Augustin, De la Genèse 1312

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CHAPITRE 12.

LA CONCUPISCENCE DE LA CHAIR TIENT A L'AME ET A LA CHAIR TOUT ENSEMBLE.

20. La Vérité même se fait entendre dans ces paroles : " La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1); " toutefois, s'il est un point incontestable pour le savant comme pour l'ignorant, c'est que la chair ne pourrait sans l'âme éprouver aucune convoitise-. Le principe de la concupiscence charnelle ne réside donc pas exclusivement dans l'âme, à plus forte raison dans la chair: il suppose l'âme et la chair; l'âme, sans laquelle aucun plaisir ne serait perçu ; la chair, sans laquelle aucune volupté sensuelle n'existerait. Lors donc que l'Apôtre nous parle de la chair qui convoite contre l'esprit, il entend sans aucun doute les plaisirs que la chair provoque dans l'âme et lui fait goûter de concert avec elle, à l'encontre des plaisirs purement spirituels. Par exemple, l'esprit éprouve un désir sans aucun mélange de volupté ou de passions, sensuelles, " quand l'âme soupire ardemment et se sent défaillir après les parvis du Seigneur (2). " C'est un, plaisir également spirituel qu'on propose à l'âme, en disant : " Tu as désiré la sagesse; garde le commandement et le Seigneur te la donne (3). " Quand l'esprit commande aux organes et les fait docilement concourir à un désir qui n'enflamme que lui, par exemple, quand on prend un livre, quand on s'occupe à lire, à écrire, à engager ou à suivre une discussion; quand on donne un morceau de pain à un pauvre affamé, bref, quand on remplit les autres devoirs de miséricorde et de charité, la chair se montre obéissante sans irriter la concupiscence. Mais ces nobles plaisirs dont l'âme seule est capable outrent-ils en lutte avec les plaisirs que la chair fait sentir à l'âme? Alors il est vrai de dire que la chair convoite, s'élève contre l'esprit et l'esprit contre la chair.

1. Ps 83,9 - 2. Si 1,33

21. Le mot chair dans ce passage n'est que l'âme agissant conformément aux suggestions de la chair, d'après l'analogie qui fait dire que l'oreille entend ou que l'oeil voit. Qui ne sait en effet que l'âme seule entend par l'organe de l'ouïe et voit par les yeux? C'est la même figure de langage qui permet de dire une main bienfaisante, la main s'étendant en effet pour secourir autrui. Si en parlant des yeux de la foi, seuls capables d'atteindre les vérités inaccessibles aux sens, on a pu dire: " Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu (1); " quoiqu'elle ne puisse le voir que par l'âme qui la fait vivre, et quoique pour voir pieusement, avec les yeux du corps, le Christ sous la forme dont il s'est revêtu pour nous, il n'y ait aucun mouvement de concupiscence, mais seulement un acte de la chair; et qu'ainsi il ne faille pas voir une pure opération de l'esprit dans ces mots : " Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu (2); " combien est-il plus juste encore de dire que " la chair " convoite " lorsque l'âme abandonne le corps à la vie des sens ou même accède aux désirs de la chair; lorsqu'il n'est point au- pouvoir de l'âme d'être au-dessus de pareilles convoitises, aussi longtemps que domine dans les membres le péché, je veux dire, ce fougueux penchant à la volupté qui naît dans ce corps de mort en punition du péché an sein duquel nous naissons tous et qui fait de nous, avant le don de la grâce, des enfants de colère (3), ce péché contre lequel luttent ceux qui sont établis en grâce? Ils ne réussissent pas sans doute à l'étouffer dans ce corps mortel ou plutôt mort, mais il l'empêchent d'y régner. Or, pour que le péché ne règne pas, il faut qu'on n'obéisse point aux désirs qu'il fait naître, je veux dire à la concupiscence que la chair rebelle irrite contre l'esprit. Delà vient que l'Apôtre ne dit pas : que le péché ne soit plus dans votre chair mortelle, il savait trop bien que le péché a pour nous un attrait qui est la suite de la corruption originelle; mais : " Que le péché ne domine plus dans votre chair mortelle, pour vous faire obéir à ses désirs déréglés et n'abandonnez par vos membres au péché comme des instruments d'iniquité (4) ".

1. Lc 3,6 - 2. Lc 3,6 - 3. Ep 2,3 - 4. Rm 6,12-13

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CHAPITRE 13.

