurs divinités: la première nous fait entendre un seul Dieu, la seconde, les trois Personnes.

1. Gn 1,26-31

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CHAPITRE 20.

EN QUOI L'HOMME EST-IL FAIT A L'IMAGE DE DIEU QUE LA FORMULE " IL EN FUT AINSI " N'EST PAS EMPLOYÉE DANS LA CRÉATION DE L'HOMME; ET POURQUOI.

30. Un point essentiel qu'il faut aussi remarquer, c'est qu'après avoir dit: " Faisons l'homme " à notre image, " Dieu ajoute immédiatement " Et qu'il commande aux poissons de la mer et " aux oiseaux du ciel, " en un mot, à tous les êtres privés de la raison. C'était nous montrer que le trait de ressemblance entre l'homme et Dieu consiste dans le privilège même qui l'élève au-dessus des animaux dépourvus de la raison. Ainsi cette ressemblance consiste dans le don de la raison, de l'intelligence, peu importe le mot. Voilà pourquoi l'Apôtre dit: " Renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme et revêtez l'homme nouveau (1), qui, par la connaissance de la vérité, se renouvelle selon l'image de Celui qui l'a créé (2); " et par là, il indique nettement que, si l'homme a été fait à l'image de Dieu, le point de ressemblance n'est pas dans la forme du corps, mais dans l'essence immatérielle d'un esprit que la vérité éclaire.

1. Ep 4,13 Ep 4,24 - 2. Col 3,10

31. Aussi l'Écriture n'a-t-elle point ici employé les formules habituelles : " Cela se fit, " et " Dieu fit; " elle les a supprimées comme elle l'avait déjà fait pour la lumière primitive, s'il est permis d'entendre par cette expression la lumière de l'intelligence, en communication avec la Sagesse éternelle et immuable de Dieu : c'est un point que j'ai déjà longuement développé. Alors, en effet, le Verbe ne se révélait à aucune créature primitive ; le type éternel ne se reflétait pas dans une intelligence pour se réaliser ensuite en un être d'un ordre inférieur : car, il s'agissait de créer la lumière ou l'intelligence première à qui devait se révéler l'idée de son Créateur, et cette révélation avait pour but de la soustraire à son imperfection pour la diriger vers Dieu, principe de son être et de son perfectionnement. Dans les créations subséquentes, l'Écriture emploie la formule : " cela se fit; " ce qui signifie que le dessein du Verbe se produisit d'abord dans la lumière ou l'intelligence primitive; puis elle ajoute : " Dieu fit donc " telle ou telle oeuvre, pour nous apprendre la réalisation sous une forme déterminée de l'être qui avait été appelé à l'existence dans le Verbe divin. Or, la création de l'homme est racontée comme celle de la lumière. " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, " dit Dieu; puis l'Écriture ajoute immédiatement: " Dieu fit donc l'homme à son image, " sans s'arrêter à la formule : " cela se fit. " C'est que l'homme est, comme la lumière primitive, une intelligence, et que, pour l'intelligence, exister, n'est au fond que prendre conscience du Verbe Créateur.

32. Si l'Écriture conservait ici cette double formule, on s'imaginerait que l'idéal de l'homme fut d'abord reflété dans l'intelligence d'une créature raisonnable, puis réalisée dans un être qui n'aurait pas eu le privilège de la raison : or, l'homme étant un être intelligent, avait besoin, pour être créé avec toute sa perfection, d'avoir conscience de son Créateur. De même que l'homme après sa chute se renouvelle selon l'image de Celui qui l'a créé, par la connaissance de la vérité; de même il fut créé par la connaissance même qu'il eut de son Créateur, avant de tomber, par l'effet du péché, dans la dégradation d'où la même lumière devait le tirer en le renouvelant. Quant aux êtres à qui cette révélation a été refusée, parce qu'ils étaient tout matériels ou avaient la vie sans la raison, leur, existence a d'abord été révélée à la créature intelligente par le Verbe qui leur commandait de se produire, et c'est pour montrer que le dessein du Verbe était connu de cette créature, qui avait le privilège de le découvrir la première, qu'il a été dit: " Et cela fut fait; " puis les corps, les animaux dépourvus de raison, se formèrent : c'est dans ce sens qu'on ajoute les paroles : " Dieu fit donc " telle ou telle oeuvre.

