Augustin, De la Genèse 1207

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CHAPITRE 7. RÔLE DE LA FEMME - MÉRITE DE LA VIRGINITÉ ET DU MARIAGE. -TRIPLE AVANTAGE DES UNIONS LÉGITIMES.

12. En résumé, je ne saurais comprendre dans quel but la femme a été donnée pour aide à l'homme, si l'on supprime sa fonction de mère. Et pourquoi la supprimer? C'est ce que je ne m'explique pas non plus. D'où vient, en effet, le mérite sublime de la virginité aux yeux de Dieu, sinon de l'empire qu'on exerce sur soi-même, à une époque où le mariage est assez répandu ici-bas pour produire chez toutes les nations un nombre suffisant de saints, et du renoncement à un grossier plaisir des sens que ne justifie plus la nécessité de propager l'espèce? Enfin, comme les deux sexes ont un penchant qui les entraîne au déshonneur et à la ruine, le mariage leur offre un moyen honorable de ne point succomber, et le devoir que pourraient remplir les esprits sains se tourne en remède pour les esprits malades. Si l'incontinence est un mal, il ne s'ensuit pas que le mariage ne soit pas un bien, même quand il unit des coeurs sans empire sur eux-mêmes, loin de là; le bien ne devient pas un mal à cause de ce vice, mais il rend le vice plus excusable : le bien attaché au mariage et qui le rend légitime ne peut jamais être un péché. Ce bien est triple : il comprend la fidélité, la famille, le sacrement. La fidélité consiste à ne jamais violer la foi conjugale; la famille doit être adoptée avec amour, nourrie avec tendresse, élevée dans la piété; le sacrement rend le mariage indissoluble et interdit aux époux, même séparés, d'avoir des enfants d'un autre lit. Tel est le principe du mariage; il embellit la fécondité comme il règle la passion. Mais comme nous avons suffisamment développé dans notre traité du Bien conjugal les mérites relatifs d'une viduité chaste et d'une pureté virginale et fait ressortir la supériorité de celle-ci, nous ne nous arrêterons pas plus longtemps, sur cette question.

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CHAPITRE 8. LA FUITE D'UN DÉFAUT FAIT SOUVENT TOMBER DANS UN AUTRE.

13. Nous devons maintenant examiner quel concours la femme pouvait prêter à l'homme dans l'hypothèse où toute union en vue d'avoir des enfants leur eût été interdite dans le Paradis. Les partisans de cette hypothèse se figurent sans doute que tout rapport entre les sexes est un péché. Il est effectivement bien difficile aux hommes de n'être pas entraînés dans un vice en voulant éviter son contraire. Ainsi la peur de l'avarice conduit à la prodigalité, celle de la prodigalité à l'avarice. Si on reproche à un homme son apathie, il tombe dans une humeur inquiète; si on lui reproche son humeur inquiète, il tombe dans l'apathie. A-t-on ouvert les yeux sur sa présomption? on se jette dans la timidité. Veut-on sortir de sa timidité? il semble qu'on force une barrière et l'on tombe dans la présomption, en s'adressant à l'imagination plutôt qu'à là raison pour mesurer les fautes. Voilà comment on arrive à ne pas comprendre le crime que le droit divin condamne dans la fornication et l'adultère, et à maudire l'union qui a pour but la propagation de l'espèce.

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CHAPITRE 9. LA FEMME ÉTAIT DESTINÉE A ÊTRE MÈRE LORS MÊME QUE LE PÉCHÉ N'EUT PAS ENTRAÎNÉ LA MORT.

