Augustin sur Jean 57

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CINQUANTE-SEPTIEME TRAITÉ

Jn 13,5

COMMENT L'ÉGLISE CRAINT DE SE SALIR LES PIEDS EN ALLANT A JÉSUS.

LA POUSSIÈRE DU MONDE.

L'Eglise craint pour ses prédicateurs, car ils peuvent se laisser entraîner à l'orgueil dans le ministère de la parole; elle craint que ceux qui les écoutent ne voient leur charité s'affaiblir et s'éteindre au contact du monde; c' est pourquoi elle voudrait que les premiers prédicateurs de l'Evangile, si purs et si saints, pussent revenir en ce monde pour la conduire, exempte de souillures, à Jésus-Christ.

1. Je n'ai pas oublié ma dette, voici le moment de m'acquitter. Daigne Celui qui m'a fait la grâce d'être votre débiteur, me donner de quoi payer; car c'est le Seigneur qui m'a donné pour vous l'amour dont parle l'Apôtre: "Ne redevez rien à personne, sinon l'amour qu'on se doit les uns aux autres (1)". Qu'il me donne donc les paroles dont je vois que je suis redevable envers mes bien-aimés. J'ai remis à aujourd'hui à vous expliquer de mon mieux comment on va à Jésus-Christ, même en marchant sur la terre, quoique l'Apôtre nous ordonne de rechercher ce qui est en haut et non ce qui est sur la terre (2). Jésus-Christ, en effet, est, dans le ciel, assis à la droite du Père; mais il est aussi ici, et c'est pour cela qu'au moment où Saul exerçait ses persécutions sur la terre, il lui dit: "Pourquoi me persécutes-tu (3)?" Nous avons été amenés à cette question par l'examen de ce fait, que Notre-Seigneur lava les pieds à ses disciples, lorsque déjà ses disciples étaient purs et n'avaient besoin que de laver leurs pieds: il nous a semblé, alors, qu'il fallait en conclure que par le baptême l'homme est lavé tout entier; mais que pendant tout le cours de cette vie terrestre, ses affections étant comme des pieds avec lesquels il foule la terre, cette vie lui fait contracter des souillures qui l'obligent à dire: "Pardonnez-nous nos offenses (4)".

1. Rm 13,8- 2 Col 3,1-2- 3. Ac 9,4- 4. Mt 6,12

Ainsi est-il purifié par Celui qui a lavé les pieds à ses disciples (1), et qui ne cesse d'intercéder pour nous (2). Alors se présentèrent à nous ces paroles du Cantique des cantiques, qu'emprunte l'Eglise quand elle s'écrie: "J'ai lavé mes pieds, comment les souiller encore?" Tel est son langage lorsqu'elle veut aller au-devant de son Bien Aimé, le plus beau des enfants des hommes (3), et lui ouvrir au moment où il vient vers elle frapper à sa porte et demande qu'on lui ouvre. De là est née cette question que nous n'avons pas voulu traiter l'autre jour, parce que le temps nous manquait pour le faire, et que nous avons remise à aujourd'hui: Comment l'Eglise peut-elle craindre en marchant vers Jésus-Christ, de souiller ses pieds qui ont été lavés par le baptême de Jésus-Christ?

2. Voici, en effet, ce que dit l'Eglise: "Je dors et mon coeur veille: la voix de mon frère frappe à ma porte". Jésus lui dit alors: "Ouvre-moi, ma soeur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux, des eaux de la nuit". Et l'Eglise répond: "J'ai quitté ma tunique, comment la reprendre? J'ai lavé mes pieds, comment les salir encore (4)?"

1. Jn 13,5.- 2. Rm 8,34.- 3. Ps 94,3.- 4. Ct 5,2-3.

Sacrement admirable! ineffable mystère! elle craint donc de salir ses pieds en venant à Celui qui a lavé les pieds de ses disciples? Oui, elle le craint, parce qu'il lui faut marcher sur la terre pour venir à Celui 699 qui est encore sur la terre, puisqu'il n'abandonne pas ceux des siens qui sont ici. N'a-t-il pas dit lui-même: "Voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (1)?" N'a-t-il pas dit encore. "Vous verrez les cieux ouverts et les anges de Dieu monter et descendre vers le Fils de l'homme (2)?" S'ils montent vers lui, c'est assurément parce qu'il est en haut; mais comment descendent-ils vers lui, s'il n'est pas également ici-bas? L'Église dit donc: "J'ai lavé mes pieds, comment les salir encore?" Elle le dit en la personne de ceux qui, purifiés de toute souillure, peuvent dire: "Je désire être dégagé des liens du corps et me trouver avec Jésus-Christ; mais il est plus utile pour vous que je demeure encore en cette vie (3)". Elle le dit dans la personne de ceux qui prêchent Jésus-Christ et lui ouvrent la porte du coeur des hommes, afin qu'il y habite par la foi (4). Elle le dit en eux lorsqu'ils délibèrent pour savoir s'ils se chargeront d'un ministère si grand qu'ils ne se croient pas capables de s'en acquitter sans commettre beaucoup de fautes; ils craignent, en effet, qu'en prêchant aux autres, ils ne deviennent eux-mêmes réprouvés (5). Il est bien plus sûr d'avoir à écouter la vérité, que d'avoir à la prêcher. Quand on ne fait que l'écouter, on garde l'humilité; mais quand on la prêche, il est bien difficile que dans le coeur même du meilleur des hommes, il ne se glisse, pas quelque vaine complaisance capable de salir les pieds de son âme.

