Augustin, De la Genèse 810

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CHAPITRE 10.

COMMENT PEUT-ON EXPLIQUER CE PHÉNOMÈNE?

25. On peut répondre que cette inondation pouvait être périodique, comme celle du Nil qui tour-à-tour couvre les plaines de l'Egypte et rentre dans son lit. Peut-être objectera-t-on quel la crue annuelle de ce fleuve tient aux pluies et aux neiges de je ne sais quelle contrée lointaine et inconnue, soit: mais que dire du flux et du reflux dans l'Océan, de la marée qui tour-à-tour découvre ou envahit certaines plages sur une longue étendue? Je ne parle pas de ces sources intermittentes qui, par un singulier phénomène, tantôt coulent avec une telle abondance, dit-on, qu'elles arrosent tout -un pays, tantôt laissent à sec les puits les plus profonds et fournissent à peine assez d'eau pour boire. Pourquoi donc trouverait-on étrange qu'un gouffre, soumis au flux et au reflux, ait arrosé la terre par une inondation périodique? D'ailleurs si l'Écriture, laissant de côté la mer dont les flots salés enveloppent évidemment le globe de leur immense ceinture, n'a voulu parler que des lacs intérieurs d'où sortent par des canaux souterrains ou des infiltrations les ruisseaux et les sources, pour s'échapper les uns sur un point, les autres sur un autre, et qu'elle ait compris dans ce gouffre immense, sous le nom d'une source unique, toutes les sources du globe, à cause de l'identité de leur nature; si, dis-je, on suppose que cette source jaillissait de la terre par les mille ouvertures des antres ou par les crevasses du sol, et que, se divisant en filets innombrables, elle se répandait sur la terre sans former une nappe d'eau comme la mer ou les (106) lacs, mais en courant, comme les rivières, dans un lit sinueux qu'elle franchissait pour inonder les alentours, pourra-t-on ne pas concevoir. un pareil phénomène, à moins d'avoir le travers d'un esprit pointilleux? Il est naturel de penser qu'il est dit de la terre quelle était arrosée sur toute sa surface comme on dit d'une robe à raies qu'elle est tout teinte, d'autant plus que la terre dans sa nouveauté, tout en étant accidentée, se composait probablement de vastes plaines où les eaux pouvaient courir et se répandre en liberté.

26. Qu'elle a été la grandeur de cette source ou comment s'est-elle multipliée? Est-ce parce qu'elle jaillissait quelque part d'un seul jet, ou qu'elle forme dans les profondeurs de la terre un vaste et unique réservoir, d'où s'échappent les eaux de tous les sources grandes et petites, que l'Ecriture a parlé d'une source qui sortait de la terre, en se partageant de tous tes côtés, et qui arrosait la surface du globe? Ou bien n'est-il pas plus probable que le singulier a été mis pour le pluriel, puisque le mot est employé sans indication de nombre: fons et non pas unus fons ; et qu'ainsi il faudrait entendre par là une multitude de sources qui arrosaient, sur différents points du globe, celles-ci une contrée, celles-là une autre; comme on dit le soldat pour désigner une armée, comme l'Ecriture elle-même signale parmi les plaies de l'Egypte la grenouille et la sauterelle (1), quoiqu'il y en eût un nombre incalculable? Le problème ainsi posé ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête plus longtemps.

1. Ps 104,34

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CHAPITRE 11.

LA CRÉATION FUT INSTANTANÉE, LE GOUVERNEMENT DU MONDE NE PEUT L'ÊTRE.

27. Revenons donc avec une attention nouvelle à la théorie que nous avons déjà présentée, afin d'en vérifier l'exactitude dans tous les détails nous avons dit que Dieu, lorsqu'il créa primitivement les êtres et fit les oeuvres dont il se reposa le septième jour, n'agit pas de la même manière qu'il agit encore aujourd'hui en réglant l'ordre de l'univers. Alors, en effet, il créa tout à la fois sans le moindre intervalle dé temps: aujourd'hui il agit dans ces périodes régulières selon lesquelles les astres exécutent leurs mouvements d'orient en occident, le ciel passe de l'été à l'hiver, et les plantes, sous l'influence de la température, poussent, croissent, verdissent et se dessèchent; chez les animaux mêmes la gestation et l'enfantement sont soumis à des époques fixes, et leur existence traverse différents âges avant d'atteindre la vieillesse et la mort. Or, quel est l'auteur de ces mouvements dans la nature, sinon Dieu, encore qu'il n'y soit pas soumis lui-même? Le temps, en effet, n'a pas de prise sur lui. L'Ecriture a donc distingué entre les oeuvres de Dieu, celles dont il se reposa le septième jour, et celles qu'il accomplit encore aujourd'hui: elle arrête son récit, pour avertir qu'elle a exposé les premières et qu'elle va expliquer les secondes dans leur ordre. "Voici, dit-elle, le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu fit le ciel et la terre, toute la verdure des champs avant qu'il y en eût sur la terre, toutes "les herbes de la terre avant qu'elle eussent poussé. " Car Dieu n'avait point encore fait pleuvoir sur la terre et il n'y a point d'homme pour la travailler. " Ici commence l'exposition des nouveaux actes de Dieu: " Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. " Cette source et les autres oeuvres dont parle désormais l'Ecriture, se font dans une durée successive, et non toutes ensemble.