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CHAPITRE 21.

DIFFICULTÉ DE CONCEVOIR L'IMMORTALITÉ JOINTE A LA NÉCESSITÉ DE SE NOURRIR.

33. Par quel mystère l'homme a-t-il été créé immortel et tout ensemble a-t-il reçu l'ordre de se nourrir, comme les autres animaux, d'herbes portant semence, d'arbres fruitiers, de végétaux? Si le péché seul lui a enlevé sa prérogative, il n'avait pas besoin de pareils aliments dans l'état d'innocence, la faim était incapable d'épuiser ses organes. On pourrait encore remarquer que l'ordre de croître, de se multiplier et de remplir la terre, ne pouvait guère s'exécuter que par l'union de l'homme et de la femme, et que cette union supposait des corps mortels. Cependant il n'y aurait aucune invraisemblance à dire que des corps immortels pouvaient se reproduire par un pur sentiment de pieuse tendresse, en dehors de la corruption de la concupiscence, sans que les enfants dussent remplacer leur parents morts ou mourir eux-mêmes; qu'ainsi la terre se serait remplie d'hommes immortels, et qu'elle aurait vu naître un peuple de saints et de justes, semblable à celui qui, selon la foi, paraîtra après la résurrection. Cette opinion peut se soutenir, nous verrons, bientôt comment; mais il y aurait trop de hardiesse à prétendre qu'un organisme peut avoir besoin d'aliments pour se réparer sans être condamné à périr.

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CHAPITRE 22.

DE L'OPINION QUI RAPPORTE LA CRÉATION DU CORPS ET DE L'AME A DEUX MOMENTS DISTINCTS.

34. Quelques personnes ont pensé que l'homme intérieur pourrait bien avoir été créé d'abord et qu'il ne reçut un corps qu'au moment où, selon l'Ecriture, " Dieu façonna l'homme du limon de la terre. " De la sorte, le mot créer aurait rapport à l'âme, le mot façonner au corps. Mais on ne réfléchit pas que l'homme fut créé mâle et femelle, et que l'âme n'a pas de sexe. On a beau soutenir fort subtilement que l'intelligence, qui forme le trait de ressemblance entre Dieu et l'homme, est au fond la vie raisonnable, avec la double fonction de contempler l'éternelle vérité et de régler les choses temporelles, et qu'on retrouve ainsi l'homme dans la faculté maîtresse, la femme, dans la matière obéissante; cette distinction supprime la ressemblance de l'homme avec Dieu, ou ne la laisse subsister que dans la faculté de contempler la vérité. L'Apôtre a représenté ce rapport entre deux sexes : " L'homme, dit-il, est l'image et la gloire de Dieu, la femme est la gloire de l'homme (1). " Il est bien vrai que les facultés qui constituent l'homme intérieur ont pris au dehors la double forme qui caractérise l'homme d'après les sexes ; mais la femme n'est telle que par son organisation : elle se renouvelle dans l'intérieur de son âme, par la connaissance de Dieu, selon l'image de son Créateur, et le sexe n'a aucun rapport avec cette régénération. Par conséquent, de même que 1e femme est indistinctement appelée avec l'homme à la grâce de se régénérer et de reformer en elle l'image du Créateur, et que son organisation spéciale seule l'empêche d'être proclamée, comme l'homme, l'image et la gloire de Dieu; de même, aux premiers jours de la création, elle avait la prérogative de la nature humaine, l'intelligence, et, à ce titre, avait été faite à l'image de Dieu. C'est pour marquer le rapport qui unit les deux sexes que l'Ecriture dit : " Dieu fit l'homme à l'image de Dieu. " Et de peur qu'on ne vit dans cet acte que la création de l'intelligence, formée seule à l'image de Dieu, elle ajoute " Il le fit mâle et femelle, " ce qui implique la création du corps. L'Écriture sait également couper court à l'opinion qui ferait du premier homme un monstre réunissant les deux sexes, un hermaphrodite comme il s'en produit quelquefois: elle fait sentir, en employant le singulier, qu'elle désigne l'union des sexes, et la naissance de la femme tirée du corps de l'homme, comme elle l'expliquera bientôt; aussi ajoute-elle immédiatement au pluriel: " Et Dieu des créa et il des bénit. " Mais nous approfondirons ce sujet, quand nous traiterons de la création de l'homme dans la suite de la Genèse.