DE L'AVANTAGE QU'ON TROUVE A COMPRENDRE AINSI LA CONCUPISCENCE - DU PÉCHÉ CHEZ LES ENFANTS.

22. Ce point de vue offre plusieurs avantages; d'abord il n'y aucune inconséquence à dire que la chair sans l'âme serait étrangère à la concupiscence ; puis on ne tombe pas dans l'erreur des Manichéens, qui, voyant avec raison que la chair sans l'âme serait étrangère à la concupiscence, ont imaginé une seconde âme, en lutte avec Dieu; laquelle gouverne la chair, et la t'ait se révolter contre l'esprit. Enfin nous ne sommes point condamnés à dire que certaines âmes pourraient se passer de la grâce de Jésus-Christ, pour répondre À cette objection : Quel est donc ce crime qui rend si affreux pour- l'âme d'un jeune enfant le malheur de sortir du corps avant d'avoir reçu le baptême, si elle n'est coupable d'aucune faute personnelle, ou si elle ne vient pas de cette âme qui la première a péché en Adam?

23. Il n'est point ici question des enfants déjà grands auxquels on ne peut, selon quelques personnes, reprocher aucune faute, avant l'âge de quatorze ans, époque où ils entrent dans l'adolescence. Nous serions de cet avis, si l'enfance n'avait d'autre vice que l'appétit grossier du sexe; mais qui aurait le front de soutenir que le vol, le mensonge, le parjure ne sont point des péchés, à moins d'être intéressé à voir de pareils méfaits se commettre impunément? Or, les fautes de ce genre se multiplient chez l'enfant et si elles paraissent moins graves que dans un âge plus avancé, c'est qu'on espère que la raison s'étant fortifiée avec les années, les règles de la saine morale seront mieux comprises et plus docilement pratiquées. Mais je ne veux point ici parler de ces enfants, encore qu'on les voie protester de toutes leurs forces, en actes et en parole, contre la vérité ou la justice, quand elles contrarient cet instinct de volupté qui, malgré leur âge, trouble leur âme et leur corps; et quel est le motif qui leur fera paraître légitime l'attrait pour le plaisir, la répugnance pour la douleur, sinon un amour secret du mensonge et de l'injustice? J'ai en vue les enfants plus petits, non parce qu'ils naissent trop souvent de l'adultère. La corruption des moeurs n'est point un motif pour reprocher à la nature ses bienfaits; à ce titre, en effet, il faudrait que le blé semé par un voleur ne germât pas dans la terre; il faudrait encore que l'iniquité des parents retombât sur eux, malgré leur retour au Seigneur; combien moins en seront châtiés les enfants, s'ils mènent une vie vertueuse!

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CHAPITRE 14.

L'EXISTENCE DU PÉCHÉ CHEZ LES ENFANTS ET LEUR BAPTÊME PROUVENT-ILS LA PROPAGATION DES AMES?

Le problème se pose avec toute sa force, quand on se demande comment l'âme, à cet âge où (273) elle n'a encore commis aucune faute personnelle, peut être justifiée par l'obéissance d'un seul homme, si elle n'est pas coupable par la désobéissance d'un seul. Tel est le raisonnement de ceux qui prétendent que les âmes sont produites par celles des parents, bien qu'elles n'aient, comme les corps eux-mêmes, d'autre créateur que Dieu ; car ce serait une erreur de croire que les parents puissent produire même le corps sans le concours de Celui qui a dit. " Je t'ai connu avant de te former dans le sein de ta mère (1). "