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CHAPITRE 12.

DU TRIPLE POINT DE VUE SOUS LEQUEL ON DOIT CONSIDÉRER LES OEUVRES DE DIEU.

28. La création offre donc un point de vue tout différent, selon que l'on considère le type éternel des êtres dans le Verbe de Dieu, les ouvrages composés avant le repos du septième jour, enfin les mouvements que Dieu accomplit aujourd'hui encore dans l'univers. De ces trois ordres de choses, le dernier seul nous est découvert par les sens et par l'expérience. Quant aux deux autres, si élevés au-dessus du domaine des sens et des idées naturelles à l'esprit humain, il faut d'abord y croire sur l'autorité de la parole divine, puis, à l'aide de nos connaissances, chercher à les comprendre avec plus ou moins de succès, selon la portée de notre esprit et l'abondance des grâces divines.

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CHAPITRE 13.

AVANT D'ÊTRE CRÉÉS, TOUS LES ÊTRES ÉTAIENT DANS LA SAGESSE DE DIEU.

29. Sur ces principes divins, immuables, éternels, que la Sagesse de Dieu, par qui tout a été fait, connaissait avant qu'ils eussent été.réalisés dans l'univers, l'Ecriture s'exprime en ces termes (207) : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il était dès le commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui (1). " Or, l'extravagance peut-elle aller jusqu'à soutenir que Dieu n'a pas fait les choses qu'il connaissait? S'il les connaissait, où pouvait-il les connaître, sinon en lui-même, uni a son Verbe, par qui tout a été fait? S'il les avait vues en dehors de lui, qui l'en aurait instruit? " Qui donc a connu les pensées du Seigneur? Qui l'a aidé de ses conseils? Qui lui a donné le premier et sera rétribué? Car, c'est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses (2). "

1. Jn 1,3-4 - 2. Rm 11,34-36

30. Du reste cette pensée est mise dans tout son jour parles paroles qui viennent immédiatement après: " Ce qui a été fait est vie en lui et la vie était la lumière des hommes (1). " En effet les êtres raisonnables, parmi lesquels se range l'homme fait à l'image de Dieu, ne trouvent leur véritable lumière que dans le Verbe, par qui tout a été fait, lorsque leur âme purifiée du péché et délivrée de l'erreur, est entrée en communication avec lui.

1 Jn 1,4

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CHAPITRE 14.

EXAMEN DU TEXTE : Quod factum est, in illo vita.

31. En lisant ce passage, gardons-nous de faire entrer. dans le premier membre de phrase les mots: " in illo, " et de réduire la proposition principale aux mots: " vita est ", en d'autres termes, de ponctuer ainsi; quod factum est in illo, erat vita: ce qui a été fait en lui, était vie. Qu'y a-t-il donc qui n'ait été fait en lui quand le Psalmiste, après avoir cité plusieurs créatures même terrestres, s'écrie: " Vous avez tout fait dans votre Sagesse (1);" quand l'Apôtre nous apprend. " que toutes choses ont été crées en lui, celles qui sont au ciel comme celles qui sont, sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles (2)? " En ponctuant ainsi, il faudrait admettre que la terre elle-même avec tout ce qu'elle contient est la vie. Or, s'il est absurde de prétendre que tout est vivant, combien l'est-il davantage de dire que tout est la vie, surtout au sens que l'Evangéliste précisé avec tant de rigueur, quand il ajoute: " Et la vie était la lumière des hommes? " Coupons donc ce passage de façon à lire: " Ce qui a été fait, est la vie en lui; " c'est-à-dire, n'existe pas nécessairement et en soi, puisque l'être ne lui a été donné que par la création, mais possède la vie par celui qui a connu tous les êtres, dont il est l'auteur, avant qu'il fussent formés, Dès lors cette vie n'est plus ici une existence contingente ; c'est la vie et la lumière des hommes, la Sagesse elle-même, le Verbe, Fils unique de Dieu. Le sens est le même que dans ce passage : " Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir en lui-même la vie (1)."