14. D'autres personnes, sans tomber dans cette erreur, voient bien que la fécondité est une loi divine établie pour réparer les vides du genre humain; mais elles se figurent que le premier couple humain n'aurait jamais connu le mariage, s'il n'avait pas été condamné à mourir en punition de sa faute, et par suite obligé de se créer une postérité. On ne songe pas que si le mariage était légitime pour s'assurer des successeurs après la mort, il eût été plus légitime encore pour associer des compagnons à sa vie. Sans doute si la terre était toute remplie par le genre humain, on ne songerait à se reproduire que pour combler les vides faits par la mort : mais, quand un seul couple devait remplir la terre, aurait-il pu, sans le secours du mariage, suffire aux fonctions de la société humaine? De plus, est-il un esprit assez aveuglé pour ne pas voir quel ornement le genre humain ajoute à ce monde, malgré le petit nombre des esprits droits et sublimes, et pour ne pas sentir l'excellence des lois humaines, qui par un lien puissant assujettissent, jusqu'aux pervers, à l'ordre tel qu'il peut régner ici-bas? Quelle que soit la corruption des hommes, ils n'en gardent pas moins leur supériorité sur les bêtes et les oiseaux. Cependant si l'on considère de quelle décoration les espèces si variées (258) d'animaux servent à cette humble partie de l'univers, n'a-t-on pas un spectacle ravissant? Comment donc croire sans une sorte de folie que la terre aurait perdu de sa magnificence en se peuplant de justes immortels?

15. La cité céleste des anges étant assez peuplée, le mariage n'y serait nécessaire qu'autant que la mort y régnerait. Or, le nombre de ses habitants doit être achevé par la résurrection des saints qui iront se joindre aux anges, comme l'a prédit Notre-Seigneur en disant : " Après la résurrection ni la femme ni l'homme ne se marieront : car, ils ne mourront plus et seront égaux aux anges (Mt 22,30). " Mais ici-bas quand les hommes devaient remplir la terre et que les rapports étroits qui lient l'espèce humaine et en font l'unité ne pouvaient mieux éclater que dans la communauté d'origine, la femme pouvait-elle avoir une autre fonction que de seconder le père du genre humain comme la terre aide à la production des plantes?



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CHAPITRE 10. LA CONCUPISCENCE EST UNE MALADIE NÉE DU PÉCHÉ.

16. Toutefois il est plus sûr et tout ensemble plus noble de croire que le premier couple humain, tel qu'il était dans le Paradis avant d'être condamné à la mort, ne connaissait pas les voluptés sensuelles qu'éprouvent aujourd'hui tous ceux qui sont sortis de cette tige de mort. Il est impossible en effet qu'il ne se soit pas produit de changements en eux lorsqu'ils eurent touché à l'arbre défendu; car le Seigneur ne leur avait pas dit qu'ils mourraient de mort, quand ils auraient mangé du fruit défendu, mais bien le jour même qu'ils en mangeraient (1). Par conséquent ils ont dû voir se révéler en eux ce jour-là même la lutte qui faisait gémir l'Apôtre en ces termes " Je me complais dans la loi de Dieu, d'après les sentiments de l'homme intérieur : mais j'éprouve dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m'asservit à la loi du péché qui est dans ma chair. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2). " Il ne lui suffit pas d'appeler le corps mortel; il dit : " Qui me délivrera du corps de cette mort? " C'est ainsi qu'il ajoute plus loin : " Le corps est mort à cause du péché (3). " Mort, remarquez l'expression, et non mortel, quoiqu'il le soit réellement, puisqu'il doit mourir. Tel n'était pas l'état primitif du corps : animal sans être encore spirituel, il n'était pas mort; je veux dire, condamné irrévocablement à la mort il ne fut soumis à cette loi qu'au moment où l'arbre défendu eut été touché.

1. Gn 2,17 - 2. Rm 7,22-25 - 3. Rm 8,10

17. Aujourd'hui le corps a une santé relative, et lorsqu'elle est si profondément troublée qu'une maladie dévore déjà les organes essentiels à la vie, les médecins déclarent que la mort est imminente. On dit alors que le corps est mourant, mais à un tout autre point de vue que lorsqu'il jouissait de la santé qui pourtant. n'empêchait pas de prévoir infailliblement sa mort. Il en était de même du premier homme : il avait un corps animal, que le péché seul pouvait faire mourir et destiné à revêtir les formes. célestes de la nature angélique. Mais aussitôt qu'il eut enfreint la loi, la mort même se glissa dans ses organes en y faisant sentir une langueur fatale et il perdit l'heureux empire qui l'empêchait " d'éprouver dans ses membres une loi opposée à la loi de son esprit.: " quoique animal, sans être encore spirituel, le corps n'était point sous l'influence de, cette mort, de laquelle et avec laquelle nous sommes nés.. Dès notre naissance en effet, que dis-je? dès notre conception même, nous contractons le germe de cette maladie qui doit fatalement nous conduire à la mort. Les autres maladies, comme l'hydropisie, la dysenterie, la lèpre, aboutissent moins infailliblement à la mort que la conception même, qui fait de tous les hommes des enfants de colère (1), par un châtiment infligé au péché.