1. Jr 1,6

24. Voici comment on leur répond. Dieu crée et donne successivement aux hommes des âmes nouvelles, afin qu'en vivant bien dans cette chair de péché issue du péché originel, et qu'en domptant la concupiscence de la chair sous l'influence de la grâce, elles acquièrent des mérites qui leur vaudront de passer à un état plus parfait avec le corps même au temps de la résurrection, et de vivre éternellement en Jésus-Christ dans la société des Anges. Mais comme l'âme est associée par une mystérieuse union à des organes de boue, périssables, ayant pour ainsi dire leur racine dans la chair du péché, il faut, pour qu'elle puisse les vivifier d'abord et les gouverner ensuite avec le temps, qu'elle soit plongée en quelque sorte dans l'oubli. Si elle était incapable de sortir de ce désordre, on pourrait alors s'en prendre au Créateur : mais puisqu'elle est capable de secouer cette torpeur, de sentir son oubli et de revenir à son Dieu; puisqu'elle peut, dis-je,. mériter les dons de sa miséricorde et de sa vérité, d'abord par une pieuse conversion, ensuite par la fidélité persévérante à garder ses commandements ; qui l'empêcherait de sortir peu-à-peu de son sommeil, de s'éveiller à la lumière intellectuelle, fin de la créature raisonnable, et de choisir la vie du bien par l'effort d'une bonne volonté? Cet effort toutefois est au dessus d'elle, sans le secours de la grâce de Dieu par l'entremise du Médiateur. Si l'homme néglige ces devoirs, il sera un autre Adam en chair comme en âme; sil les accomplit, il n'aura plus d'Adam que la chair; en vivant selon la loi de l'esprit, il purifiera des souillures du péché la chair coupable qui lui est venue d'Adam, et méritera de recouvrer un corps pur en passant par la transformation que la résurrection fait attendre aux saints.

25. En attendant que l'âme puisse avec l'âge vivre de la vie de l'esprit; elle doit nécessairement recevoir le sacrement du Médiateur, afin qu'elle doive à la foi de ceux qui l'aiment l'affranchissement qu'elle ne peut obtenir par la sienne. Car ce sacrement a la vertu de remettre la peine du péché originel même dans L'âge le plus tendre : sans ce secours, on ne saurait dompter dans la jeunesse la concupiscence de la chair; la chair elle-même domptée, on ne saurait entrer en possession de la vie éternelle, sans la grâce de Celui qu'on s'est appliqué à mériter. Le baptême est donc indispensable à tout nouveau-né vivant, pour arracher l'âme à la contagion de la chair de péché, laquelle ne peut rester en communication avec l'âme de l'enfant sans la rendre incapable de toute affection spirituelle. La faute originelle pèse sur l'âme même après la mort, à moins qu'elle ne l'ait expiée avant d'être sortie des liens du corps par la vertu du sacrifice unique du véritable prêtre, le sacrifice du Médiateur.

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CHAPITRE 15.

MÊME SUJET.

26. Et qu'arrivera-t-il, dira-t-on, si les parents par incrédulité ou par indifférence, négligent d'accomplir ce devoir?On pourrait en dire autant des personnes plus âgées; car, elles peuvent mourir subitement ou tomber malades chez des gens qui ne leur offriraient aucun moyen de recevoir le baptême. Or, ajoute-t-on, ces personnes ont de plus des fautes personnelles à expier, et, à moins d'en recevoir le pardon, il sera de toute justice quelles soient punies des fautes dont elles se seront volontairement rendues coupables en cette vie; quant à l'âme d'un enfant, à qui on ne saurait reprocher d'avoir contracté les souillures de la chair de péché, si on ne veut pas admettre qu'elle sorte de la première âme qui ait péché; comme ce n'est point sa faute, mais la nature et Dieu même qui l'ont unie au corps, pourquoi serait-elle exclue de la vie éternelle, quand l'enfant n'a point trouvé de main secourable pour le faire baptiser? Dirait-on qu'il n'en résultera pour elle rien de fâcheux? A quoi donc servirait de recevoir cette grâce, s'il n'y a aucun inconvénient à en être privé?

27. Quelle réponse peuvent faire ceux qui prétendent que les enfants reçoivent une âme nouvelle, qu'elle n'a point été produite par celle des parents, et qu'on cherche à appuyer cette thèse (274) sur l'Écriture parce qu'on l'y trouve ou du moins qu'elle n'y est pas combattue? Je l'avoue, je ne l'ai jamais lue, ni entendu faire. Toutefois, pour ne pas négliger la cause des absents, je ne voudrais pas cacher une idée qui se présenterait à mon esprit pour défendre leur système. Or, ils pourraient encore observer que, sachant par sa prescience la vie que mènerait chaque âme, si elle restait longtemps dans le corps, Dieu accorde le bienfait du baptême à celui dont il prévoit la piété, a l'âge qui la comporte, si une raison mystérieuse n'exigeait pas qu'il mourût d'une mort prématurée. Oui c'est un mystère impénétrable pour l'intelligence humaine, ou du moins pour la mienne, qu'il naisse des enfants destinés à mourir bientôt ou même après leur naissance. mais ce mystère est tellement insondable qu'on ne peut en tirer aucune conséquence pour ou contre ces deux hypothèses. Or, comme il faut renoncer à l'opinion suivant laquelle les âmes seraient envoyées ici-bas, d'après leurs mérites dans une vie antérieure, et qu'elles seraient d'autant plus vite affranchies qu'elles auraient commis moins de fautes, pour ne pas contredire l'Apôtre qui nous assure qu'avant de naître on ne fait ni bien ni mal; on ne saurait expliquer ni dans l'hypothèse de la création successive des âmes, ni dans celle de leur propagation, par quel secret la mort arrive plus tôt pour les uns, plus tard pour les autres. C'est un mystère insondable dont on ne peut tirer parti, à nos yeux, pour réfuter ou pour soutenir l'une de ces deux opinions.

