Augustin, De la Genèse 1107

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CHAPITRE 7.

DES FLEUVES QUI ARROSAIENT LE PARADIS TERRESTRE.

13. " Il sortait d'Eden un fleuve qui arrosait le jardin et delà il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Phison; c'est celui qui coule autour de tout le pays d'Evilath, où il y a de l'or : et l'or de le pays-là est bon. C'est là aussi que se trouve le bdellion et la pierre d'onyx. Le nom du second fleuve est Géon ; c'est lui qui coulé autour de tout le pays d'Ethiopie. Le nom du troisième fleuve est le Tigre ; c'est celui qui coule vers l'Assyrie. Et le quatrième fleuve est l'Euphrate (1). "
Faut-il m'évertuer à prouver que ce sont là de véritables fleuves plutôt que des fleuves imaginaires destinés à servir de symboles, quand leur réalité est indiquée par leurs noms seuls, si connus dans les pays qu'ils baignent et répandus pour ainsi dire dans le monde entier? Le temps :. a changé le nom primitif de deux de ces fleuves; de même que le Tibre s'est d'abord appelé l'Albula, le Nil et le Gange sont les noms modernes du Géon et du Phison : quant au deux autres ils portent encore le même nom que dans les anciens temps. Or, si leur existence est avérée, ne devons-nous pas également entendre à la lettre tous les récits de l'Ecriture, et y voir, au lieu de pures allégories, des événements historiques qui cachaient un sens figuré? Assurément une parabole peut emprunter une couleur historique à des circonstances qui n'ont rien de réel, par exemple, celle où le Seigneur raconte qu'un homme, qui allait de Jérusalem à Jéricho, tomba entre les mains des voleurs (2). Comment ne pas voir que c'est là une parabole et que le langage est allégorique d'un bout à l'autre Cependant les deux villes qui y sont nommées sont véritables et peuvent encore aujourd'hui se voir dans la Judée. Nous expliquerions de la même manière les quatre fleuves, si nous étions obligés d'interpréter au sens figuré tous les détails que l'Ecriture nous transmet sur le Paradis terrestre; mais comme nous n'avons aucun motif pour ne pas prendre à la lettre les faits à leur origine, pourquoi ne pas s'attacher avec simplicité à l'autorité de l'Ecriture, quand elle raconte des événements d'un caractère éminemment historique, en passant de la connaissance de la réalité au sens figuré qu'elle peut renfermer?

1. Gn 2,10-14 - 2. Lc 10,30

14. Faut-il nous arrêter, à l'objection que, sur ces quatre fleuves, les uns ont une source connue, les autres une source cachée, et que par conséquent il est littéralement impossible qu'ils sortent de l'unique fleuve du Paradis? Loin de là la situation du Paradis terrestre étant une énigme pour l'esprit humain, il faut croire que le fleuve qui arrosait le Paradis se divisait en quatre bras, selon le témoignage incontestable de l'Ecriture; quant aux fleuves dont les sources, dit-on, sont connues, ils ont disparu quelque part sous terre, et après avoir parcouru un long circuit, ils ont reparu en d'autres pays où ils passent pour prendre leur source. Qu'y a-t-il de plus fréquent que ce phénomène? Mais on ne le connaît que pour les cours d'eaux qui ne restent pas longtemps cachés sous la terre. Ainsi un fleuve sortait d'Eden, c'est-à-dire, d'un lieu de déliées; ce fleuve arrosait le Paradis, en d'autres termes, les arbres magnifiques et chargés de fruits qui ombrageaient tout l'espace compris dans ce parc.


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CHAPITRE 8.

L'HOMME PLACÉ DANS LE PARADIS TERRESTRE POUR S'Y LIVRER A L'AGRICULTURE.