1. Mt 28,20.- 2. Jn 1,61.- 3. Ph 1,23 Ph 1,21.- 4. Ep 3,17.- 5. 1Co 9,27.

3. Aussi, comme dit l'apôtre Jacques: "Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à prendre la parole (6)". Un autre homme de Dieu dit aussi: "Vous ferez retentir à mon oreille la joie et l'allégresse, et mes os brisés tressailliront (7)". Voilà bien ce que j'ai dit: quand on n'a qu'à écouter la vérité, on garde l'humilité. Un autre dit encore: "L'ami de l'époux se tient debout et l'écoute, et il est rempli de joie à cause de la voix de l'Époux (8)".

- 6. Jc 1,19.- 7. Ps 50,10.- 8. Jn 3,29.

Écoutons donc avec empressement la vérité qui nous parle intérieurement sans aucun bruit de parole. Elle se fait aussi entendre extérieurement par les lectures, les conférence, les prédications, les discussions, les préceptes, les consolations, les exhortations, même par les cantiques et les psaumes. Mais que ceux qui remplissent ces différents ministères craignent bien de salir leurs pieds, ce qui leur arrivera s'ils cherchent à plaire aux hommes et à s'attirer leurs louanges. Au reste, celui qui les entend avec plaisir et piété, n'a pas lieu de s'enorgueillir des travaux d'autrui, et ses os n'étant pas enflés d'orgueil, mais au contraire plongés dans l'humiliation, il éprouve une grande joie d'entendre la voix du Seigneur qui est la vérité. C'est pourquoi ceux qui savent écouter avec plaisir et en toute humilité, et qui mènent une vie tranquille dans cette étude si douce et si salutaire, l'Église se réjouit en eux et dit: "Je dors et mon coeur veille". Que veut dire: "Je dors et mon coeur veille", sinon: Je suis en repos pour mieux écouter? mon repos n'est point employé à nourrir ma paresse, mais à recevoir les leçons de la sagesse. "Je dors et mon coeur veille". Je suis en repos et je reconnais que vous êtes le Seigneur (1), parce que "la sagesse viendra au docteur de la loi au temps du repos, et celui qui s'agite peu acquerra la sagesse (2)". "Je dors et mon coeur veille". Je me tiens en repos du côté des affaires humaines, et mon âme s'applique à l'amour des choses divines.

4. Mais pendant que l'Église se réjouit et se complaît dans ceux de ses enfants qui jouissent humblement et doucement de ce repos, elle entend heurter à la porte Celui qui dit: "Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière, et ce qui vous a été dit à l'oreille, prêchez-le sur les toits (3)". Sa voix se fait donc entendre à la porte, et il dit "Ouvre-moi, ma soeur, ma chère parente, ma colombe, ma parfaite; car ma tête est pleine de rosée et mes cheveux des eaux de la nuit". Comme s'il disait: Tu te livres au repos, et pour moi la porte est fermée; tu t'appliques au repos d'un petit nombre, et la charité d'un grand nombre s'éteint dans l'iniquité qui abonde (4); car la nuit, c'est l'iniquité. La rosée et les gouttes d'eau, ce sont les chrétiens qui se refroidissent et qui tombent, et qui font refroidir la tête de Jésus-Christ, c'est-à-dire qui font que Dieu n'est plus aimé. Car la tête de Jésus-Christ, c'est Dieu (5). Ils sont placés dans les cheveux, c'est-à-dire admis par tolérance à la participation extérieure

1. Ps 45,1.- 2. Si 28,25.- 3. Mt 10,27.- 4. Mt 24,12.- 5. 2Co 11,3.700des sacrements; mais ils ne pénètrent pas jusqu'à l'intérieur et à l'esprit. Jésus frappe donc pour tirer les saints qui reposent en leurs loisirs, et il s'écrie: "Ouvre-moi", toi qui es devenue "ma soeur" par mon sang, "ma proche parente" par mon approche, "ma colombe" par la plénitude de mon esprit, "ma parfaite" par ma parole que tu as apprise en entier dans ton repos, ouvre-moi donc, prêche-moi. Comment entrerai-je vers ceux qui m'ont fermé leur porte, si personne ne m'ouvre? et comment entendront-ils, si personne ne prêche (1)?

5. De là vient que ceux mêmes qui aiment le repos des saintes études, et refusent de s'exposer aux contre-temps de la vie active, parce qu'ils se sentent peu propres à s'acquitter sans reproche des devoirs qu'elle impose; de là vient que ceux-là voudraient voir, si c'était possible, les saints Apôtres et les premiers prédicateurs de la vérité revenir de l'autre monde, pour s'opposer au torrent d'iniquité qui éteint l'ardeur de la charité; mais dans la personne de ceux qui sont sortis de cette vie et se sont dépouillés du vêtement de leur corps, l'Église (car ils ne sont pas sortis de son sein), l'Église répond: "J'ai quitté ma tunique, comment la revêtir de nouveau?" Oui, ils la reprendront cette tunique, et dans ceux qui en sont dépouillés l'Église sera de nouveau revêtue de chair; mais ce ne sera pas dans cette vie où il faudrait réchauffer ceux qui sont froids: ce sera seulement quand les morts ressusciteront. Souffrante et gênée par suite du manque de prédicateurs, l'Église se rappelle ceux de ses membres qui étaient si purs dans leur doctrine, si saints dans leurs moeurs, mais qui maintenant sont sortis de ce inonde; elle gémit et dit: "J'ai quitté ma tunique, comment m'en revêtir de nouveau?" Ceux de mes membres qui savaient si bien ouvrir à Jésus-Christ, en prêchant l'Évangile, comment pourraient-ils maintenant reprendre les corps dont ils ont été dépouillés?


