Augustin, De la Genèse 1024

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CHAPITRE 24.

L'AME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT D'ÊTRE ASSOCIÉE AUX ORGANES

35. Voyons donc si on ne pourrait donner une autre explication à la fois vraie et moins éloignée des opinions communes; la voici. Parmi les oeuvres qu'il fit simultanément, Dieu créa l'âme humaine en réservant le moment où il l'unirait par son souffle aux organes formés du limon de la terre, de même qu'il créa la cause virtuelle dont il devait faire sortir le corps humain, quand le moment de le former serait venu. En effet, l'expression suivant laquelle Dieu fit l'homme à son image ne peut s'appliquer qu'à l'âme; les termes de mâle et de femelle ont trait évidemment au corps. On peut donc admettre, sans contredire l'Écriture et sans choquer la raison, que lors de la formation de l'homme au sixième jour, la cause virtuelle du corps était renfermée dans les éléments matériels; tandis que l'âme créée comme le jour primitif, était restée enveloppée dans les oeuvres de Dieu jusqu'au moment marqué où le souffle divin l'associa au corps formé du limon de la terre.

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CHAPITRE 25.

L'AME, EN SUPPOSANT QU'ELLE AIT EXISTÉ HORS DU CORPS, S'EST-ELLE SPONTANÉMENT ASSOCIÉE AUX ORGANES?

36. Mais ici se présente encore une question intéressante. Supposons que l'âme était déjà créée et qu'elle avait une vie mystérieuse, où pouvait elle trouver une existence plus heureuse? Pourquoi associer l'existence innocente de l'âme à celle du corps, où elle pouvait par le péché offenser le Créateur et encourir. ainsi la peine du travail et le supplice de la damnation? Faut-il dire qu'elle a été poussée par un mouvement volontaire à prendre la direction du corps, et qu'en adoptant un mode d'existence compatible avec la justice comme avec l'iniquité, elle se soumettait aux conséquences de la liberté, la récompense pour le bien, le châtiment pour le mal? Cette opinion ne contredirait en rien la parole de l'Apôtre : " Avant leur naissance ils n'avaient rien fait de bien ni de mal (1). "
En effet ce penchant qui aurait entraîné la volonté vers le corps ne saurait être un des actes innocents ou coupables dont il faudra rendre compte au tribunal de Dieu, quand chacun recevra ce qui est dû aux bonnes et aux mauvaises actions qu'il aura faites pendant qu'il était revêtu de son corps (2). Et pourquoi dès lors ne pas admettre qu'elle soit descendue dans le corps sur l'ordre de Dieu, à la condition que, si elle y vivait suivant les commandements du Créateur, elle recevrait pour récompense la vie éternelle dans la société des Anges; tandis qu'elle serait justement condamnée, si elle violait cette loi, à une longue peine ou même au supplice du feu éternel? Comment croire que l'exécution de cet ordre de Dieu ait en principe constitué un acte vertueux et qui démentirait la parole suivant laquelle " ils n'avaient fait, avant leur naissance, ni bien ni mal? "

1. Rm 9,14 - 1. 2Co 5,10

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CHAPITRE 26.

L'AME VOLONTAIREMENT UNIE AU CORPS N'A-T-ELLE EU AUCUNE CONNAISSANCE DE L'AVENIR? DU LIBRE ARBITRE.

37. S'il en est ainsi, nous reconnaîtrons que l'âme n'a point été initiée a son origine aux actes bons ou mauvais qu'elle accomplirait. Il serait trop étrange qu'elle se fût condamnée à vivre dans le corps, si elle avait prévu qu'elle y pourrait commettre des fautes dont la juste conséquence serait un supplice éternel. Le Créateur est loué avec raison de l'excellence de ses oeuvres or, cette louange n'a pas seulement trait aux êtres à qui il a donné le privilège de la prescience; elle s'applique à la création des brutes que l'homme surpasse en dignité, fût-il pécheur. L'homme tient de Dieu l'être, et non l'iniquité dans laquelle il s'engage en abusant du libre arbitre : toutefois, si ce don lui manquait, il aurait dans la nature un rang moins élevé. Que l'on considère un homme qui accomplit la justice sans connaître l'avenir: on sentira le faible obstacle qu'il trouve, à rendre sa vie juste et agréable à Dieu, dans l'ignorance oit la foi la condamne sur l'avenir, si sa volonté est pure et élevée. Ainsi on ne saurait nier la possibilité d'une telle âme sans se mettre en contradiction avec la bonté divine; d'autre part, on ne saurait la soustraire à l'expiation que le péché entraîne sans être ennemi de la justice.