1. Ps 103,24 - 2. Col 1,1 Col 1,16 - 3. Jn 5,26

32. N'oublions pas d'ailleurs que des manuscrits plus corrects portent: " quod factum est, in illo vita erat, ce qui a été fait, était vie en lui; " et qu'il faut entendre les deux mots: " était la vie, " comme on entend: " au commencement était le "Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était " Dieu. " Donc, ce qui a été fait avait désormais la vie en lui; non la vie telle quelle, ce mot s'appliquant aux bêtes qui n'ont aucune communication avec la Sagesse, mais cette vie qui est la lumière des hommes. Les intelligences, en effet, quand elles ont été purifiées par sa grâce, peuvent jouir de cette vision sublime et béatifique, au delà de laquelle il n'y a plus rien.

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CHAPITRE 15.

COMMENT LES CHOSES SONT-ELLES VIE EN DIEU?

33. Mais en supposant qu'il faille lire: " Ce qui a été fait, est vie en lui, " il nous reste à éclaircir comment ce qui a été fait est en lui vie. Or, c'est dans son essence qu'il a tout vu, quand il a tout fait, et il l'a fait comme il l'a vu; il ne voyait pas les êtres en dehors de lui; c'est en lui-même qu'il compta toutes les choses qu'il fit. Cette vue de la création n'était pas différente chez le Père et le Fils: elle était une comme leur substance. Voici comment la Sagesse elle-même, par qui tout a été créé, est dépeinte dans le livre de Job: " Mais d'où vient donc la Sagesse? et quel est le lieu de l'intelligence? Les mortels n'en connaissent pas le chemin et elle ne se trouve pas chez les hommes. " Un peu plus bas il ajoute: " Nous avons ouï sa gloire: le Seigneur nous a découvert le chemin de la Sagesse et il sait où elle est. C'est lui qui a achevé toute ce qui existe sous les cieux; il connaît tout ce que la terre contient, tout ce qu'il a fait. Il a pesé les vents, il a mesuré les eaux, quand il les fit, et comme il les a vus il les a comptés. (1) " Ces témoignages prouvent que les choses étaient connues du Créateur, avant d'être créées. Elles étaient d'autant plus parfaites dans l'intelligence divine, qu'elles y étaient plus conformes à la vérité éternelle et immuable. Il suffit sans doute de savoir ou du moins de croire fermement que Dieu a créé l'univers : cependant nul n'est assez dénué d'intelligence pour penser que Dieu ait fait des choses qu'il ne connaissait pas. Or, s'il connaissait les choses avant de les faire, elles étaient évidement connues de lui, avant d'être créées, selon le mode dont elles subsistent éternellement, invariablement, et qui les confond avec la vie elle-même : mais elles ont été créées selon le mode d'existence assigné à chaque être d'après son espèce.

1. Jb 28,12 Jb 28,22-25

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CHAPITRE 16.

DIEU EST PLUS FACILE A CONNAÎTRE QUE LES CRÉATURES.

34. Cet Etre éternel, immuable, ce Dieu qui existe par lui-même, comme il l'a révélé à Moïse en lui disant: " Je suis l'Être (1), " a sans doute une nature bien différente des créatures qu'il a faites; il possède en effet l'être véritable et par lui-même, en ce qu'il est toujours de la même manière, et que, loin de changer en acte, il ne peut changer même virtuellement; aucune de ses' créatures ne peut se produire ni subsister en possédant comme lui la plénitude de l'être: car il ne saurait les faire sans les connaître, ni les connaître sans les voir, ni les voir sans les contenir en lui: or, il ne peut contenir en lui-même des êtres qui ne sont pas encore formés, qu'autant qu'il ne l'est pas lui-même. Son essence ineffable ne peut se définir que grossièrement dans les langues humaines, à l'aide de termes empruntés aux idées de temps et d'espace, pour dépeindre Celui qui est avant l'espace et le temps. Cependant le Créateur est plus prés de nous qu'une foule de ses créatures. C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être (2); quant aux créatures, la plupart sont éloignées de notre raison par la distance même que la matière met entre les esprits et les corps; puis, notre raison elle-même est impuissante à voir au sein de Dieu les principes qui ont présidé a leur formation, et à découvrir ainsi, en dehors de l'expérience, leur nombre, leurs propriétés, leur grandeur véritable. Enfin, ils échappent même à nos sens, parce qu'ils sont trop loin ou que d'autres corps viennent se placer entre eux et nos organes, et nous empêchent de les voir ou de les toucher. Ainsi on les découvre avec plus de peine que leur auteur, et tout ensemble il y a un bonheur incomparablement plus élevé à voir d'un coup par le moindre rayon des perfections divines, qu'à embrasser dans sa science toutes les merveilles de l'univers. C'est donc avec raison que la Sagesse adresse ces reproches aux investigateurs du siècle: "Si leur génie, dit-elle, a été assez puissant pour pénétrer l'univers, comment n'en ont-ils pas découvert le Seigneur plus facilement encore? (3) " Nos yeux ne peuvent découvrir les fondements de la terre, mais Celui qui les a posés est tout près de notre intelligence.

