Augustin, De la Genèse 720

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CHAPITRE 20.

LE SEPTIÈME JOUR EST-IL UNE CRÉATION SPÉCIALE?

37. Une question non moins haute, non moins digne d'attirer l'attention, est de savoir comment Dieu s'est reposé de toutes ses oeuvres en lui-même, puisque l'Ecriture dit : " Dieu se reposa dans le septième jour. " Elle ne dit point qu'il se reposa en lui-même, mais " dans le septième jour. " Comment définir ce septième jour Faut-il y voir une création spéciale ou un espace de temps? Mais la durée elle-même à été créée, avec les êtres qui durent : à ce titre, elle est une création elle-même. Il n'est aucun moment dans la durée, présent, passé, avenir, qui n'ait Dieu pour cause : si donc le septième jour est une période de temps, Dieu, le créateur du temps, peut seul l'avoir créé. Or, l'Ecriture nous a parlé précédemment de six jours, comme de créations avec ou pendant lesquelles d'autres créations s'accomplissent. Par conséquent, sur ces sept jours, si nous entendons par là ces jours bien connus qui s'écoulent sans retour et n'ont avec ceux qui les remplacent que le nom de commun, les six premiers ont été créés à des moments que nous pouvons déterminer : quant au septième, appelé sabbat, nous ne pouvons distinguer l'époque de sa création. Loin de composer quelque ouvrage ce jour-là, Dieu s'y reposa de tous ceux qu'ils avait faits. Comment donc aurait-il choisi pour se reposer, un jour qu'il n'aurait pas créé? Et comment l'aurait-il créé immédiatement après les six premiers jours, puisqu'il acheva ses ouvrages au sixième jour, puisqu'il ne créa rien le septième et le consacra au repos? Se borna-t-il à créer un premier jour dont les autres ne fussent plus qu'une reproduction dans la durée, en sorte qu'il eût été inutile de créer le septième jour, puisqu'il n'était que le premier se renouvelant pour la septième fois? Il sépara en effet la lumière d'avec les ténèbres, nommant l'une jour les autres nuit (1). Ainsi Dieu fit alors le jour, et c'est le renouvellement de la même durée que l'Ecriture nomme successivement second, troisième jour, jusqu'au sixième où Dieu achève ses œuvres : le septième n'est alors que la reproduction du premier jour pour la septième fois. De la sorte, le septième jour n'est point une création spéciale; c'est le renouvellement pour la septième fois du phénomène que Dieu produisit quand il appela la lumière jour et les ténèbres nuit.

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CHAPITRE 21.

DE LA LUMIÈRE AVANT LA CRÉATION DES ASTRES.

38. Nous retombons ainsi dans la question que nous semblions avoir résolue au début de cet ouvrage: il nous faut examiner encore comment la lumière a pu décrire un tour qui fit naître alternativement le jour et la nuit, avant la formation des astres, du firmament même, que dis-je? avant l'époque où le globe put offrir des régions assez distinctes pour que la lumière les éclairât successivement et laissât régner la nuit à mesure qu'elle se retirait? Frappés de cette difficulté, nous n'avons pas craint de conclure, après avoir pesé le pour et le contre, que la lumière primitive était le perfectionnement des esprits; et la nuit, la matière destinée à former les autres ouvrages de Dieu, laquelle avait été produite à l'époque où il fit le ciel et la terre, avant que le jour parût à sa parole. Un examen attentif de la formation du septième jour nous a éclairés sur la valeur de ces hypothèses, que l'expérience est incapable de contrôler. La lumière appelée jour était-elle un agent physique qui par sa révolution ou par sa propriété de se dilater et de se contracter, produisait la succession du jour et de la nuit? Est-ce la créature intelligente initiée aux diverses phases. de la création, qui représentait le jour et la nuit, en ce quelle participait ou ne participait pas aux idées divines ; le matin et le soir, en ce qu'elle voyait cette révélation naître et disparaître tour-à-tour? Nous aimons mieux faire l'aveu de notre ignorance que de forcer le sens de l'Ecriture dans un passage très-clair, et d'aller chercher dans le septième jour autre chose que la reproduction du premier. Hors delà, en effet, il faut admettre ou que Dieu n'a pas créé le septième jour, ou qu'il a créé quelque chose après les six jours, ce qui ne peut être que le septième jour lui-même : cette hypothèse contredit évidemment l'Ecriture, puisqu'elle dit que Dieu acheva toutes ses oeuvres le sixième jour et qu'il se reposa le septième de toutes ses oeuvres. Or, l'Ecriture ne pouvant se tromper, il faut reconnaître que l'apparition de la lumière, dont Dieu fit le jour, s'est renouvelée, pendant toute la durée de la création, autant de fois que le jour est expressément désigné, par conséquent le septième jour, où Dieu se reposa de toutes ses oeuvres.

