Augustin, De la Genèse 705

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CHAPITRE 5.

C'EST EN DIEU QU'EXISTE L'IDÉE DE MESURE, DE POIDS ET DE NOMBRE QUI PRÉSIDE A LA DISPOSITION DES OBJETS.

11. Ne vaut-il pas mieux croire que ce passage de l'Écriture revient à dire : Vous avez tout disposé de façon à établir partout la mesure, le nombre et le poids? Je suppose que l'Écriture eût dit : Dieu a disposé les corps avec leurs couleurs; il serait absurde d'en inférer que la Sagesse de Dieu, principe de la création, contenait en elle-même les couleurs pour les répandre sur les corps. On entendrait par là que Dieu a donné aux corps des formes susceptibles de se colorer. Mais comment comprendre que Dieu ait disposé les corps avec leurs couleurs ou qu'il leur ait donné des formes susceptibles de se colorer, à moins d'admettre qu'il y avait, dans la sagesse de l'ordonnateur, un plan selon lequel les couleurs devaient se distribuer sur les corps avec toutes leurs nuances? A coup sûr ce dessein conçu par l'intelligence divine ne peut s'appeler la couleur elle-même. Je le répète, pourvu qu'on conçoive bien l'idée, peu importe le mot.

12. Supposons donc que la pensée de l'Écriture peut se traduire ainsi : tout a été disposé de façon à renfermer en soi mesure, nombre et poids, et tel est le principe qui fait varier dans chaque être, selon sa nature, la grandeur, la quantité, la pesanteur; dira-t-on, parce que ces rapports varient sans cesse, que le plan selon lequel Dieu a tout combiné, varie avec eux? Que Dieu lui-même nous préserve d'un tel aveuglement !

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CHAPITRE 6.

COMMENT DIEU VOYAIT-IL CES RAPPORTS?

Pendant que tout s'organisait selon ces rapports de nombre, de mesure et de pesanteur, où l'organisateur les voyait-il? Il ne les distinguait pas sans doute hors de lui, comme nous voyons les corps : d'ailleurs les corps n'existaient pas encore, puisqu'ils se combinaient pour se former, Il ne les apercevait pas non plus en lui-même, comme nous faisons par l'imagination qui nous représente les objets en leur absence, ou à l'aide des formes que nous avons vues, nous en l'ait concevoir de nouvelles. Comment donc apercevait-il-les objets dont il réglait les proportions? Comment, dis-je, sinon de la manière dont seul il est capable de les voir?

13. Pour nous, êtres bornés et esclaves du péché, dont l'âme gémit sous le poids d'un corps périssable et dont la raison, malgré toutes ses pensées, reste emprisonnée dans sa demeure terrestre (1), nous aurions beau avoir le coeur le plus pur et l'intelligence la plus dégagée des sens, nous aurions beau ressembler aux anges, l'essence divine ne saurait jamais se révéler à nous comme elle se manifeste à elle-même.

1. Sg 9,15

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CHAPITRE 7.

COMMENT DÉCOUVRONS-NOUS LA PERFECTION DU NOMBRE

Cependant, quand nous découvrons la perfection du nombre 6, nous ne la voyons pas hors de nous, comme les corps par l'intermédiaire des yeux; ni en nous, comme les formes des objets absents ou les images du monde extérieur: nous les saisissons par une voie toute différente. En effet, bien que des images presque imperceptibles se présentent à l'esprit quand on considère les éléments dont se compose le nombre 6 et leur série, toutefois la raison, par son énergie souveraine, dissipe ces fantômes et contemple les propriétés absolues de ce nombre : cette perception lui fait reconnaître sans le plus léger doute que l'unité est simple et indivisible, tandis que la matière peut se diviser à l'infini, et que le ciel et la terre construits sur le type du nombre 6, passeront avant que la somme de ses parties aliquotes cesse de lui être égale. Que l'esprit de l'homme rende donc éternellement grâces au Créateur, qui lui a donné la faculté de voir des merveilles invisibles pour les oiseaux et les animaux, quoiqu'ils puissent apercevoir comme nous le ciel, la terre, les luminaires du ciel, la mer et -tout ce qu'ils renferment.