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CHAPITRE 27.

DU PENCHANT NATUREL QUI ATTACHE L'AME AU CORPS.

38. L'âme étant créée pour être envoyée dans un corps, on peut se demander si elle a obéi à une nécessité impérieuse. Mais il vaut mieux croire qu'elle a suivi un penchant naturel, en d'autres termes, qu'elle a l'instinct d'être unie à un corps, comme nous avons celui de vivre quant à l'inclination au mal, ce n'est plus une inclination de la nature, mais un désordre de la volonté qui appelle une juste punition.

39. Il est donc inutile de se demander quelle est la substance dont l'âme a été tirée, si l'on peut concevoir qu'elle appartient à l'ordre des oeuvres primitives et créées avec le jour : elle fut créée avec elles et comme elles, sans avoir auparavant l'existence. Mais s'il y a eu antérieurement une substance matérielle et spirituelle susceptible de se développer, cette substance aurait été l'oeuvre de celui qui a tout créé, et elle aurait précédé ses modifications en principe plutôt qu'en date, de la même manière que la voix précède le chant. Quant à la convenance de faire sortir l'âme de la substance immatérielle, pourrait-on ne pas la voir?

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CHAPITRE 28.

DES OBJECTIONS CONTRE L'OPINION SELON LAQUELLE L'AME ET LE CORPS D'ADAM ONT ÉTÉ SIMULTANÉMENT CRÉÉS.

40. Veut-on admettre que l'âme n'a été créée qu'au moment où le souffle de Dieu l'a unie au corps tout formé? On fera bien de songer à la question que soulève l'origine même de l'âme. Répondra-t-on que Dieu a créé et crée encore quelque chose de rien après avoir achevé tous ses ouvrages? Il faut alors se demander comment on expliquera que l'homme fat fait le sixième jour à filtrage de Dieu, ce qui ne. peut s'entendre e que de l'âme; en d'autres termes, dans quelle substance fut créée la cause virtuelle d'un être qui n'existait pas encore. Répondra-on qu'elle a été tirée, non da pur néant, mais d'un être préexistant? On se tourmentera à chercher si cet être était corps ou esprit, on soulèvera toutes les questions que nous venons d'agiter, e t pour dernière difficulté, on aura encore à se demander (237) quelle est, parmi les œuvres des six premiers jours, la substance où Dieu a créé la cause virtuelle de l'âme, puisqu'à ce moment il ne l'avait tirée ni du néant ni d'un être antérieur.

41. Si on répond, pour éviter cette difficulté, que l'homme fut formé du limon le sixième jour, et que cette formation n'a été rappelée plus tard que sous forme de résumé, qu'on songe aux expressions qui désignent là femme : " Il les créa mâle et femelle, et il les bénit (1). " Si on prétend alors que la femme fut ce jour-là formée d'un os de l'homme : qu'on examine bien comment les oiseaux amenés devant Adam furent créés le sixième jour, afin de concilier cette opinion avec le témoignage où l'Ecriture révèle que les oiseaux de toute espèce furent tirés des eaux le cinquième jour; qu'on réfléchisse également aux arbres qui furent plantés dans le Paradis, quand cet ordre de création appartient au troisième jour, selon le témoignage de l'Ecriture; qu'on pèse bien ces paroles : " Dieu fit encore sortir de la terre toute espèce d'arbres beaux à la vue et qui offraient des fruits excellents à manger: " comme si les arbres sortis de la terre le troisième jour et compris dans les œuvres que Dieu jugea excellentes, n'avaient pas offert un spectacle et des aliments délicieux! Qu'on pèse aussi ces expressions : " Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel (2) ; " comme s'ils n'étaient pas du nombre de ceux qui avaient été créés, ou plutôt comme s'il n'en avait jamais existé auparavant! Remarquez en effet que l'Ecriture ne dit pas: Dieu forma de la terre d'autres bêtes des champs, d'autres oiseaux, afin de compléter le nombre des êtres sortis de la terre le sixième jour et des eaux le cinquième, non; "Dieu forma toutes les bêtes, dit-elle, tous les oiseaux. " Qu'on examine encore l'ordre dans lequel Dieu fit toutes ses oeuvres : le premier,jour, le jour lui-même; le second, le firmament; le troisième, la terre et la mer sous leurs formes distinctes, avec les arbres et les herbes; le quatrième, les luminaires et les étoiles ; le cinquième, les animaux tirés des eaux; le sixième, les animaux tirés de la terré ; puis, qu'on rapproche de cet ordre le passage suivant : " Lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre avec toute la verdure des champs. " Mais quand Dieu fit le jour, il ne fit que le jour. De plus comment a-t-il fait toute la verdure des champs avant qu'elle fût sur la terre, toute l'herbe avant qu'elle poussât?