1. Ex 3,14 - 2. Ac 17,28 - 3. Sg 13,9

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CHAPITRE 17.

DES EXPRESSIONS : AVANT LE SIÈCLE, DEPUIS LE SIÈCLE, DANS LE SIÈCLE.

35. Considérons maintenant les êtres que Dieu a créés tous ensemble et les oeuvres dont il s'est reposé le septième jour : nous examinerons ensuite les oeuvres où son activité se fait sentir aujourd'hui encore. Pour lui, il existe avant tous les siècles; ce qui existe depuis le siècle, est ce qui existe depuis l'origine des siècles, comme le monde lui-même; et ce qui est dans le siècle désigne pour nous tout ce qui y naît. Aussi après avoir dit " Tout a été fait par lui et sans lui rien n'a été fait, " l'Evangile ajoute un peu plus bas : " Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui (1). " Le monde est ici l'ouvrage dont l'Écriture a dit ailleurs : " O Dieu, vous avez fait le monde d'une matière sans forme (2). " Le monde est souvent appelé dans l'Écriture, comme nous l'avons remarqué, ciel et terre : c'est l'ouvrage que Dieu fit, lorsque le jour fut créé. Nous avons traité ce sujet avec tout le développement qu'il nous a paru comporter, cherchant à expliquer que, dans sa création primitive, le monde a dû s'achever en six jours avec tout ce qu'il contient, qu'en même temps il s'est fait avec le jour, et qu'ainsi tout concourt à prouver que Dieu a créé tout ensemble (3).

1. Jn 1,3 Jn 1,10. -2. Sg 11,18 - 3. Si 18,1

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CHAPITRE 18.

DE L'IGNORANCE OU NOUS SOMMES D'UNE FOULE DE CRÉATURES. COMMENT SONT-ELLES CONNUES DE DIEU ET DES ANGES?

36. Il y a dans le monde une foule d'êtres que nous ne connaissons pas; les uns, comme les astres dans le ciel, sont trop éloignés pour ne pas échapper à nos regards; d'autres se trouvent dans des contrées peut-être inhabitables; enfin il y en a de cachés dans les abîmes de la mer ou dans les entrailles de la terre. Tous ces êtres n'avaient aucune existence avant d'êtres créés. Comment Dieu a-t-il connu ce qui n'était pas, ou réciproquement, comment a-t-il créé ce qu'il ne connaissait pas? Or, il n'agit pas avec ignorance. Il a donc fait ce qu'il connaissait, et a connu les choses avant qu'elles fussent faites. Avant la création, les choses étaient et tout ensemble n'étaient pas; elles étaient dans l'intelligence divine, elles n'étaient pas dans leur nature. Il créa alors ce,jour intelligent qui devait les connaître en Dieu et en elles-mêmes : en Dieu et ce fut comme le matin et le jour, en elles-mêmes et ce fat comme le soir. Quant à Dieu, je craindrais de dire qu'il vit autrement les choses, après leur création, que dans les idées qu'il devait réaliser, puisqu'il n'y à en lui ni changement ni ombre de vicissitudes (1).

1. Jc 1,17

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CHAPITRE 19.

LES ANGES ONT CONNU DÈS L'ORIGINE DES SIÈCLES. LE MYSTÈRE DU ROYAUME DES CIEUX.