15. " Dieu prit donc l'homme et le plaça dans " le jardin d'Eden, pour le cultiver et pour le garder. Puis le Seigneur Dieu commanda à l'homme, disant : Tu mangeras de tout arbre qui est dans le jardin ; quant à l'arbre de la science du bien et du mal vous n'en mangerez point : car au jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort (1). " L'Ecriture après avoir dit brièvement, un peu plus haut, que Dieu avait planté un jardin et y avait placé l'homme sa créature, était revenue sur ces expressions pour décrire la formation de ce parc; elle y revient encore pour raconter comment l'homme fut introduit. Il y fut placé, dit-elle, pour le cultiver et pour le garder. Examinons le sens attaché à ces derniers mots. De quel travail, de quelle surveillance peut-il être question? Dieu a-t-il voulu que le premier homme se livrât à l'agriculture? Ne serait-il pas invraisemblable qu'il l'eût condamné au travail avant sa faute? On pourrait le penser, si l'expérience ne démontrait. pas que l'homme parfois prend un plaisir si vif à travailler la terre, que c'est. un supplice pour lui d'être arraché à cette occupation. Or, l'attrait attaché à l'agriculture était bien plus vif encore à une époque où la terre et le ciel avaient une perpétuelle bénignité. Ce n'était point un travail écrasant, mais comme un épanouissement de l'activité, charmée de voir les créations divines prendre avec son concours un aspect plus vivant et une fécondité nouvelle : c'était un sujet perpétuel de louer le Créateur lui-même, pour ce don de l'activité qu'il avait fait à l'âme unie à un corps, pour cette faculté qui s'exerçait dans la mesure du plaisir et non à contre coeur pour, satisfaire aux besoins inférieurs du corps.

1. Gn 2,16-17

16. Y a-t-il un spectacle plus sublime et plus ravissant pour l'homme, un entretien plus intime pour ainsi dire de sa raison avec la nature, que d'examiner ses semis, ses pépinières, ses boutures, ses greffes, et de se demander quelle est la vertu secrète des germes et des racines; d'où vient leur développement ou leur stérilité; quelle est l'action de la force invisible qui les fait croître au dedans, l'influence de la culture au dehors? Ces considérations n'élèvent-elles pas jusqu'à montrer que celui- qui plante et qui arrose n'est rien, mais Dieu seul qui donne l'accroissement (1)? Le travail extérieur ne vient-il pas d'ailleurs de l'être même que Dieu a créé et qu'il gouverne selon les desseins secrets de sa providence?

1. 1Co 3,7

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CHAPITRE 9.

ENSEIGNEMENT QUE DONNE LA CULTURE DE LA TERRE.

17. De là l'esprit porte ses regards sur le monde lui-même comme sur un arbre immense, et il y retrouve la double action de la Providence, l'une naturelle et l'autre volontaire. Je veux parler des mouvements mystérieux que Dieu imprime par lui-même pour donner l'accroissement à tout, même aux plantes et aux arbres, et de l'activité libre qu'il gouverne chez les anges et chez les hommes.A l'action naturelle appartiennent les lois qui régissent les corps au ciel et sur la terre : le rayonnement des luminaires et des étoiles, la succession des jours et des nuits, le mouvement des eaux à la surface et autour du globe fondé sur elles, l'équilibre de l'atmosphère répandue au-dessus de la terre ; l'origine, la naissance, le développement la vieillesse et la mort des animaux et des plantes;, bref tous les phénomènes qui s'accomplissent chez les êtres par les mouvements naturels de l'organisation. A l'action volontaire se rattachent la création et la transmission des signes du langage, les travaux de la campagne, le gouvernement des états, la culture des arts, enfin tous les actes qui s'accomplissent soit dans la cité céleste, soit dans la société des hommes ici-bas, où les méchants même a leur insu travaillent dans l'intérêt des bons: Cette double action de la Providence éclate chez l'homme considéré en lui-même : physiquement, dans la suite de mouvements qui le font naître, croître et vieillir; moralement, dans les penchants qui le portent à se nourrir, à se vêtir, et à se conserver. L'âme elle-même obéit à une impulsion naturelle pour vivre et pour sentir ; elle agit sous l'influence de la volonté pour apprendre et pour juger.

18. Consacrée à un arbre, la culture a pour but de lui donner par un travail extérieur, tout le développement de ses propriétés intrinsèques chez l'homme, l'hygiène seconde extérieurement le travail que la nature accomplit dans l'intérieur du corps, et la science donne les moyens extérieurs de rendre l'âme heureuse au-dedans. Néglige-t-on la culture d'un arbre? les effets sont analogues à ceux que produit, dans le corps, l'indifférence pour l'hygiène, dans l'âme, la nonchalance à s'instruire; les ravages qu'une humidité maligne cause dans un arbre, des aliments délétères les exercent dans le corps, et les maximes de l'injustice dans l'âme. C'est ainsi que le Dieu qui domine tout, qui a créé et qui gouverne tout, a établi dans la nature des lois excellentes et a soumis fautes les volontés aux règles de la justice. Quelle conséquence y a-t-il donc à admettre que l'homme a été établi dans le paradis pour se livrer à la culture de la terre, si elle entraînait alors pour lui non un travail d'esclave, mais les plus nobles jouissances de l'âme? Y a-t-il une occupation plus innocente, quand on a du loisir, plus féconde en méditations sublimes, quand on est éclairé?