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CHAPITRE 16.

MÊME SUJET ENCORE.

28. Quand on demande à ceux qu'embarrassait déjà la mort des petits enfants, quelle peut être la nécessité de recevoir le baptême pour les âmes, si elles ne sont point sorties de celle dont la désobéissance a fait beaucoup de pécheurs, voici leur réponse : Tous sont devenus pécheurs au point de vue de la chair; sous le rapport de l'âme, ceux-là seuls deviennent pécheurs qui vivent dans le mal au lieu de faire le bien ici-bas; le baptême est donc nécessaire aux âmes en général et en particulier à celles des enfants, parce qu'il serait funeste pour elles de quitter la vie sans avoir reçu ce sacrement; car, la contagion du péché se communiquant à l'âme par la chair de péché, se glisse dans les membres et les accable d'un poids qui doit se faire sentir après la mort, si l'âme n'en est pas délivrée en cette vie par le sacrement du Médiateur; ce bienfait est accordé d'en haut à tout âme dont Dieu prévoit la pieuse existence si elle vit jusqu'à l'époque où commence la pratique de la vertu, quand il veut, par un secret particulier, qu'elle prenne naissance dans un corps pour le quitter aussitôt après. On oppose à cette réponse une objection c'est que nous sommes dans une incertitude terrible sur le salut des âmes qui, après une vie pieuse, ont rencontré la mort dans la paix de l'Eglise, si nous devons être jugés, non-seulement sur les oeuvres que nous aurons faites, mais encore sur celles que nous aurions pu faire dans l'hypothèse où notre vie se serait prolongée. Si Dieu tient compte non-seulement des fautes passées, mais encore des fautes futures et si la mort n'empêche pas la responsabilité des crimes qu'elle a prévenus, le,juste ne gagne rien quand une mort prématurée empêche le vice de corrompre son âme (1)? Car Dieu connaît d'avance ce vice : pourquoi donc n'en fait-il pas de préférence la règle de ses jugements, si, pour empêcher que la contagion du péché originel ne gâte l'âme d'un enfant destiné à mourir, il décide qu'elle recevra le bienfait du baptême, par ce motif seul qu'il sait d'avance qu'elle mènera, si la vie se prolonge pour elle, une existence de piété et de foi?

1. Sg 4,11

29. Voudrait-on rejeter ce raisonnement par cela seul qu'il m'est personnel? Eh bien que ceux qui voient dans leur hypothèse l'expression de la vérité citent des témoignages de l'Écriture, proposent des arguments qui lèvent toute équivoque, ou du moins prouvent que leur opinion ne contredit pas le passage significatif où l'Apôtre, mettant en relief la grâce qui fait notre salut, dit : "De même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ (2), " ou celui-ci : " De même que par la désobéissance d'un seul beaucoup ont été faits pécheurs, ainsi par l'obéissance d'un seul beaucoup deviendront justes. " Par ces nombreux pécheurs, il entend tous les hommes sans exception, puisqu'il disait plus haut qu'en Adam " tous ont péché (3). " Le mot tous et l'usage d'administrer le baptême aux enfants ne permettent donc pas de faire une exception en leur faveur, disent les partisans de l'hypothèse de la propagation des âmes; et cette conséquence semble juste tant qu'on n'avance pas, pour la combattre, une proposition évidente et nullement opposée à l'Ecriture ou un témoignage de l'Ecriture même.

1. 1Co 15,22 - 2. Rm 5,19 Rm 5,12

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CHAPITRE 17.

DISCUSSION DU TEXTE DE LA SAGESSE CITÉ PLUS HAUT.