1. Gn 1,26-28 - 2. Gn 2,19

Comment ne pas croire en effet que l'herbe fut faite au moment qu'elle poussa et non avant d'être apparue sur la terre, si les paroles de l'Ecriture ne s'opposaient à cette pensée si naturelle? Qu'on se rappelle encore les paroles de l'Ecclésiastique: " Celui qui vit éternellement à tout créé à la fois (1) " et qu'on cherche à concilier avec la création simultanée une série de créations séparées par des intervalles de jours et non de minutes. Qu'on s'applique à prouver l'égale vérité de ces deux passages en apparence contradictoires, où la Genèse, d'une part, révèle que Dieu se reposa le, septième jour de toutes ses oeuvres (2), et où l'Evangile, de l'autre, déclare par la bouche du Seigneur que Dieu agit encore aujourd'hui (3). Enfin qu'on approfondisse en quel sens les mêmes œuvres sont à la fois complètes et inachevées.

1. Si 18,1 - 2. Gn 2,2 - 3. Jn 5,17

42. C'est l'ensemble de ces témoignages de l'Ecriture, dont fa véracité ne peut être suspecte qu'à un infidèle ou un impie, qui m'a conduit à l'opinion que j'ai exposée. Selon moi, Dieu à l'origine des siècles a créé tous les êtres à la fois, les uns réellement et en acte, les autres en puissance et dans leurs principes ; de même que dans sa toute-puissance il a créé non-seulement les êtres, actuels mais encore les êtres à venir; il s'est reposé de ce qu'il avait fait, afin de créer ensuite, en les gouvernant par sa providence, la suite régulière des temps et des générations : car, il avait achevé ses oeuvres, au point de vue de la perfection des espèces, et il les avait commencées au point de vue de leur succession dans le temps; ainsi, il s'est reposé en tant que la création était achevée, il agit encore en tant qu'elle est incomplète. A-t-on une opinion plus vraisemblable sur ces vérités? Loin de la combattre, j'y applaudirai.

43. Quant à l'âme, dont Dieu anima l'homme en soufflant sur sa face, voici tout ce que j'en affirme : elle vient de Dieu, sans être de la même substance que lui; elle est immatérielle, en d'autres tenues, elle n'est point corps mais esprit. Cet esprit n'est point engendré de la substance divine et n'en procède point: il n'est que l'ouvrage de Dieu. Grâce à ses facultés, il ne peut être la transformation d'un corps quel qu'il soit, ni d'un être dépourvu de raison ; par conséquent il a été tiré du néant. S'il est immortel d'après un mode d'existence qu'il ne peut perdre, on peut dire qu'il est périssable au point de vue des changements qui le dégradent ou l'élèvent : le être absolument immortel est celui dont à l'Apôtre a dit : " qu'il possède seul l'immortalité (1). " Sur tout autre point débattu dans ce livre, que la discussion serve à montrer au lecteur comment on peut rechercher les vérités laissées dans l'ombre par l'Ecriture, en se préservant de toute assertion présomptueuse. Si ma méthode ne lui plaît pas, qu'il en pénètre au moins l'esprit, en d'autres termes, qu'il consente à m'instruire s'il le peut, ou qu'il cherche avec moi un commun maître.

1.

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LIVRE HUITIÈME. LE PARADIS TERRESTRE (1).

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CHAPITRE PREMIER.

LE PARADIS TERRESTRE EST TOUT ENSEMBLE UNE RÉALITÉ ET UN SYMBOLE.