14. Ainsi, nous ne devons pas dire que le nombre 6 est parfait, parce que Dieu a achevé tous ses ouvrages en six jours : loin de là, Dieu a achevé tous ses ouvrages en six jours parce que le nombre 6 est parfait; supprimez le monde, ce nombre resterait également parfait; mais s'il n'était pas parfait, le monde, qui reproduit les mêmes rapports, n'aurait plus la même perfection.

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CHAPITRE 8.

DU REPOS DE DIEU LE SEPTIÈME JOUR : QUEL SENS FAUT-IL ATTACHER A CE MOT?

15. L'Écriture nous apprend que Dieu se reposa le septième jour de toutes ses oeuvres, et qu'à ce titre il le bénit et le sanctifia. Si nous voulons comprendre ce mystérieux repos, selon (a portée de notre intelligence soutenue par la grâce divine, commençons par bannir de notre esprit toute idée charnelle. Peut-on sans impiété se figurer et dire que la création a coûté quelque travail à Dieu, quand nous voyons les choses sortir du néant à sa parole? Que l'exécution suive le commandement, ce n'est plus une fatigue, même pour l'homme. Sans doute, la parole exigeant qu'on frappe l'air, finit par devenir une fatigue : mais, quand il s'agit de prononcer quelques mots, comme ceux que Dieu fait entendre dans l'Écriture : fiat lux, fiat firmamentum, et ainsi de suite, jusqu'à l'achèvement de la création au septième jour, il y aurait une extravagance par trop ridicule a soutenir qu'elles lassent, je ne dis pas Dieu, mais un homme.

16. Dirait-on que la fatigue consistât pour Dieu, non à donner des ordres immédiatement exécutés, mais à méditer profondément les moyens de réaliser ses plans; que délivré de cette préoccupation à la vue de 1a perfection de ses oeuvres, il se reposa et voulut avec raison bénir, sanctifier le jour où, pour la première fois, il n'eut plus à déployer une si grande attention? Un pareil raisonnement serait le comble de la déraison. L'intelligence est en Dieu infinie, illimitée, comme la puissance elle-même.

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CHAPITRE 9.

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT - LE PRINCIPE DE LA TRISTESSE EST QUELQUEFOIS EXCELLENT.

A quelle idée faut-il donc s'arrêter? Ne faudrait-il pas voir ici le repos que prennent en Dieu les créatures intelligentes dont l'homme fait partie, après avoir atteint leur développement, par le secours du Saint-Esprit qui répand la charité dans nos coeurs (1), et que nos désirs les plus ardents doivent nous porter au centre du repos heureux où nous n'aurons plus rien à désirer? On dit avec raison que Dieu fait tout ce que nous faisons par son secours; de même, on se repose en lui, quand le repos est un de ses bienfaits.

1. Rm 5,3

17. Cette idée est facile à concevoir. S'il est une vérité aisée à comprendre, c'est que Dieu se repose, lorsqu'il nous accorde le repos, au même titre qu'il connaît, lorsqu'il éclaire notre intelligence. En effet Dieu ne prend pas connaissance avec le temps de ce qu'il ignorait auparavant; et pourtant il dit à Abraham : " Je sais maintenant que tu crains Dieu (1). " Or, que peuvent signifier ces paroles, sinon, j'ai fait connaître à quel point tu crains Dieu? Ces sortes d'expressions, où nous attribuons à Dieu des actes qui ne s'accomplissent pas en lui, ont pour but de nous apprendre qu'il en est le principe : j'entends des actes conformes au bien, sans dépasser la portée des termes de l'Écriture. Car nous ne devons hasarder sur Dieu aucune proposition de ce genre, sans l'avoir lue dans l'Écriture.

1. Gn 22,12

18. A ce genre d'expressions se rattache, selon moi, le passage où l'Apôtre nous dit : " Gardez-vous de contrister l'Esprit de Dieu, qui vous a marqué de son sceau, au jour de votre délivrance (1). " Assurément la tristesse ne peut atteindre la substance de l'Esprit-Saint ou l'Esprit-Saint lui-même, qui jouit d'un bonheur éternel, ou plutôt qui est la béatitude immuable et souveraine. Mais l'Esprit-Saint habite dans le coeur des justes, pour les remplir de la charité, qui seule ici-bas apprend aux hommes à voir avec joie les progrès des fidèles dans la vertu et leurs bonnes oeuvres ; aussi sont-ils attristés par les fautes ou la chute même des chrétiens dont ils considéraient avec bonheur la toi et la piété tristesse digne d'éloges, puisqu'elle à pour principe la charité que l'Esprit-Saint leur inspire. Si donc on dit que l'Esprit-Saint est contristé par les pécheurs, c'est uniquement en vue de faire entendre que les âmes saintes, ses hôtes, déplorent de pareils crimes, et qu'elles sont animées par une charité assez vive pour s'affliger sur le sort de ces malheureux, surtout si elles les avaient connus ou crus vertueux. Cette tristesse, loin d'être une faiblesse, est une vertu qu'on ne saurait trop louer.