1. Rm 10,14

6. Elle tourne ensuite ses regards vers ceux qui, tant bien que mal, peuvent prêcher, convertir et gouverner les peuples, et ainsi ouvrir à Jésus-Christ, mais qui craignent de pécher dans un ministère si difficile; et elle leur dit: "J'ai lavé mes pieds, comment les salir encore?" Celui, en effet, qui ne pèche point en parole, est un homme parfait. Où est l'homme parfait? Où est celui qui ne pèche point au milieu d'un pareil torrent d'iniquité, dans un refroidissement si général de la charité? "J'ai lavé mes pieds, comment les salir encore?" Je lis et je vois: "Mes frères, ne faites pas comme plusieurs, ne cherchez pas à devenir maîtres, parce que vous vous exposez à un jugement plus sévère; tous, en effet, nous faisons beaucoup de fautes (1). J'ai lavé mes pieds, comment les salir encore?" Mais je me lève et j'ouvre. Jésus, lavez-les; "pardonnez-nous nos offenses", parce que notre charité n'est pas éteinte; car "nous aussi nous "pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2)". Quand nous vous écoutons, nos os humiliés tressaillent de joie avec vous jusqu'au ciel (3); mais quand nous vous prêchons, nous foulons la terre, pour aller vous ouvrir; c'est pourquoi si l'on nous blâme nous tombons dans le trouble; les louanges nous enflent d'orgueil. Lavez donc nos pieds qui, auparavant, étaient purs, mais qui se sont salis quand nous avons marché sur la terre pour aller vous ouvrir. Que ces paroles vous suffisent pour aujourd'hui, mes bien chers frères. Si nous avons péché en ne disant pas les choses comme il fallait les dire; ou bien, si nous avons pris plaisir plus qu'il ne fallait à vos louanges, obtenez-nous de Dieu par vos prières qui lui sont si agréables, qu'il daigne laver les pieds de notre âme.

1. Jc 3,1-2.- 2. Mt 6,12.- 3. Ps 50,10.



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CINQUANTE-HUITIÈME TRAITÉ

Jn 13,10-15

JÉSUS NOTRE MAÎTRE ET NOTRE MODÈLE.

DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT: "ET VOUS, VOUS ÊTES PURS, MAIS NON PAS TOUS", JUSQU'À CET AUTRE: "JE VOUS AI DONNÉ L'EXEMPLE, AFIN QUE, COMME J'AI FAIT POUR VOUS, VOUS FASSIEZ VOUS AUSSI".


Quand le Sauveur eut lavé les pieds de ses Apôtres, il leur dit qu'il était leur Maître et qu'ils devaient l'imiter. Il pouvait, sans péché, leur tenir ce langage, puisqu'il était réellement leur Maître et qu'ils avaient besoin de le savoir. Si nous parlons de nos qualités, que ce soit dans la vérité et le Seigneur: et notre Maître n'ayant pas dédaigné d'exercer la charité à l'égard de ses disciples, en leur lavant les pieds, pardonnons au prochain ses fautes et prions pour lui.

1. Déjà nous avons, selon que Dieu nous a donné la grâce de le faire, expliqué à votre charité ces paroles de l'Evangile prononcées par Notre-Seigneur au moment où il lavait les pieds de ses disciples: "Celui qui a été lavé une fois n'a besoin que de laver ses pieds, car il est pur tout entier (1 )". Examinons maintenant ce qui suit: "Et vous", dit-il, "vous êtes purs, mais non pas tous". Et pour que nous ne nous mettions pas en peine de chercher ce que cela signifie, l'Evangéliste nous l'explique lui-même et ajoute: "Car il savait bien qui devait le trahir; c'est pourquoi il dit:Vous n'êtes pas tous purs". Rien n'est plus clair. Aussi passons à ce qui suit.

2. "Leur ayant donc lavé les pieds, il reprit ses vêtements; s'étant remis à table, il leur dit: Vous savez ce que je viens de vous faire". Voici le moment où s'accomplira la promesse faite à Pierre. Jésus l'avait renvoyé à plus tard, quand, tout effrayé, il disait: "Vous ne me laverez pas les pieds à jamais", et que le Sauveur lui avait répondu: "Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant, mais tu le sauras plus tard (2)". Ce plus tard est arrivé, et le moment est venu de dire ce qui avait été différé. Notre-Seigneur se souvint alors qu'il avait promis de donner l'explication de l'action si inattendue, si étonnante, si effrayante même, que Pierre n'aurait jamais tolérée, sans la menace terrible du Christ, je veux parler de l'action par laquelle non-seulement leur Maître, mais le Maître des anges, non-seulement leur Seigneur, mais le

1. Jn 13,10.- 2. Jn 8,7.

Maître de toutes choses, lava les pieds de ses disciples et de ses serviteurs. Comme il leur avait promis l'explication de cette action si grande, en leur disant: "Vous le saurez plus tard", il commença ainsi à leur expliquer ce qu'elle signifiait.