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CHAPITRE 22.

EXPLICATION DE LÀ SUCCESSION DU JOUR ET DE LA NUIT DANS L'HYPOTHÈSE OU LA LUMIÈRE SERAIT LA CRÉATION SPIRITUELLE.

39. Toutefois, dans l'impuissance où nous sommes d'expliquer la succession du jour et de la nuit par un tour qu'aurait décrit la lumière physique, antérieurement à la formation du ciel et des astres, nous ne pouvons renoncer à cette question sans indiquer au moins notre pensée. Supposons donc que la lumière primitive n'est pas un agent physique mais, la création intelligente: elle se forme en se séparant des ténèbres, en d'autres termes, elle sort de son imperfection naturelle pour se rattacher à son Créateur, principe de la perfection. Au soir succède donc le matin, je veux dire l'instant où, après avoir reconnu sa propre nature et s'être distinguée de Dieu, elle remonte, pour la bénir, jusqu'à l'éternelle lumière dont la contemplation l'épure et la forme. Comme la création des êtres d'un ordre inférieur ne s'accomplit pas sans qu'elle ne la connaisse, l'apparition d'un jour tout semblable se produit autant de fois qu'il y a d'ordres distincts dans la création, laquelle se développe, sur le type parfait du nombre 6 : par conséquent le soir du premier jour est le moment où elle prend conscience d'elle-même et reconnaît qu'elle n'est pas Dieu ; le matin qui clôt le premier jour et tout ensemble ouvre le second, marque d'abord le mouvement qui la porte à rattacher son existence à Dieu et à lui en faire hommage, puis la connaissance qu'elle acquiert, au sein du Verbe, de la création qui va suivre la sienne, je veux dire celle du firmament. Cette révélation lui est faite au moment où s'accomplissent ces paroles: " Il en fut ainsi. " Ensuite elle voit le firmament en lui-même, lorsqu'il est créé selon cette seconde formule : " Et Dieu fit le firmament. " Le soir se produit dans la lumière, lorsqu'elle a vu le firmament dans la réalité et non plus dans l'intelligence divine : cette connaissance étant moins sublime que la première est exactement représentée par le soir. Survient alors le matin qui termine le second jour et commence le troisième: c'est l'instant où la lumière remonte à Dieu pour le bénir d'avoir fait le firmament et pour apprendre du Verbe la création qui va suivre. Quand Dieu dit : " Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent et que la terre aride paraisse, " elle connaît cette oeuvre dans le sein du Verbe, selon le sens attaché à la formule : " cela se fit; " en d'autres termes, le plan divin se révèle à elle par l'entremise du Verbe ; puis elle le voit réalisé. L'instant où la lumière, aperçut sous ses formes distinctes l'ouvrage dont elle avait connu le dessein dans le Verbe, fut le troisième soir. Il en fut de même jusqu'au matin qui finit et commença le sixième jour.

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CHAPITRE 23.

DE LA CONNAISSANCE FORT DIFFÉRENTE QU'ON A DES CHOSES SELON QU'ON LES VOIT EN DIEU OU EN ELLES-MÊMES.

40. L'idée qu'on se forme des choses est en effet bien différente selon qu'on les voit en Dieu ou en elles-mêmes: la différence est aussi profonde qu'entre le jour et le soir. Comparée à la lumière contemplée au sein du Verbe, la notion qu'on se forme en considérant les choses elles-mêmes n'est qu'une nuit; en revanche cette notion comparée à l'ignorance et aux préjugés des esprits qui ne connaissent pas même les choses dans leurs propriétés naturelles, est un véritable jour. C'est à ce titre que la vie des fidèles ici bas, dans les liens de la chair et du monde, si on la compare à l'existence en dehors de la foi et de la piété, mérite le nom de lumière et de jour que lui donne l'Apôtre : " Vous étiez autrefois ténèbres : vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (1) ; " et ailleurs : " Renonçons aux oeuvres de ténèbres et revêtons-nous des armes de lumière; marchons noblement comme en plein jour (2). " Si toutefois, ce jour comparé à celui où devenus les égaux des anges nous verrons le Seigneur face à face, n'était pas une nuit, nous n'aurions pas ici besoin du flambeau des prophéties. Aussi l'Apôtre Pierre dit-il : " Nous avons la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de vous arrêter, comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur, jusqu'à ce que le jour commence à paraître et que l'étoile du matin se lève dans vos coeurs (3). "

1. Ep 5,8 - 2. Rm 13,12-13 - 3 2P 1,19

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CHAPITRE 24.