1. 1Co 11,7

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CHAPITRE 23.

DU SENS DE LA FORMULE : " CELA SE FIT (1). "

1. Gn 1,30

35. Il nous reste à examiner pourquoi l'Ecriture après avoir dit : " Cela se fit, " ajoute immédiatement : " Et Dieu vit tout ce qu'il avait fait: et ces oeuvres étaient excellentes. " Ce passage aurait au pouvoir abandonné à l'espèce humaine de faire usage pour sa nourriture des végétaux et des arbres fruitiers: l'expression : "cela se fit, " résume le récit sacré a partir des mots " Et Dieu dit : Voici que je vous ai donné l'herbe portant sa semence " etc. En effet, si cette formule avait une application plus étendue, il faudrait rigoureusement en conclure que, dans l'espace du sixième jour, l'espèce humaine s'était accrue, multipliée au point de peupler la terre, ce qui n'eut lieu, au témoignage de l'Écriture, que longtemps après. Par conséquent, cette expression signifie seulement que Dieu donna à l'homme la faculté de se nourrir, et que l'homme eut conscience de la parole divine : elle n'a pas d'autre sens. Supposons, en effet, que l'homme eût alors exécuté cet ordre et qu'il eût pris les aliments qu'on lui assignait, l'Écriture selon la forme habituelle de son récit, aurait ajouté à l'expression qui révèle que l'ordre est entendu, l'expression qui indique que l'ordre est accompli; la formule: " il en fut ainsi, " aurait été suivie des mots: Et ils en prirent, et ils en mangèrent. C'est le tour qu'elle emploie pour raconter l'oeuvre du second jour : " Que l'eau qui est sous le ciel se rassemble en un même lieu et que la terre nue se montre. Il en fut ainsi : l'eau se rassembla en un même lieu. "

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CHAPITRE 24.

POURQUOI LA CRÉATION DE L'HOMME N'A-T-ELLE PAS ÉTÉ SPÉCIALEMENT APPROUVÉE?

36. On doit remarquer qu'il n'a pas été dit pour l'homme comme pour les autres créatures: "Dieu vit qu'il était bon. " Après avoir créé l'homme, lui avoir donné le droit de commander, de se nourrir, Dieu embrasse l'ensemble de son oeuvre " Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et ces oeuvres étaient parfaitement bonnes. " C'est une question qui vaut la peine d'être discutée. On aurait pu, en effet, accorder expressément à l'homme la faveur accordée à chaque espèce d'êtres, puis donner à l'ensemble l'approbation marquée par ces paroles: " Dieu vit que tout ce qu'il avait fait et ces oeuvres étaient parfaitement bonnes. " Dira-t-on que l'oeuvre du Créateur s'étant achevée le sixième jour, l'approbation divine devait porter sur l'ensemble de la création et non sur la création spéciale accomplie ce jour-là? Pourquoi alors qualifier de bons les animaux domestiques ou sauvages et les reptiles, dont l'Écriture fait l'énumération dans le passage relatif au sixième jour? Ces animaux auraient donc eu le privilège d'être approuvés à la fois en particulier et en général, et l'homme, créé à l'image de Dieu, n'aurait plu que dans l'ensemble de la nature? Serait-ce qu'il n'avait pas encore atteint sa perfection, parce qu'il n'était point placé encore dans le Paradis? Mais l'Écriture ne songe guère à réparer cette omission, quand l'homme est introduit dans ce séjour.

