Augustin, De la Genèse 1322

1322

CHAPITRE 22.

D'UN PASSAGE DE SAINT JEAN: PEUT-IL S'EXPLIQUER DANS LES DEUX HYPOTHÈSES?

38. Il y a dans l'Ecriture un autre passage que nous ne devons pas oublier et sur lequel peuvent s'appuyer ceux qui prétendent que les âmes viennent d'en haut; le Seigneur a dit lui-même? " Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l'esprit est esprit (1). " Peut-on trouver un témoignage plus précis, dit-on, pour prouver que l'âme né naît pas de la chair? Qu'est-ce en effet que l'âme, sinon l'esprit de vie, créé et non créateur? A ce raisonnement les adversaires en opposent un autre. Eh! prétendons-nous autre chose, s'écrient-ils, nous qui disons que la chair vient de la chair, l'âme de l'âme? L'homme en effet est composé d'un corps et d'une âme, et nous soutenons que le corps naît du corps par la génération, l'esprit de l'esprit par la concupiscence. Encore oublient-ils de nous dire que les paroles du Seigneur ont trait, non à la génération matérielle, mais à la régénération spirituelle.

1 Jn 3,6

1323

CHAPITRE 23.

QUELLE EST L'HYPOTHÈSE LA PLUS VRAISEMBLABLE? DE LA COUTUME OU EST L'EGLISE DE BAPTISER LES ENFANTS.

39. Après cette discussion, telle que nous l'ont permise et le temps et nos forces, je conclurais que les raisonnements et les témoignages de l'Ecriture ont une valeur égale ou presque égale dans les deux hypothèses, si la coutume où est l'Eglise de baptiser les petits enfants, ne me faisait pencher en faveur de l'opinion selon laquelle les âmes émanent de celles des parents; je ne vois aucune réponse à faire à cette opinion sur ce point; si Dieu m'envoie ensuite quelque lumière, s'il accorde même la grâce d'écrire aux docteurs qui se préoccupent- de ces questions, je le verrai avec plaisir. Aujourd'hui toutefois je déclare que l'argument tiré du baptême des petits enfants est très-sérieux, afin qu'on s'occupe de le réfuter, s'il est faux. Car, ou nous devons abandonner cette question et croire qu'il suffit pour la foi de savoir le but où nous conduira une vie pieuse, sans connaître notre origine; ou l'âme intelligente est portée avec ardeur à sonder un problème qui la touche : alors, mettons de côté toute obstination dans le débat; faisons nos recherches avec conscience, demandons avec humilité, frappons avec persévérance. Si cette connaissance nous est utile, Celui qui sait mieux que nous ce qu'il nous faut nous l'accordera, lui qui donne ce qui leur est bon à ses enfants (1). Toutefois l'usage où l'Eglise, notre mère, est de baptiser les enfants, doit être pris en sérieuse considération : il ne faut ni le regarder comme inutile, ni croire qu'il n'est pas une tradition des Apôtres. Cet âge tendre offre un argument d'autant plus sérieux, que le premier il a eu le bonheur de verser son sang pour le Christ.

1. Mt 7,11

1324

CHAPITRE 24.

CONSÉQUENCE QUE DOIVENT ÉVITER LES PARTISANS DE LA PROPAGATION DES AMES.

40. J'avertis de tout mon pouvoir les partisans de ta propagation des âmes et je les prie de bien s'examiner eux-mêmes, afin qu'ils se convainquent que leur âme n'est point un corps. Il n'est effectivement aucune substance qui, par une étude attentive, révèle mieux à l'esprit le Dieu souverain et immuable, que celle qu'il a faite à son image : d'autre part, on est bien près de croire que Dieu est un corps, on y arrive peut-être logiquement, lorsqu'on admet que l'âme est corporelle. Accoutumé à la vie et aux opérations des sens, on ne veut pas croire que l'âme soit d'une autre nature que le corps, dans la crainte qu'elle ne soit plus rien : à plus forte raison, plus on craint que Dieu n'existe pas, plus on craint de lui retisser un corps. L'imagination entraîne ces sensualistes avec tant de force vers les représentations réelles ou chimériques que l'esprit se forme à propos des corps, que sans ces représentations ils redoutent de se perdre dans le vide ; de là vient qu'ils se figurent nécessairement la justice et la sagesse sous des formes et des. couleurs, car ils ne peuvent les concevoir d'une manière purement spirituelle; et pourtant, quand la sagesse et la justice excitent leur admiration ou leur inspirent quelques actes, ils ne disent point le coloris, les traits, la taille, les formes qui ont frappé leurs regards. C'est un sujet que nous avons déjà traité ailleurs et que nous traiterons encore, s'il plaît à Dieu. Ainsi donc, que l'on regarde comme une certitude l'hypothèse de la transmission des âmes ou qu'on reste dans le doute, on ne doit jamais aller jusqu'à croire ou dire que l'âme est matérielle, surtout pour éviter de se figurer Dieu comme un corps; puisque, malgré sa perfection, malgré le privilège de surpasser tous les êtres par son essence, il n'en serait pas moins un corps.