DU MODE DE LA PENSÉE CHEZ LES ANGES.



41. Ainsi les anges dont nous deviendrons les égaux après la résurrection (1), si nous marchons,jusqu'à la fin dans la voie, ou dans le Christ, voient Dieu face à face, et jouissent du Verbe, du Fils unique de Dieu, égal à son Père : et c'est en eux que la sagesse a été créée avant tout (2). On ne peut donc mettre en doute qu'ils n'aient les premiers connu l'ordre de la création, dont ils occupent le rang le plus élevé, par l'entremise du Verbe de Dieu, l'auteur de toutes choses et qui renferme dans son intelligence Je dessein éternel, suivant lequel les êtres ont été créés dans le temps. Ils ont connu ensuite ce même ordre dans les créatures qui le réalisaient; quand ils les ont aperçues comme au-dessous d'eux et qu'ils en ont béni l'immuable vérité, au sein de laquelle surtout ils contemplent le plan de la création. De cette double intention, l'une est analogue à la clarté du jour ; et l'harmonie si parfaite qui s'établit entre eux par la participation à la même vérité, constitua le jour qui fut créé le premier l'autre ressemble à la clarté affaiblie du soir. Le matin succède au soir, et cet ordre est invariable pendant les six premiers jours : c'est que la pensée des anges, loin de rester attachée à la créature, s'en sert pour glorifier, et pour aimer plus vivement Celui qui lui avait révélé le type avant l'ouvrage même ; et le jour règne pendant qu'ils restent fixés dans cette contemplation de la vérité. Supposez en effet que l'ange se soit replié sur lui-même et y ait. cherché plus de plaisir que dans le principe même auquel il doit participer pour être heureux, il serait tombé sous le poids de son orgueil comme le démon, dont nous exposerons la chute, lorsqu'il sera question du serpent qui séduisit l'homme.

1. Mt 22,30 - 2. Si 1,4

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CHAPITRE 25.

POURQUOI LE MOT NUIT N'EST-IL PAS AJOUTÉ AUX SIX JOURS

42. Les anges connaissent donc la créature telle qu'elle est en elle-même, tout en préférant à cette idée, par choix et par amour, la science que leur communique la Vérité, principe des choses; voilà pourquoi dans la période des six jours c'est le jour et non la nuit que l'on désigne. Après le soir le premier jour s'accomplit au matin ; il en est de même du second, du troisième et ainsi de suite,jusqu'au matin du sixième, avec lequel commence le septième jour consacré au repos de Dieu. Chaque époque comprend sans doigte un jour et une nuit, mais il n'est question que du jour. En effet la nuit se confond avec le jour pour les saints anges dans les cieux, pendant qu'ils rapportent la connaissance qu'ils ont prise des êtres créés, à la gloire et à l'amour du Dieu en qui ils contemplent les principes éternels de la création. Cette vision sublime où tous les esprits se confondent ensemble est le jour que le Seigneur a fait et auquel l'Eglise affranchie de son pèlerinage ici bas doit être associée, afin que nous soyons à notre tour remplis en lui de joie et d'allégresse (1).

1. Ps 117,24

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CHAPITRE 26.

COMMENT FAUT-IL COMPTER LES SIX JOURS?