37. Comment donc expliquer cette exception? N'est-il pas vraisemblable que Dieu, prévoyant la chute de l'homme et sa dégradation, l'a jugé bon, non en lui-même, mais comme partie de la création, et a en quelque sorte révélé sa déchéance? Les êtres qui ont gardé la perfection relative où ils ont été créés, et qui n'ont point péché soit par choix soit par impuissance, sont parfaitement bons en eux-mêmes comme dans l'ensemble de la création. Remarquez ici la forme du superlatif. Les membres ont chacun leur beauté, et l'ensemble leur donne une beauté nouvelle. L'oeil, par exemple, est admirable et plaît en lui-même; isolé du corps, il n'aurait plus la beauté que lui valait sa place dans l'ensemble, soif rôle dans le concert des organes. Mais en perdant sa dignité première par l'effet du péché, la créature (181) ne cesse pas d'être assujettie à l'ordre : elle est bonne, si on la considère dans l'ensemble des êtres. Ainsi l'homme avant sa faute, était bon en soi; mais l'Ecriture a passé sous silence cette bonté pour faire sentir sa déchéance future, elle l'a mis à sa placé: car, si un être est bon en lui-même, il est meilleur encore dans le tout dont il fait partie; mais, quoiqu'il soit bon dans le tout, il ne s'en suit pas qu'il soit bon en lui-même. Les expressions sacrées unissent donc, par un,juste tempérament, la vérité actuelle avec la prescience de l'avenir. Dieu n'est pas seulement le Créateur excellent des êtres, il est aussi l'ordonnateur équitable qui règle le sort des pécheurs : par conséquent un être peut se dégrader par ses fautes, sans cesser d'être une beauté dans l'ordre universel. Mais poursuivons notre sujet et commençons un nouveau Livre.

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LIVRE 4. LES JOURS DE LA CRÉATION.

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CHAPITRE PREMIER.

QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR LES SIX JOURS?

1. " Les cieux donc et la terre furent achevés avec tout ce qui les embellit. Et Dieu acheva le sixième jour les oeuvres qu'il avait fanés. Et il se reposa le septième jour de toutes les oeuvres qu'il avait faites. Et Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia, parce qu'en ce jour-là il s'était reposé de toutes les oeuvres qu'il avait faites, dès le commencement. " Malgré tous les efforts de l'attention, il est difficile et presque impossible de découvrir par, la pensée quelle est l'idée de l'écrivain sacré dans cette énumération des six jours et de résoudre le problème que voici : Ces six jours avec le septième se sont-ils écoulés réellement et ressemblent-ils à ceux que la marche du temps ramène, puisque les jours se suivent et ne reviennent jamais? Ou bien, loin de s'être écoulés, comme les jours dont ils portent le nom, dans un temps régulier, ne sont-ils qu'un idéal inhérent à l'essence même des choses? Faut-il voir non-seulement dans les trois jours qui ont précédé la formation des luminaires, mais encore dans les trois suivants, les mouvements opérés dans les êtres, de telle sorte que le mot jour désigne leurs formes, la nuit, l'absence de ces formes ou leur caractère défectible?Qu'on prenne tout autre expression, si l'on veut, pour exprimer le changement qui s'opère dans un être, lorsqu'il perd ses qualités par une dégradation insensible et qu'il se dépouille de ses formes; car toute créature est sujette à ce changement, lors même qu'elle n'y serait pas soumise effectivement, comme il arrive pour les êtres qui sont au ciel : et c'est la condition même de la beauté passagère des créatures d'un ordre inférieur, qui se succèdent en allant tour-à-tour de la naissance à la mort, phénomène journalier ici-bas. Le soir ne serait-il que la limite où s'arrête la perfection pour chaque être, le matin, la limite où elle commence? Car, tout être créé est renfermé entre un commencement et une fin. Voilà, dis-je, un problème difficile à résoudre. Quoiqu'il en soit de ces deux explications, qui n'en excluent pas une troisième, peut-être meilleure, comme nous pourrons le voir plus tard, nous allons examiner la perfection du nombre 6 d'après les propriétés des nombres qui nous permettent de compter les objets matériels et de leur donner une disposition harmonieuse. Cette question n'est point étrangère à notre sujet.