30. Examinons maintenant, dans les limites que nous trace le plan de cet ouvrage, le texte dont nous avons tout-à-l'heure ajourné la discussion : " J'étais un enfant d'heureux naturel, j'ai reçu une âme bonne, et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur (1). " Ce texte semble favorable à ceux qui prétendent que les âmes, loin d'être produites par celles des parents, viennent ou descendent d'en haut et sont envoyées par Dieu dans le corps; en revanche, les expressions : "J'ai reçu une âme bonne, " ne laissent pas d'être fort embarrassantes pour eux : car, ils croient sans aucun doute que les âmes envoyées par Dieu dans, les corps sortent d'une source unique dont elles sont comme autant de ruisseaux ou du moins sont de la même espèce, ils n'admettent pas que les unes soient bonnes ou meilleures, les autres mauvaises ou pires encore. D'où viennent en effet les différences qui rendent les âmes bonnes ou mauvaises, à divers degrés, sinon des habitudes librement contractées ou des tempéraments, qui font plus ou moins plier l'âme " sous le poids de ce corps corrompu qui est un faix pour l'âme (2)? " Or, aucune âme, avant de descendre dans le corps, n'a contracté d'habitudes en vertu d'actes personnels, et ce n'est pas en songeant à un corps moins lourd que l'auteur de ce passage a pu dire de lui-même : " J'étais un enfant d'heureux naturel, j'ai reçu une âme bonne et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur. " Ainsi il était bon avant de descendre dans un corps, mais cette bonté ne tenait ni à, la différence des moeurs, puisqu'il n'avait point acquis de mérites dans une existence antérieure, ni à quelque différence dans le corps, puisqu'il était bon avant d'y descendre. A quoi tenait-elle donc?

1. Sg 8,19-20 - 2. Sg 9,15

31. Pour les partisans de la transmission des âmes, le texte, à part les expressions : " Je me suis uni à un corps, " se concilie bien avec leur opinion. L'auteur, en effet, après avoir dit: " J'étais un enfant d'heureux naturel, " ajoute immédiatement : " et j'ai reçu une âme bonne, " pour montrer les causes auxquelles tenait cet avantage, c'est-à-dire, le caractère de son père ou son tempérament. Quant aux expressions : " Et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur, " on peut les entendre de sa mère et les concilier avec celles qui précèdent; car, étant admis qu'il est sorti de l'âme et du corps de son père pour entrer dans les entrailles sans souillure de sa mère, on peut conclure qu'il n'a point été conçu dans ce flux de sang qui, dit-on, communique à l'enfant un esprit lourd, ou dans l'impudicité de l'adultère. Par conséquent, ou ce texte de la Sagesse est plus favorable à l'hypothèse de la transmission des âmes, ou il ne prouve ni pour ni contre, si l'on réussit à l'interpréter aussi d'après l'opinion contraire.

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CHAPITRE 18.

DE L'AME DU CHRIST : LE TEXTE PRÉCÉDENT LA CONCERNE-T-IL?