43. C'est donc à l'époque où se renouvela pour la sixième fois le jour, tel qu'il vient d'être expliqué avec ses alternatives du soir et du matin, que la création fut achevée dans son ensemble. Alors survint le matin, pour clore le sixième jour et tout ensemble ouvrir le septième; celui-ci devait n'avoir jamais de soir, parce que le repos divin n'appartient pas à la création. En effet, à mesure que la création se faisait, les êtres apparaissaient aux anges, tantôt au sein de la Vérité, avant leur formation, tantôt dans la réalité; la lumière allait ainsi s'affaiblissant et produisait le soir. Il ne faut pas, dans la suite ainsi comprise des œuvres divines, regarder un jour comme un cadre où vient se disposer un ouvrage qui se termine au soir, tandis que le matin inaugure une création nouvelle; on se condamnerait alors à soutenir, contre le témoignage de l'Ecriture, que le septième jour est une création en dehors des six premiers jours, ou qu'il n'est pas une création divine : non ; le jour, ouvrage du Seigneur, se reproduit à chaque création nouvelle, et se mesure, non au tour que décrit un astre, mais au mouvement qui s'opère dans la pensée des anges, quand ce chœur bienheureux contemple dans le Verbe, au commandement de la puissance créatrice: " fiat, " le type de la créature qui va se former ; ce type se réfléchit dans leur intelligence, selon les formules de l'Ecriture : " cela se fit; " puis la créature elle-même se découvre à leurs regards, et cette clarté,plus obscure forme le soir; enfin, cette connaissance qu'ils ont prise de l'être réalisé, ils la rapportent à la gloire de la vérité, où ils en ont contemplé le type ; c'est le matin. Les trois premiers jours de la création désignent donc un jour qui ne doit pas se mesurer comme le nôtre, sur le cours du soleil : il est d'une nature bien différente, et, ces trois jours dont il est parlé avant la création des astres dans le ciel peuvent nous en donner quelque idée. Loin d'expirer au quatrième jour, ce jour spécial se continue jusqu'au sixième et au septième, comme pour nous empêcher de calculer des jours ordinaires avec la naissance des astres : le jour et la nuit représentent donc des idées fort différentes, selon que Dieu les forma lorsqu'il " sépara la lumière d'avec les ténèbres, " ou qu'il les établit, lorsqu'il assigna aux luminaires du ciel le rôle de séparer le jour d'avec la nuit (1). " Il créa le jour ordinaire, au moment qu'il créa le soleil dont la présence à l'horizon fait le jour actuel ; mais cet autre jour créé d'abord était déjà reproduit pour la troisième fois, lorsqu'à la quatrième aurore les luminaires furent crées.

1. Gn 1,14

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CHAPITRE 26I.

LES JOURS DE LA SEMAINE NE RESSEMBLENT PAS AUX JOURS DE LA GENÈSE.

44. Dans la condition où nous sommes placés ici-bas, il nous est impossible de vérifier par l'expérience, la durée du jour primitif ou des jours qui en furent la reproduction: nous ne pouvons que faire des hypothèses. On ne doit donc pas précipiter son jugement ni se figurer que son hypothèse est le dernier degré de la vraisemblance et de la probabilité. Toutefois, les sept jours de la semaine, de cette période qui laisse le temps s'enfuir et tour à tour le ramène, et dans laquelle chaque jour s'étend dû lever au coucher du soleil, ne sauraient représenter les sept jours primitifs : il est hors de doute qu'entre ces deux révolutions il y a peu de rapports et des différences profondes.

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CHAPITRE 28.

CETTE EXPLICATION DE LA LUMIÈRE ET DU JOUR N'EST POINT UNE ALLÉGORIE.

45. Qu'on ne s'imagine pas que cette lumière toute intellectuelle, cette création des anges et d'un jour qui ne brille que pour les esprits, cette vision en Dieu, cette perception des êtres créés, ce retour à l'immuable Vérité où le type des créatures s'est révélé aux anges avant de leur apparaître dans la réalité ; qu'on ne s'imagine pas, dis-je, que ces mouvements spirituels ne soient qu'une figure, nue allégorie pour représenter 1 e,jour, le matin et le soir. Sans doute on ne retrouve pas ici les phénomènes produits chaque jour par la lumière physique :mais il ne faut pas croire que le symbole soit substitué à la réalité. Plus la lumière est pure, excellente, plus il règne un jour véritable. Pourquoi n'y aurait-il pas également un soir, un matin plus purs que les nôtres? Si aujourd'hui la lumière s'affaiblit au coucher du soleil, et forme le soir par 'son déclin ; si elle reparaît à l'Orient et forme le matin, pourquoi n'appellerait-on pas soir le moment où l'intelligence s'abaisse du Créateur à la créature, et matin celui où elle s'élève du spectacle des créatures à la glorification du Créateur? Jésus-Christ n'est pas appelé lumière (1) au même sens qu'il est appelé la principale pierre de l'angle (2) ! De ces deux expressions, l'une est prise au sens propre, l'autre n'est qu'une figure. Si donc on n'approuve pas cette manière de compter les six jours, telle que notre faiblesse nous a permis de la découvrir ou de l'imaginer et qu'on veuille en chercher une autre plus satisfaisante dans la nature même des êtres créés, en dehors de tout sens prophétique ou allégorique, qu'on cherche et qu'on réussisse à trouver avec l'aide du ciel. Je ne désespère pas de découvrir moi-même. une autre explication mieux appropriée encore aux paroles de l'Ecriture. En avançant cette opinion je ne prétends pas qu'il soit impossible d'en trouver une plus plausible; j'affirme, je l'avoue, avec plus de confiance que l'Ecriture sainte, en parlant du repos de Dieu, n'a voulu nous montrer en lui ni fatigue ni accablement.