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CHAPITRE 25.

ERREUR DE TERTULLIEN SUR LA NATURE DE L'AME.

41. Aussi quand Tertullien a cru l'âme corporelle, c'est qu'il n'a pu la concevoir comme une substance simple, et qu'il aurait eu peur de l'annihiler en n'en faisant pas un corps; et conséquemment il a été incapable de se former sur Dieu une autre opinion. Mais comme son génie est perçant, il découvre parfois la vérité en dépit de son système. Quoi de plus vrai que ce principe qu'il formule dans un de ses ouvrages : " Tout ce qui est corporel est passible (1)? " Par conséquent, il aurait dû renoncer à l'opinion qui lui faisait dire un peu plus haut que Dieu est un corps : je ne saurais croire, en effet, qu'il ait perdu le sens au point d'admettre que la substance de Dieu fût passible et de faire non-seulement du Christ avec sa chair, avec sa chair et son âme, mais encore du Verbe par qui tout a été fait, un être passible et susceptible de changer : pour un esprit chrétien ce serait une impiété. Ailleurs, après avoir attribué à l'âme la transparence de l'air et de la lumière, il arrive aux sens, dont il essaie de faire comme les organes de l'âme, et il dit : " Il y a l'homme intérieur et l'homme extérieur, un en deux : le premier a aussi ses yeux, ses oreilles, au moyen desquels le peuple a du voir et entendre le Seigneur; il possède enfin tous les organes nécessaires pour la pensée et pour les visions des songes (2). "

1. De l'âme, ch. 8 - 2. Ib. ch. 9



42. Ainsi les yeux et les oreilles qui ont permis au peuple de voir et d'entendre le Seigneur, sont ceux qui permettent à l'âme d'avoir des songes. Et pourtant, si vous aviez vu Tertullien en songe, il vous soutiendrait que vous ne l'avez ni vu ni entretenu, à moins de vous avoir vu à son tour. Enfin supposons que l'âme se voie elle-même en songe, quand les membres du corps sont immobiles et qu'elle prend l'essor à la suite des fantômes qu'elle aperçoit: l'a-t-on jamais vue sous une forme diaphane et brillante, à moins de la voir comme tout le reste, par une illusion trompeuse? Cette illusion est possible sans doute; mais à Dieu ne plaise que dans la veille on la croie une réalité ! autrement, quand on la verrait sous mie forme différente et moins éloignée des idées communes, il faudrait admettre ou qu'elle s'est changée, ou que, loin de voir sa substance véritable, on ne voit plus que l'image immatérielle d'un corps, analogue aux fantômes de l'imagination. Est-il un Ethiopien qui dans ses rêves ne se voie presque toujours avec un teint noir, et qui ne s'étonne, à son réveil, s'il s'est vu avec un autre teint? Or, je crois fort qu'il ne se serait jamais vu sous une couleur diaphane, s'il n'en avait jamais entendu parler ou si quelque livre ne l'en avait instruit.

43. Ajouterai-je que ces hommes, égarés par leur imagination, veulent nous imposer de par l'Écriture l'opinion que Dieu lui-même est matériel, tel qu'il a été révélé en figure aux esprits des saints ou tel qu'on le dépeint dans un langage allégorique? Car c'est là que vient aboutir leur système. Leur erreur consiste à traduire par des images leur fausse opinion, et ils ne comprennent pas que les saints ont considéré leurs visions, comme ils les considéreraient aujourd'hui, s'ils lisaient dans l'Écriture, ou s'ils entendaient dire qu'elles étaient un symbole, comme les sept épis et les sept vaches désignaient sept années (1); comme la nappe suspendue par les quatre coins, où il y avait des animaux de toute espèce, qui représentaient la terre avec les divers peuples qui l'habitent (2). A plus forte raison faut-il s'expliquer ainsi les idées toutes spirituelles qui sont représentées par des images, au lieu d'y voir des êtres réels.