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CHAPITRE 10.

SUR LE SENS ATTACHÉ AUX MOTS cultiver ET garder.

19. " Dieu mit l'homme dans le jardin pour garder. " Mais garder quoi? Serait-ce le jardin lui-même? Contre qui? A coup sûr il n'y avait à craindre ni empiétements de voisin, ni chicane à propos de limites, ni attaque de voleur ou de brigand. Comment donc concevoir que l'homme ait réellement gardé un parc véritable L'Ecriture ne dit point qu'il devait garder et cultiver le Paradis; elle emploie les deux mots absolument: " pour garder et cultiver " Une traduction littérale du grec donnerait: posui eum in Paradiso operari eum et custodire. L'homme a-t-il été placé dans le paradis pour travailler, ou, comme semble le croire l'interprète qui a traduit " ut operaretur, " ou pour travailler le Paradis lui-même? Le tour est équivoque. Il semblerait qu'il eût fallut ici faire du mot Paradis non un complément direct, mais un complément de lieu et dire : " afin de travailler dans le Paradis. "

20. Toutefois, dans la crainte que l'expression " travailler le jardin " ne soit la véritable et ne rappelle le passage : " Il n'y avait point d'homme pour travailler la terre, " examinons ces paroles dans les deux sens qu'elles peuvent offrir. J'admets donc d'abord qu'on puisse dire que l'homme fut introduit dans l'Eden " afin de garder dans le Paradis. " Qu'y avait-il à garder dans le Paradis? Je ne parle pas du travail d'Adam: la question vient d'être traitée. Devait-il garder dans son coeur le principe qui rendait la terre docile à ses travaux; en d'autres termes, devait-il obéir au commandement divin avec la même complaisance que la terre se laissait cultiver par ses mains, afin qu'elle produisit pour lui les fruits de la soumission au lieu des épines de la révolte? En réalité, il ne voulut pas imiter la docilité du jardin qu'il cultivait, et, pour sa peine, reçut un sol ingrat comme lui : " Il te donnera, dit l'Ecriture, des épines et des chardons. "

21. Si on adopte le second sens, d'après lequel Adam aurait travaillé et gardé le jardin, on s'explique la première expression par ses travaux d'agriculture tels que nous les avons exposés mais comment expliquer la seconde? Il ne gardait pas le jardin contre des voleurs ou des ennemis qui n'étaient point encore apparus: peut-être le (245) gardait-il contre les animaux; mais pourquoi et comment?Les bêtes faisaient-elles déjà à l'homme cette guerre qui fut la conséquence du péché? Non sans doute: les animaux avaient été amenés devant l'homme qui leur avait donné des noms, comme nous allons bientôt le voir, et le sixième jour une nourriture commune leur avait été assignée par le commandement de la parole souveraine. D'ailleurs, les animaux eussent-ils inspiré quelque crainte, comment un seul homme aurait-il été capable de mettre le jardin à l'abri de leurs ravages? Le parc ne devait pas être renfermé dans d'étroites limites, puisqu'il était arrosé par une source aussi abondante, et l'homme aurait apparemment été obligé de construire autour du parc, à force de travail, une clôture capable d'enfermer l'entrée au serpent : mais il aurait fallu un prodige pour chasser tous les serpents avant que l'enceinte n'eût été achevée.

22. Pourquoi ne pas comprendre une vérité qui crève les yeux? L'homme fut établi dans le jardin afin de le travailler, en se livrant à cette culture qui excluait toute fatigue, comme nous l'avons dit, et qui était tout ensemble féconde en jouissances et en leçons sublimes pour un esprit éclairé : il fut chargé de le garder dans son propre intérêt, c'est-à-dire, en s'abstenant de toute faute qui le condamnerait à en sortir. Bref; il reçoit un commandement qui devient pour lui un motif de garder le Paradis, puisqu'il ne doit pas en être chassé tant qu'il l'observera. On dit avec raison qu'un homme ne sait pas garder son bien, quand il le perd par sa conduite, lors même que cette fortune passe à'un autre qui a su l'acquérir, ou s'est rendu digne de la posséder.