1. Ep 2,3

18. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas croire que nos premiers parents aient pu, dans l'acte de la génération, exercer sur leur corps avant le péché le même empire qui permet à l'âme de mouvoir les organes, dans certaines fonctions, sans douleur comme sans volupté? Le Créateur, dont la puissance est au-dessus de toute louange, et qui fait éclater sa grandeur dans les êtres les plus petits, a donné aux abeilles la propriété de reproduire leur espèce comme elles produisent leurs rayons de cire ou leur miel : pourquoi donc n'aurait-il pas donné au premier homme un corps assez docile pour qu'il pût commander aux organes de la reproduction avec un esprit aussi souverain qu'à ses pieds, de telle sorte que la conception et l'enfantement auraient eu lieu sans passion fougueuse comme sans douleur? Mais depuis qu'il a violé le précepte divin, il a justement ressenti les mouvements de-la loi qui est en lutte avec celle de l'esprit, je veux dire de la mort entérinée dans les organes: telle est la concupiscence que règle le mariage, que la chasteté contient et domine, et, de même que le châtiment est attaché à la faute, le mérite peut sortir du châtiment.

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CHAPITRE 11.

SI L'HOMME N'AVAIT PAS PÉCHÉ, LA GÉNÉRATION SE SERAIT FAITE SANS PASSION.

19. La femme a donc été faite pour l'homme et de l'homme même, avec son organisation spéciale connue: c'est la mère de Caïn et d'Abel et de tous leurs frères, dont le genre humain devait sortir; c'est elle qui a donné naissance à Seth, l'ancêtre d'Abraham et la tige du peuple d'Israël, la plus célèbre des races, le père aussi de toutes les nations par Noé et ses enfants. Douter de cette vérité, c'est ébranler les fondements de la foi et mériter la réprobation des fidèles. Si donc on demande dans quel but la femme a été donnée pour compagne à l'homme, je ne puis me l'expliquer après mûre réflexion, que dans l'intérêt de l'espèce, afin que leur postérité peuplât toute la terre; toutefois la génération n'aurait pas été soumise aux mêmes conditions qu'à l'époque actuelle, où réside dans les organes cette loi de péché qui s'oppose à la loi de l'esprit, lors même qu'on en triomphe avec la grâce de Dieu: cette faiblesse en effet ne pouvait exister que dans le corps de cette mort, dans le corps destiné à mourir par suite du péché. D'ailleurs quel châtiment plus juste que de condamner l'âme à ne plus voir le corps, son esclave, obéir au moindre signal, quand elle a refusé aller même d'obéir à son Seigneur? Mais que Dieu fasse sortir l'âme de l'âme des parents, le corps de leur corps, ou qu'il donne aux âmes une autre origine; il n'en est pas moins évident que l'âme accomplit une oeuvre à la fois possible et digne d'une magnifique récompense, lorsque, pieusement soumise à Dieu, elle triomphe avec la grâce de la loi du péché, inhérente à ce corps de mort, en punition de la faute du premier homme; plus la gloire qu'elle recevra au ciel doit être brillante, plus Dieu montre avec éclat le mérité attaché à l'obéissance, puisqu'elle a assez de force pour triompher du châtiment infligé à la désobéissance d'autrui.

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CHAPITRE 12.

LES ANIMAUX DEVANT ADAM.