1. Ep 4,30

19. Le même Apôtre fait un admirable emploi de cette forme de langage, quand il s'écrie : " Maintenant que vous connaissez Dieu ou plutôt que vous en êtes connus (1). " Ce n'est pas Dieu qui les avait connus alors, puisqu'il les connaissait avant la création même du monde (2) ; mais comme eux l'avaient connu à ce moment par un bienfait de la grâce, et non par leurs mérites ou leurs propres forces, l'Apôtre a eu recours à une figure de langage, pour leur apprendre qu'ils connaissaient Dieu, en tant qu'il s'était fait connaître à eux; il a mieux aimé corriger l'expression vraie qu'il avait employée au propre, que de leur laisser croire qu'ils tenaient d'eux-mêmes le privilège qu'ils avaient reçu de Dieu.

1. Ga 4,9 - 2. 1P 1,10

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CHAPITRE 10.

PEUT-ON CONCEVOIR LE REPOS EN DIEU?

20. On trouvera peut-être satisfaisante l'explication que nous venons de donner, et d'après laquelle Dieu s'est reposé de toutes les oeuvres qu'il a faites avec tant de perfection, en tant qu'il nous fera goûter le repos à nous-mêmes, lorsque nous aurons fait nos bonnes oeuvres. Mais, puisque nous avons entrepris de discuter ce passage de l'Écriture, nous sommes tenus d'examiner si Dieu a pu se reposer en lui-même, tout en admettant que le repos est le gage du repos même que nous goûterons un jour en lui. Or, Dieu a fait lui-même le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment, et il a achevé ses oeuvres le sixième jour: loin de nous accorder le pouvoir de créer quoi que ce soit, c'est par nous qu'il a fini, puisqu'il acheva toutes ses oeuvres, comme dit l'Écriture, le sixième jour. De même, il ne faut pas voir le repos que Dieu nous fera goûter dans ce passage de l'Écriture : " Dieu se reposa le septième jour de toutes ses œuvres, " mais le repos auquel il se livra lui-même, après avoir achevé ses créations. Cette méthode nous révélera que tout ce qui a été écrit s'est réalisé, et nous aidera ensuite à en saisir le sens métaphorique. Donc, la discussion qui a mis en pleine lumière que les oeuvres de Dieu n'appartenaient qu'à lui, exige pour pendant la démonstration que son repos lui est pour ainsi dire personnel.



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CHAPITRE 11.

LE REPOS DE DIEU AU SEPTIÈME JOUR SE CONCILIE AVEC SON ACTIVITÉ CONTINUE.

21. Ainsi le motif le plus légitime nous engage à examiner, dans la mesure de nos forces, et à prouver que le passage où Dieu se reposa de ses oeuvres, et ces paroles de l'Evangile prononcées par le Verbe créateur lui-même : " Mon Père ne cesse point d'agir, et j'agis aussi (1), " n'offrent aucune contradiction. Il fit cette réponse à ceux qui se plaignaient qu'il n'observât pas le sabbat, institué dès l'origine, selon l'Écriture, pour rappeler le repos de Dieu. Il est vraisemblable que l'observation du sabbat fut prescrire aux Juifs comme un symbole du repos spirituel que Dieu promettait, sous la figure mystérieuse de son propre repos, aux fidèles qui accomplissaient leurs bonnes oeuvres. Jésus-Christ lui-même, qui n'a souffert qu'au moment où il lui a plu, a confirmé par sa sépulture le sens caché de ce repos. Car il se reposa dans son tombeau le jour du sabbat et en fit une journée de sainte inactivité, après avoir accompli le sixième jour, c'est-à-dire le jour de la préparation et la veille du sabbat, toutes ses oeuvres sur le gibet même de la croix. " Tout est consommé, s'écria-t-il, et baissant la tête il rendit l'esprit (2). " Est-il donc étrange que Dieu se soit reposé le jour même où le Christ devait se reposer, pour figurer cet événement d'avance? Est-il étrange qu'il se soit reposé un seul jour avant de développer Cette suite des siècles qui prouvent la vérité de cette parole : " Mon Père ne cesse point d'agir? "

1. Jn 5,17 - 2. Jn 19,30

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CHAPITRE 12.