3. "Vous m'appelez Maître et Seigneur", leur dit-il, "et vous dites bien, car je le suis. Vous dites bien", parce que vous dites vrai; car je suis ce que vous dites. L'homme a reçu ce commandement: "Que ta bouche ne te loue pas; mais que ce soit la bouche du prochain (1)". Car pour quiconque doit se garder de l'orgueil, il y a danger à se plaire à soi-même. Mais celui qui est au-dessus de tout, quelles que soient les louanges qu'il se donne, il ne peut trop s'élever, puisqu'il est le Très-Haut, et jamais Dieu ne pourra dans la rigueur des termes passer pour superbe. Il est avantageux pour nous, et non pour lui, que nous le connaissions, et personne ne le connaît s'il ne se fait connaître, lui qui se connaît lui-même. Si donc, sous prétexte de ne point passer pour arrogant, il ne se fût point loué lui-même, il nous aurait privés de la sagesse. Et personne ne peut le blâmer de s'être appelé Maître, quand même on ne verrait en lui qu'un homme; car il ne dit que ce que, dans tous les arts, les hommes disent tous les jours sans orgueil, s'ils veulent être appelés professeurs. Mais il s'est appelé Seigneur de ses disciples, bien qu'ils fussent, selon le monde, de condition libre; sa parole ne serait pas acceptable s'il n'était qu'un homme, mais c'est Dieu qui parle: il ne peut

1 Pr 27,2.

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donc y avoir d'orgueil dans une telle grandeur, ni de mensonge dans la vérité; c'est à nous qu'il est utile de nous anéantir devant cette grandeur, c'est à nous qu'il est utile d'obéir à la vérité. Qu'il se dise Seigneur, ce n'est pas une faute pour Jésus, et c'est pour nous un grand bienfait. On loue beaucoup un auteur profane parce qu'il a dit: Toute arrogance a un caractère odieux. Mais celle qui naît de l'esprit et de l'éloquence est de beaucoup la plus insupportable (1). Et cependant le même auteur, parlant de sa propre éloquence, a dit: Je dirais qu'elle est parfaite, si elle me paraissait telle, sans craindre qu'on m'accusât d'arrogance, parce que je ne dirais que la vérité (2). Si donc cet homme éloquent ne craignait pas d'être accusé d'arrogance en disant la vérité, comment la vérité elle-même craindrait-elle d'en être accusée? Qu'il se dise Seigneur, celui qui est réellement Seigneur; qu'il dise vrai, celui qui est la vérité; de peur qu'en ne nous disant pas ce qu'il est il nous laisse ignorer ce qu'il nous est si utile de savoir. Le bienheureux Paul. qui- n'était pas le Fils unique de Dieu, mais seulement le serviteur et l'Apôtre du Fils unique de Dieu; qui n'était point la vérité, mais qui participait seulement à la vérité, dit librement et avec confiance: "Et si je voulais me glorifier, je ne serais pas insensé; car je dis la vérité (3)". En effet, ce ne serait pas en lui-même, mais dans la vérité même qui lui est supérieure, qu'il se glorifierait en toute humilité et justice; car Dieu lui-même nous donne ce précepte: "Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (4)". Eh quoi! celui qui aime la sagesse ne redouterait pas d'être impudent s'il voulait se glorifier; et la sagesse elle-même en serait empêchée par cette crainte? Il n'a pas craint de passer pour arrogant celui qui a dit: "Mon âme sera louée dans le Seigneur (5 )"; et en se louant elle-même, la puissance du Seigneur, en qui l'âme du serviteur trouve sa louange, craindrait de paraître orgueilleuse? "Vous", dit-il, "vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, je le suis en effet". Vous dites bien, parce que je le suis; car si je n'étais pas ce que vous dites, vous diriez mal, quand même vous me loueriez. Comment donc la vérité nierait-elle ce que disent ses disciples? Quand

1. Cicéron contre Q. Cécilius.- 2. Cicéron, de l'Orateur.- 3. 2Co 12,6.- 4. 1Co 1,31.- 5. Ps 33,3.

ils disent ce qu'ils ont appris, comment celui de qui ils l'ont appris le nierait-il? Comment la Vérité nierait-elle ce qu'on prêche après avoir puisé en elle-même? Comment la lumière cacherait-elle ce qu'on montre après l'avoir vu à l'aide de ses rayons?