1. Gn 41,26 - 2. Ac 10,11

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CHAPITRE 26.

DE L'ACCROISSEMENT DE L'AME D'APRÈS TERTULLIEN.

44. Toutefois Tertullien n'admet pas que l'âme croisse comme le corps: " Je craindrais, dit-il, qu'on ne la crût susceptible de décroître, et par conséquent de s'anéantir. " Mais comme il y voit une substance étendue par tout le corps, il ne découvre pas à quelle conséquence aboutissent, des accroissements qui, selon lui, développent un faible germe et le proportionnent au volume même du corps. Voici ses paroles: " La force qui constitue l'âme et où s'amassent, comme dans un trésor, les économies de la nature, s'étend insensiblement avec le corps, sans que le volume de substance, qui est le principe de son accroissement, s'altère et diminue. " Ces expressions resteraient peut-être obscures, sans une comparaison qui y jette quelque lumière : " Supposez, dit-il, un lingot d'or ou d'argent; les formes qu'il recevra y sont comme ramassées et seront peut-être moindres, quoique son volume contienne tout ce qu'il y a en lui d'or ou d'argent. Quand il s'allonge en minces lames, il s'augmente par l'étendue même qu'acquiert son poids invariable: il s'allonge sans être grossi par des éléments étrangers, sans s'accroître, et pourtant c'est s'accroître que de s'étendre ainsi. Le volume en effet peut s'accroître, le poids restant le même. Alors apparaît l'éclat du métal, jusque-là caché, quoique réel, au sein du lingot; alors se montrent toutes les formes que sa ductilité le rend susceptible de prendre sous la main qui le façonne et qui n'ajoute à son poids qu'une empreinte. Il en est de même de l'âme; ses accroissements sont une augmentation de volume et non de substance. "

45. Comment concevoir tant d'éloquence unie à de pareilles chimères? Exemple singulier, qui provoque plutôt l'effroi que le rire. Tertullien en serait-il venu là, s'il avait pu concevoir l'existence indépendamment du corps? Y a-t-il rien de plus illogique que de s'imaginer une masse de métal susceptible de s'étendre sous le laminoir sans diminuer à d'autres égards, ou de s'accroître en longueur sans rien perdre de son épaisseur? Est-il possible qu'au corps, qui conserve la même nature, s'accroisse dans toutes les dimensions sans devenir plus léger? Comment donc l'âme pourrait-elle tirer d'un germe presque imperceptible un accroissement proportionné à la grandeur du corps qu'elle anime, si elle n'est qu'un corps dont la substance ne reçoit rien du dehors pour s'accroître? Comment, dis-je, pourrait-elle remplir la chair qu'elle vivifie, sans s'exténuer à proportion que le corps grandit? Il a craint que l'âme ne s'anéantit, si elle ne diminuait en s'accroissant, et il n'a pas craint qu'elle s'anéantît en s'exténuant à mesure qu'elle s'accroîtrait. Mais à quoi bon prolonger une discussion, qui devrait être déjà terminée, puisque l'on sait ma pensée, les points sur les quels je suis fixé, mes doutes et leur raison? Terminons donc ici ce livre et passons au suivant.

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LIVRE 11. CHUTE ET CHÂTIMENT D'ADAM.

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CHAPITRE PREMIER.

CITATION DU TEXTE ; PRÉLIMINAIRES.