37. Dieu n'a pas besoin de messagers pour être instruit et en quelque sorte informé dé ce qui se passe dans les parties les plus éloignées de la création : il connaît tout d'une manière simple et absolue par son intelligence infinie. S'il a des messagers; c'est dans leur intérêt et dans le nôtre obéir à Dieu, se tenir en sa présence, afin de lui demander ses desseins et ses ordres sur le monde, et d'exécuter ses commandements, c'est un bonheur auquel tend leur nature et pour lequel ils sont faits. Le mot Ange, emprunté au Grec, sert à désigner toute la cité céleste, dont la création est à nos yeux celle du premier jour.

38. Ils n'ont pas ignoré le mystère du royaume des cieux, qui nous a été révélé au temps marqué pour notre salut, et ils savent que délivrés un jour de cet exil, nous serons réunis à leurs chœurs. Il est impossible, en effet, qu'ils aient ignoré ce secret. Car, l'avènement de Celui qui -devait naître au temps marqué a été préparé par leur entremise, et avec la puissance du Médiateur, en d'autres termes (1), du Dieu qui est leur Seigneur et dans sa nature divine et dans sa nature humaine. L'Apôtre nous dit ailleurs : " A moi qui suis le dernier. de tous les saints, a été donnée la grâce de publier parmi les Gentils les richesses incompréhensibles de Jésus-Christ, et d'éclairer tous les hommes sur la dispensation du mystère caché dès l'origine des siècles, dans le sein de Dieu; créateur de toutes choses, afin que les principautés et les puissances célestes connussent par l'Église la sagesse si diversifiée de Dieu, selon le décret éternel qu'il a exécuté en Jésus-Christ Notre-Seigneur (2). " Ainsi ce mystère avait été caché depuis l'origine des siècles, dans le sein de Dieu, de façon toutefois que l'Église devait révéler aux Principautés et aux Puissances la sagesse de Dieu sous ses formes si diverses. Au ciel est l'Église primitive à laquelle doit se réunir la nôtre après la résurrection, afin de nous rendre semblables aux anges (3). Ce mystère leur fat donc révélé dès l'origine des siècles : car tout. être créé n'existe que depuis l'origine des siècles et ne leur est pas antérieur. Les siècles commencent avec la créature et la créature avec les siècles, puisque l'origine de l'une est celle des autres. Le seul être engendré avant les siècles est le Fils unique par lequel ont été créé les siècles (4). Aussi la Sagesse dit-elle dans l'Écriture : " Il m'a établie avant tous les siècles (5); " et c'était afin de former tout par elle, suivant la parole : " Vous avez tout fait dans la Sagesse (6). "

1. Rét. liv. 2. ch. 24, n. 3 ; Ga 3,19 - 2. Ep 3,3 Ep 3,11 - 3. Mt 22,30 - 4. He 1,9 - 5. Pr 8,23 sel. LXX - 6. Ps 103,24

39. Or les Anges découvrent ce mystère caché, non-seulement dans le sein de Dieu, mais encore au moment qu'il s'accomplit et se répand : le même Apôtre le témoigne en ces termes : " Et il est manifestement grand ce mystère de piété, qui s'est manifesté dans la chair, qui a été justifié par l'Esprit-Saint, dévoilé aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et élevé dans la gloire (1). " Ou je me trompe fort, ou l'unique raison qui fait dire. que Dieu connaît dans tel ou tel temps, est qu'il révèle les choses soit aux anges soit aux hommes. Cette figure de langage, qui consiste à prendre la cause pour l'effet, est très-fréquente dans l'Écriture; surtout quand on dit de Dieu des choses qui ne sauraient lui convenir au sens propre, d'après le cri de la vérité même qui dirige notre âme.

1. 1Tm 3,16

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CHAPITRE 20.

QUE DIEU AGIT AUJOURD'HUI MÊME.

40. Distinguons maintenant les oeuvres que Dieu fait encore, des oeuvres dont il s'est reposé le septième jour. Il y a en effet des philosophes qui pensent que Dieu s'est borné à créer le monde, que tout ensuite s'accomplit naturellement dans le monde, d'après l'ordre que Dieu y a établi, tandis qu'il demeure inactif. Cette opinion est réfutée par cette parole du Seigneur lui-même: " Mon Père agit encore aujourd'hui. " Et pour qu'on ne s'imagine pas que le Père agissait dans son Fils sans agir dans le monde, il ajoute : " Mon Père qui demeure en moi, accomplit ses oeuvres : et, le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît (1). " Cette activité ne produit pas seulement des miracles et de grands événements : elle s'étend aux moindres phénomènes qui s'accomplissent ici-bas comme nous le dit l'Apôtre : " Insensé, le grain que tu jettes dans la terre, meurt avant de prendre une vie nouvelle; et ce que tu sèmes n'est pas le corps même qui doit venir. Ce n'est qu'un simple grain; comme celui du froment ou de tout autre plante. Dieu néanmoins lui donne un corps selon sa volonté, et à chaque semence son corps propre (2). " Croyons donc et comprenons même, si nous en sommes capables, que Dieu continue d'agir dans le monde, et que la création disparaîtrait, si le concours divin venait à lui manquer.

