Augustin sur Jean 111

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CENT ONZIÈME TRAITÉ

Jn 17,24-26

LE CIEL ET LA VISION INTUITIVE

DEPUIS CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR: "PERE, CEUX QUE VOUS M'AVEZ DONNÉS, JE VEUX QUE LA OU JE SUIS, ILS SOIENT AUSSI AVEC MOI", JUSQU'A CES AUTRES: AFIN QUE L'AMOUR "DONT VOUS M'AVEZ AIMÉ SOIT EN EUX ET MOI EN EUX".


Jésus, voie, vérité et vie, demande le ciel pour ceux qu'il a reçus et choisis du monde, la conviction des choses qui ne se voient point, et enfin, comme moyeu d'y parvenir, la foi et l'espérance.


1. L'espérance que le Seigneur Jésus donne aux siens est singulièrement élevée dans son objet, et l'on ne saurait imaginer rien de plus grand. Ecoutez et puisez dans votre espérance une immense joie: voici pourquoi vous devez non pas aimer, mais supporter la vie présente; écoutez, afin de vous montrer patients au milieu de ses tribulations (1). Ecoutez, dis-je, et considérez attentivement jusqu'où s'élève notre espérance. C'est Jésus-Christ qui parle; c'est le Fils unique de Dieu, coéternel et égal à son Père; c'est celui qui s'est fait homme pour nous, mais qui n'est pas devenu menteur comme tout homme (2); c'est celui qui est la voie, la vie et la vérité (4); c'est celui qui a vaincu le monde (3), et il parle de ceux en faveur desquels il a remporté la victoire. Ecoutez, croyez, espérez, désirez ce qu'il dit. "Père, je désire que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés soient aussi avec moi". Quels sont ceux dont il dit que le Père les lui a donnés? Ne sont-ce pas les mêmes dont il dit ailleurs: "Personne ne vient à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire (5)?" Comment fait-il lui-même avec le Père ce qu'il nous dit être l'oeuvre du Père seul? Nous le savons déjà, si nous avons profité de l'explication de cet Evangile. Ce sont ceux qu'il a reçus du Père, ceux qu'il a lui-même choisis du monde pour qu'ils ne soient plus du monde, comme lui-même n'en est pas; mais pour qu'ils soient ce monde qui croit et connaît que Jésus-Christ a été envoyé par Dieu le Père, afin de délivrer le monde du monde et empêcher le monde, qui doit être réconcilié avec Dieu, d'être condamné avec le monde qui est son ennemi


1. Rm 12,12. - 2. Ps 115,11. - 3. Jn 14,6. - 4. Jn 16,33. - 5. Jn 6,44.

acharné. Voici, en effet,ce qu'il dit au commencement de cette prière: "Vous lui avez donné pouvoir sur toute chair", c'est-à-dire sur tout homme, "afin qu'à tous ceux que vous lui avez donnés, il donne la vie éternelle (1)". Par là il montre qu'il a reçu pouvoir sur tout homme; en conséquence, et puisqu'il jugera les vivants et les morts, il délivrera ceux qu'il voudra et condamnera aussi ceux qu'il voudra; par là, il montre encore que le Père lui a donné tous ceux auxquels il donnera la vie éternelle. Il dit en effet: "Afin qu'à tous ceux que vous lui avez donnés, il donne la vie éternelle". C'est pourquoi ceux à qui il ne donnera pas la vie éternelle, ne lui ont pas été donnés. Pourtant il a reçu pouvoir sur eux, puisque pouvoir lui a été donné sur toute chair, c'est-à-dire sur tout homme. Ainsi le monde réconcilié sera délivré du monde ennemi, lorsque exerçant sur celui-ci son pouvoir Jésus l'enverra à la mort éternelle; mais le premier il le fera sien et lui donnera la vie éternelle. La récompense promise par ce bon pasteur à toutes ses brebis, et par ce chef élevé à tous ses membres, c'est qu'où il est lui-même, là nous serons aussi avec lui. Cette promesse ne peut manquer de s'accomplir, puisque c'est le Fils tout-puissant qui dit au Père tout-puissant que telle est sa volonté. En cela aussi se trouve la volonté de l'Esprit-Saint, également éternel, également Dieu, Esprit unique des deux et la substance de leur volonté. De ces paroles que le Sauveur prononça au moment de sa passion: "Non ce que je veux, mais ce que vous voulez, Père (2)", il semblerait résulter qu'il y avait eu ou qu'il y avait encore de la différence entre la


1. Jn 17,2. - 2. Mt 26,39.

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volonté du Père et la volonté du Fils; mais ce n'était là qu'un écho, écho fidèle néanmoins, de notre faiblesse, que notre chef transfigura en lui-même, lorsqu'il se chargea de nos péchés. Cependant, une est la volonté du Père et du Fils, et aussi de l'Esprit-Saint, qui par son adjonction forme avec eux la Trinité; si notre faiblesse ne nous permet pas de le comprendre, notre piété nous fait du moins un devoir de le croire.