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CHAPITRE 2.

QUE LE NOMBRE 6 EST UN NOMBRE PARFAIT.

2. Le nombre 6 est le premier nombre parfait, en ce qu'il est égal à la somme de ses parties aliquotes: il y a en effet d'autre nombres parfaits, mais à d'autres titres. Le nombre 6 est donc parfait en ce qu'il est égal à la somme de ses parties aliquotes, telles, en d'autres termes, que leur produit soit égal au nombre qu'elles composent. Cette partie aliquote peut toujours être exprimée par une fraction : ainsi le nombre 3 est une fraction glu nombre 6 dont il forme la moitié, et de tous les nombres supérieurs à 3. Par exemple, il forme la patrie la plus considérable des nombres 4, 5,puisque 4 se décompose en 3 et 1, 5 en 3 et 2. Quant aux nombres 7,8, 9 etc, 3 y entre pour la plus petite part. En effet, 7 se décompose en (182) 3 et 4 ; 8,en 3 et 5 ; 9 en 3 et 6. Mais 3 ne forme la patrie aliquote d'aucun de ces nombres, à l'exception toutefois de 9 dont il est le tiers et de 6 dont, il est la moitié. Par conséquent, de tous les nombres cités, 9 et 6 sont les seuls dont 3 soit une partie aliquote, puisque 9 est égal à 3 multiplié par 3,et 6 à 3 multiplié par 2.

3. Le nombre 6 est donc égal, comme je t'ai dit au début, à la somme de ses parties aliquotes. Il existe d'autres nombres dont les parties multipliées entre elles forment un produit inférieur ou supérieur au nombre lui-même; mais il y en a peu qui se décomposent en parties dont la somme leur soit égale rigoureusement: parmi ces derniers le nombre 6 est le premier. En effet l'unité n'a pas de parties, car on entend ici par unité, le nombre qui n'a ni moitié ni partie quelconque, mais est rigoureusement un, sans aucun reste. Or le nombre 2 n'a qu'une partie qui en forme la moitié, je veux dire, l'unité. Le nombre 3 en a deux, l'une qui le divise exactement, c'est 1 ou le tiers, l'autre, irrationnelle, ou 2: il ne se compose donc pas de parties aliquotes. Le nombre 4 se décompose bien en deux parties dont chacune le divise, 1 ou le quart, 2 ou la moitié; mais la somme de ces parties est égale à 3 et non à 4, et par conséquent inférieure. Le nombre 5 n'a qu'une partie qui le divise, à savoir l'unité ou le cinquième; 2 est trop faible, 3 est trop fort et aucun de ces nombres ne le divise exactement. Quant au nombre 6, il se décompose en trois parties aliquotes, le sixième ou 1, le tiers ou 2,la moitié ou 3,et ces nombres ajoutés entre eux, c'est-à-dire, 1, 2,3,forment une somme égale à 6.

4. Le nombre 7 n'a pas cette propriété: il n'est divisible que par 1. Le nombre 8 est divisible par 1, 2,4: mais la somme de ses parties aliquotes donne 7 ; ce n'est donc pas un nombre parfait. Le nombre 9 est divisible par 1 et par 3 : mais ces nombres additionnés ne font que 4, nombre bien inférieur à 9. Le nombre 10 est divisible par 1, 2,5: la somme de ces parties, ou 8,reste donc au-dessous de 10. Le nombre 11 est un nombre premier au même titre que 7,5, 3,2: il n'est divisible que par l'unité. La somme des parties du nombre 12 est plus forte que 12: elle va jusqu'à 16: car il est divisible par 1, 2,3,4, 6, dont la somme est 16.