NOUVELLE EXPLICATION SUR LE MÊME SUJET.

22. On peut encore s'expliquer que Dieu se reposa d'avoir créé les espèces d'êtres qui remplissent l'univers, en ce sens qu'il ne créa désormais aucune espèce nouvelle, tout en continuant de gouverner celles qui furent alors établies. Il ne faudrait pas croire en effet que, même le septième jour, sa puissance abandonna le gouvernement du monde et des êtres qu'il y avait créés : cette inaction aurait entraîné un bouleversement universel. La puissance du Créateur, cette force infinie et qui embrasse tout., est la seule cause qui fait subsister les créatures : si cette force se retirait du monde et ne régissait plus les êtres, même un instant, le développement des espèces s'arrêterait et la nature entière s'affaisserait. Car il n'en est pas de l'univers comme d'un édifice, qui subsiste après que l'architecte l'a abandonné : il ne durerait pas un clin d'oeil, si Dieu cessait de le gouverner.

23. La parole du Seigneur : " Mon Père ne cesse pas d'agir, n nous révèle donc cette création continue par laquelle Dieu maintient et régit ses oeuvres. Le Seigneur ne se contente pas de dire que son Père agit maintenant, ce qui n'impliquerait pas une activité permanente; il dit qu'il agit encore aujourd'hui, depuis quand? Evidemment depuis la création. L'Écriture dit de la Sagesse divine qu'elle étend sa puissance d'un bout du monde à l'autre, et dispose tout avec harmonie (1) ; et ailleurs, que son mouvement a une rapidité, une vitesse incomparable (2). Pour ceux qui ont l'esprit droit, il est clair que la Sagesse communique aux êtres qu'elle dispose avec tant d'harmonie son mouvement incomparable, au-dessus de toute expression, et si l'on peut ainsi parler, son immuable activité; et que, si ce mouvement cessait d'animer la nature, elle s'anéantirait aussitôt. La parole que l'Apôtre adresse aux Athéniens en leur prêchant le vrai Dieu : "C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être, " cette parole d'une clarté que l'esprit humain ne saurait pousser plus loin, corrobore l'opinion qui nous fait croire et dire que Dieu ne cesse jamais d'agir dans ses créatures. En effet, nous ne faisons pas partie de la substance divine, et nous ne sommes pas en lui au même titre qu'il à la vie en lui-même (3) : or, du moment que nous sommes distincts de Dieu, nous ne pouvons avoir l'être en lui qu'autant qu'il agit en nous. Cette activité consiste à tout gouverner, à étendre sa puissance d'un bout à l'autre du monde, à tout disposer avec harmonie, et c'est grâce à cet ordre sans cesse maintenu que nous avons en lui l'être, le mouvement et la vie. Par conséquent, si Dieu cessait d'animer la créature, nous n'aurions plus l'être, le mouvement et la vie. Il est donc évident que Dieu n'a jamais cessé, même un jour, de gouverner les êtres créés, pour les empêcher de perdre ces mouvements qui les animent et les conservent avec les propriétés et selon les lois de leurs espèces; et qu'ils seraient immédiatement anéantis -sans cette activité de la Sagesse divine qui répand partout l'ordre et l'harmonie. Convenons donc bien que Dieu s'est reposé de ses oeuvres, en tant qu'il n'a créé aucun être d'une espèce nouvelle et non en vue d'abandonner le gouvernement et le maintien de la création. Ainsi se concilie cette double vérité, que Dieu s'est reposé le septième jour et qu'il ne cesse pas d'agir.

1. Sg 8,1 - 2. Sg 7,24 - 3. Jn 5,26

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CHAPITRE 13.

DE L'OBSERVATION DU SABBAT. -SABBAT CHRÉTIEN.