23. Ce texte permet une autre interprétation qui vaut, je crois, la peine d'être exposée : c'est que l'homme même aurait été l'objet de l'activité et de la surveillance de Dieu (1). Si l'homme travaille la terre, non pour la créer, mais pour la rendre belle et fertile, Dieu, à plus forte raison, travaille l'âme humaine, à qui il a donné l'être, pour la rendre juste : seulement l'homme ne doit pas renoncer À Dieu par orgueil, commettre cette apostasie qui est le premier pas de l'orgueil, selon ce mot de l'Ecriture : " Le commencement de l'orgueil est de s'éloigner de Dieu (2). " Dieu étant le bien immuable, l'homme qui dans son corps et dans son âme n'a qu'une existence contingente, doit être tourné vers le bien absolu et s'y fixer, sous peine de ne pouvoir se former à la vertu et au bonheur. Par conséquent Dieu crée l'homme, pour lui donner le fond de son être, et tout ensemble le façonne et le garde pour le rendre bon et heureux; l'expression d'après laquelle l'homme cultive la terre, déjà créé, pour l'embellir et la féconder, désigne aussi le travail par lequel Dieu forme l'homme, déjà créé, à la piété et à la sagesse; il le garde, parce qu'en préférant son indépendance à la puissance supérieure de Dieu, et en méprisant la souveraineté du Créateur, l'homme ne peut être en sûreté.

1. Le texte hébreu ne permet guère cette interprétation : le pronom, qui fait en latin et en grec toute la difficulté, est au féminin et se rapporte par conséquent au mot paradis, qui en hébreu est féminin. (Note de l'édition Migne) - 2. Si 10,14

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CHAPITRE 11.

L'AUTORITÉ DE DIEU RAPPELÉE A L'HOMME (1).

1. Gn 2,15

24. Ce n'est point par omission, à mon sens, mais pour donner une grande leçon, que l'Ecriture ne dit jamais depuis le début de la Genèse jusqu'au verset où nous sommes arrivés le Seigneur Dieu : le mot Seigneur est absent. Dès qu'elle arrive à l'époque où l'homme est établi dans ce Paradis et reçoit l'ordre de le cultiver comme de le garder, elle s'exprime ainsi : " Et "le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait fait et le mit dans le jardin pour le cultiver et le garder. " La souveraineté de Dieu s'étendait sans doute sur les créatures qui avaient précédé l'homme; mais ces paroles ne s'adressaient ni aux Anges ni à aucune autre créature que l'homme : elles avaient pour but de lui révéler tout l'intérêt qu'il avait à avoir Dieu pour Seigneur, et à vivre docilement sous son empire, au lieu d'abuser de sa propre puissance au gré de ses caprices. L'Ecriture attend donc pour employer cette expression l'instant où l'homme est placé dans le Paradis pour s'y développer et s'y conserver sous la main de Dieu : alors elle ne dit plus seulement Dieu, comme tout à l'heure, elle ajoute le mot Seigneur. " Le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait fait et le plaça dans le paradis afin de le façonner " à la justice, " et de le garder, " pour assurer sa sécurité en exerçant sur lui cet empire qui n'est utile qu'à nous-mêmes. Dieu en effet peut se passer de notre soumission; mais nous avons besoin de l'empire qu'il exerce sur nous pour cultiver notre âme et la garder : à ce titre il est seul. Seigneur, puisque notre dépendance, loin de lui valoir quelque avantage, ne sert qu'à nos intérêts et à notre salut. S'il avait besoin de nous, il ne serait plus véritablement Seigneur : il trouverait en nous des auxiliaires dans l'indigence dont il serait l'esclave. C'est donc avec justice que le Psalmiste s'écrie : " J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu : car vous n'avez pas besoin des biens que je possède (1). " Toutefois en disant que nous le servons dans notre propre intérêt et pour notre salut, nous n'avons pas prétendu qu'il faille attendre de lui une autre récompense que lui-même : il constitue tout seul notre intérêt le plus élevé et notre salut. C'est ce sentiment qui nous fait l'aimer d'un amour désintéressé : " m'attacher au Seigneur, voilà mon bien (2). "

1. Ps 15,2 - 2. Ps 72,28

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CHAPITRE 12.