1. Jn 5,17-21 - 2. 1Co 15,36-38

41. Une faut pas s'imaginer que Dieu aujourd'hui crée dans les êtres des espèces dont il n'aurait pas déposé les principes dans la création première : ce serait évidemment contredire l'Ecriture qui affirme qu'au sixième jour Dieu acheva tous ses ouvrages (1). Qu'il produise de nouvelles créatures, selon les lois qu'il a établies à l'origine, c'est un point incontestable : mais ce serait une erreur de croire qu'il crée des espèces nouvelles, puisqu'il atout achevé au sixième jour. Ainsi, sa puissance remue secrètement toute la Rature et en fait mouvoir tous les ressorts : les anges accomplissent ses ordres, les astres parcourent leurs orbites, les vents changent de direction, l'abîme se renouvelle par la chute des eaux et 1a formation des vapeurs dans l'atmosphère, les plantes se multiplient et développent leurs semences, les animaux se reproduisent et soutiennent leur existence par la diversité de leurs instincts, les impies enfin peuvent éprouver quelque temps les justes : voilà comment Dieu déroule la suite des siècles qu'il avait pour ainsi dire enveloppée début dans la création. Les siècles ne sauraient en effet se développer avec leurs périodes régulières, si leur auteur cessait de les régir d'après les lois de sa Providence.

1. Gn 2,2

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CHAPITRE 21.

LA DIVINE PROVIDENCE GOUVERNE TOUT.

42. Ce qui se forme et naît dans le temps, doit nous apprendre à quel point de vue nous devons tout envisager. Ce n'est point inutilement qu'il a été écrit de la Sagesse : " qu'elle se montre en riant à ceux qui l'aiment et qu'elle se présente dans sa providence universelle (1). " Gardons-nous donc d'écouter ceux qui prétendent que les régions supérieures de l'univers, en d'autres termes, celles qui commencent où finit notre atmosphère, sont seules gouvernées par la Providence, tandis que ces parties basses et humides de la terre, cette atmosphère épaisse où se condensent les émanations de la terre et des eaux, où s'élèvent les nuages et les tempêtes, n'obéissent qu'à, des mouvements irréguliers et pour ainsi dire au hasard. Le Psalmiste réfute ces philosophes dans le cantique où il invite d'abord les cieux à louer l'Eternel; puis s'adresse aux créatures des régions inférieures en ces termes : " Du milieu de la terre louez le Seigneur, dragons, abîmes, feu et grêle, neige et glace, vents et orages, qui exécutez sa parole (2). " En apparence c'est le hasard qui déchaîne les orages et les tempêtes, dont la fureur change, bouleverse cette atmosphère, que l'Ecriture appelle souvent du même nom que la terre - mais le Psalmiste, en ajoutant que ces éléments " exécutent la parole " de Dieu, montre clairement qu'il y règne un ordre établi par la souveraine Providence, et que l'harmonie universelle nous y échappe plutôt que d'en être absente. Eh quoi ! le Sauveur, en disant qu'un seul passereau ne tombe pas sur la terre sans la volonté de Dieu (3), que l'herbe des champs qui doit être jetée au feu est vêtue par Dieu même (4), n'affirme-t-il pas de sa propre bouche que les régions du monde assignées aux corps périssables et corruptibles, sont soumises au gouvernement de la Providence, que les plus vils et les plus grossiers des atomes ne le sont pas moins?

1. Sg 6,17 - 2. Ps 148,7-8 - 3. Mt 10,29 - 4. Mt 6,30

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CHAPITRE 22.

PREUVES DU GOUVERNEMENT DE LA PROVIDENCE.