24. Nous pouvons apprécier l'excellence des oeuvres de Dieu : quant aux joies de son repos, nous en jugerons après avoir accompli nos bonnes oeuvres. Le sabbat qu'il prescrivit aux Juifs d'observer (1) était le symbole de ce repos : mais tel était leur esprit charnel, qu'en voyant le Seigneur travailler ce jour-là à notre salut, ils lui en faisaient un crime, et dénaturaient la réponse où il leur parle de l'activité de son Père, avec lequel il gouvernait l'univers et opérait notre salut. Mais du moment que la grâce a été révélée; cette observation du sabbat, représenté par un jour de repos, n'a plus été une loi pour les fidèles. Sous le règne de la grâce, le sabbat est perpétuel pour celui qui opère toutes ses bonnes oeuvres en vue du repos à venir, 'et qui ne se glorifie pas de ses actions, comme s'il avait le don d'une vertu qu'il n'a peut-être pas reçu. Ne voyant dans le sabbat c'est-à-dire, le repos du Seigneur dans son tombeau, que le sacrement du Baptême, il se. repose de sa vie passée : marchant dans les voies d'une vie toute nouvelle (2), il reconnaît l'action qu'exerce en lui Dieu, qui tout ensemble agit et se repose, gouvernant la créature au sein d'une éternelle tranquillité.

1. Ex 20,8 - 2. Rm 6,4

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CHAPITRE 14.

POURQUOI DIEU A-T-IL SANCTIFIÉ LE JOUR DE SON REPOS?

25. Dieu a donc créé sans fatigue et n'a point trouvé dans le repos de nouvelles forces : ainsi a-t-il voulu nous inspirer le désir du repos, en nous révélant par son Écriture qu'il sanctifia le jour où. il cessa de créer. On ne lit jamais, en effet, qu'il ait rien sanctifié, soit dans la période des six jours, soit au commencement, lorsqu'il fit le ciel et la terre. Mais il voulut sanctifier le jour où il se reposa de toutes ses oeuvres, comme si le repos à ses yeux avait plus de prix que le travail, bien que son activité ne lui coûte aucune peine. C'est ce qui doit être pour l'homme aussi, et nous en trouvons la preuve dans l'Évangile où le Sauveur y déclare que Marie, se tenant assise à ses pieds pour écouter sa parole, a choisi une meilleure part que Marthe, malgré son empressement à le servir et le pieux embarras qu'elle se donnait (1). Mais il est bien difficile de concevoir ceci quand il s'agit de Dieu, lors même qu'on soupçonnerait à force de réfléchir pourquoi il a sanctifié le jour de son repos, lui qui n'a sanctifié aucun jour de la création, pas même celui où il fit l'homme et où il acheva toutes ses oeuvres. Et d'abord quelle idée l'esprit humain avec toutes ses lumières peut-il se former du repos de Dieu? Cependant, si la chose n'existait pas, l'Écriture n'en prononcerait pas le mot. Je vais dire ce que je pense, en faisant une double réserve :d'abord que Dieu n a point goûté un repos pareil à celui qui succède agréablement à la fatigue ou qu'un long travail fait souhaiter; ensuite que les saints livres, dont l'autorité s'impose a l'esprit, n'ont pu avancer sans raison ou à tort que Dieu se reposa le septième jour de toutes les oeuvres qu'il avait faites et le sanctifia.

1. Lc 10,39-42

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CHAPITRE 15.

RÉPONSE A LA QUESTION POSÉE CI-DESSUS.

26. Comme l'âme humaine a le défaut et la faiblesse de s'attacher si vivement à ses oeuvres, qu'elle y cherche le repos plutôt qu'en elle-même, quoique la cause soit nécessairement supérieure aux effets, Dieu nous apprend, par ce passage de l'Écriture, qu'il n'a composé aucun de ses ouvrages avec un plaisir capable de faire supposer que la création était pour lui une nécessité, ou que sans elle il aurait eu moins de grandeur et de félicité. En effet, toute créature lui doit son être, mais il ne doit sa félicité à aucune; il atout dirigé par un pur effet de sa bonté : aussi n'a-t-il sanctifié ni le jour où il commença ses ouvrages, ni celui où il les acheva, afin que sa félicité ne semblât pas s'accroître du plaisir de les former et de les voir dans leur perfection ; il n'a sanctifié que le jour où il s'est reposé de ses oeuvres en lui-même. Il n'a jamais eu besoin du repos, mais il nous en a révélé le bienfait dans le mystère du septième jour; il nous a encore enseigné qu'il tallait être parfaits pour le goûter, par le choix même qu'il a fait du jour qui suivit l'achèvement de la création universelle. L'être qui jouit du repos absolu n'a pu se reposer que pour nous donner un enseignement.