DE L'IMPUISSANCE DE L'HOMME A FAIRE LE BIEN SANS LE SECOURS DE DIEU.

25. L'homme en effet n'est point un être qui, une fois créé, puisse accomplir le bien par lui-même sans l'intervention de son Créateur. La bonté de ses actes consiste à s'attacher au Créateur, et par lui à devenir juste, pieux, sage et heureux. On ne doit pas s'arrêter dans ce travail, ni quitter Dieu, comme on prend congé d'un médecin après avoir été guéri; le médecin n'opère qu'au dehors et seconde la nature dont Dieu fait mouvoir intérieurement les ressorts, parce que Dieu, comme nous l'avons vu, conserve les êtres par la double impulsion que sa providence communique à la nature et aux volontés. L'homme doit donc s'attacher à son Seigneur comme à sa fin, non pour le quitter lorsqu'il sera devenu juste par ses bienfaits, mais pour être sans cesse formé à la justice. Par cela seul qu'il ne s'éloigne pas de Dieu, il trouve dans cette communication justice, lumières, bonheur; il se perfectionne, il est en sûreté pendant qu'il obéit et que Dieu commande.

26. Nous l'avons dit, quand l'homme qui cultive la terre en vue de l'embellir et de la féconder, la laisse à elle-même après les travaux du labour, des semailles, de l'irrigation, son oeuvre n'en subsiste pas moins; mais il n'en est pas de même de Dieu : l'oeuvre de justification qu'il accomplit dans l'homme ne subsiste plus dès que celui-ci l'abandonne. De même que l'air reçoit de la lumière un éclat qui n'a rien de permanent, puisqu'il ne brille plus dans l'absence de la lumière; de même la présence de Dieu éclaire l'homme et son absence le laisse plongé dans les ténèbres : cet éloignement ne se mesure point par la distance; c'est la volonté détachée de son principe.

27. Que l'Etre immuablement bon perfectionne donc l'homme et le préserve. Notre devoir à nous est d'être façonnés sans cesse et perfectionnés par lui en nous attachant à lui, et en lui restant unis comme à notre fin : " Mon bonheur est de m'attacher au Seigneur; c'est en vous, Seigneur que je garderai ma force (1). " Nous sommes son ouvrage, en tant qu'il nous a donné l'être et que de plus il nous donne la vertu. C'est la vérité que proclamait l'Apôtre, quand il faisait sentir aux fidèles arrachés à l'impiété la grâce qui nous sauve : " C'est la grâce qui vous a sauvés par la foi, dit-il; cela ne vient pas de vous; c'est un pur don de Dieu, et non le fruit de vos oeuvres, de sorte que l'homme ne peut s'en rapporter la gloire. Nous sommes son oeuvre ; c'est lui qui nous a créés en Jésus-Christ pour opérer les bonnes oeuvres dans lesquelles il avait réglé d'avance que nous devions marcher (2). " Ailleurs après avoir recommandé d'opérer son salut " avec crainte et tremblement, " il ajoute immédiatement, afin qu'on ne s'attribue pas la gloire de s'être rendu soi-même juste et bon : " C'est Dieu qui opère en vous (3). " Ainsi donc " Dieu plaça l'homme dans le Paradis pour opérer en lui et pour le garder. "

1. Ps 58,10 - 2. Ep 2,8-10 - 3. Ph 2,12-13

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CHAPITRE 13.

POURQUOI L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL ÉTÉ INTERDIT A L'HOMME?

28. " Et le Seigneur Dieu fit un commandement à Adam, lui disant : Tu mangeras librement de tout arbre du jardin. Quant à l'arbre de la science du bien et du mal, vous n'en mangerez pas : car du jour que vous en mangerez vous mourrez de mort (1). " Si l'arbre que Dieu interdit à l'homme avait été nuisible, il aurait naturellement contenu un poison mortel. Mais tous tes arbres que Dieu avait plantés dans le Paradis étaient excellents (2), comme toutes ses œuvres; d'ailleurs le Paradis ne renfermait aucun être naturellement mauvais, le mal n'existant nulle part en soi, comme nous le démontrerons rigoureusement, s'il plaît à Dieu, quand nous serons arrivés au serpent tentateur. L'homme reçoit donc défense de toucher à un arbre qui n'était point nuisible en soi, afin que le bien consistât pour lui à observer ce précepte, le mal, à l'enfreindre.