1. " Et Dieu planta un paradis du côté de l'orient en Eden et il y plaça l'homme qu'il avait fait (2). " Il existe, je le sais, une foule d'opinions sur le Paradis terrestre, mais elles peuvent se ramener à trois principales : la première consiste à ne voir dans le Paradis qu'un jardin ; la seconde, à le considérer comme une allégorie; la troisième, qui concilie les deux autres, admet le sens littéral et le sens figuré. J'avoue en passant que je partage ce dernier sentiment. Ici j'entreprends de parler du Paradis terrestre au sens littéral, selon les grâces que Dieu daignera m'accorder, et de faire comprendre comment l'homme formé du limon de la terre, c'est-à-dire pourvu d'un corps, fut établi dans un véritable jardin. Adam sans doute était la figure et le type de l'Adam futur (3): cependant on voit en lui un homme doué de toutes les facultés de son espèce, lequel vécut un certain nombre d'années et, après avoir laissé une postérité nombreuse, mourut comme le reste des hommes, encore qu'il ne fût issu d'aucuns, parents, mais formé de la terre, en qualité de premier homme : de même on doit voir dans le jardin où Dieu le plaça, un lieu, un séjour terrestre destiné à un être formé de la terre.

1. Gn 2,8-17 - 2. Gn 2,8 - 3. Rm 5,14

2. Le récit de la Genèse ne rentre point en effet dans le genre des allégories, comme le Cantique des cantiques : il est historique comme le livre des Rois et tous ceux qui offrent le même caractère. Les récits historiques contenant les faits ordinaires de la vie humaine, on les explique aisément ou plutôt de prime-abord au sens littéral, afin de déduire des événements passés le sens allégorique des événements futurs ; mais comme on ne retrouve point ici le cours ordinaire de la nature, on ne peut se résoudre à voir la réalité et on conçoit tout comme des symboles; on veut même ne faire commencer l'histoire proprement dite qu'à l'époque où Adam et Eve, ayant été chassés du Paradis, s'unirent et eurent des enfants. Mais, en vérité, est-il dans le cours naturel des choses qu'ils aient vécu tant d'années, qu'Enoch ait été enlevé au ciel, qu'une femme ait enfanté malgré la vieillesse et la stérilité, et mille autres prodiges?

3. Mais, dit-on, il faut distinguer entre un récit de faits miraculeux et l'exposition des lois qui ont présidé à la formation des êtres. Là en effet les prodiges mêmes démontrent que le cours des choses est tantôt naturel, tantôt extraordinaire et par conséquent amène des miracles ; ici on ne fait que révéler la création des êtres. - La réponse est facile. La création elle-même a été extraordinaire par cela seul qu'elle était création. Dans l'organisation des choses du monde, n'y a-t-il pas un fait sans précédent et auquel rien ne correspond, à savoir le monde lui-même? Faut-il donc admettre que Dieu n'a pas fait le monde, parce qu'il n'en compose plus d'autres, ou qu'il n'a pas fait le soleil, parce qu'il n'en crée pas de nouveaux? Pour mieux déconcerter l'objection, il aurait fallu citer l'homme, au lieu de discuter sur le Paradis. N'admet-on pas qu'il a été formé par Dieu comme jamais homme ne l'a été? Pourquoi alors refuser de croire que le Paradis a été fait de la même manière que se forme aujourd'hui une forêt?