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CHAPITRE 16.

DU REPOS DE DIEU LE SEPTIÈME JOUR.

27. Remarquons qu'en nous révélant le repos qui assure à Dieu sa félicité en lui-même, il fallait nous faire concevoir à quel titre on dit que Dieu se repose en nous-mêmes : cette parole signifie que Dieu nous assure le repos en lui-même. Pour en donner donc une juste définition, le repos de Dieu implique qu'il ne manque d'aucun bien : par conséquent nous sommes assurés de trouver le repos en lui, parce que le bien essentiel à Dieu fait notre bonheur et que sa félicité est indépendante du bien qui est en nous. Nous représentons en effet quelque bien, puisque nous sommes au nombre des oeuvres qu'il a faites excellentes. Or nul être n'est bon en dehors de lui, sans qu'il ne l'ait créé, et par suite, il n'a besoin en dehors de lui d'aucun bien, puisqu'il ne peut avoir besoin du bien même qu'il a créé. Voilà en quoi consiste le repos de Dieu après l'achèvement de ses oeuvres. N'eût-il rien créé, quel est le bien qui lui manquerait véritablement? Qu'il se repose de ses oeuvres en lui-même, ou qu'il ne crée rien, il n'en est pas moins le bien absolu. Mais s'il n'avait pu composer des ouvrages excellents, il aurait été impuissant; si malgré sa puissance il ne l'avait pas voulu, il aurait été jaloux de son être. Comme il joint la toute-puissance à la bonté infinie, il a fait toutes ses oeuvres excellentes ; et comme il trouve en lui le bien absolu et la félicité parfaite, il s'est reposé en lui-même de ce repos dont il n'est jamais sorti. Dites qu'il s'est reposé de ses oeuvres à faire, on comprendra qu'il n'a jamais rien fait. Dites qu'il ne s'est pas reposé de ses œuvres accomplies, on ne comprendra plus aussi clairement qu'il n'a aucun besoin de ses créatures.

28. Or quel jour pouvait mieux que le septième nous révéler cette vérité? C'est-ce qu'on voit aisément en se rappelant les propriétés du nombre 6, dont la perfection a servi de type à la perfection des ouvrages divins. Supposez que la création devait être, comme elle l'a été, modelée sur l'ordre même des éléments qui composent le Nombre 6, et qu'on voulait nous révéler le repos de Dieu, en vue de nous convaincre que la créature même parfaite n'ajoute rien à sa félicité : le jour qu'il fallait. sanctifier dans ce but devait nécessairement suivre le sixième afin de (189) nous arracher à la vie d'ici-bas, et de nous inspirer le désir d'atteindre au repos dans le sein de Dieu.

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CHAPITRE 17.

DU REPOS DE L'HOMME EN DIEU.

29. Il y aurait, en effet, une imitation sacrilège à vouloir se reposer en soi-même de ses propres oeuvres, comme Dieu l'a fait après les siennes nous ne devons nous reposer qu'au sein du bien immuable, et, par conséquent de notre Créateur. Quel sera donc pour nous le repos souverain, étranger à l'orgueil et conforme à la véritable piété? De prendre modèle sur le Dieu qui en se reposant de ses oeuvres, a cherché sa félicité, non dans ses ouvrages, mais dans lui-même ou le bien qui le rend heureux, et par conséquent, d'espérer que nous trouverons seulement en lui la paix à la suite de toutes nos bonnes œuvres qui sont aussi les siennes; ce sera d'aspirer à cette paix, comme à une conséquence des actes dont nous reconnaissons le principe en Dieu plus qu'en nous. De la sorte Dieu se reposera lui-même encore de ses oeuvres, puisqu'il nous accordera le repos dans son sein à la suite des bonnes oeuvres que nous aurons accomplies par sa grâce. C'est une noble prérogative que de tenir l'existence de Dieu : il y aura plus de gloire encore a se reposer en lui. Donc, comme la création n'ajoute rien à la félicité de Dieu et qu'il peut s'en passer,, il s'est reposé en lui-même plutôt qu'en ses ouvrages ; voilà pourquoi il a choisi le jour du repos et non un des jours employés à créer, pour le sanctifier : il a révélé ainsi que sa félicité consistait non à faire le monde, mais à n'avoir aucun besoin de ses créatures.