1. "Adam et sa femme étaient nus tous deux et ils n'en avaient point de honte. Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux qui sont sur la terre et que le Seigneur Dieu avait faits. Et il dit à la femme : Quoi! Dieu vous aurait-il dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin? Et la femme répondit au serpent : Nous mangeons des fruits des arbres du jardin; mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point, et vous n'y toucherez pas, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement. Mais Dieu sait qu'au jour où vous eu mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des Dieux connaissant le bien et le mal. La femme donc voyant que le fruit de l'arbre était bon à manger, agréable à la vue et désirable pour donner de la science, prit du fruit, en mangea, en donna à son mari comme à elle, et ils en mandèrent. Et leurs yeux furent ouverts et ils reconnurent qu'ils était nus; et ayant cousu ensemble des feuilles de figuier, ils en firent des ceintures. Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin vers le soir. Adam et Eve se cachèrent de devant la face du Seigneur Dieu, au milieu des arbres du Paradis. Et le Seigneur Dieu dit : Qui t'a montré que tu étais nu, sinon parce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger? Et Adam répondit: La femme que vous m'avez donnée pour compagne, m'a donné du fruit de l'arbre et j'en ai mangé. Et Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela? Et la femme répondit: Le serpent m'a trompée et j'en ai mangé. Alors le Seigneur Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras "maudit entre tous les animaux et entre toutes les bêtes des champs; tu ramperas sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Et je mettrai de l'inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la postérité de la femme : elle t'observera à la tête et toi tu l'observeras au talon. Puis il dit à la femme : Je multiplierai énormément tes douleurs et tes gémissements : tu enfanteras dans la peine, tu te tourneras vers ton mari et il te dominera. Puis il dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre auquel seul je t'avais ordonné de ne pas toucher, la terre sera maudite dans ton travail : tu en mangeras tous les jours de ta vie avec tristesse. Elle te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l'herbe des champs. Tu mangeras le pain à la sueur de ton visage, jusqu'à ce que tu retournes en la terre d'où tu as été pris; car tu es poudre et tu retourneras en poudre. Et Adam appela sa femme la Vie, parce qu'elle a été la mère tous les vivants. Et le Seigneur Dieu fit -à Adam et à sa femme des tuniques de peaux et les en revêtit. Et le "Seigneur Dieu dit : Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous, sachant le bien et le mal: or il faut prendre garde maintenant qu'il n'avance la main et ne prenne aussi de l'arbre de vie et qu'il n'en mange à toujours. Et le Seigneur Dieu le fit sortir du jardin d'Eden pour labourer la terre dont il avait été pris. Alors il chassa Adam et le plaça à l'opposé du jardin d'Eden : il plaça aussi des Chérubins avec un glaive de, flamme qui se tournait ça et là, pour garder le chemin de l'arbre de vie (1). "

1. Gn 2,25 Gn 3,1-24

2. Avant d'expliquer ce texte dans tous ses détails, je crois devoir rappeler, comme je l'ai déjà fait ici, que le but de cet ouvrage est de commenter littéralement les faits dont l'écrivain sacré nous donne le récit historique. Si les paroles de Dieu, ou celles des personnages qu'il a choisis pour remplir le rôle des prophètes, nous présentent quelquefois des expressions qui ne sauraient s'entendre à la lettre sans devenir absurdes, il faut y voir un sens figuré: il serait néanmoins impie de douter qu'elles aient été réellement prononcées; on ne doit pas attendre moins de la probité du narrateur, et des promesses de l'historien (1).

1. Ci-dessus, liv. 8, ch. 1-7

3. Ainsi " tous deux étaient nus. " C'est un fait historique: le premier couple humain vivait absolument nu dans le paradis. Ils n'en rougissaient pas; eh ! quelle honte pouvaient-ils éprouver, quand ils n'avaient point encore senti dans leurs membres la loi qui soulève la chair contre la loi de l'esprit (1)? C'est là le châtiment du péché, et ils n'en subirent les effets qu'après avoir été prévaricateurs, lorsque leur désobéissance eut enfreint le commandement, et que la justice eut puni leur crime. Auparavant ils étaient nus, et à l'abri de toute confusion; il ne se passait dans leur corps aucun mouvement qui exigeât les précautions de la pudeur : ils n'avaient rien à voiler, n'ayant rien à réprimer. Nous avons vu plus haut (2) comment ils auraient pu se créer une postérité; c'eût été d'une manière différente de celle qui fut la conséquence de leur faute, quand la vengeance divine se réalisa; par un juste effet de leur désobéissance, ils sentirent en effet avant de mourir, la mort se glisser dans leurs membres et y répandre le désordre et la révolte. Mais ils ignoraient cette lutte, au moment qu'ils étaient nus et ne rougissaient pas.

1. Rm 7,23 - 2. Ci-dessus, liv. 9,ch.3-11

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CHAPITRE 2.

DE LA FINESSE DU SERPENT : D'OU VENAIT-ELLE?