1. Gn 2,16-17 - 2. Gn 1,12

29. Le mal attaché à la seule désobéissance ne pouvait être mieux mis en relief ni plus fortement accusé, qu'en faisant peser sur l'homme toutes les conséquences de l'iniquité, s'il touchait malgré la défense de Dieu, à un arbre auquel il aurait pu toucher innocemment sans cette défense. Je suppose qu'on interdise à quelqu'un' de toucher à une plante parce qu'elle est vénéneuse et donne la mort; le mépris de cette recommandation entraînerait la mort, sans aucun doute; mais si on y avait touché sans avoir été prévenu, il n'en aurait pas moins fallu mourir. Qu'il y eût défense ou non, le poison n'en serait pas moins fatal à la santé et à la vie. De même encore, si on interdisait de toucher à une chose, parce que cette prescription serait dans l'intérêt de celui qui la fait et non de celui qui la viole, et qu'on mit la main, par exemple, sur l'argent d'autrui après en avoir reçu la: défense du possesseur même; la faute consisterait à porter préjudice à l'auteur du commandement. Mais il s'agit d'un objet qu'on aurait pu toucher sans se nuire, s'il n'avait pas été interdit, et, sans faire tort à qui que ce soit dans aucun temps. Pourquoi donc fut-il interdit, sinon pour montrer le bien attaché à la pure obéissance, le mal attaché à la simple désobéissance?

30. Le criminel n'aspirait ici qu'à se soustraire à l'autorité de Dieu, puisqu'il aurait dû pour éviter la faute considérer uniquement l'ordre du souverain. A quoi se réduisait cette soumission, sinon à respecter attentivement la volonté de Dieu, à l'aimer, à la mettre au-dessus de la volonté humaine? Le motif qui avait guidé le Seigneur ne regardait que lui; le serviteur n'avait qu'à exécuter son ordre, quitte à en peser les motifs quand il le mériterait. Sans nous arrêter trop longtemps à examiner la raison de ce précepte, on voit bien que l'intérêt de l'homme est de servir Dieu, et que, par conséquent, ses ordres quels qu'ils soient sont un bienfait pour nous, car nous n'avons point à craindre de recevoir d'un tel maître un commandement inutile.

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CHAPITRE 14.

DU MAL : L'HOMME EN A FAIT L'EXPÉRIENCE EN VIOLANT LE PRÉCEPTE DE DIEU.

31. La volonté ne peut manquer de retomber comme une ruine et comme un poids immense sur l'homme, si celui-ci l'élève et la met au-dessus de la volonté souveraine. C'est l'épreuve que fit Adam en violant le commandement divin : il apprit à ses dépens la différence qui existe entre le bien et le mal, entre les avantages de l'obéissance et les résultats funestes de la désobéissance, c'est-à-dire, de l'orgueil, de la révolte, de la folie à vouloir mal imiter Dieu, de la liberté coupable. L'arbre sur lequel devait se faire cette épreuve, tira son nom, comme nous l'avons remarqué (1), de cette épreuve même. Nous ne saurions en effet connaître le mal que par expérience, puisqu'il n'existerait pas si nous ne l'avions jamais fait : car le mal n'existe point. par lui-même; on nomme ainsi la privation du bien. Dieu est le bien immuable; l'homme considéré dans les facultés qu'il a reçues de Dieu, est bon aussi, mais non d'une bonté absolue. Or, le bien contingent qui dépend du bien absolu, devient plus parfait en s'y attachant avec l'amour et la docilité d'un être intelligent et libre. La faculté même de s'attacher à l'Etre souverainement bon prouve dans un être l'excellence de sa nature. Refuse-t-il? il renonce lui-même au bien; de là le mal pour lui, de là le juste châtiment qui en est la conséquence. Le comble de l'injustice ne serait-il pas devoir le bien-être uni à la désertion même du bien? Cette anomalie est impossible : mais il peut se faire qu'on soit insensible à la perte du souverain bien, parce qu'on possède le bien secondaire dont on s'est épris. La justice divine y met ordre : quiconque a perdu librement ce qu'il aurait dû aimer, doit perdre douloureusement l'objet préféré ; c'est faire éclater ainsi l'harmonie universelle de la création. En effet l'être qui regrette la perte d'un bien, est encore bon : s'il n'avait pas conservé quelque trace de bonté, le souvenir cruel du bien qu'il a perdu n'entrerait pas dans son châtiment.