30. Qu'y a-t-il de plus simple à exprimer, de plus sublime et de plus difficile à concevoir que le repos de Dieu après l'achèvement de ses ouvrages? Pouvait-il trouver le repos ailleurs qu'en lui-même, puisqu'il n'est heureux qu'en lui-même? Quand pouvait-il le goûter, sinon toujours? Pour l'époque où se terminent ses ouvrages, dont il distingue son repos, comme un ordre de choses tout différent, quel jour pouvait-il choisir, sinon celui qui succède à l'entier achèvement de la création, et par conséquent le septième? La perfection des œuvres devait être en effet le signal du repos pour l'être qui ne trouve dans les créatures les plus parfaites aucun élément de félicité.

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CHAPITRE 18.

POURQUOI LE SEPTIÈME JOUR S'OUVRE-T-IL PAR LE MATIN SANS FINIR PAR LE SOIR?

31. Le repos de Dieu considéré en lui-même ne compte ni matin ni soir, puisqu'il n'a ni commencement ni fin; quant à ses oeuvres arrivées à la perfection, le matin naît pour elles sans jamais être suivi du soir. En effet, la créature sous sa forme parfaite voit commencer le mouvement qui la porte à se reposer dans son Créateur; mais ce mouvement vers la perfection n'admet point de limites, comme celles qui renferment les ouvrages de la création. A ce titre, le repos divin commence, non pour Dieu, mais pour la créature, quand elle atteint sa perfection : c'est l'instant où elle commence à se reposer en celui qui l'a formée, c'est le matin. Sans doute, considérée en elle-même, elle est susceptible de rencontrer le soir, ou sa limite naturelle; mais, considérée dans ses rapports avec Dieu, elle ne connaît pas le soir, parce qu'elle ne peut dépasser le degré de perfection où elle est parvenue.

32. Dans la période des jours où les êtres se formaient, le soir a été pour nous la fin d'une création, et le matin, le signal d'une autre. Le soir du cinquième jour a clos la création du cinquième,jour; le matin qui l'avait suivi a marqué le commencement des œuvres du sixième jour; le soir est encore survenu pour clore la création. Comme il ne restait plus rien à créer, le matin a paru pour servir de début, non à une création universelle dans son auteur, mais au repos de la création universelle dans son auteur. Car le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment, je veux dire-les corps est les esprits, ne subsistent pas en eux-mêmes- ils demeurent en Celui " qui donne la vie, le mouvement et l'être (1). " Quoique chaque partie :puisse subsister dans le tout qu'elle sert à former, le tout ne peut subsister que dans son principe. Il est donc naturel de croire que, si le soir du sixième jour a été suivi du matin, ce n'était plus pour ouvrir un nouvel ordre de créations, mais pour marquer que tous les êtres commentaient à s'établir dans un équilibre durable, grâce au repos de leur Créateur. Ce repos n'a ni commencement ni fin pour Dieu; pour la créature, il commence, mais n'admet aucun limite. Voilà comment le septième jour commence pour la créature par le matin, et ne finit point par le soir.

1. Ac 17,28

33. Veut-on que dans les six jours primitifs 1e matin et le soir représentent la même succession dans le temps qu'aujourd'hui? Je ne vois plus pourquoi le septième jour n'a pas de soir et la nuit suivante, de matin; ni pourquoi l'Écriture ne dit pas selon son usage: Et le soir survint, et au matin s'accomplit le septième jour. Car ce jour fait partie de cette période des sept jours, qui, en se renouvelant sans cesse, forment la durée des mois, des années, des siècles, et le matin succédant au soir du septième jour, aurait été le commencement du huitième, limite à laquelle on devait s'arrêter, puisque la série recommence pour former une nouvelle semaine. Il est donc plus probable que les sept jours primitifs, malgré l'analogie du nom et du nombre, représentent une révolution dans le temps, toute différente de la révolution actuelle; ils s'expliquent par une révolution intérieure des êtres dont nous ne voyons plus d'exemple, et dans laquelle les mots soir et matin, ténèbres et lumière, nuit et jour marquent une succession tout autre que celle qui se mesure par le cours du soleil c'est un point qu'il faut reconnaître, au moins pour les trois jours qui sont comptés avant la création des astres.