4. Or, " le serpent était le plus prudent, " sans contredit " de tous les animaux qui étaient sur la terre et que le Seigneur Dieu avait faits. " Le mot prudence, ou sagesse, selon la version latine de quelques manuscrits, s'emploie ici par extension : il ne saurait se prendre en propre et en banne part, comme il arrive lorsqu'on l'applique à Dieu, aux anges, à l'âme raisonnable : autant vaudrait alors appeler sages les abeilles où même les fourmis, dont les travaux offrent un semblant de sagesse. Toutefois, à considérer dans le serpent, non l'animal sans raison, mais l'esprit de Satan qui s'y était introduit, on pourra t'appeler le plus sage des animaux. Si bas en effet que soient tombés les anges rebelles, précipités des hauteurs célestes par leur orgueil, ils ne gardent pas moins par le privilège de la raison la supériorité sur tous les animaux. Qu'y aurait-il alors d'étonnant si le démon, en communiquant son inspiration au serpent et en l'animant de son génie, comme il fait aux devins qui lui sont consacrés, eût rendu cet animal le plus sage des êtres qui ont ici-bas la vie sans la raison! Toutefois le mot sagesse ne peut s'appliquer à un. méchant que par abus; c'est comme si l'on disait de l'homme bon qu'il est rusé. Or, dans notre langue, le mot sagesse renferme toujours un éloge, celui de ruse implique la perversité du coeur. De là vient que dans plusieurs éditions latines, où l'on a consulté les convenances de la langue, on s'est attaché au sens plutôt qu'à l'expression, et on a mieux aimé appeler le serpent le plus rusé des animaux. Quant à la signification précise du mot hébreu, ceux qui connaissent parfaitement cette langue examineront s'il peut désigner rigoureusement et sans impropriété la sagesse dans le mal. L'Écriture nous offre ce sens dans une autre passage (1), et le Seigneur dit que les enfants du siècle sont plus sales que les enfants de lumière dans la conduite de leurs affaires, quoiqu'ils emploient la fraude et non la justice (2).

1. Jr 4,22 - 2. Lc 16,8

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CHAPITRE 3.

IL N'A ÉTÉ PERMIS AU DÉMON DE TENTER L'HOMME QUE SOUS LA.FIGURE DU SERPENT.

5. N'allons pas croire du reste que le démon ait fait choix du serpent pour tenter l'homme et l'engager au péché; sa volonté perverse et jalouse lui inspirait le désir de tromper, mais il ne put, exécuter ses desseins que par l'entremise de l'animal dont Dieu lui avait permis de prendre la figure. L'intention coupable dépend de la volonté chez les êtres; quant ait pouvoir de la réaliser, il vient de Dieu, qui ne l'accorde que par un arrêt mystérieux de sa justice profonde, tout en restant lui-même inaccessible à l'iniquité (1).

1. Rm 3,5

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CHAPITRE 4.

POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS QUE L'HOMME FUT TENTÉ.

6. Si on me demande maintenant pourquoi Dieu a permis que l'homme fût tenté, quand il savait d'avance qu'il écouterait le tentateur ; j'avoue que je suis incapable de pénétrer la profondeur de ce dessein : c'est trop au-dessus de mes forces: La découverte de cette cause mystérieuse est peut-être réservée à des esprits plus saints et plus puissants, encore qu'ils la devront à la grâce plutôt qu'à leurs mérites : il me semble toutefois, d'après les idées que Dieu m'accorde et qu'il me permet d'exposer, que l'homme n'aurait guère mérité d'éloges, s'il n'avait pu pratiquer le bien qu'à la condition de n'être jamais exhorté. au mal; puisqu'il avait la puissance, et dès lors devait avoir la volonté de repousser ces conseils, avec l'aide de Celai qui résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (1). Pourquoi donc Dieu, tout en sachant que l'homme succomberait, n'aurait-il pas permis qu'il fût tenté, puisque la faute dépendrait de la volonté humaine, et que le châtiment infligé par la justice divine rétablirait l'ordre? N'était-ce pas apprendre aux âmes orgueilleuses pour l'édification des saints futurs, que Dieu disposait équitablement de leurs volontés même coupables, tandis quelles faisaient un si mauvais usage des natures créées bonnes?

1. Jc 4,6

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CHAPITRE 5.

LA CHUTE DE L'HOMME VIENT DE L'ORGUEIL.