32. Si l'on veut appliquer ces paroles au Seigneur, sous le rapport de la nature humaine revêtue par le Verbe, on trouve dans le contexte des traits qui ne conviennent guère à une si haute majesté, principalement cet aveu que fait l'auteur un peu plus haut, lorsqu'il dit : " qu'il est né de la semence d'un homme épaissie dans le sang (1). " Ce n'est point ainsi qu'est né le Fils de la Vierge, dont l'incarnation, comme aucun chrétien n'en doute, s'est faite sans le concours d'un homme. Sans doute quand le Psalmiste dit : "Ils ont percé mes pieds et mes mains et ils ont compté tous mes os; ils m'ont regardé, considéré; ils se sont partagé mes vêtements et ont jeté le sort sur ma robe, " ces traits ne conviennent qu'à Jésus-Christ; mais il dit au même endroit : " Mon Dieu, regardez-moi, pourquoi m'avez-vous abandonné? La voix de mes péchés éloigne ma délivrance (2); " et ces paroles ne lui conviennent qu'en tant, qu'il représente notre corps dégradé, parce que nous sommes les membres de son corps. Il est dit dans l'Evangile, même: " L'enfant croissait en âge et en sagesse. " Or, si quelques expressions, qui avoisinent dans le livre de la Sagesse le texte que nous citons, peuvent s'appliquer à Notre-Seigneur, parce qu'il a pris les humbles dehors de l'esclavage et que le corps de l'Eglise devient un par son union avec son Chef, je le demande, peut-on concevoir un enfant de plus heureux naturel que celui dont les vieillards admiraient la sagesse à douze ans (3)? Y a-t-il une âme meilleure que la sienne? Quand bien même l'hypothèse de la transmission des âmes serait prouvée au lieu d'être débattue, on ne devrait pas pour ce motif croire l'âme issue de l'âme du premier prévaricateur, puisque autrement la désobéissance d'un seul ferait un pécheur de celui-là même qui par son obéissance en a affranchi beaucoup de la condamnation et les a justifiés? Quel sein est plus chaste que celui de cette Vierge qui, tout en ayant pris son corps à la tige du péché, a conçu en dehors de toute communication avec le péché, en sorte que le Christ a pris naissance dans ses entrailles sans être soumis a la loi qui, inhérente aux organes de ce corps de mort, contredit celle de l'esprit? C'est cette loi que les saints de l'ancien Testament ont dominée dans le mariage, et n'ont laissé agir qu'autant qu'il le fallait dans l'intérêt de l'espèce. Tout en s'incarnant dans une femme, conçue d'après le mode dont la chair de péché se transmet, comme sa conception s'est accomplie autrement que celle de sa mère, sa chair, loin d'être corrompue par le péché, n'en a pris que la ressemblance. S'il a été condamné à mourir, ce n'est point à cause de ces mouvements involontaires, quoique la volonté doive les dominer, qui éclatent dans la chair et qui s'élèvent contre l'esprit (4) : il n'a pas pris un corps seulement pour arrêter la contagion du péché, mais, pour payer à la mort le tribut qu'il ne devait pas, et pour faire briller à nos yeux les promesses de la résurrection :c'est ainsi qu'il nous a tout ensemble délivrés de la crainte et donné l'espérance.

1. Sg 7,2 - 2. Ps 21,17-20. 3. Lc 2,42-52 - 4. Ga 5,17

33. Du reste, si on me demande où Jésus-Christ a puisé son âme, j'avoue que sur ce sujet j'aimerais mieux écouter des personnes plus vertueuses ou plus habiles que moi : toutefois, s'il faut répondre, je dirai selon la portée de mon esprit, qu'il la tient, non d'Adam, mais du principe même dont la tient Adam. Si la poussière empruntée à la terre a pu s'animer sous un souffle divin sans aucune intervention de l'homme, le corps emprunté à une chair virginale ne devait-il pas à plus forte raison obtenir une âme bonne, quand il s'agissait, ici, d'élever celui qui devait tomber ; là, de faire descendre celui qui devait nous relever? Peut-être, si cette pensée toutefois peut s'appliquer au Christ, le mot sortitus sum a-t-il été employé parce que les dons du hasard ne sont d'ordinaire que les dons de la Providence : ou plutôt, comme on peut le dire avec confiance, cette expression a été choisie en vue de nous montrer que des oeuvres antérieures n'on point élevé à cette grandeur sublime l'âme avec laquelle le Verbe s'est fait chair pour habiter parmi nous (1), le mot sortiri excluant tout mérite dans une vie antérieure.

1. Jn 1,14

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CHAPITRE 19.

L'AME DU CHRIST N'ETAIT POINT DANS ABRAHAM; ELLE N'EST POINT VENUE PAR TRANSMISSION.