4. "Si donc", dit Jésus, "je vous ai lavé les pieds, moi votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l'exemple afin que comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même". Voilà, bienheureux Pierre, ce que vous ne saviez pas, quand vous vous opposiez à ce que votre Maître voulait faire. Voilà ce qu'il promit de vous apprendre plus tard, lorsque, effrayé de sa menace, vous consentîtes à ce qu'il vous lavât les pieds, quoiqu'il fût votre Maître et votre Seigneur. Nous avons, mes frères, reçu du Très-Haut une leçon d'humilité; nous qui sommes si bas, faisons donc les uns pour les autres ce que le Très-Haut a fait avec tant d'humilité. C'est là une grande recommandation de l'humilité, et nos frères exercent cet acte d'humilité les uns envers les autres, d'une manière sensible, lorsqu'ils exercent l'hospitalité. C'est une coutume établie chez plusieurs de pratiquer ainsi l'humilité de manière à la montrer aux yeux de tous. C'est pourquoi l'Apôtre, énumérant les qualités d'une sainte veuve, a dit: "Si elle a exercé l'hospitalité, si elle a lavé les pieds des saints (1)". Pour les chrétiens parmi lesquels cette coutume n'existe pas, ce qu'ils ne font pas de la main, ils le font du coeur, si du moins parmi eux il s'en trouve à qui s'applique ce qui est dit dans l'hymne des trois jeunes hommes: "Vous qui êtes saints "et humbles de coeur, bénissez le Seigneur (2)". Mais ce qui est bien meilleur et sans contredit beaucoup plus d'accord avec l'exemple du Christ, c'est de le faire de ses propres mains; et un chrétien ne doit pas dédaigner de faire ce qu'a fait Jésus: En effet, quand nous nous courbons corporellement jusqu'aux pieds de notre frère, le sentiment de l'humilité s'éveille dans notre coeur, et s'il y était déjà, il s'y fortifie.

5. Mais outre ce sens moral, je me souviens qu'en vous expliquant cette démarche si étonnante du Sauveur, je vous en ai indiqué un autre; le voici: Par le lavement des pieds de ses disciples qui étaient déjà lavés et purs,

1. 1Tm 5,10.- 2. Da 3,87.

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Notre-Seigneur nous apprenait que par suite des affections humaines au milieu desquelles nous vivons sur la terre, et quelques progrès que nous fassions dans l'amour de la justice, nous ne pouvions pas être sans péchés. C'est de ces péchés qu'il nous purifie tous les jours, en intercédant pour nous, lorsque nous prions notre Père qui est dans les cieux, de nous pardonner nos offenses comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (1). Mais comment pourrons-nous accorder avec ce sens ce que Jésus dit ensuite lorsqu'il expose le motif de sa conduite: "Si donc j'ai lavé vos pieds, moi votre Seigneur et Maître, vous devez vous aussi laver les pieds les uns des autres; car je vous ai donné l'exemple afin que, comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez de même". Pourrons-nous dire aussi que le frère purifiera son frère de la souillure du péché? Au contraire, par cette action si étonnante du Sauveur, nous sommes avertis qu'après avoir confessé nos péchés les uns aux autres, nous devons prier les uns pour les autres, comme Jésus-Christ intercède pour nous (2). Ecoutons l'apôtre Jacques: il nous en donne le précepte formel en ces termes: "Confessez l'un à l'autre vos péchés, et priez l'un pour l'autre (3)". C'est aussi parce que Notre-Seigneur nous en a donné

1. Mt 6,12.- 2. Rm 8,34.- 3. Jc 5,16.

l'exemple. Car si celui qui n'avait, qui n'a eu, et n'aura jamais aucun péché, prie pour nos péchés, combien plus devons-nous prier mutuellement pour les nôtres? Et si celui à qui nous n'avons rien à pardonner nous pardonne, combien plus devons-nous nous pardonner mutuellement, nous qui ne pouvons vivre ici-bas sans péché? En effet, dans cette mystérieuse et solennelle circonstance, qu'est-ce que Notre-Seigneur semble vouloir nous dire par ces paroles: "Je vous ai donné l'exemple afin que, comme j'ai fait, vous aussi vous fassiez de même (1)?" Rien autre chose que ce que l'Apôtre dit très-clairement en ces termes: "Vous pardonnant les uns aux autres, si vous avez quelque chose à vous reprocher, et comme le Seigneur vous a pardonné, pardonnez-vous aussi". Pardonnons-nous donc mutuellement nos offenses, et prions réciproquement pour nos fautes: ainsi nous laverons-nous en quelque manière et mutuellement les pieds. A nous, avec la grâce de Dieu, d'exercer ce ministère de charité et d'humilité; à Dieu de nous exaucer et de nous purifier de la souillure de tout péché par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, afin que ce que nous pardonnons aux autres, c'est-à-dire ce que nous délions sur la terre, soit aussi délié dans le ciel.

1 Col 3,13.




59

CINQUANTE-NEUVIÈME TRAITÉ

Jn 13,16-20

IMITER JÉSUS-CHRIST.

DEPUIS LE PASSAGE OU NOTRE-SEIGNEUR DIT: "EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS, LE SERVITEUR N'EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAITRE", JUSQU'À CET AUTRE: "MAIS CELUI QUI ME REÇOIT, REÇOIT CELUI QUI M'A ENVOYÉ".



Les paroles du Sauveur, qui vont du v. 16 au v. 20,se résument en celles-ci: Si vous vous rappelez que vous êtes mes disciples, vous suivrez mon exemple, et vous serez bienheureux, car vous serez d'autres moi-même, vous serez les représentants de mon Père.