20. Nous avons suffisamment examiné, je pensé, pour quelle fin la femme avait été créée et associée à l'homme; voyons maintenant pourquoi les bêtes des champs et les oiseaux du ciel furent amenés en présence d'Adam, afin qu'il leur donnât un nom, et qu'apparût en quelque sorte la nécessité dé tirer la femme d'une de ses eûtes, puisqu'il ne se trouvait parmi eux aucun être capable de lui prêter son concours. Cet événement me semble renfermer un sens prophétique: il est réel sans doute, mais on peut, après en avoir confirmé l'accomplissement, l'interpréter en liberté et y voir une allégorie. Or, pourquoi Adam ne donna-t-il pas de nom aux poissons comme aux oiseaux et aux animaux terrestres? Si l'ors consulte le langage ordinaire, tous ces êtres ont reçu des noms que leur adonnés la parole humaine. Non-seulement les êtres qui peuplent les eaux et la terre, mais encore la terre, l'eau, le ciel, les phénomènes célestes; réels ou supposés, que dis-je? les conceptions même de l'esprit, ont reçu un nom qui diffère selon les idiomes. On nous a révélé qu'il y eut à l'origine une langue uniforme, avant que l'érection de la tour orgueilleuse après le déluge n'eût divisé le genre humain, en faisant attacher aux mêmes signes des sons différents. Quelle fut cette langue primitive? C'est un problème assez indifférent. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'Adam la parla et que les derniers vestiges de ce langage, s'ils subsistent encore, se retrouvent dans les sons articulés au moyen desquels le premier homme désigna les animaux terrestres et les oiseaux. Mais est-il vraisemblable que les poissons ne furent point nommés par l'homme d'après les racines de cette langue, et que les mots ;qui les représentent furent créés de Dieu qui les enseigna ensuite à l'homme? S'il en était ainsi, on ne pourrait s'expliquer ce fait qu'en voyant éclater sous ces mots un sens mystique. Il est probable que les poissons furent nommés peu à peu à mesure que leurs espèces furent reconnues : mais si les animaux, les bêtes, les oiseaux furent amenés devant l'homme ; s'ils furent réunis et classés par espèce afin qu'il leur donnât un nom, quand il aurait pu les nommer peu à peu et bien plus vite que les poissons, en supposant que leurs dénominations n'eussent pas déjà été trouvées, n'y a-t-il pas dans ce fait une raison cachée et une allégorie prophétique? C'est ce que la suite du récit (260) sacré tend clairement à nous faire comprendre.

21. En second lieu, Dieu pouvait-il ignorer qu'il n'avait créé aucun animal capable de servir d'aide à l'homme? Était il nécessaire que l'homme en fût instruit et se fit une idée d'autant plus haute de sa femme que sur tous les animaux qui comme lui avaient été créés sous le ciel et respiraient le même air, aucun ne s'était trouvé son semblable? Mais il serait étrange qu'il eût fallu, pour lui donner cette idée, lui amener et lui faire voir les animaux. S'il avait foi en Dieu, il pouvait l'apprendre de lui, de la même manière qu'il fut instruit de sa défense, interrogé après sa faute et condamné. S'il n'avait pas foi en lui, il lui était impossible de découvrir si ce Dieu, en qui il n'avait aucune confiance, lui avait montré tous les animaux, ou s'il en avait caché d'autres semblables à lui dans quelque contrée lointaine. Par conséquent je ne puis m'empêcher de croire que cet événement, quoiqu'il ait eu lieu, ne cache quelque allégorie prophétique.

22. Mais le plan de cet ouvrage ne consiste point à éclaircir les prophéties mystérieuses: j'ai pour but d'exposer les événements avec leur caractère historique, afin que, si quelque fait semble impossible aux esprits frivoles et incrédules, ou opposé à l'autorité de l'Écriture, en offrant pour ainsi dire un témoignage contradictoire, sa possibilité et sa concordance soit démontrée, autant que je puis le faire avec l'aide de Dieu. Quant aux événements dont la possibilité est évidente et qui, sans offrir aucune contradiction avec le reste de l'Écriture, paraissent aux yeux de quelques personnes, inutiles ou même déraisonnables, je devrais m'attacher à démontrer que tout ce qui est en dehors du cours ordinaire de la nature a pour but de nous apprendre à préférer le témoignage infaillible de l'Ecriture à nos imaginations, et qu'au lieu d'y voir une extravagance, il faut le prendre pour une allégorie. Mais ces explications et ces commentaires font déjà ou feront plus tard le sujet d'autres Ouvrages.

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CHAPITRE 13.

LA FORMATION DE LA FEMME EST A LA FOIS RÉELLE ET SYMBOLIQUE.