34. Aussi, quel que soit le matin ou le soir dans cette période, il y aurait contradiction à voir dans le matin qui succéda à la nuit du sixième jour, le commencement du repos divin : ce serait prêter au Dieu éternel et immuable, par une illusion impie, une félicité accidentelle. Le repos que Dieu goûte en lui-même, et qu'il trouve dans le bien absolu qui est son essence, ne peut avoir pour lui ni commencement ni fin mais il commence par la créature arrivée à sa perfection. Pour tout être, en effet, la perfection vient moins de l'ensemble dont il fait partie, que de l'auteur même de l'ensemble, le Créateur c'est à lui qu'il emprunte selon les convenances de sa nature, la stabilité et l'équilibre, en d'autres termes, l'ordre que lui assigne son rôle dans la création. Ainsi l'univers, tel qu'il fut achevé au bout des six jours, change d'aspect selon qu'on le considère en lui-même ou dans ses rapports avec Dieu. Sans trouver en lui-même, comme Dieu, son centre de repos, il n'a de stabilité et d'équilibre qu'autant qu'il se rattache à celui qui ne cherche point en dehors de son être un but à atteindre pour s'y reposer; car sans sortir de son être, Dieu ramène à lui-même tout ce qu'il en a tiré. La créature garde donc en soi la limite qui la sépare de son Créateur; mais c'est en lui qu'elle trouve son lieu de repos, et le principe qui lui conserve l'être. Le mot lieu que je viens d'employer est sans doute impropre, puisqu'il désigne l'espace occupé par un corps; mais comme les corps ne restent en repos dans nu lieu qu'autant qu'ils y ont été attirés par leur pesanteur, il m'a semblé naturel d'appliquer cette expression aux esprits, par métaphore, quoiqu'il y ait un abîme entre ces deux ordres d'idées.

35. Mon opinion est donc que le matin qui succéda à la nuit du sixième jour, représente le premier moment où la créature participe au repos du Créateur. Ce moment, en effet, ne peut exister pour elle qu'à la condition qu'elle ait atteint sa perfection : or, la création ayant été achevée le sixième jour, le soir s'accomplit; le matin parut ensuite, afin de marquer l'instant ou la créature atteint à sa perfection, et commence à se reposer au sein de son Créateur. Pour la première fois elle trouve dans le repos absolu de Dieu son repos relatif, d'autant plus assuré, d'autant plus durable, que si elle a besoin de Dieu comme d'un centre, Dieu n'a pas besoin d'elle, Et comme la création, malgré tous les changements qui s'opèrent en elle, ne sera jamais un pur néant, elle doit rester pour toujours rattachée à son Créateur : ce malin s'ouvrit donc pour toujours et ne fut pas suivi du soir.
Voilà, selon moi, comment le septième jour, où Dieu se reposa de toutes ses oeuvres, commença après le soir du sixième jour, par un matin auquel ne correspondit aucun soir.

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CHAPITRE 19.

NOUVELLE EXPLICATION DU MÊME SUJET.

36. Mais on peut donner sur le même sujet une explication plus littérale et, à mon sens, plus décisive, quoiqu'elle soit plus difficile à exposer; elle consisterait à dire que ce fut le repos de Dieu et non celui de la créature, qui eut pour signal ce matin auquel le soir ne devait jamais succéder, en d'autres termes, qui commença pour n'avoir jamais de fin. Si l'on se bornait à dire que Dieu se reposa le septième jour, sans ajouter que ce fut à la suite de ses oeuvres, nous serions incapables de voir où ce repos commence. Car le repos pour Dieu n'a point de date : sans commencement (191) comme sans fin, il est éternel; et puisqu'il s'est reposé de toutes ses œuvres en ce sens qu'il pouvait se passer d'elles, on conçoit que le repos n'admette en Dieu aucun terme où il commence et où il expire. On peut dire cependant que le repos pris par lui à la suite de ses œuvres coïncide avec l'achèvement même de la création; car Dieu ne se serait pas reposé, avant qu'elles fussent composées, de ces œuvres inutiles à sa félicité, et dont la perfection même lui était indifférente : de plus, comme il n'a jamais en besoin -de ces oeuvres, et que la félicité qui le rend indépendant de ses créatures ne peut croître, ni s'achever par conséquent, on comprend pourquoi le septième jour n'a point eu de soir qui en marquât la fin.


Augustin, De la Genèse 705