4. Je m'adresse à ceux qui reconnaissent l'autorité des saintes Lettres; il en est parmi eux qui ne veulent voir dans le Paradis terrestre qu'une pure allégorie. Quant aux adversaires de l'Ecriture, j'ai suivi dans un autre ouvrage (1), une méthode toute différente pour leur répondre. Cependant, même dans ce traité, j'ai défendu l'Ecriture au point de vue littéral, autant que je l'ai pu, afin que ceux qui ont l'intelligence, trop émoussée ou trop endurcie pour se rendre à la raison et croire à ces vérités, n'aient du moins aucun moyen de leur donner l'apparence de fables. Mais que des esprits qui ont foi dans l'Ecriture, refusent de croire qu'il a réellement et à la lettre existé un Paradis, c'est-à-dire un parc délicieux où les arbres offraient des fruits et des ombrages, un parc immense arrosé par une immense source, et cela quand ils voient tant de forêts considérables se former sans le concours de l'homme par l'action mystérieuse du Créateur, c'est pour moi un sujet d'étonnement : à quel titre croient-ils donc que l'homme a été créé, puisqu'ils n'ont jamais vu d'exemple d'une pareille formation? S'il ne faut voir dans Adam lui-même qu'un type, quel a été le père de Caïn, d'Abel, de Seth? Ces personnages ne seraient-ils eux-mêmes que des symboles, au lieu d'être fils d'un homme et hommes eux-mêmes? Qu'ils examinent donc de près à quelle conséquence les conduirait un pareil système et qu'ils s'unissent à nous pour interpréter au pied de la lettre le récit des faits primitifs. Dès lors, qui n'accueillera avec sympathie les symboles qu'ils découvrent dans ces événements, et qui révèlent soit les dispositions murales des esprits, soit les choses à venir? Assurément si on ne pouvait entendre littéralement les faits qu'expose l'Écriture sans compromettre la foi, que resterait-il à faire sinon de voir partout des allégories plutôt que de lancer contre la parole sainte des accusations impies? Mais l'interprétation historique de ces faits, loin de compromettre les récits de l'Ecriture, ne sert qu'à les corroborer; il n'est personne, à mon sens, qui après avoir vu les événements de la Genèse expliqués littéralement selon cette règle de foi, poussera l'obstination et l'incrédulité, jusqu'à persévérer dans la fausse opinion que le Paradis terrestre ne peut être qu'une allégorie.

1. Gn cont. les Manich. ci-dessus

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CHAPITRE 2.

POURQUOI DES EXPLICATIONS ALLÉGORIQUES DANS. LE TRAITÉ DE LA GENÈSE CONTRE LES MANICHÉENS?

5. Les Manichéens ne se bornent pas à mal interpréter les saintes Lettres : ils les rejettent et vont jusqu'au sacrilège. C'est contre eux que j'écrivis deux livres sur la Genèse dans les premiers temps de ma conversion, me proposant à la fois de réfuter leur système insensé, et de leur inspirer le désir de chercher dans les livres même qu'ils détestent la foi chrétienne et évangélique. Comme le sens littéral ne se présentait pas toujours à mon esprit, et même me semblait parfois impossible ou du moins très-difficile, pour ne pas perdre trop de temps, je me mis à expliquer avec toute la netteté et toute la précision dont j'étais capable le sens allégorique des faits que je ne pouvais encore interpréter à la lettre : je craignais d'ailleurs de les rebuter par un long ouvrage ou une discussion obscure, et de leur faire tomber le livre des mains. Toutefois je me rappelle le but principal que je nie proposai sans l'atteindre c'était de montrer que les événements de la Genèse étaient historiques et non de pures allégories. Je désespérais si peu de les voir ainsi entendus que j'établis au second livre le principe suivant : " Si on se résout à prendre au sens rigoureusement littéral tous les récits de la Genèse, on trouvera un moyen infaillible d'éviter bien des blasphèmes sans sortir du domaine de la foi. Loin de voir avec dépit untel travail, il faut le regarder comme une preuve merveilleuse d'intelligence. Mais si nous ne pouvons entendre l'Écriture d'un manière à la fois pieuse et digne de Dieu qu'en prenant les faits pour des figures et des énigmes, appuyons-nous sur l'autorité des Apôtres qui ont donné le noeud de tant d'énigmes dans l'ancien Testament, et poursuivons notre but avec l'aide de Celui qui nous a exhortés à chercher, à demander et à frapper (1). "Expliquons donc d'après la foi catholique les figures que renferment les événements ou les prophéties, sans préjudice d'un traité plus exact et plus parfait, qu'il vienne de moi ou de tout autre à qui Dieu daignera accorder sa lumière (2)." Voilà ce que je disais alors. Aujourd'hui que le Seigneur m'a inspiré la pensée de considérer avec plus d'attention ces événements, et que j'ai l'espérance ou plutôt la conviction de pouvoir le interpréter comme des faits historiques et non plus comme de pures allégories, je vais expliquer le Paradis, terrestre; en suivant la même méthode que dans les livres précédents.

1. Mt 7,7. - 2Gn cont. les Man. liv. 2, ch. 2

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CHAPITRE 3.