43. Si les philosophes qui nient cette vérité et ne veulent pas se rendre à l'autorité de l'Ecriture, si haute qu'elle soit, étudiaient cette partie de l'univers, où ils voient les aveugles mouvements du hasard plutôt que la direction d'une sagesse supérieure, en abusant, pour donner à leur thèse l'apparence d'une démonstration, de l'argument fondé sur les variations atmosphériques, ou même sur la disproportion qui règne ici-bas entre les mérites et le bonheur; s'ils examinaient la structure du corps des animaux et en voyaient l'ordre, non avec les yeux d'un médecin que son art oblige à désigner et à observer minutieusement les moindres organes, mais avec l'intelligence et le cœur d'un homme ordinaire; ne s'écrieraient-ils pas que Dieu, principe de toute proportion, de toute symétrie, de tout équilibre, ne cesse pas même un instant de diriger la nature? N'est-ce pas le comble de la déraison et de l'extravagance, que de ne pas voir la direction de la Providence dans une partie de l'univers où les plus petits des êtres ont une organisation si belle, si parfaite, qu'une analyse un peu attentive inspire une admiration qui terrasse et qui confond? Si, d'autre part, l'âme est supérieure au corps par sa nature, y a-t-il rien de plus insensé, que de se figurer la Providence indifférente à la conduite des hommes, quand elle fait briller avec tant d'éclat sa sagesse dans la structure de leurs organes? D'où vient cette illusion? C'est que les petites choses, étant à la portée de nos sens et faciles à découvrir, laissent apercevoir l'ordre de la nature; tandis que d'autres, dont l'ordre nous échappe, ne sont que confusion aux yeux des sensualistes, qui n'admettent rien au-delà du domaine de l'expérience, ou qui, s'ils admettent quelque chose, le conçoivent à l'image, de ce qu'ils voient d'ordinaire.

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CHAPITRE 23.

COMMENT PEUT-ON CONCILIER LA SIMULTANÉITÉ DE LA CRÉATION AVEC LE GOUVERNEMENT ACTUEL DE LA PROVIDENCE?

44. Pour nous, dont la divine Providence dirige les pas et qu'elle empêche de tomber dans l'erreur, au moyen de la sainte Écriture, cherchons à pénétrer plus avant avec le secours divin, dans les oeuvres que Dieu créa toutes à la fois, lorsqu'il les acheva et qu'il se reposa, et qu'il produit aujourd'hui avec cette suite que comporte le temps, Considérons la beauté d'un arbre dans son tronc, ses rameaux, son feuillage, ses fruits. Cet arbre, avec ses proportions et ses propriétés, ne s'est pas, formé tout d'un coup, il s'est développé dans l'ordre que nous connaissons : il s'est épanoui sur une racine qu'un germe avait d'abord fixée dans le sol, puis cette tige a grandi et s'est organisée. Or, ce germe vient d'une semence; cette semence contenait donc toutes les parties de l'arbre, non en acte et avec leur grandeur naturelle, mais en puissance. Cette grandeur s'est formée sans doute avec les sucs féconds de la terre, mais elle n'en prouve que mieux la force supérieure et merveilleuse qui, renfermée dans une graine presque imperceptible, a transformé les sucs mêlés au sol environnant, comme une matière première, et leur a donné la solidité du bois avec la vertu de s'étendre en une foule de rameaux, avec la verdure et la variété des feuilles, la figure et le nombre des fruits, en un mot cette ordonnance admirable de toutes les parties qui composent un arbre. Pourrait-il y naître une feuille, y pendre un fruit qui ne sorte du trésor mystérieux caché dans la semence? Or, cette semence vient d'un autre arbre, lequel est sorti d'une autre semence; parfois aussi un arbre naît d'un arbre, quand on en sépare un rameau et qu'on le replante. Ainsi la, semence vient de l'arbre, et l'arbre de la semence ou de l'arbre même. La semence encore ne peut sortir d'une autre semence que par l'intermédiaire d'un arbre, tandis que l'arbre peut se reproduire sans semence. Ils sont donc réciproquement cause l'un de l'autre, et prennent également naissance dans la terre; et comme la terre n'en provient pas, elle leur sert d'élément primitif et générateur. Il en est de même des animaux: on peut douter si la semence vient d'eux-mêmes ou s'ils viennent de la semence; mais, quelle que soit la première de ces causes, toutes deux ont évidemment une origine commune dans la terre.