1 Jn 8,12 - 2. Ac 4,11

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CHAPITRE 29.

DU JOUR, DU MATIN, DU SOIR, EN TANT QU'OPÉRATIONS INTELLECTUELLES DES ANGES..

46. On sera peut-être même tenté de provoquer une discussion avec moi, et de m'objecter que les anges au plus haut des cieux ne contemplent pas d'abord le type éternel des créatures au sein de la vérité immuable, puis les créatures en elles-mêmes, pour rapporter enfin cette connaissance à la gloire de Dieu; mais que leur intelligence exécute à la fois toutes ces opérations avec une aisance merveilleuse. Eh bien! Niera-t-on, ou méritera-t-on d'être écouté, si on le nie, que la cité céleste, formée de tant de milliers d'anges, voit l'éternité du Créateur, connaît l'existence éphémère des créatures, et de cette idée subalterne s'élève à la glorification de Dieu? Qu'ils puissent accomplir cette triple opération et qu'ils l'accomplissement simultanément, il n'en est pas moins vrai qu'ils peuvent l'accomplir et qu'ils l'accomplissent. Donc pour eux jour, soir, matin, tout est simultané.

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CHAPITRE 30.

LA SCIENCE DES ANGES N'EST PAS RABAISSÉE PARCE QU'ELLE DEVIENT TOUR-A-TOUR PLUS OBSCURE OU PLUS VIVE.

47. Tout esprit capable de s'élever à ces considérations n'ira point sans doute s'imaginer que ces mouvements dans les intelligences célestes sont impossibles, parce que les phénomènes analogues dans l'ordre physique ne peuvent avoir lieu avec le jour, tel qu'on le mesure aujourd'hui sur le cours du soleil. Le phénomène ne se produit pas dans les mêmes contrées à la fois, je l'avoue: mais qui ne voit avec un peu d'attention que l'univers entier atout à la fois le jour et la nuit, le matin et le soir, à mesure que le soleil brille sur un pays et en disparaît, à mesure qu'il s'approche d'un lieu ou s'en éloigne? Ces phénomènes ne sont point simultanés pour- nous sur ce globe; mais ce n'est point une raison pour assimiler l'ordre qui règne ici-bas et la révolution accomplie dans l'espace et dans le temps par la lumière physique, aux harmonies de la patrie céleste, où la contemplation de l'immuable vérité fait régner un jour éternel, où la connaissance de la création en elle-même suivie d'un élan pour bénir le Créateur produisent perpétuellement le soir et le matin. Le soir, loin d'y naître par le déclin du soleil, n'est qu'une vue jetée en bas sur la créature: le matin n'y succède pas à la nuit, comme une idée nouvelle à l'ignorance, c'est le moment où de la pénombre du soir l'intelligence s'élève pour louer Dieu. Le Psalmiste s'écrie, sans nommer la nuit : " Je louerai et je raconterai. vos merveilles le soir, le matin et à midi, et vous écouterez ma voix (1). " Tout en distinguant certains points dans la durée, le Psalmiste veut parler, à mon sens, d'actes indépendants de la succession des temps, au sein de la patrie, après laquelle son exil le faisait soupirer.

1. Ps 55,18

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CHAPITRE 31.

AU DÉBUT DE LA CRÉATION, LE JOUR, LE SOIR ET LE MATIN, APPARURENT SUCCESSIVEMENT AUX ANGES.

48. Le choeur des anges possède à la fois toutes ces connaissances dans l'unité du jour créé primitivement par le Seigneur. En fut-il de même au début de la création? N'est-il pas vrai, au contraire, que, dans les six jours où il plaisait à Dieu de composer successivement ses ouvrages, les anges voyaient d'abord dans le Verbe le type de l'oeuvre, qui prenait une première forme clans leur intelligence, selon la parole : " cela se fit; " qu'ensuite, ils connaissaient l'oeuvre réalisée dans sa nature, lorsque Dieu l'avait composée et en avait approuvé l'excellence ; et cette connaissance, reflet affaibli de la première formait le soir; qu'enfin le matin apparaissait, au moment où ils louaient Dieu en son oeuvre et qu'ils étaient initiés par le Verbe à la création qui allait s'accomplir? Par conséquent ces trois époques, jour, soif, matin, n'étaient pas, alors connues simultanément ; elles se succédaient dans l'ordre marqué par l'Écriture.