DE LA CRÉATION DES ARBRES DANS LE PARADIS. RETOUR SUR LA CRÉATION DES PLANTES LE TROISIÈME JOUR.

6. Donc " Dieu planta le paradis d'Eden (c'est-à-dire, de délices), vers l'Orient et y plaça l'homme qu'il avait créé. " Tel est le récit de l'Ecriture et tels sont les faits. L'Ecrivain sacré reprend alors sa pensée pour la développer et pour. montrer comment cette oeuvre s'est accomplie, en d'autres termes, comment Dieu a planté ce parc et y a établi l'homme. Il ajoute en effet : " Dieu fit encore produire à la terre toute espèce d'arbres beaux à voir et qui donnaient des fruits délicieux. " Remarquez qu'il ne dit pas que Dieu créa des arbres d'une espèce nouvelle ou le reste des arbres. En effet, la terre avait déjà produit les arbres ou plantes de toute espèce qui présentaient une vue charmante et des fruits délicieux ; cette création avait eu lieu au troisième jour, et voilà pourquoi Dieu avait dit au sixième : " Je vous ai donné toute espèce d'herbes portant semence qui est sur la terre, tout arbre fruitier, portant semence, pour vous servir de nourriture (1). "Dieu leur aurait-il donné une chose et voulu ensuite leur en donner une autre? Je ne puis le croire. Les arbres qui furent créés dans le Paradis appartenant aux espèces de ceux que la terre avait produits le troisième jour, sortirent également de la terre au moment qui leur avait été fixé : en effet, les productions de la terre au troisième jour représentaient dans l'Ecriture la cause virtuelle de ces productions créée au sein de la terre, en d'autres termes, le sol avait alors reçu ce principe de fécondité qui se développe encore aujourd'hui en productions toutes semblables, à l'époque qui leur a été assignée pour apparaître au jour.

1. Gn 1,29

7. Par conséquent ces paroles de Dieu au sixième jour : " Voici que je vous ai donné toute espèce d'herbes portant semence, toute espèce d'arbres fruitiers portant semence, afin qu'ils vous servent de nourriture, " n'ont été ni des sons, ni une succession de syllabes : elles ont été prononcées par la puissance créatrice telle qu'elle réside dans le Verbe. Mais pour faire entendre à l'homme ce que Dieu a dit sans employer de sons successifs, il fallait bien recourir à une série de sons. C'était à une époque postérieure que l'homme, formé du limon de la terre et animé du souffle divin, devait avec sa postérité prendre pour aliments les productions que la terre ferait sortir de son sein, en vertu du principe de fécondité dont elle avait été déjà enrichie. Ainsi Dieu, en créant les causes qui contenaient en principe tout l'avenir, se parlait comme si l'avenir eût déjà existé, au sein de cette vérité tout intérieure que l'œi1 n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue et que l'Esprit-Saint a révélé à l'écrivain inspiré.

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CHAPITRE 4.

DE L'ARBRE DE VIE : QU'IL EST TOUT ENSEMBLE UN ARBRE RÉEL ET LE SYMBOLE DE LA SAGESSE (1).