34. L'Epître aux Hébreux renferme un passage qui mérite toute notre attention. L'Apôtre montre la différence qui sépare la sacerdoce de Lévi du sacerdoce du Christ, sous l'emblème prophétique du grand-prêtre Melchisédech : " Considérez, dit-il, combien grand a dû être celui à qui le patriarche Abraham lui-même a donné la dîme des plus riches dépouilles. Ceux des enfants de Lévi qui ont reçu le sacerdoce ont ordre, d'après la loi, de lever les dîmes sur tout le peuple, c'est-à-dire, sur leurs frères, quoique sortis comme eux du sang d'Abraham. Et voilà que celui qui ne partage point avec eux la même origine, a pris les dîmes d'Abraham lui-même, et il a béni celui à qui les promesses avaient été faites. Or c'est une maxime incontestable que celui qui bénit est au-dessus de celui qui reçoit la bénédiction. De plus, quand il s'agit des Lévites, ce sont des hommes mortels qui reçoivent la dîme, et quand il s'agit de Melchisédech, c'est un homme que l'Ecriture nous représente comme toujours vivant. Si j'ose le dire, Lévi, qui reçoit la dîme, l'a en quelque sorte payée dans la personne d'Abraham : car il était renfermé en son aïeul (1)." Si donc la prééminence du sacerdoce de Jésus-Christ sur le sacerdoce de Lévi éclate dans ce fait, que celui qui reçut la dîme d'Abraham, en qui Lévi la paya lui-même, était la figure de Jésus-Christ comme prêtre, il faut reconnaître que le Sauveur n'a point payé la dîme en la personne d'Abraham; et si Lévi paya la dîme, parce qu'il était renfermé dans Abraham, le Christ ne l'a point payée, par ce qu'il n'était pas renfermé dans sa personne. Est-ce le corps de Lévi, et non son âme, qui était implicitement renfermé dans la personne d'Abraham? A ce titre, le Christ y était également compris, puisqu'il est selon la chair de la race d'Abraham, et à ce titre aussi, il a payé la dîme. En prouvant donc la supériorité du sacerdoce de Jésus-Christ sur celui de Lévi parce que Lévi paya la dîme à Melchisédech dans la personne d'Abraham, qui renfermait également le Christ et par conséquent payait la dîme pour lui, que veut-on nous révéler sinon que le Christ n'était pas renfermé tout entier dans Abraham? Or, peut-on dire que son corps n'y était pas implicitement compris? C'est donc son âme qui en était absente. Par conséquent l'âme coupable d'Adam n'a point fourni, par voie de transmission, l'âme du Christ ; autrement elle eût été comprise dans la personne d'Abraham.

1. He 7,4-10

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CHAPITRE 20.

RÉPONSE QU'ON POURRAIT FAIRE DANS L'HYPOTHÈSE DE LA TRANSMISSION DES AMES.

35. Les partisans de la propagation des âmes se montrent ici et prétendent que leur système est démontré, s'il est prouvé que Lévi, même avec son âme, était renfermé dans la personne d'Abraham, qui paya la dîme à Melchisédech pour son petit-fils, et qu'on puisse distinguer le Christ d'avec Lévi à propos de cette offrande : or, le Christ n'ayant point payé la dîme, tout en étant renfermé dans la personne d'Abraham selon la chair, il faut admettre que son âme n'y était pas comprise, et que celle de Lévi y était renfermée. Pour moi, cet argument me touche peu; je suis plus disposé à entendre les deux parties qu'à me prononcer pour Tune on pour l'autre. Ce que je me suis proposé en citant ce passage, c'est de prouver que l'âme du Christ n'a point pris naissance par transmission. Parmi les adversaires de cette transmission quelques-uns répondront peut-être à cet argument et feront valoir un raisonnement qui n'est pas sans importance à mes yeux, le voici : Bien qu'aucune âme ne soit renfermée dans les reins d'un père, Lévi fut toutefois selon la chair renfermé dans ceux d'Abraham en la personne duquel il paya la dîme; le Christ y fut également renfermé selon la chair tout en restant exempt de ce tribut. En effet Abraham contenait Lévi dans ses reins d'après le principe qui fait sortir un enfant du germe déposé par le père dans le sein maternel; mais comme la conception du Christ se fit en dehors de cette loi, son corps ne fut point renfermé; au même titre que Lévi dans la personne d'Abraham, encore que Marie en soit issue. Par conséquent ni Lévi ni le Christ ne furent enfermés dans les reins d'Abraham sous le rapport de l'âme : ils ne le furent que sous le rapport de la chair, avec cette différence que Lévi dut sa naissance aux désirs de la chair, tandis que le Christ ne prit dans le sein de sa mère que la substance de son corps. La semence en effet se compose à la fois d'une substance corporelle et d'un principe invisible; elle s,'est transmise ainsi d'Abraham ou plutôt d'Adam au corps de Marie, dont la conception et la naissance ont été soumises à cette loi. Quant au Christ, il a pris la substance visible de sa chair dans celle d'une vierge, mais le principe de sa conception, loin de dépendre d'un homme, a été tout surnaturel. Il a donc été renfermé dans les reins d'Abraham pour le corps qu'il a reçu de sa mère.