5. Ainsi donc, pour ne pas pousser plus loin cette analyse, la série indéfinie des nombres nous en offre qui ne sont divisibles que par l'unité, comme 3,5, ou dont les parties aliquotes additionnées font une somme tantôt plus faible que le nombre lui-même, comme 8,9, tantôt plus forte, comme 12, 18. L'espèce de ces nombres est donc bien plus considérable que celle des nombres parfaits. Le premier que l'on trouve après 6, est 28 : car il est divisible par 1, 2,4, 7,14 et la somme de ces parties est juste 28. Plus on s'élève dans l'échelle des nombres, moins on en trouve qui aient la propriété de se décomposer en parties aliquotes dont la somme les reproduise. On les appelle parfaits: ceux dont les parties additionnées forment une somme trop faible, se nomment imparfaits; si la somme est trop forte, on les nomme plus-que-parfaits.

6. Dieu a donc achevé la série de ses oeuvres dans un nombre de jours parfait. " Dieu, dit l'Ecriture, acheva toutes ses oeuvres le sixième jour. " Mon attention redouble pour le nombre 6, quand j e viens à considérer la suite des créations divines. Les parties aliquotes du nombre 6 forment une série qui se termine au triangle.: ce sont 1, 2,3,en d'autres termes le sixième, le tiers, la moitié aucun autre nombre ne les sépare et n'interrompt leur suite. Eh bien ! la lumière a été faite en un jour; les deux suivants ont été consacrés à former l'immense machine de l'univers; l'un a été employé à créer la partie supérieure ou le firmament, l'autre, la partie inférieure, ou la terre et les eaux. La région supérieure n'étant pas destinée à se peupler d'êtres qui ont besoin d'aliments pour renouveler leurs forces, Dieu n'y a placé aucune substance nutritive : au contraire, il a enrichi la région inférieure, où il devait placer les animaux, de toutes les substances propres à réparer leurs organes. Les trois jours suivants, il a créé tous les êtres visibles qui devaient se mouvoir, selon les lois de leur nature, dans l'espace que renferme l'univers visible, avec tous les éléments; le premier jour, il a placé dans le firmament créé le premier, les luminaires; les deux jours suivants, il a créé les animaux, d'abord ceux des eaux, puis ceux de la terre, comme l'ordre le demandait. Est-ce à dire que Dieu, s'il l'avait voulu, aurait été incapable de créer le monde en un jour, ou d'employer deux jours, l'un à former les corps, l'autre à former les esprits, ou même de créer dans un jour le ciel avec les êtres qu'il contient, et dans l'autre, la terre avec les êtres qui lui sont propres? Qui serait assez insensé pour soutenir une telle opinion? Qui oserait dire que la volonté de Dieu rencontre des obstacles?

703

CHAPITRE 3.

EXPLICATION DU PASSAGE DE LA: SAGESSE: " DIEU A TOUT DISPOSÉ AVEC POIDS, NOMBRE ET MESURE. "