8. Quant aux expressions qui suivent : " L'arbre de vie au milieu du jardinet l'arbre de la connaissance du bien et du mal, " il faut les peser avec attention, si on ne veut pas être entraîné à voir sous ces mots un symbole en dehors de toute réalité. Il est écrit de la Sagesse " qu'elle est l'arbre de vie pour tous ceux qui l'embrassent. (2) " Cependant, quoiqu'il y ait au ciel une Jérusalem éternelle, il n'en a pas moins existé sur la terre une cité qui la représentait. Sara et Agar, tout en étant les symboles des deux Alliances, n'en ont pas moins été deux femmes (3). Jésus-Christ par les mérites de sa passion sur la croix nous arrose de son sang; mais le rocher dont Moïse fit sortir une source d'eau vive, pour apaiser la soif du peuple, ne cesse pas d'avoir été un rocher véritable, parce qu'il était, selon l'Apôtre, " la figure de Jésus-Christ (4). ". Le sens allégorique de ces événements est sans doute fort distinct de leur. vérité historique ; mais il n'empêche pas qu'ils aient eu lieu. A l'époque où l'écrivain les racontait, il ne composait pas de symboles ; il faisait un récit exact de faits destinés à figurer ceux qu'ils précédaient. Il y a donc eu un arbre de vie, comme il a existé un rocher figure de Jésus-Christ : Dieu n'a pas voulu que, l'homme vécut dans le Paradis, sans offrir à ses yeux quelques images matérielles des choses de l'esprit. Le reste des arbres fournissaient des aliments, celui-ci contenait de plus un mystère; il représentait la Sagesse dont il a été dit " qu'elle est l'arbre de vie, " au même titre que Jésus-Christ est le rocher d'où jaillit l'eau pour ceux qui l'aiment. Il est le rocher, dis-je, parce que tout ce qui a précédé. un fait pour le figurer doit servir à le désigner. Il est également l'agneau qui s'immole dans la Pâque; or, le symbole n'est pas un mot, c'était une réalité; l'agneau pascal était un véritable agneau, on l'immolait, on le mangeait (5). Cependant ce sacrifice réel en figurait un autre. Ne le comparons pas au veau gras qu'on tue pour fêter le retour de l'enfant prodigue (6). Là, en effet on développe une allégorie, on ne cherche pas le sens allégorique d'événements véritables; ce n'est point l'Evangéliste, c'est le Seigneur même qui est l'auteur de cette narration, l'Evangéliste ne fait que la reproduire : le récit est pourtant un t'ait, en ce sens que le Sauveur a tenu réellement ce langage; mais dans sa bouche ce n'est qu'une parabole et on ne saurait exiger qu'on démontre l'authenticité des faits qui y sont racontés. Jésus-Christ est aussi tout ensemble la pierre sur laquelle Jacob versa de l'huile (7), et la pierre, qui, rejetée par les architectes, est devenue la principale pierre de l'angle (8). Mais ici la figure n'est qu'une prophétie, là elle implique un fait. Moïse racontait en effet un événement passé, le Psalmiste ne faisait que prédire l'avenir.

1. Gn 2,9 - 2. Pr 3,18 - 3. Ga 4,24-26 - 4. 1Co 10,4 - 5. Ex 12,3-12 - 6. Lc 15,23 - 7. Gn 28,18 - 8. Ps 117,22 Ps 117,5

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CHAPITRE 5.

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

9. C'est ainsi que dans le Paradis tout spirituel où le Larron fut introduit après sa mort sur la croix (1), la Sagesse, ou Jésus-Christ est l'arbre de vie ; mais, pour le représenter, il fut créé un arbre de vie dans le Paradis matériel ainsi le.veut l'Ecriture qui, racontant les événements dans leur ordre chronologique, nous apprend que l'homme fut formé d'abord, puis, établi dans ce lieu, en pleine possession de la vie des sens. Se figure-t-on que l'âme, une fois dégagée du corps, est renfermée dans un lieu visible, bien qu'elle n'ait plus son enveloppe matérielle? Qu'on avance cette proposition; il ne manquera pas de gens pour l'appuyer, pour soutenir même que le riche altéré par l'Evangile est dans un séjour matériel, et que sa langue desséchée, la goutte d'eau qu'il aspire à recevoir du bout du doigt de Lazare, prouvent une âme unie à un corps. Je ne me hasarderai pas avec eux dans une question aussi difficile. Le doute, quand la vérité est obscure, vaut mieux qu'une discussion subtile où l'on ne peut arriver à la certitude. D'ailleurs, de quelque façon qu'il faille concevoir la flamme de l'enfer, le sein d'Abraham, la langue du riche, le doigt du pauvre, le supplice de la soif, la goutte d'eau rafraîchissante (2); la vérité peut sortir d'un paisible examen : elle ne jaillira jamais d'une controverse passionnée. Afin de ne pas nous laisser arrêter par une question aussi profonde et qui exigerait de longs développements, nous nous bornerons à cette simple réponse : si les âmes dégagées du corps peuvent être renfermées dans un lieu matériel, l'âme du bon larron a pu être admise dans le Paradis où le corps du premier homme fut introduit. Plus tard, s'il est nécessaire, nous trouverons dans quelque passage de l'Ecriture une occasion plus favorable d'exprimer à ce sujet nos doutes ou notre sentiment.