1. Nous venons d'entendre, dans le saint Evangile, Notre-Seigneur nous parler et nous dire: "En vérité, en vérité, je vous le dis le serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni l'apôtre plus grand que celui qui l'a envoyé. Si vous savez ces choses, vous serez bienheureux quand vous les pratiquerez" . Il parlait ainsi parce qu'il

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avait lavé les pieds de ses disciples, pour nous enseigner l'humilité et par ses préceptes et par son exemple. Mais, afin de pouvoir, avec l'aide de Dieu, traiter plus longuement ce qui offre plus de difficulté, ne nous attardons pas à ce qui est clair et facile. Ayant donc dit ces paroles, le Seigneur ajouta: "Je ne dis pas cela pour vous tous, je sais ceux que j'ai élus; mais pour que s'accomplisse cette parole de l'Écriture: Celui qui mange le pain avec moi lèvera son talon contre moi", c'est-à-dire, me foulera aux pieds. On voit de qui il parle, et Judas le traître se trouve atteint par ces paroles. Donc il ne l'avait pas élu; puisque dans ces paroles il le distingue de ceux qu'il avait élus. Aussi, en disant: "Vous serez bienheureux quand vous ferez ces choses, je ne le dis pas de vous tous"; car il y en a un parmi vous qui ne sera pas bienheureux et qui ne fera pas ces choses. "Je sais, moi, ceux que j'ai élus". Qui sont-ils? Evidemment ceux qui seront bienheureux en faisant ce que leur a commandé et ce que leur a appris à faire celui qui peut rendre les hommes des bienheureux? Le traître Judas, dit-il, n'a pas été élu. Que signifie donc ce qu'il dit dans un autre endroit: "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis tous les douze, et cependant l'un de vous est un démon (1)?" Ne serait-ce point parce que Judas avait été élu pour une chose pour laquelle il était nécessaire; mais non pour cette béatitude dont Jésus vient de dire: "Vous serez bienheureux, si vous faites cela?" Il ne le dit pas de tous ses disciples; car il sait ceux qu'il a élus pour partager cette béatitude. Il n'était pas de ce nombre, celui qui mangeait son pain, pour lever contre lui son talon. Pour eux, ils mangeaient un pain qui était leur Seigneur; mais lui mangeait le pain de son Seigneur pour se tourner contre lui. Eux mangeaient la vie, et lui sa condamnation; "car", dit l'Apôtre, "celui qui mange ce pain indignement, mange sa condamnation (2). Je vous dis ceci "dès maintenant avant que la chose arrive; afin que lorsqu'elle arrivera, vous reconnaissiez que je suis"; c'est-à-dire, que je suis celui dont l'Écriture a voulu parler quand elle a dit: "Celui qui mange du pain a avec moi lèvera contre moi son talon".

2. Ensuite il continue et dit: "En vérité,

1. Jn 6,71.- 2. 1Co 11,29.

en vérité, je vous le dis: Quiconque reçoit celui que j'aurai envoyé, me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé". Notre-Seigneur a-t-il voulu nous faire comprendre qu'il y a la même distance entre lui et son Père, qui est Dieu, qu'entre celui qu'il envoie et lui-même? Dieu nous garde de le penser, car ce serait établir je ne sais quels degrés à la manière des Ariens. Les Ariens, en effet, lorsqu'ils entendent ou qu'ils lisent ces paroles de l'Évangile, ont recours, pour établir leur doctrine, à ces degrés, qui leur servent non pas à monter à la vie, mais à se précipiter dans la mort. Aussitôt ils disent Comme il y a une grande distance entre l'apôtre du Fils et le Fils lui-même, quoique le Fils ait dit: "Quiconque reçoit celui que j'ai "envoyé, me reçoit v, cette même distance existe entre le Fils et le Père, quoique le Fils ait dit: "Qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé" . Mais si tu parles ainsi, ô hérétique, tu oublies tes degrés. Si, en effet, à cause de ces paroles de Notre-Seigneur, tu établis la même distance entre le Fils et le Père, qu'entre l'apôtre et le Fils, où placeras-tu le Saint-Esprit? Il sera donc entre l'apôtre et le Fils, et le Fils sera beaucoup plus éloigné de l'Apôtre que le Père ne l'est du Fils. Peut-être, pour conserver cette distance égale entre le Fils et l'Apôtre et entre le Père et le Fils, diras-tu que le Saint-Esprit est égal au Fils? Mais c'est ce que tu n'admets point. Où donc le placeras-tu si tu supposes que la distance entre le Père et le Fils est la même qu'entre le Fils et l'Apôtre? Réprime plutôt ton audace et ta présomption, et ne cherche pas dans ces paroles à prouver que la distance du Père au Fils est la même que celle qui se trouve entre le Fils et l'Apôtre. Écoute plutôt le Fils: voici ce qu'il dit: "Le Père et moi a nous sommes un (1)". C'est ainsi que la vérité ne t'a laissé aucun droit de soupçonner qu'il y a de la distance entre le Père et son Fils unique; ainsi Jésus-Christ est la pierre qui a renversé les degrés et brisé les échelles.

3. Mais puisque nous avons réfuté l'erreur des hérétiques, comment, à notre tour, entendrons-nous ces paroles de Notre-Seigneur. "Quiconque reçoit celui que j'aurai envoyé me reçoit; et qui me reçoit, reçoit celui qui a m'a envoyé?" Si nous voulons dire que ces paroles: "Qui me reçoit, reçoit celui qui m'a

1. Jn 10,30.

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envoyé", ont été prononcées pour montrer que le Père et le Fils sont d'une seule et même nature, il semblera conséquent de conclure de ces autres paroles. "Quiconque reçoit celui "que j'aurai envoyé, me reçoit", que le Fils et l'Apôtre sont de même nature aussi. On pourrait à la vérité le comprendre ainsi sans grand inconvénient; car il est composé de deux substances, ce Géant qui s'est élancé pour parcourir sa carrière (1). Le Verbe s'est fait chair (2); c'est-à-dire, Dieu s'est fait homme. Alors il pourrait sembler que Notre-Seigneur a dit: "Quiconque reçoit celui que j'aurai a envoyé, me reçoit", comme homme; "mais qui me reçoit" comme Dieu, "reçoit celui qui m'a envoyé". Or, quand il prononçait ces paroles, Notre-Seigneur n'avait point en vue l'unité de sa nature; mais il