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CHAPITRE 32.

LA SIMULTANÉITÉ DE CES IDÉES N'EN EXCLURAIT PAS L'ORDRE SUCCESSIF.

49. Toutefois, comme ces opérations n'étaient pas subordonnées à la marche du temps et ne se produisaient pas avec la lenteur de la révolution du soleil, ne pourrait-on en concevoir la simultanéité en songeant à l'intelligence puissante qui aurait permis aux anges d'embrasser à la fois toutes ces idées? S'il en est ainsi, la simultanéité ne saurait détruire l'ordre qui enchaîne les causes aux effets. Car la connaissance ne peut avoir lieu sans que l'objet à connaître ne préexiste : seulement, tout existe dans le Verbe, l'auteur de tout, avant d'exister en soi. Aussi l'esprit humain, part de la réalité que lui livrent les sens et en acquiert l'idée dans les limites de sa faiblesse : de là, il passe à la recherche des causes ; il essaie de rencontrer jusqu'aux principes éternels et absolus qui subsistent dans le Verbe de Dieu et d'apercevoir dans ses oeuvres ses attributs invisibles (1). Que de peines dans cette recherche, que de difficultés! que de temps fait perdre ce corps périssable qui alourdit l'âme (2), même chez ceux qu'un divin enthousiasme emporte sans trêve ni repos vers ces vérités sublimes! Personne ne l'ignore. Mais l'ange, attaché au Verbe de Dieu par l'amour le plus pur, ayant été créé le premier, vit les êtres dans le Verbe avant de les connaître dans la nature: les êtres apparurent dans son intelligence au commandement de Dieu, avant d'exister sous leurs formes réelles ; enfin, lorsqu'ils eurent été créés, il les vit en eux-mêmes, et cette notion d'un ordre inférieur s'appela le soir. Assurément les oeuvres se faisaient avant d'être connues : car un objet ne peut être connu s'il n'existe pas déjà. Ajoutez que si les anges se fussent complu en eux-mêmes, au lieu de trouver leur félicité dans le Créateur, le matin n'aurait pas eu lieu, puisqu'ils ne seraient pas sortis du théâtre de leur conscience pour s'élever jusqu'à louer Dieu. Mais le matin se leva, il y eut un ouvrage à composer et à connaître, quand se fit entendre le commandement du Créateur; cet ouvrage fut d'abord connu des anges et se réalisa dans leur intelligence, puisque l'Ecriture ajoute : " et cela se fit ; " il fallut enfin qu'il se réalisât en lui-même, pour être connu le soir qui suivit.

1. Rm 1,20 - 2. Sg 9,15

50. Lors même que le temps ne se succéderait pas avec ses diverses époques pour les anges, il n'en faut pas moins admettre la préexistence du type de la créature dans le Verbe de Dieu, quand se fit entendre le commandement : " Que la lumière soit. " Cette parole fut suivie de la lumière, dont, f esprit des anges fut formé : ils reçurent ainsi leur être, sans qu'il eût été reproduit dans ale autre intelligence; aussi l'Ecriture ne dit-elle point ici, comme ailleurs : et cela se fit, et Dieu fit la lumière. La. création de la lumière suivit immédiatement la parole du Verbe ; la lumière créée s'attacha aussitôt à la lumière créatrice; elle la vit et s'y vit elle-même,' en d'autres termes, elle vit le principe de son existence. Elle se vit aussi en elle-même, c'est-à-dire qu'elle reconnut la distance infranchissable qui séparait la créature du Créateur. Lors donc que Dieu eut approuvé son ouvrage et en eut vu l'excellence, qu'il eut séparé la lumière d'avec les ténèbres et nommé la lumière jour, les ténèbres nuit, le soir se fit: il fallait, en effet, que la créature se connût en elle-même et se distinguât d'avec son Créateur ; le matin apparut ensuite, pour révéler le second ouvrage du Verbe, le firmament : il fut connu des anges avant sa formation, puis il leur apparut dans sa réalité. Aussi est-il écrit : " Dieu dit, que le firmament se fasse ; et il fut fait, ". mais dans la connaissance que les anges eurent de sa création, avant qu'elle fût accomplie. Puis on ajouté : " Et Dieu fit le firmament, " en d'autres termes, le firmament sous sa forme actuelle, et la connaissance de ces ouvrages, inférieure à sa vision en Dieu, fut une sorte de crépuscule. Il en fut ainsi jusqu'au moment ou s'acheva la création et où commença le repos divin qui n'admet pas de soir, parce qu'il n'est point une création dont l'idée pouvait se dédoubler en quelque sorte, préexistante et plus pure dans le Verbe, où elle aurait eu l'éclat du jour, postérieure et plus obscure en elle même, où elle n'aurait plus eu que la pâle clarté du soir.