1. Ci-dessus, ch. 6

32. L'homme qui aimerait le bien avant d'avoir fait l'épreuve du mal, en d'autres termes, qui se déterminerait à ne s'en détacher jamais, sans avoir même senti le regret de sa perte, serait au-dessus de la nature humaine. Ce privilège doit être extraordinaire, puisqu'il n'appartient qu'à l'enfant qui, sorti de la race d'Israël, a reçu le nom d'Emmanuel, ou de Dieu avec nous (1), et nous a réconciliés avec Dieu; en d'autres termes au Médiateur, entre Dieu et l'homme (2), à celui qui est le Verbe dans le sein de Dieu et l'homme au milieu de nous (3), celui qui s'est interposé entre nous et Dieu. C'est de lui que le prophète a dit: " Avant que cet enfant sache le bien et le mal, il rejettera le mal pour choisir le bien (4). " Mais comment rejeter ou choisir ce qu'on ne sait pas encore, s'il n'y avait une double voie pour connaître, le bien et le mal, la raison et l'expérience? L'idée du bien sert à faire connaître le mal, quand même on n'en ferait pas l'expérience; réciproquement l'idée qu'on acquiert du mal par la pratique donne celle du bien: on connaît. en effet l'étendue de sa perte, quand on en subit les tristes conséquences. Ainsi, avant de savoir par expérience le bien qu'il pourrait sacrifier, ou le mal que lui ferait sentir la perte du bien, l'Enfant dédaigna le mal pour choisir le bien : il ne voulut pas sacrifier son avantage, de peur d'être éclairé sur sa valeur en le perdant. C'est là un exemple unique d'obéissance : aussi cet Enfant, loin de faire sa volonté est " venu faire la volonté de Celui qui l'envoyait (5); " tandis que l'homme a mieux aimé suivre sa volonté que les ordres de son Créateur. " De même donc que par la désobéissance d'un seul tous ont été faits pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul tous deviennent justes (6). " Et " si tous meurent en Adam, tous seront vivifiés en Jésus-Christ (7). "

1. Mt 1,23 - 2. 1Tm 2,5 - 3. Jn 1,1-14 - 4. Is 7,16 - 5. Jn 6,38 - 6. Rm 5,19 - 7. 2Co 15,22

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CHAPITRE 15.

POURQUOI L'ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL ÉTÉ APPELÉ AINSI?

33. C'est donc en vain que certaines personnes, qui deviennent inintelligentes à force d'esprit, se demandent comment l'arbre de la science du bien et du mal a pu être nommé ainsi, avant que l'homme n'eût violé en y touchant les ordres Dieu, et appris ainsi par expérience à discerner le bien qu'il avait perdu du mal qu'il avait gagné. Cette expression signifiait que l'homme, en n'y touchant pas selon la défense divine, éviterait la conséquence dont il serait victime, s'il y touchait au mépris de ces commandements. Ce n'est pas pour avoir mangé des fruits de l'arbre défendu que nos premiers parents le virent appelé l'arbre de la connaissance du bien et du mal : eussent-ils été obéissants, le terme aurait été exact par cela seul qu'il désignait le malheur qui leur arriverait, s'ils venaient à faire usage de cet arbre. Je suppose qu'il eût été appelé l'arbre du rassasiement parce qu'il aurait eu la propriété de rassasier, le mot aurait-il cessé d'être juste parce que l'homme n'y aurait jamais touché? Il aurait suffi qu'il y vînt se rassasier pour prouver la justesse de l'expression.

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CHAPITRE 16.

L'HOMME A PU AVOIR L'IDÉE DU MAL AVANT DE LE CONNAÎTRE EN RÉALITÉ.