7. En voyant donc que Dieu a employé six jours pour achever toutes ses oeuvres, et que la suite de ses créations répond à la série même des nombres dont la somme est égala au nombre parfait 6, songeons au passage où l'Ecriture dit de Dieu: " Vous avez tout disposé avec poids, nombre et mesure (1). " que notre âme, après avoir appelé Dieu à son aide et sous son inspiration, considère si ces trois idées de mesure, de nombre et de poids, d'après lesquelles Dieu a tout disposé, étaient quelque part avant la création de l'univers ou si elles-mêmes ont été créées. Si elles sont antérieures au monde, où étaient-elles? Avant la création, il n'y avait que le Créateur : elles étaient donc en lui, mais de quelle manière? car, nous lisons dans l'Ecriture que les choses créées sont également en lui (2). Est-ce que les unes sont Dieu même, tandis que les autres y subsistent comme dans le principe qui les gouverne?, Mais comment peuvent-elles être Dieu même? Dieu n'est assurément ni mesure, ni nombre, ni poids, par plus qu'il n'est le monde. Faut-il dire que ces idées ne sont point Dieu, en tant qu'elles nous apparaissent dans les objets, dont nous apprécions les dimensions, la symétrie, la pesanteur; qu'au contraire, en tant qu'elles maintiennent en toute chose la juste mesure, l'harmonie, l'équilibre, elles sont primitivement et par essence Celui qui donne à tout ses limites, ses formes, ses lois? Le passage de la Sagesse: " Vous avez tout disposé avec poids,.nombre et mesure," n'est-il que l'expression, la plus vive de cette vérité vous avez tout disposé en vous?
C'est par un vigoureux effort et dont peu d'esprits sont capables, qu'on peut s'élever au-dessus de tous les objets qui se mesurent; se comptent et se pèsent, et atteindre la mesure en dehors de la mesure, le nombre en dehors du nombre, le poids en dehors du poids.

1. Sg 11,2 - 2. Rm 11,36

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CHAPITRE 4.

EN DIEU LA MESURE, LE NOMBRE, LE POIDS SUBSISTENT INDÉPENDAMMENT DU NOMBRE, DU POIDS, DE LA MESURE.

8. En effet, la mesure, le nombre, le poids ne sont pas seulement des propriétés inhérentes aux pierres, au bois, et en général aux corps que l'on peut observer ou concevoir sur la terre ou dans le ciel. Les actes moraux admettent une juste mesure, qui les empêche d'aboutir à des excès sans bornes et sans retour; les sentiments et les vertus sont susceptibles d'une harmonie ou d'un nombre, qui bannit de l'âme le désordre des passions et y fait régner la sagesse dans toute sa beauté; la volonté et l'amour ont comme une balance qui, par leurs désirs ou leurs répugnances, leur préférences ou leurs dégoûts, marque le prix des objets. Mais dans les âmes une mesure est remplacée par une autre, un nombre est limité par un autre, un poids a son contrepoids. Or, la mesure indépendante de toute mesure, est adéquate à elle-même et ne suppose qu'elle-même ; le nombre indépendant de tout nombre, forme tous les autres sans être formé par aucun; le poids absolu est le centre où tout aboutit pour y trouver l'équilibre, et ce repos est la joie inaltérable.

9. Si on ne voit ces idées que dans la nature physique, on les voit en esclave des sens. Qu'on s'élève donc au-dessus de ces perceptions sensibles, ou si on est encore incapable de ces efforts, qu'on ne s'attache plus à des mots qui n'inspirent que des idées grossières. Les vérités supérieures plaisent d'autant mieux qu'on considère moins les vérités subalternes avec les yeux du corps. Si on ne veut pas épurer les termes dont un usage vulgaire et grossier a fait connaître le sens et les appliquer aux vérités sublimes dont la contemplation élève l'âme, soit; toute exhortation serait inutile. Pourvu qu'on ait l'idée, peu importe le mot qui l'exprime. Il est bon toutefois de connaître les rapports qui lient les vérités contingentes aux vérités absolues: c'est la seule méthode qui permette à la raison de passer d'un sujet à un autre.

10. Veut-on regarder comme des choses contingentes la mesure, le nombre, le poids, qui ont servi à Dieu pour tout disposer, au témoignage de l'Écriture? Mais s'il s'en est servi pour disposer le monde, avec quoi a-t-il disposé ces (184) rapports eux-mêmes? Avec d'autres rapports Mais alors ils n'ont pas serti à tout disposer, puisqu'eux-mêmes ont été réglés suivant d'autres rapports. Il est donc hors de doute que les idées selon lesquelles le monde a été disposé sont en dehors du monde.


Augustin, De la Genèse 616