45. Ainsi donc une graine contient invisiblement toutes les parties qui, avec le temps, doivent former un arbre : il faut concevoir de la même manière que le monde, à l'instant où Dieu créa tous les êtres à la fois, renfermait (212) l'ensemble des êtres qui se firent en lui et avec lui, quand le jour fut fait; j'entends par là non-seulement le ciel avec le soleil, la lune, les astres qui exécutent leurs mouvements de rotation en restant toujours les mêmes, non-seulement la terre avec les abîmes qui, soumis à de brusques révolutions, forment la région inférieure et comme la seconde partie de l'univers, mais encore tous les êtres que la terre produisit virtuellement et en puissance, avant qu'ils naquissent, dans la suite des temps, en l'état où nous les voyons successivement apparaître à nos regards parmi les œuvres que Dieu accomplit encore aujourd'hui.

46. " C'est donc là le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu fit le jour et qu'il fit le, ciel et la terre, toute la verdure des champs, avant qu'elle existât sur la terre, et toute l'herbe des champs, avant qu'elle poussât. " Il n'agit point alors, comme aujourd'hui, avec le concours de la pluie et du travail des hommes, puisque " Dieu n'avait point encore fait tomber " la pluie sur la terre et qu'il n'existait pas d'homme pour la cultiver, " comme ajoute l'Écriture. Il créa tout ensemble et acheva son ouvrage en six jours, en faisant apparaître six fois, devant le jour qu'il avait fait, les êtres créés, non par une révolution de temps, mais par un enchaînement logique de cause à effet. Il se reposa de ses oeuvres le septième jour, et daigna révéler son repos et en faire un sujet d'allégresse : ainsi ce n'est point à propos d'un de ses ouvrages, mais de son repos même qu'il bénit et sanctifia le jour. Dès lors, sans créer aucun être, il gouverne et met en mouvement par sa Providence tout ce qu'il a fait du même coup : son activité est permanente, il se repose et agit tout ensemble, comme nous l'avons exposé. Quant aux dernières œuvres qu'il fait encore aujourd'hui et dont la suite doit se développer selon la marche du temps, l'Écriture en marque le début dans ce passage: " Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. " Comme nous avons exposé nos idées sur ce sujet, il nous reste à poursuivre notre commentaire en ouvrant de nouvelles considérations.

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LIVRE 6. LE CORPS HUMAIN

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CHAPITRE PREMIER.

LES MOTS: " DIEU FORMA L'HOMME DU LIMON DE LA TERRE " ONT-ILS TRAIT A LA FORMATION PRIMITIVE DE L'HOMME LE SIXIÈME JOUR, OU BIEN INDIQUENT-ILS UNE FORMATION POSTÉRIEURE ET SUCCESSIVE.

1. " Et Dieu fit l'homme du limon de la terre, et il souffla sur sa face un souffle de vie, et l'homme devint un âme vivante (1), " La première question qui se présente est de voir si l'Écriture reprend son récit, pour expliquer, la formation de l'homme dont elle a raconté la création au sixième jour, ou si Dieu ne fit pas l'homme en principe, quand il créa tout à la fois, comme il fit l'herbe de la terre avant qu'elle eût poussé : dans ce cas, l'homme fait comme en germe dans les profondeurs de la nature, ainsi que, tous les êtres créés ensemble à l'instant où naquit le jour, aurait pris avec le temps ces formes sous lesquelles aujourd'hui il passe sa vie dans la pratique du bien ou du mal, de la même façon que l'herbe, faite avant d'avoir poussé sur là terre, se développa avec le temps et sous l'influence des eaux de la source.

1. Gn 2,7

2. Discutons d'abord la première hypothèse. Il serait possible que l'homme eût été fait le sixième jour, suivant la même loi que le jour primitif, le firmament, la terre et la mer. On ne saurait dire en effet que ces ouvrages étaient formés en puissance dans quelque création primordiale, et que s'étant développés avec le temps, ils sont apparus pour composer l'édifice de (213) l'univers : c'est à l'origine des temps, quand se fit le jour, que fut créé le monde et que furent déposés à la fois dans ses éléments les germes dont les plantes ou les animaux devaient sortir dans la suite des temps. Car, il ne faut pas croire que les astres mêmes aient été d'abord virtuellement créés dans les éléments de l'univers, pour se composer avec le temps, et apparaître enfin tels qu'ils brillent dans les cieux : tout a été créé ensemble dans la période marquée par le nombre parfait six, au moment où le jour se fit. L'homme fut-il donc créé comme eux dans sa grandeur naturelle, tel qu'il vit, et qu'il pratique le bien ou le mal? Ou bien aurait-il été formé en puissance, comme l'herbe des champs, pour naître plus tard et devenir avec le temps l'être qui fut formé de la poussière?


Augustin, De la Genèse 810