34. Mais, ajoute-t-on, comment pouvait-il concevoir le nom attaché à cet arbre, puisqu'il était dans une ignorance absolue du mal? Ces habiles gens ne songent guère qu'une foule de choses inconnues se conçoivent par leurs contraires, et cela si nettement, qu' on peut placer dans la conversation des termes qui ne correspondent à aucune réalité, sans être obscur, pour l'auditeur. Le néant ne représente aucune réalité, et il n'est personne qui ne comprenne le sens attaché à ces deux syllabes. Pourquoi? C'est que l'idée d'être permet de concevoir la privation même de l'être. Le vide se conçoit également par le plein, son contraire. L'oreille est juge non-seulement des sons, mais du silence. Par la vie dont il jouissait, l'homme pouvait prévoir le contraire, c'est-à-dire l'absence de la vie ou la mort : il pouvait donc concevoir la cause qui lui ferait perdre le bienfait si doux de l'existence, en d'autres termes, l'acte qui aurait pour conséquence de lui ravir la vie, le mal, le péché quelque fût le mot qui traduisit son idée. Nous-mêmes, comment avons-nous une idée de la résurrection, sans en avoir fait l'expérience? L'idée de la vie ne nous fait-elle pas concevoir la privation de la vie que nous appelons mort? et ne voyons-nous pas dans la résurrection un retour à l'existence même dont nous avons la consciente? Quel que soit le terme dont on se serve pour désigner dans une langue la résurrection, la parole fait alors pénétrer dans l'esprit le signe de la pensée, et le son aide à concevoir l'idée qu'on aurait eue indépendamment du signe lui-même. La nature met du reste à éviter la perte de ses avantages, avant d'en avoir été dépouillée, une vigilance qui tient du prodige. Quel maître a donné aux animaux l'instinct (249) d'éviter la mort, si ce n'est l'instinct même de la vie? Qui apprend à un petit enfant le secret de s'attacher à celui qui le porte, si celui-ci fait semblant de vouloir le précipiter d'un lieu élevé? Ces idées naissent au bout d'un certain temps, mais elles devancent toute expérience analogue.

35. Ainsi les premières créatures humaines aimaient la vie et craignaient de la perdre ; quand Dieu les menaçait de leur ôter l'existence, en employant le langage ou tout autre moyen de communication, elles le comprenaient : l'unique moyen de leur faire concevoir le péché était de les convaincre qu'il les condamnerait à mourir, en d'autres termes à perdre le bienfait si doux de la vie. Qu'on examine, si cette question peut intéresser, comment ils ont reçu, en dehors de l'expérience, les idées que Dieu leur communiquait, les menaces qu'il leur adressait: on reconnaîtra que nous concevons sans effort et sans l'ombre d'un doute les idées qui nous sont le plus étrangères par les idées contraires, si elles en marquent la privation, par les idées analogues, si elles en désignent l'ordre. On ne s'embarrassera pas, j'imagine, dans la question de savoir comment ils pouvaient parler ou entendre une langue, n'ayant j aurais appris l'usage des mots dans la société ou à l'école : apparemment qu'il ne fut pas difficile à Dieu de leur enseigner le langage, après leur avoir donné la faculté de l'apprendre de la bouche d'un autre homme, en supposant qu'il eût existé.

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CHAPITRE 17.

LA DÉFENSE FUT-ELLE FAITE A ADAM ET A EVE EN MÊME TEMPS?

36. On se demande avec raison si la défense fut adressée à l'homme et à la femme, ou à l'homme seulement. A cet endroit de l'Ecriture, la formation de la femme n'est point encore décrite. Aurait-elle été déjà créée À cette époque? L'Écriture reprend plus tard son récit pour exposer en détail l'oeuvre qu'elle n'avait fait d'abord que mentionner. Du reste voici les paroles de l'Ecriture : " Le Seigneur Dieu commanda à Adam ; " il n'est pas question de deux. Elle ajouté : " Tu mangeras de tous les arbres qui sont dans le jardin ; " il ne s'agit encore que d'un seul. Viennent ensuite ces paroles: " Quant à l'arbre de la science du bien et du mal, vous n'en mangerez pas. " Ici on emploie le pluriel; la fin du précepte s'adresse également au premier couple humain: " Car du jour que vous en mangerez vous mourrez de mort. " Etait-ce en prévoyant qu'il allait bientôt donner une compagne à Adam que Dieu formulait son commandement avec tant de précision, afin que l'homme transmît à sa femme les ordres du Seigneur? L'Apôtre a conservé cet usage dans l'Eglise, quand il a dit : " Si les femmes veulent s'instruire de quelque chose, qu'elles interrogent leurs maris à la maison (1). "

1. 1Co 14,35


Augustin, De la Genèse 1107