23. Que signifie donc cette formation de la femme tirée d'une côte de l'homme? Admettons que c'était un moyen nécessaire de faire comprendre l'union des deux sexes; mais ne pouvait-on atteindre ce but sans créer la femme pendant le sommeil d'Adam, sans mettre de la chair à la place de l'os employé? N'aurait-il pas mieux valu ne se servir que d'un morceau de chair pour en former la femme, puisque son sexe est plus délicat? Quoi! Dieu a pu d'une côte former le corps d'un femme avec tous les organes qui le composent, et il n'aurait pu la former de chair, de cette pulpe sanguine, lui qui avait tiré l'homme de la poussière? Admettons qu'il avait fallu tirer une côte; pourquoi ne pas la remplacer par une autre? Pourquoi au lieu des expressions consacrées : il façonna, il fit, l'Écriture dit-elle que Dieu édifia cette côte, comme s'il s'agissait d'un édifice et non d'un corps vivant? Or, comme ces événements sont réels et ne peuvent être taxés de rêves insensés, il est incontestable que tous ces actes cachent une prophétie et que, dès le berceau du genre humain, Dieu a découvert dans ses oeuvres, par un effet de sa miséricorde, les bienfaits des âges à venir : il voulait que ces bienfaits révélés au moment fixé à ses serviteurs dans la suite des siècles, sous l'inspiration du Saint-Esprit ou par le ministère des anges, et consignés dans l'Ecriture, servissent de garanties pour les promesses qu'il faisait dans l'avenir, par l'accomplissement même des prédictions faites dans le passé : c'est là un point qui va s'éclaircir de plus en plus dans la suite de cet ouvrage.

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CHAPITRE 14.

COMMENT LES ANIMAUX FURENT-ILS PRÉSENTÉS A ADAM

24. Examinons donc, en nous attachant, selon le plan de cet ouvrage, aux faits eux-mêmes plutôt qu'aux événements qu'ils annonçaient, à la lettre plutôt qu'au symbole, ce passage : " Dieu amena devant Adam tous les animaux, afin qu'il vit comment il les appellerait. " de ne parle pas du passage. " Dieu forma de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel: " nous lui avons consacré assez de développements. Quel moyen Dieu employa-t-il pour amener les animaux devant Adam? Il faut bannir à cet égard tolite idée grossière, en se reportant à la théorie que nous avons exposée au livre précédent, sur le double mode suivant lequel s'exerce la Providence (1). N'allons pas croire qu'on rassembla les animaux comme fait le chasseur ou l'oiseleur, quand il fait tomber sa proie dans ses pièges ou dans ses filets; ou qu'un ordre,-parti du sein de la nue, fit entendre aux animaux des paroles que la créature intelligente peut seule écouter et suivre. Ce commandement n'aurait pu être compris ni des bêtes ni des oiseaux. Toutefois la brute elle-même reçoit à sa manière les ordres de Dieu; sans obéir à l'impulsion d'une volonté libre et intelligente, elle suit les mouvements que Dieu, le moteur immobile, lui communique par l'entremise des anges, qui voient dans son Verbe les actes à accomplir et le moment déterminé où ils doivent s'exécuter : c'est ainsi que Dieu reste en dehors des mouvements du temps, et que les anges se meuvent dans la durée, pour transmettre ses ordres aux êtres qui sont sous leur dépendance.