1. Ps 18,6.- 2. Jn 1,14.

recommandait, dans la personne de l'envoyé, l'autorité de celui qui l'envoie. Que chacun donc, en recevant celui qui est envoyé, reconnaisse en lui celui qui l'envoie. Si donc, en Pierre, tu vois Jésus-Christ, dans le disciple tu rencontreras le maître; si tu vois le Père dans le Fils, tu rencontreras dans le Fil: le Père éternel; de cette façon, vous recevez sans aucune erreur dans l'envoyé celui qui l'envoie. Le peu de temps qui nous reste ne me permet pas de traiter, sans l'abréger, ce qui suit dans l'Evangile. Recevez donc, mes très-chers frères, ce que nous vous avons dit comme de saintes brebis reçoivent leur nourriture; si vous trouvez qu'il y en a assez, rassasiez-vous avec profit; si vous trouvez qu'il y en a trop peu, ruminez-le pour donner plus ample satisfaction à vos désirs.



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SOIXANTIÈME TRAITÉ

Jn 13,21

LE TROUBLE DE JÉSUS.

SUR CES PAROLES: "JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, FUT TROUBLÉ EN SON ESPRIT".


Au moment où Judas allait sortir pour consommer son crime, le Sauveur tomba dans le trouble; c'était, chez lui, un effet, non de la faiblesse, mais de la volonté; et ce trouble, il l'éprouva soit par compassion pour le traître, soit afin de nous venir en aide dans les circonstances où notre âme subit le contre-coup des épreuves de la vie.

1. Ce n'est pas une petite difficulté, mes frères, que celle qui se présente dans l'Evangile de Jean, à ces paroles: "Jésus ayant dit ces a choses, fut troublé en son esprit et leur parlant ouvertement, il dit: En vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me trahira". Ce trouble de Jésus non dans sa chair, mais bien dans son esprit, lui vint-il de ce qu'il allait dire à ses disciples: "L'un de vous me trahira?" Est-ce que cette pensée se présentait pour la première fois à son esprit, ou bien la chose lui fut-elle seulement alors révélée tout à coup pour la première fois, et fut-il troublé par la nouveauté et la grandeur de ce crime? Mais n'en parlait-il pas tout à l'heure, lorsqu'il disait: "Celui qui mange du pain avec moi lèvera contre moi son talon?" N'avait-il pas dit encore: "Et vous êtes purs, mais non pas tous?" et l'Evangéliste n'ajoutait-il pas: "Car il savait quel était celui qui devait le trahir (1)?" Il l'avait déjà lui-même indiqué en disant: "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis tous les douze, et l'un de vous est un démon (2)" . D'où vient donc "qu'il fut troublé en son esprit", quand il dit ouvertement: En vérité, en vérité, je vous déclare que l'un de vous me trahira?" N'est-ce pas parce qu'il était sur le point de le faire connaître, pour ne pas le laisser inconnu, mais pour le distinguer des autres, "qu'il fut troublé en son esprit?" ou bien, comme le traître était sur le point de sortir pour aller quérir les Juifs auxquels il devait livrer le Seigneur, fut-il troublé par la mort qui le menaçait, par le

1. Jn 14,18 Jn 10,11.- 2. Jn 6,71.

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péril si instant qu'il courait et; par la proximité de la trahison de Judas, dont il avait pénétré le dessein? Ce qui est dit ici que "Jésus fut troublé dans son esprit", est-ce la même chose que ce qu'il dit ailleurs: "Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je? Père, délivrez-moi de cette heure, mais je suis venu précisément pour cette heure (1)"; de la sorte, comme son âme fut troublée à l'approche de l'heure de sa passion, de même, à l'approche de la sortie de Judas, de son retour et de l'accomplissement de son crime si énorme, "Jésus fut troublé en son "esprit?"

2. Il fut donc troublé, celui qui a le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre (2). Une si grande puissance peut-elle tomber dans le trouble?peut-elle être ébranlée cette pierre inébranlable? ou plutôt n'est-ce pas notre infirmité qui éprouve en lui de l'émotion? Evidemment oui: que les serviteurs ne s'imaginent rien d'indigne de leur Seigneur; mais qu'ils se reconnaissent dans le chef dont ils sont les membres. Celui qui est mort pour nous, s'est troublé lui-même pour nous. Celui qui est mort par un effet de son propre pouvoir, a été troublé par un effet de ce même pouvoir. Celui qui a transfiguré notre corps, tout abject qu'il était, en le rendant conforme à son corps glorieux (3), a aussi transfiguré en lui-même les sentiments de notre faiblesse; car son âme était remplie de compassion pour nous. C'est pourquoi, lorsque nous voyons se troubler le grand, le fort, l'inébranlable et l'invincible, ne craignons pas qu'il faiblisse: il ne court pas à sa perte, il nous cherche. C'est nous, dis-je, c'est nous seuls qu'il cherche ainsi. Reconnaissons-nous nous-mêmes dans son trouble, afin que quand nous sommes troublés, nous ne nous laissions pas aller au désespoir. Rien ne console mieux celui qui est troublé malgré lui, que de voir dans le trouble celui qui n'est troublé que parce qu'il le veut.