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CHAPITRE 33.

LA CRÉATION A-T-ELLE ÉTÉ SIMULTANÉE OU SUCCESSIVE

51. Mais si on admet que l'intelligence est assez puissante chez les anges pour embrasser à la fois la série des causes et des effets qu'analyse le langage humain, ne doit-on pas reconnaître que les oeuvres divines, le firmament, l'agglomération des eaux, la terre nue, le ;jet des arbres,et des végétaux, la formation des luminaires et des étoiles, la création des êtres qui se meuvent sur la terre et dans les eaux, tout a été créé du même coup? Chaque ouvrage a-t-il une date marquée dans la période des six jours, ou plutôt, faudrait-il cesser de comparer aux mouvements de la nature, tels que les révèle l'expérience, les lois établies à l'origine du monde, et concevoir les révolutions primitives d'après la puissance infinie, ineffable de la Sagesse de Dieu, dont l'activité s'étend d'un bout du monde à l'autre et dispose (197) tout avec harmonie (1)? Si donc la Sagesse divine n'atteint pas son but par une suite de démarches et comme par degrés, Dieu a créé l'univers avec la même facilité que la Sagesse exécute les mouvements les plus puissants, puisqu'il a tout créé par elle; par conséquent, les mouvements que les créatures accomplissent aujourd'hui, pour remplir les fonctions qui leur sont assignées, sont la conséquence des principes et comme le développement des germes que Dieu a répandus en elles du même coup dont il créa l'univers : " Il parla, dit le Psalmiste, et les êtres furent créés; il commanda, et l'univers parut (2). "

1. Sg 8,1 - 2. Ps 32,9

52. Les êtres ne furent donc point créés avec cette lenteur qui caractérise aujourd'hui leur existence; les générations, au début, ne mirent point à se former tout le temps qu'elles durent maintenant. En effet, le temps accomplit aujourd'hui des révolutions qui, à l'origine, ne pouvaient être la conséquence de sa nature. Autrement, si nous voulions voir dans les mouvements naturels des êtres et dans les jours actuels la même durée que dans la création primitive, ce ne serait plus un jour, mais une foule de jours qu'aurait exigés pour se développer, dans l'intérieur de la terre, la végétation aux racines sans nombre qui tapisse le sol: il aurait encore fallu plusieurs jours pour lui permettre de se développer en plein air, selon la variété des espèces, et d'acquérir la perfection qu'elle atteignit en un jour, c'est-à-dire, le troisième, d'après le récit de l'Ecriture sainte. Combien de jours ne fallut-il pas aux oiseaux pour être capables de voler, s'ils furent créés petits encore et s'ils attendirent, pour avoir leurs plumes et leurs ailes, le temps qu'exige aujourd'hui la nature? N'y avait-il que les oeufs de créés, quand, au cinquième jour, les eaux reçurent le commandement de laisser sortir de leur sein les oiseaux avec toutes leurs variétés? Si, pour appuyer cette assertion, on fait observer avec justesse que dans la partie liquide des oeufs étaient déjà renfermés tous les germes qui se fécondent et se développent en un temps déterminé, par la raison que les principes de la vie étaient déjà mêlés à la matière ; pourquoi ne pas admettre qu'antérieurement aux oeufs mêmes, l'eau contenait déjà les germes dont les oiseaux devaient sortir, en se développant dans la période de temps qu'exige leur espèce? La même Écriture qui raconte que Dieu acheva toutes ses oeuvres en six jours, dit ailleurs, sans se contredire, que Dieu a créé tout ensemble (1). Par conséquent, Dieu ayant tout fait ensemble, a créé à la fois la période des six ou des sept jours, disons mieux, a créé un jour qui s'est renouvelé six ou sept fois. Pourquoi donc distinguer avec tant de rigueur et de précision six jours dans le récit sacré? La raison en est claire : les esprits qui ne sauraient comprendre " que Dieu ait tout créé ensemble, " ne peuvent atteindre le but où l'Ecriture les mène, qu'au moyen d'un récit aussi lent que leur intelligence.

1. Si 18,1

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CHAPITRE 34.