1. Ci-dessus, liv. 8,ch. 9,19-26

25. Tout être vivant, qu'il soit intelligent comme l'homme, ou privé de la raison comme l'animal, le poisson, l'oiseau, est frappé de ce qu'il voit. L'homme, étant raisonnable et libre, obéit ou n'obéit pas à la sensation; l'animal ne sait pas délibérer, mais l'image le frappe et le fait agir selon les lois de sa nature. Il n'est au pouvoir d'aucun être de déterminer quels objets lui viendront aux sens ou même à l'esprit, et par conséquent mettront en jeu son activité. D'où il suit qu'une fois présentés d'en haut par la docile entremise des Anges, ces objets tombent sous les sens et font parvenir les ordres de Dieu non-seulement aux hommes, mais encore aux oiseaux et aux bêtes, par exemple, au monstre qui engloutit Jonas (1). Sa volonté se communique même aux plus petits êtres, comme au ver qui reçut l'ordre de ronger l'arbrisseau à l'ombre du quel le même prophète s'était reposé (2). Si Dieu a donné à l'homme, malgré la chair de péché qui l'enveloppe, la faculté de faire servir à ses besoins les animaux et les bêtes de somme; s'il l'a fait capable de prendre non-seulement les oiseaux domestiques, mais encore ceux qui volent dans les airs, quelque sauvage que soit leur instinct et de les apprivoiser en trouvant le merveilleux secret de les dominer dans la raison plutôt que dans la force, puisqu'il parvient en observant ce qui provoque chez eux le plaisir ou la douleur, par un sage mélange de caresses et de rigueur, à leur faire dépouiller leurs instincts sauvages pour prendre des moeurs plus douces; quel n'est pas le pouvoir des anges qui, après avoir découvert la volonté de Dieu au sein de l'immuable Vérité qu'ils, contemplent sans cesse, déploient une activité merveilleuse pour se mouvoir dans le temps, pour ébranler. dans la durée et dans l'espace les êtres subalternes, pour présenter aux animaux les images capables de les frapper et de flatter leurs instincts ! N'ont-ils pas cent fois plus de ressources pour amener, même à son insu, tout être qui respire à un but déterminé?

1. Jon 2,1 - 2. Jon 4,6-7

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CHAPITRE 15.

LA FORMATION DE LA FEMME N'A EU QUE DIEU POUR AUTEUR.

26. Examinons maintenant comment s'est opérée la formation de la femme, bien qu'il y ait dans cette mystérieuse structure, comme l'appellent les livres saints, un sens allégorique. La femme, quoique tirée de la substance préexistante de l'homme, fut créée alors avec son sexe, sans être l'œuvre d'aucun être antérieur. Car les anges ne peuvent créer aucune substance: le seul auteur des êtres, quelle que soit leur grandeur ou leur petitesse, est Dieu, en d'autres termes la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Maison voudrait savoir comment Adam s'est endormi, comment une de ses côtes lui a été arrachée sans qu'il ait ressenti aucune douleur. On dira peut-être que ces actes ont pu s'accomplir par l'intermédiaire des anges, soit; mais l'acte de façonner cette côte et d'en faire sortir la femme appartient tellement au Dieu qui a créé la nature universelle, qu'il était hors du pouvoir des anges, de former la chair destinée à remplir la côte d'Adam, aussi bien que de tirer l'homme de la poussière. Je ne veux point dire que les anges n'ont aucune part à la création d'un être, mais qu'ils n'ont point la puissance créatrice, au même titre que le laboureur ne saurait créer ni ses moissons ni ses arbres. Celui qui plante et celui qui arrose ne sont rien : mais Dieu seul qui donne l'accroissement (1). Or, c'est en vertu d'un accroissement de ce genre que l'os fut remplacé par un morceau de chair, c'est-à-dire, en vertu de l'acte souverain qui a créé les substances et donné aux anges eux-mêmes le fond de leur être.

1. 1Co 3,7

27. L'oeuvre du laboureur consiste à mettre la plante en communication avec l'eau, lorsqu'il arrose; elle ne va pas jusqu'à la répandre dans le tissu même du bois: c'est l'acte de Celui qui a tout disposé avec ordre, poids et mesure (1). Le laboureur peut encore arracher à un arbre une bouture et la planter dans la terre ; mais dépend-il de lui qu'elle se pénètre des sucs de la terre, qu'elle pousse à la fois son jet et les racines qui l'attachent au sol, qu'elle se développe dans les airs pour y puiser la force et étende de tous côtés ses rameaux? Non, c'est l'oeuvre de celui qui donne l'accroissement. Un médecin peut administrer un remède à un malade, bander une blessure ; mais d'abord il ne crée pas le fond de ses médicaments, il les emprunte aux oeuvres mêmes du Créateur; ensuite; s'il peut préparer une potion et la faire boire, s'il peut composer un topique et l'appliquer sur une partie malade, est-il pour cela capable de ranimer les forces et de créer une chair nouvelle? Non, la nature opère ce prodige par un mouvement mystérieux et qui échappe à nos regards. Que Dieu fasse disparaître ces ressorts imperceptibles par lesquels il forme et renouvelle l'organisation; aussitôt elle se déconcerte et s'anéantit.