1. Lc 23,43 - 2. Lc 16,24

10. Que la Sagesse n'ait rien de matériel et par conséquent qu'elle ne puisse être un arbre, c'est un point incontestable à mes yeux et qui, je crois, n'est mis en doute par personne : mais pour refuser d'admettre qu'un arbre ait pu dans un parc représenter la Sagesse sous un symbole mystérieux, il faut ou ne pas songer à tous les corps dont l'Ecriture s'est servi pour figurer les choses spirituelles, ou soutenir que l'existence du premier homme a été incompatible avec un pareil mystère. Cependant l'Apôtre répète ces paroles prononcées par Adam sur la femme qui, selon notre croyance, fut tirée de son côté : " L'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa femme ; et ils seront deux en une seule chair (1), " et il y voit : " un symbole auguste de l'union de Jésus-Christ avec son Eglise (2). " N'est-ce pas une chose étrange, j'allais dire insoutenable, qu'on voie dans le Paradis une peinture allégorique et qu'on ne veuille pas y voir une réalité destinée à devenir une allégorie? Si on admet, comme on le fait pour Agar et Sara, pour Ismaël et Isaac, qu'il y a dans cette création un fait historique aussi bien qu'une figure, pourquoi ne pas admettre que l'arbre de vie fut à la fois un arbre réel et un emblème de le Sagesse? C'est ce que je ne saurais comprendre.

1. Gn 2,24 - 2. Ep 5,31-32

11. Il ne me coûte pas de dire encore que cet arbre mystérieux, tout en offrant à l'homme un aliment matériel, avait une vertu secrète et extraordinaire pour maintenir son corps dans la vigueur et la santé. A coup sûr, il s'ajoutait aux propriétés naturelles du pain une vertu particulière dans le gâteau qui suffit à Dieu pour préserver un prophète de la faim, pendant quarante jours (1). Comment hésiter à croire qu'avec le fruit d'un arbre, par un bienfait dont la cause nous échappe, Dieu ait mis le corps de l'homme à l'abri des ravages de la maladie, des années et même des atteintes de la vieillesse, quand on voit ce même Dieu empêcher des aliments ordinaires de diminuer par un prodige et renouveler sans cesse la farine et l'huile dans des vases d'argile (2)? Vienne maintenant un dialecticien subtil qui prétende que Dieu a dû faire sur la terre des miracles qu'il n'a point dû faire dans le Paradis : apparemment que l'acte par lequel il forma l'homme du limon, la femme d'une côte de l'homme, n'est pas un prodige plus étonnant que la résurrection d'un mort.
1. 1R 19,8 - 2. 1R 17,16

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CHAPITRE 6.

L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL.

12. L'arbre de la science du bien et du mal se présente maintenant à notre attention. Sans nul doute, c'était un arbre réel et visible comme tous les autres. Là n'est point la question : le point à éclaircir est de savoir pourquoi il a été nommé ainsi. Or, plus j'examine, plus je suis porté à admettre que cet arbre n'offrait aucun alignent nuisible. Celui qui n'avait créé que des oeuvres excellentes (1), n'avait rien mis de mauvais dans le Paradis : le mal data pour l'homme de sa désobéissance au commandement. L'homme étant soumis au souverain empire de Dieu devait être assujetti à une loi, afin d'avoir le mérite de conquérir la possession de son Seigneur par l'obéissance. L'obéissance, je puis le dire en toute sûreté, est la seule vertu de toute créature raisonnable, agissant sous la suzeraineté de Dieu, de même que le premier des vices et le comble de l'orgueil est de faire tourner sa liberté à sa perte, ce qui est proprement la désobéissance. Or l'homme ne pourrait reconnaître ni sentir la souveraineté de Dieu, s'il n'avait un commandement à exécuter. Par conséquent, l'arbre n'avait en lui même rien de malfaisant: il fut appelé l'arbre de la science du bien et du mal, parce que, si l'homme venait à manger de ses fruits après là défense qu'il en avait reçue, il violerait, par la même, l'ordre de Dieu et reconnaîtrait, au châtiment qui suivrait cette transgression, toute la différence du bien et du mal, de la soumission et de la révolte. Il est donc ici question d'un arbre et non d'un symbole son nom ne vient pas des fruits qu'il devait produire, mais de la conséquence même qu'entraînerait pour l'homme l'infraction au commandement de n'y point. toucher.

1. Gn 1,31


Augustin, De la Genèse 1024