7. Le tentateur n'aurait pu réussir à triompher de l'homme, s'il ne s'était laissé auparavant emporter à un mouvement d'orgueil, lequel dut être réprimé afin de lui faire sentir par l'humiliation de sa faute combien il avait eu tort de présumer de lui-même. Car la Vérité même s'exprime ainsi. " Le coeur s'exalte avant la chute, il s'humilie avant la gloire (1). " On retrouve peut-être l'accent de ce pécheur dans ces paroles du Psalmiste: " Quand j'étais dans la prospérité, je disais: " Je ne serai jamais ébranlé. " Mais, après avoir éprouvé les funestes effets de l'orgueil, qui s'enivre de sa puissance, et ressenti les bienfaits de la protection divine, il s'écrie: " Seigneur, c'était par pure bonté que vous m'aviez affermi dans cet état florissant; vous avez caché votre face, et j'ai été tout éperdu (2)." Mais quel que soit le personnage dont il est ici question, il n'en fallait pas moins donner une leçon à l'âme qui s'exalte et qui compte trop sur ses propres forces, et lui faire sentir, par les tristes suites du péché, tout le malheur qui attend la créature, quand elle se sépare du Créateur. On découvre mieux que Dieu est le souverain bien, envoyant que loin de lui il n'y a pas de bien : car ceux qui goûtent le poison mortel des voluptés, ne peuvent s'empêcher de craindre la rigueur du châtiment; quant à ceux qui, tout étourdis par l'orgueil, ne sentent plus combien leur désertion est funeste, ils sont plus malheureux encore que ceux qui ont conscience de leur état : repoussant le remède qui les guérirait de leurs erreurs, ils ne font pins que servir d'exemple aux autres pour leur en inspirer le dégoût. " Chacun est tenté, dit l'Apôtre Jacques, par l'attrait et les amorces de sa propre convoitise. Quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et le péché, étant consommé, engendre la mort (1). " Mais, l'enflure de l'orgueil guérie, on renaît à la vie, quand, après l'épreuve, on retrouve, pour revenir à Dieu, la volonté qui avait manqué avant l'épreuve pour lui rester fidèle.

1. Pr 16,18 - 2. Ps 29,7-8 - 3. Jc 1,14-15

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CHAPITRE 6.

POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS LA TENTATION?

8. On s'étonne quelquefois que Dieu ait permis que le premier homme fût- tenté : mais ne voit-on pas qu'aujourd'hui encore le genre humain est. sans cesse en butte aux ruses du démon? Pourquoi Dieu le permet-il? N'est-ce pas pour mettre la vertu à l'épreuve? N'est-ce pas titi triomphe plus glorieux de résister à la tentation, que d'être soustrait à la possibilité même d'être tenté? Ceux mêmes qui renoncent au Créateur pour courir sur les pas du tentateur, ne font que multiplier les tentations pour les âmes fidèles, en même temps qu'ils leur ôtent par leur exemple l'envie de fuir avec eux, et leur inspirent une crainte salutaire de l'orgueil. De là ce mot de l'Apôtre: " Regardant à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté (1). " Car l'humilité qui nous assujettit au Créateur, et qui nous empêche de présumer assez de nos forces pour croire, que nous pouvons nous passer de son secours, nous est recommandée dans toute la suite de l'Ecriture avec une attention frappante. Puis donc que les âmes pieuses et justes se perfectionnent par l'exemple même de l'impiété et de l'injustice, on n'est plus en droit de dire que Dieu n'aurait pas dû créer les hommes dont il prévoyait l'existence criminelle. Pourquoi ne pas les créer, puisqu'ils doivent servir, comme Dieu l'a prévu, à éprouver, à tenir en éveil les coeurs droits, et qu'en outre ils doivent subir le châtiment que mérite leur mauvaise volonté?

1. Ga 6,1

1407

CHAPITRE 7.

POURQUOI L'HOMME N'A-T-IL PAS ÉTÉ CRÉÉ AVEC LA VOLONTÉ DE NE PÉCHER JAMAIS?

9. Eh bien! ajoute-t-on, Dieu devait créer l'homme en lui donnant la volonté de ne jamais pécher. Soit, j'accorde qu'un être incapable de consentir au péché, est plus parfait; mais on doit m'accorder en même temps qu'on ne saurait appeler mauvais un être créé avec la faculté de ne jamais pécher, s'il le veut, ni trouver injuste, qu'il soit puni, puisqu'il a péché par choix et non par nécessité. Si donc la raison démontre clairement la supériorité d'un être qui n'éprouve que des désirs légitimes, elle prouve clairement aussi l'excellence relative d'un être qui a le pouvoir de dompter les désirs coupables, et d'être sensible à la joie qui accompagne, non-seulement les actes permis, mais encore la victoire sur une passion désordonnée. De ces deux êtres, l'un est bon, l'autre est meilleur : pourquoi Dieu n'aurait-il créé que ce dernier, au lieu de les créer tous deux? Ceux qui sont disposés à louer la première création, doivent trouver dans les deux un sujet de louanges encore plus riche. Les saints anges représentent la première, les hommes saints, la seconde: Quant à ceux qui ont choisi le parti de l'iniquité, et qui ont corrompu par une volonté coupable les avantages de leur nature, Dieu n'était point obligé à ne pas les créer, par cela seul qu'il prévoyait leur existence. Eux aussi ont leur rôle dans le monde et ils le remplissent dans l'intérêt des saints. Quant à Dieu, s'il peut se passer des vertus de l'homme juste, à plus forte raison n'a-t-il pas besoin des vices de l'homme corrompu.