1. Sg 11,2

28. Ainsi, puisque Dieu gouverne la nature universelle en agissant à la fois dans le monde physique et moral, comme nous l'avons démontré (1), il faut admettre qu'un Ange est aussi incapable de créer un être que de se créer lui-même. En se soumettant pleinement à Dieu et en exécutant ses ordres, l'Ange peut gouverner selon les lois de la nature les êtres inférieurs qui sont l'objet de son activité : il peut, dis-je, produire dans le temps, en suivant les principes incréés qui résident dans le Verbe ou les causes primordiales qui furent créées dans l'oeuvres des six jours, et en cela il ressemble au laboureur et au médecin. Mais quelle espèce de concours les Anges prêtèrent-ils à Dieu, lors de la formation de la femme?.Comment trancher une pareille question? Un point incontestable selon moi, c'est que si la chair prit la place d'une côte d'Adam, si la femme se forma de son corps; son âme, ses sens, en un mot l'appareil des organes et l'ensemble des facultés qui la rattachent à l'homme, ce fut l'oeuvre de Dieu. Sans recourir à ses Anges, sans abandonner son ouvrage pour le reprendre, il le continue encore aujourd'hui, en vertu de cette activité qui, si elle s'interrompait, laisserait retomber dans le néant tous les êtres avec les Anges eux-mêmes.

1. Ci-dessus, liv. 8,ch. 9,21-26

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CHAPITRE 16.

L'ESPRIT HUMAIN INCAPABLE DE COMPRENDRE LES OEUVRES DE DIEU.

29. L'expérience, aussi loin que la portée de l'esprit humain peut s'étendre, nous a révélé comme les sources où un corps animé et sensible prend naissance : les éléments, ainsi l'eau et la terre; les plantes ou les fruits, la chair même des animaux,.par exemple les vers et les insectes de toute espèce; enfin l'union des sexes. Mais nous ne voyons par aucun exemple que de la chair d'un animal il naisse un animal qui soit un autre lui-même, en dehors des modifications particulières à son sexe. Ainsi nous avons beau chercher dans la création des analogies pour nous expliquer par quel secret la femme fut formée d'une côte de l'homme, nous n'en trouvons pas. Pourquoi? C'est que nous voyons bien comment l'homme agit ici bas et que nous ignorons comment agissent les Anges, ces laboureurs de la nature universelle. Si le cours des lois naturelles produisait toutes les plantes sans le contour de l'industrie humaine, notre science se bornerait à connaître que les arbres et les végétaux naissent dans la terre des semences qui s'y étaient déposées saurions-nous que la greffe est capable de faire porter à un arbre des fruits d'une autre espèce et pour ainsi dire adoptifs? C'est un secret que nous révèle le travail de l'horticulteur, quoiqu'on ne puisse à aucun titre voir en lui un créateur d'arbres, puisqu'il ne fait que prêter son aide au Dieu qui seul crée le cours de la nature. Son oeuvre serait stérile, si l'oeuvre de Dieu n'en contenait pas les germes dans ses profondeurs. Est-il donc surprenant que nous ignorions comment il est sorti d'un os de l'homme un être semblable à lui, puisque nous ne savons même pas quelle part les Anges prennent aux créations divines? Saurions-nous qu'un arbre se transforme par la greffe en un autre arbre, si nous ignorions le concours que l'horticulteur prête à cette création de Dieu?