3. Périssent les raisonnements des philosophes qui assurent que le trouble ne peut tomber dans l'âme du sage. Dieu a rendu insensée la sagesse de ce monde (4). Le Seigneur a connu que les pensées des hommes sont vaines (5). Que l'âme chrétienne se trouble, non sous l'effort du malheur, mais sous

1. Jn 12,27.- 2. Jn 10,18.- 3. Ph 3,21.- 4. 1Co 1,20.- 5. Ps 93,11.

l'impression de la charité. Qu'elle craigne de voir les hommes perdus pour Jésus-Christ; qu'elle s'attriste lorsque quelqu'un est perdu pour Jésus-Christ; qu'elle désire gagner des hommes à Jésus-Christ; qu'elle se réjouisse lorsque des hommes sont gagnés à Jésus-Christ. Qu'elle craigne pour elle-même de périr à Jésus-Christ; qu'elle s'attriste d'être éloignée de Jésus-Christ: qu'elle désire régner avec Jésus-Christ; qu'elle se réjouisse dans l'espérance de régner avec Jésus-Christ. La crainte et la tristesse, l'amour et la joie, voilà assurément les quatre sources de nos troubles. Que les âmes chrétiennes ne craignent pas de s'y livrer pour de justes raisons, qu'elles n'embrassent pas les erreurs des Stoïciens et autres philosophes semblables. Comme ils prennent pour la vérité leurs vaines imaginations, de même ils prennent l'insensibilité pour la santé de l'âme; ignorant qu'il en est d'elle comme du corps: la maladie d'un membre n'est jamais plus désespérée que lorsqu'il a perdu le sentiment de la douleur.

4: Mais quelqu'un me dira: L'âme chrétienne doit-elle être troublée, même par l'approche de la mort? Que devient ce que dit l'Apôtre, à savoir qu'il a un grand désir d'être dégagé de son corps et de se trouver avec Jésus-Christ (1), si ce qu'il désire peut le troubler par son approche? Il est facile de répondre à ceux qui regardent la joie comme une cause de trouble; car alors on se trouble à l'approche de la mort, uniquement parce qu'on se réjouit de la voir venir. Mais, diront-ils, c'est là une satisfaction et non une joie. Parler ainsi, n'est-ce pas changer le nom de la chose, sans rien changer à la chose elle-même? Mais ne détournons point les saintes Ecritures à notre propre sens: préférons plutôt, Dieu aidant, résoudre cette question d'après ce qu'elles nous disent, et parce qu'il est écrit: "Jésus ayant dit ces choses fut troublé dans son esprit", ne disons pas que c'est la joie qui l'a troublé; car il nous convaincrait lui-même d'erreur, par ces paroles: "Mon âme a est triste jusqu'à la mort (2)". Nous devons comprendre qu'il en fut de même au moment où Judas, étant sur le point de sortir seul pour revenir bientôt après avec ses compagnons de crime, "Jésus fut troublé en son esprit",

5. S'il y a des chrétiens pour ne pas se

1. Ph 1,23.- 2. Mt 26,38.

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troubler aux approches de la mort, on peut dire qu'ils sont singulièrement fermes; mais sont-ils plus fermes que Jésus-Christ? qui est-ce qui serait assez insensé pour le dire? Pourquoi donc a-t-il été troublé lui-même, sinon parce qu'il a voulu, en imitant volontairement leur faiblesse, consoler les faibles qui se trouvent dans son corps, c'est-à-dire dans son Eglise? Si quelqu'un des siens se sent encore troublé dans son esprit à l'approche de la mort, il doit donc jeter les yeux sur son Sauveur, ne pas se croire réprouvé en raison de ce trouble, ni se précipiter dans la mort bien plus terrible du désespoir. Quel grand bien ne devons-nous pas attendre et espérer de la participation à sa divinité, puisque son trouble fait notre calme, et sa faiblesse notre force? Entendons, si nous le voulons, ce passage de notre Evangile en ce sens que Jésus se soit troublé par compassion pour la perte de Judas, ou par la crainte des approches de la mort; mais, sachons-le, il est certain et indubitable qu'il n'a pas été troublé par une défaillance d'âme, mais par un effet de sa puissance; il a été troublé pour nous empêcher de tomber dans le désespoir, quand nous sommes troublés, non en raison de notre puissance, mais par suite de notre faiblesse. Il portait en lui les faiblesses de la chair, qui ont été détruites par sa résurrection. Mais celui qui était tout à la fois homme et Dieu, se trouvait infiniment au-dessus de tous les autres hommes par sa force d'âme. Rien ne l'a donc forcé à se troubler, mais il s'est troublé lui-même. Ceci est marqué expressément pour la circonstance où il ressuscita Lazare; car il est écrit, en cet endroit, qu'il se troubla lui-même (1). Par là nous devons comprendre qu'il en est ainsi, même quand l'Écriture n'en dit rien, quoiqu'elle nous rapporte qu'il a été troublé. Selon qu'il le jugeait convenable, et par un effet de sa puissance, il produisait en lui-même tous les sentiments de l'homme, puisque, par un acte de cette même puissance, il s'était revêtu de l'homme tout entier.

1. Jn 11,33.




Augustin sur Jean 57