1408

CHAPITRE 8.

POURQUOI DIEU A-T-IL CRÉÉ LES MÉCHANTS TOUT EN PRÉVOYANT LEUR MALICE?

10. Qui oserait dire de sang froid : Dieu aurait mieux fait de ne pas créer ceux à qui la malice d'autrui devait servir d'exemple salutaire, que de créer avec eux les misérables que leur iniquité devait conduire à la damnation; car il sait tout éternellement? Ce raisonnement, en effet, revient à dire qu'il vaudrait mieux avoir refusé l'existence à celui qui, mettant à profit les défauts d'autrui, reçoit par la grâce divine la couronne immortelle, que de l'avoir donnée au méchant à qui ses fautes attirent un juste châtiment. Or, quand un raisonnement invincible prouve que deux biens ne sont point égaux entre eux, et que l'un est plus parfait que l'autre, les esprits peu philosophes veulent les identifier, sans s'apercevoir qu'ils en retranchent un; par conséquent, ils diminuent le nombre des biens, en confondant leurs variétés : l'importance exagérée qu'ils donnent à une espèce leur fait supprimer l'autre, Qui pourrait s'empêcher d'éclater, s'ils en venaient à dire sérieusement : La vue est supérieure à l'ouïe : donc l'homme devrait avoir quatre yeux et point d'oreilles? Eh bien ! étant établi qu'il existe une créature intelligente soumise à Dieu, sans avoir à craindre ni orgueil, ni châtiment, tandis que la créature humaine a besoin, pour apprécier les bienfaits de Dieu, " pour ne pas s'enfler d'orgueil et pour demeurer dans la crainte (1), " de voir le châtiment; est-il un homme sensé qui veuille confondre ces deux classes d'êtres, sans s'apercevoir immédiatement qu'il supprime la seconde pour ne conserver que la première? Un tel raisonnement supposerait un défaut absolu de logique et de bon sens. Dès lors pourquoi Dieu n'aurait-il pas créé les hommes dont il prévoyait la malice " si, voulant montrer sa juste colère et faire éclater sa puissance, il a laissé subsister dans sa grande patience les vases de colère qui étaient préparés à la destruction, afin de montrer toutes les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés pour sa gloire (2)? C'est à ce titre que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (3) : " il reconnaît en effet que ce n'est pas de lui, mais du Seigneur, que dépendent à la fois et son être et son bonheur.

1. Rm 11,20 - 2. Rm 9,22-23 - 3. 2Co 10,17

11. Il serait donc par trop étrange de dire ceux à qui Dieu donne une preuve si éclatante de sa miséricorde, devraient n'exister pas, s'il était nécessaire que naquissent en même temps les victimes destinées à faire briller la justice de sa vengeance.


1409

CHAPITRE 9.

RÉFUTATION DE LA MÊME OBJECTION.

A quel titre en effet ces deux classes d'hommes n'existeraient-elles pas, puisqu'elles font éclater la baillé et la justice de Dieu?

12. Mais, les méchants seraient bons aussi, si Dieu le voulait. - Ah ! le dessein de Dieu est bien plus sage! il a voulu que tous devinssent ce qu'ils voudraient; que les bons ne pussent rester sans récompense, ni les méchants jouir de l'impunité, et que le vice profitât ainsi à la vertu. - Il prévoyait pourtant, que leur volonté les porterait au mal. - Sans aucun doute, et comme sa prescience est infaillible, c'est leur volonté, et non la sienne, qui est mauvaise. - Pourquoi donc les a-t-il créés, tout en sachant d'avance leur malice? Parce qu'il prévoyait tout ensemble elle mal qu'ils feraient et l'avantage que les justes en retireraient. Car, en les créant, il leur a laissé le pou voir d'accomplir certains actes, et de comprendre qu'il fait servir au bien l'usage même coupable qu'ils font de leur liberté; car ils ne doivent qu'à eux-mêmes leur volonté perverse, ils doivent à Dieu la bonté de leur être et leur juste châtiment; ce sont eux qui se font leur place, et qui, du même coup, soutiennent les autres clans leurs épreuves en leur offrant un exemple redoutable.