LA CRÉATION EST SIMULTANÉE, SANS CESSER D'ÊTRE DIVISÉE EN SIX ÉPOQUES.

53. Comment soutenir a présent que les six jours n'ont été que la lumière se renouvelant à six reprises différentes dans l'intelligence des Andes, du soir au matin? Ne suffisait-il pas qu'ils vissent à la fois cette triple révolution du jour, du matin, du soir? Ne pouvaient-ils pas contempler la création comme elle a été faite, dans son ensemble, et, du même coup, connaître ses principes éternels et invariables, voir les êtres eux-mêmes, enfin s'élever de ces dotions plus grossières pour célébrer les louanges du Créateur, en d'autres termes, assister à la fois à l'apparition du jour, du soir et du matin? Comment le matin survenait-il d'abord, afin d'initier les anges à l'oeuvré que Dieu allait accomplir; comment le soir suivait-il, afin de leur montrer l'être réalisé, si les oeuvres ayant été faites toutes ensemble, il n'y avait plus ni antériorité ni postériorité? Loin de voir là une contradiction, il faut admettre avec l'Ecriture que les œuvres divines se sont faites successivement durant six jours et qu'elles se sont faites toutes en même temps : car l'Écriture est infaillible, soit qu'elle raconte la création du monde en six jours, soit qu'elle la proclame simultanée; elle est une dans ces deux passages, parce qu'elle est écrite partout sous l'inspiration du Saint-Esprit.

54. Toutefois, bien que dans cet ordre d'idées la différence des temps ne marque pas la suite des faits, et qu'on puisse y voir également Soit, la simultanéité, soit l'antériorité ou la postériorité, la simultanéité est plus facile à comprendre. Voici une comparaison. Quand nous regardons le soleil levant, il est clair que nos regards ne peuvent atteindre cet astre qu'à la condition de percer à travers l'air et le ciel, jusqu'à lui; or, qui pourra calculer cette distance? Assurément, le regard, ou, si l'on veut, le jet de lumière sorti de nos yeux, ne peut traverser l'air au-dessus de la mer, qu'à la condition de traverser l'air qui s'étend du lieu où nous sommes dans l'intérieur des terres jusqu'aux rivages. S'il y a des pays au delà de la mer, dans la direction- même du rayon visuel, le regard, pour traverser l'air qui enveloppe ces régions d'outre-mer, doit franchir encore l'air qui s'étend au-dessus des flots. Supposons enfin qu'il ne reste plus devant nous que la plage de l'Océan : le regard peut-il percer l'air qui s'étend au-dessus de l'Océan, sans traverser celui qui s'étend au-dessus du globe jusqu'à l'Océan lui-même? La grandeur de l'Océan, dit-on, est incommensurable; quelle qu'elle soit, il faut d'abord que le regard perce l'atmosphère qui est au-dessus, puis tout l'espace au-dessus de l'atmosphère : alors enfin il atteint le corps du soleil. Eh bien! malgré cette série d'actes, qui se précèdent ou se suivent, le regard ne franchit-il pas tous ces espaces à la fois? Qu'on se place en face du soleil les yeux fermés et qu'on les ouvre tout-à-coup : ne croirons-nous pas avoir découvert cet astre plutôt que d'y avoir dirigé nos yeux? N'est-il pas vrai que l'œil semble avoir atteint le but aussi vite qu'il s'est ouvert? Et cependant, ce regard, qui atteint un corps placé à une distance presque incalculable avec une vitesse prodigieuse, n'est qu'un' rayon de lumière naturelle, émis par nos yeux! Il est bien évident qu'il traverse du même coup ces espaces infinis, et il n'est pas moins certain qu'il les traverse successivement.

55. C'est avec raison que l'Apôtre, voulant exprimer avec quelle rapidité s'opérerait notre résurrection, a dit qu'elle aurait lieu en un clin d'oeil (1) : de tous les mouvements physiques, aucun n'est plus rapide. Riais si le regard lancé par des yeux de chair est doué d'une vitesse si prodigieuse, que sera-ce du regard de l'esprit humain, du regard des anges? Que sera-ce surtout de la Sagesse de Dieu, qui pénètre partout par sa pureté, que rien ne peut altérer (2)? Ainsi dans toutes les oeuvres créées en même temps, on ne peut voir celle qui a dû précéder ou suivre l'autre qu'à la lumière de la Sagesse même qui a tout créé en ordre et du même coup.

1. 1Co 15,52 - 2. Sg 7,24


Augustin, De la Genèse 720