36. Ainsi Lévi a payé la dîme dans la personne d'Abraham, mais n'a été dans ses reins qu'au point de vue de la chair et au mime titre qu'Abraham lui même avait été renfermé dans ceux de son père: en effet il est né d'un père comme Abraham, en vertu de la loi qui soulève la chair contre l'esprit et de l'invisible concupiscence, qu'une légitime et chaste union ne laisse s'exercer que dans l'intérêt de la reproduction de l'espèce; mais le Christ n'a pu payer la dîme en la personne d'Abraham, puisque sa conception loin d'y avoir puisé la blessure en a tiré le remède. La dîme même étant une figure de ce remède divin, le malade, non le médecin, a dû payer le tribut dans la personne d'Abraham. Car le corps d'Abraham, et même celui du premier homme formé de la terre, contenaient tout ensemble la plaie du péché et le remède pour la guérir; la plaie, c'est-à-dire cette loi qui soulève la chair contré la loi de l'esprit et qui va se communiquant d'homme à homme, comme si elle se gravait successivement ; le remède, c'est-à-dire ce corps conçu et formé dans le sein d'une vierge sans concupiscence, par une pure incarnation, afin de pouvoir mourir malgré son innocence et de nous donner un gage sûr de la résurrection. L'âme du Christ n'est donc point née par transmission de la première âme coupable; c'est un point que doivent admettre ceux mêmes qui croient à la propagation des âmes. Car, d'après eux, cette propagation se produit par l'acte générateur du père: or la conception du Christ est en dehors de la génération ordinaire. D'ailleurs s'il avait été compris avec son âme dans la personne d'Abraham, il aurait payé lui-même la dîme, ce qui est contraire au témoignage de l'Ecriture, puisqu'elle établit sur ce principe même la prééminence du sacerdoce de Jésus-Christ sur le sacerdoce de Lévi.

1321

CHAPITRE 21.

IL SERAIT IMPOSSIBLE QUE LE CHRIST N'EUT PAS PAYÉ LA DIME, S'IL AVAIT ÉTÉ RENFERMÉ AVE SON AME DANS LA PERSONNE D'ABRAHAM.

37. On va peut-être me dire: Si le Christ a pu être implicitement renfermé avec son corps dan la personne d'Abraham sans être soumis à la dîme, pourquoi n'aurait-il pu y être également avec son âme sans être condamné à ce tribut Je réponds : parce que, la substance de l'âme étant simple, il est impossible qu'elle s'accroisse comme font les corps; c'est un point que reconnaissent les auteurs mêmes qui considèrent l'âme comme corporelle, opinion à laquelle appartiennent la plupart de ceux qui croient, que les âme sont produites de celles des parents. Or, dans la semence d'où naît le corps il peut y avoir un principe invisible, destiné à présider à son développement harmonieux, principe que l'intelligence et non les yeux, distingue de la matière visible et palpable. Le volume même du corps humain par sa disproportion avec le germe dont il vient fait assez voir qu'il est possible d'emprunter a corps des éléments qui contiennent la matière visible et non l'invisible principe de la reproduction, comme l'a fait le Christ, dont la chair s'est formée par un effet surnaturel, sans se propager aux dépens d'un père et d'une mère. Mais qui oserait dire de l'âme qu'elle contient un germe composé à la fois d'une matière visible et d'un principe invisible? Du reste à quoi bon se travailler pour formuler une vérité que la parole toute seule est incapable de démontrer, à moins qu'on ne s'adresse à un esprit vif qui devance la parole et qui n'attend pas tout de la clarté des mots? Voici donc ma conclusion : Si l'âme du Christ s'est formée d'une autre âme, comme on l'a cru peut-être, quand nous ne parlions que de son corps, elle s'en est propagée sans contracter la souillure originelle; mais si elle n'a pu s'en propager sans contracter cette tache, c'est qu'elle n'en vient pas. Quant à la question de savoir si les autres âmes viennent des parents ou d'en haut, le démontre qui pourra. Je flotte d'une opinion à l'autre, sans pouvoir fixer ma pensée, ferme uniquement sur ce point, que l'âme n'est ni un corps, ni une organisation ou, comme disent les Grecs l'harmonie de parties matérielles ; voile ce que tout le verbiage du monde ne fera jamais entrer dans mon esprit aidé de la grâce de Dieu.


Augustin, De la Genèse 1312