1410

CHAPITRE 10.

DIEU POURRAIT TOURNER AU BIEN LA VOLONTÉ DES MÉCHANTS; POURQUOI NE LE FAIT-IL?

13. Mais Dieu pourrait, dit-on encore, tourner au bien leurs volontés méchantes, puisqu'il est tout-puissant - Oui, il le pourrait - Eh ! pourquoi ne le fait-il pas? - C'est qu'il ne l'a pas voulu - Pourquoi ne l'a-t-il pas voulu? C'est son secret. N'allons pas " viser à une sagesse au-dessus de nos forces (1). " Je crois avoir suffisamment démontré tout-à-l'heure que la créature raisonnable, lors même qu'elle trouve dans l'exemple du mal, un motif pour l'éviter, est une expression assez élevée du bien; or cette espèce de créature n'existerait pas, si Dieu tournait au bien toutes les volontés mauvaises et n'infligeait pas au péché le châtiment qu'il mérite : dès lors les êtres raisonnables se confondraient en une seule classe, la classe de ceux qui n'ont pas besoin de voir les fautes et le châtiment des méchants pour se perfectionner; en d'autres termes, on diminuerait le nombre des espèces bonnes en elles-mêmes sous prétexte de multiplier une espèce plus parfaite.

1. Rm 12,3

1411

CHAPITRE 11.

LE CHÂTIMENT DES MÉCHANTS NE CONSTITUE POINT UNE NÉCESSITÉ POUR DIEU : C'EST UN MOYEN POUR LUI D'OPÉRER LE SALUT DES BONS.

14. Alors, va-t-on ajouter, il y a dans les œuvres de Dieu une partie qui ne pourrait atteindre sa perfection sans le malheur de l'autre? - Comment! est-on devenu, grâce à je ne sais quelle manie de raisonner, assez sourd et assez aveugle pour ne plus sentir que la punition de quelques-uns sert à corriger le grand nombre? Est-il un Juif, un païen, un hérétique quine fasse éclater cette vérité chaque jour, au sein de sa propre famille? Mais dans l'ardeur de la discussion, on recherche la vérité, sans jeter les yeux sur les oeuvres de la Providence qui frapperaient l'esprit, et y feraient pénétrer la loi selon laquelle le supplice des méchants, lorsqu'il ne les corrige pas, a du moins pour effet d'effrayer le reste, de sorte que la juste punition des uns contribue au salut des autres. Dieu est-il donc l'auteur de la perversité ou des crimes de ceux qui, par leur juste punition, lui offrent un moyen de veiller sur les âmes à qui il réserve cette leçon? Non assurément : tout en sachant d'avance qu'ils seraient mauvais par leurs vices personnels, il les a néanmoins créés, parce que, dans ses conseils, ils devaient être utiles aux hommes qui auraient besoin, pour avancer dans le bien, de l'exemple du mal. S'ils n'existaient pas, ils ne serviraient à rien : or, n'est-ce pas un grand bien que leur existence, puisqu'ils rendent tant de services à cette classe d'hommes, qu'on ne, saurait chercher à supprimer, sans vouloir renoncer à en faire partie?

15. Les oeuvres du Seigneur sont grandes elles sont parfaites dans tous ses desseins (1). Il tonnait d'avance les gens de bien, il les crée; il tonnait d'avance les méchants, il les crée encore. Il se donne lui-même aux justes pour faire leur bonheur; en même temps il répand ses bienfaits avec abondance sur les méchants; il pardonne avec bonté, il punit avec justice; de même il pardonne avec justice et punit avec bonté. Ni la vertu ni les vices d'un homme, quel qu'il soit, ne lui sont nécessaires : il n'est pas intéressé aux bonnes œuvres des justes, mais il veille sur eux en punissant les méchants. Pourquoi n'aurait-il pas permis que l'homme fût soumis à la tentation, puisqu'elle devait l'éprouver, lui montrer sa faiblesse et amener son châtiment? La concupiscence qui l'avait enivré du sentiment de ses forces devait produire son fruit et le remplir de confusion; sa juste punition était destinée à faire craindre les funestes effets de la désobéissance et de l'orgueil à ses descendants, à qui le souvenir de cet événement devait être transmis, d'après les conseils divins.

1. Ps 111,2


Augustin, De la Genèse 1322