30. Cependant nous ne pouvons douter que l'homme aussi bien que les arbres n'ait d'autre Créateur que Dieu. Nous croyons fermement que la femme est sortie de l'homme sans être le fait d'une union charnelle, encore que la côte de l'homme ait pu être façonnée par les Anges dans cette création divine ; nous croyons au même titre qu'en dehors de tout commerce des (263) sexes il s'est formé un homme, quand la semence bénie d'Abraham a servi aux Anges pour former le Médiateur (1). Qu'un païen voie dans ce double prodige une double absurdité; soit; mais pourquoi un Chrétien qui reconnaît à la lettre la formation du Messie, s'imaginerait-il que tout est allégorique dans la formation d'Eve? Quoi ! un homme peut naître d'une femme Vierge, et une femme ne saurait venir d'un homme? Le sein d'une vierge contenait le germe d'un homme, elles flancs d'un homme n'auraient pas renfermé le germe d'une femme, et cela quand l'une était une servante qui donnait le jour à son maître, l'autre un serviteur qui produisait sa servante? Le Seigneur aurait pu aussi former son propre corps d'une côte ou de tout autre membre de la Vierge : mais au lieu de renouveler pour ce corps le prodige autre fois accompli, il nous a donné un enseignement plus utile, et fait voir, dans la personne de sa mère, que rien n est à condamner dans la chasteté.

1. Ga 3,19

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CHAPITRE 17.

LE PRINCIPE DONT LA FEMME DEVAIT SORTIR ÉTAIT-IL RENFERMÉ DANS LA CRÉATION VIRTUELLE DE L'HOMME AU SIXIÈME JOUR

31. Ici s'offre une question: l'acte par lequel Dieu créa virtuellement l'homme mâle et femelle, comme dit la Genèse (1), et le fit à son image et à sa ressemblance, lorsqu'il forma primitivement les causes génératrices de tous les êtres, cet acte, dis-je, impliquait-il que la femme sortirait des flancs de l'homme par une conséquence rigoureuse, ou ne faisait-il que rendre sa formation possible, de telle sorte que la naissance de la femme loin d'être établie nécessairement en principe, aurait été un mystère caché en Dieu? Je veux répondre à cette question, selon mes lumières sans rien trancher : toutefois, j'espère que les esprits pénétrés de la vérité chrétienne, en pesant mes paroles, trouveront ma proposition incontestable, dussent-ils l'entendre pour la première fois.

1. Gn 1,27

32. La nature, dans son cours ordinaire, est soumise à des lois qui produisent même chez les êtres vivants certaines tendances auxquelles la volonté la plus rebelle ne peut se soustraire. Dans le monde physique, les éléments ont chacun leurs propriétés, qui déterminent la mesure des effets qu'ils peuvent produire et en dehors desquelles ils n'agissent plus. Tous les êtres trouvent dans ces causes primordiales les principes qui les font naître, se développer et périr, chacun selon son espèce. De là vient qu'une fève ne saurait sortir d'un grain de blé, ni un grain de blé d'une fève, qu'un animal ne saurait engendrer l'homme, ni l'homme un animal. Au-dessus du cours naturel des choses s'élève la puissance du Créateur, qui trouve en elle-même le moyen de faire produire à toutes ces causes des effets, qu'elles ne contenaient pas à l'origine. Je ne veux point dire que Dieu m'ait pas mis en elles la possibilité de se prêter à ses desseins : car, son pouvoir absolu ne repose pas sur une force aveugle, mais sur une, puissance intelligente; il tire de chaque cause au moment qu'il a fixé, l'effet dont il avait auparavant établi la possibilité. Ainsi des lois différentes règlent les divers modes de la germination chez les plantes, déterminent la fécondité ou la stérilité selon les âges, valent à l'homme le don de la parole refusé aux animaux. Les principes de ces lois et autres semblables ne résident pas seulement en Dieu; ils ont été déposés par lui dans les choses et créés avec elles. Mais qu'une verge, un rameau desséché, poli, sans racine et sans communication avec le sol, fleurisse tout-à-coup et se couvre de fruits (1); qu'une femme stérile dans sa jeunesse enfante sur ses vieux jours (2); qu'une ânesse parle (3); tout en admettant que Dieu a rendu ses créatures capables de devenir l'instrument de pareils prodiges, puisqu'il ne saurait en tirer des effets qu'il leur aurait d'avance interdit de produire, sous peine de surpasser sa propre puissance, il faut bien reconnaître qu'il leur a attribué, en dehors des lois ordinaires de la nature, un mode spécial et inhérent à leur création même, de rester plus complètement soumises à la puissance souveraine de sa volonté.

1. Nb 17,8. -2. Gn 18,11 Gn 21,2 - 3. Nb 22,28


Augustin, De la Genèse 1207