2. Autant que nous l'a permis la brièveté de notre discours, nous vous avons dit à qui Notre-Seigneur a fait cette promesse et combien elle est assurée: il nous reste donc à comprendre de notre mieux ce qu'il a bien voulu nous promettre. "Ceux que vous m'avez donnés", dit-il, "je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi". Relativement à la créature dans laquelle il est né de la race de David selon la chair (1), Notre-Seigneur n'était pas encore où il devait se trouver plus tard. Cependant il a pu dire: "Où je suis", de manière à nous faire comprendre que bientôt il monterait au ciel, et qu'il se considérait comme étant déjà là où il devait être peu après. Il a pu aussi parler alors dans le même sens que lorsqu'il avait dit à Nicodème: "Personne ne monte au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est du ciel (2)". Dans ce passage il ne dit iras: qui sera; mais bien: "qui est", à cause de l'unité de personne par laquelle il est Dieu-homme et homme-Dieu; il a donc promis de nous faire aller au ciel: c'est là qu'a été élevée la forme d'esclave qu'il a prise dans le sein de la Vierge; c'est là qu'elle est placée à la droite du Père. Dans l'espérance de posséder plus tard un si grand bien, l'Apôtre lui-même a dit: "Mais Dieu, qui est riche en

miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, et, lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a vivifiés ensemble par Jésus-Christ, par la grâce duquel nous avons été sauvés, et en même temps il nous a ressuscités et nous a fait asseoir dans les célestes demeures en Jésus-Christ (3)". Voici donc quel peut être le sens de ces paroles du Sauveur: "Que là où je suis, ils soient aussi avec moi". Notre-Seigneur dit lui-même qu'il est déjà au ciel. Pour nous, il dit qu'il veut que nous y soyons avec lui; mais il montre que nous n'y


1. Rm 1,3. - 2. Jn 3,13. - 3. Ep 2,4-6.

sommes pas encore. Ce que Notre-Seigneur dit vouloir faire, l'Apôtre en parle comme si cela était déjà fait; il ne dit pas en effet: Il nous ressuscitera et nous fera asseoir dans les célestes demeures; mais bien: "Il nous a ressuscités et fait asseoir dans les célestes demeures". Car ce n'est pas en vain, mais avec certitude qu'il regarde comme déjà fait ce dont l'accomplissement futur ne lui inspire aucun doute. Si, au contraire; nous voulons comprendre ces mots: "Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi", dans le sens de la nature de Dieu qui le rend égal au l'ère, éloignons de notre esprit toute pensée d'images corporelles. Que notre esprit écarte son attention ou sa contemplation de toute idée de longueur, de largeur, d'épaisseur et de couleur corporelles, de diffusion en des lieux ou en des espaces finis ou infinis qu'on ne se demande pas où se trouve le Fils qui est égal au Père; car personne n'a encore découvert l'endroit où il ne serait pas. Mais que quiconque veut demander, demande plutôt à être avec lui; non pas à être partout comme lui, mais à être n'importe où il soit. Jésus dit au larron, crucifié en punition de ses crimes, mais sauvé en récompense de sa foi: "Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis (1)". En tant qu'il était homme, son âme devait être le jour même aux enfers, et son corps dans le tombeau. Mais en tant qu'il était Dieu, il était évidemment dans le paradis. Aussi l'âme du larron, lavée de ses crimes et béatifiée par la munificence du Christ, ne pouvait être partout comme lui; mais le jour même elle put être avec lui dans le paradis, d'où il ne s'était pas éloigné puisqu'il est toujours partout. C'est pour cela, sans doute, qu'il ne lui a pas suffi de dire: "Je veux que là où je suis, ils soient aussi", mais qu'il a ajouté: "avec moi". Etre avec lui, c'est un grand bien. Les malheureux peuvent être où il est, parce que n'importe où ils soient, il y est aussi. Mais les bienheureux seuls peuvent être avec lui; car ils ne peuvent être heureux que par lui. C'est donc en toute vérité qu'il a été dit à Dieu: "Si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous y êtes présent (2)". Et Jésus-Christ n'est-il pas la sagesse de Dieu, cette sagesse "qui atteint partout, à cause de sa pureté (3)?" Mais la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres


1. Lc 23,43. - 2. Ps 138,8. - 3. Sg 7,24.

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ne la comprennent pas (1). Prenons pour exemple quelconque une chose visible, quoiqu'elle offre des différences sensibles. Quoiqu'un aveugle se trouve où est la lumière, il n'est cependant pas avec la lumière; mais, malgré la présence de la lumière, il est lui-même absent par rapport à elle. Ainsi en est-il de l'infidèle et de l'impie, et même de l'homme fidèle et pieux qui n'est pas encore propre à contempler la lumière de la sagesse; quoiqu'ils ne puissent jamais être en un lieu où ne soit pas Jésus-Christ, ils ne sont cependant pas avec Jésus-Christ, à moins qu'ils y soient comme en image; car l'homme pieux et fidèle est sûrement avec Jésus-Christ par la foi. C'est pourquoi Notre-Seigneur dit: "Celui qui n'est pas avec moi est contre moi (2)". Mais lorsqu'il disait à Dieu le Père "Ceux que vous m'avez donnés, je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi", il parlait de cette image dans laquelle nous le verrons tel qu'il est (3).

3. Que personne ne vienne obscurcir par les nuages de la contradiction le sens très-clair que nous venons de donner; les paroles qui suivent viennent prêter leur témoignage à celles qui précèdent. Notre-Seigneur, en effet, avait dit: "Je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi"; il continue et ajoute aussitôt: "Afin qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée, parce que vous m'avez aimé avant la constitution du monde". Il dit . "Afin qu'ils voient", et non pas: afin qu'ils croient. C'est là, en effet, la récompense de la foi, et non la foi elle-même; car si la foi est avec raison définie, dans l'épître aux Hébreux: "Une conviction des choses qui ne se voient pas (4)"; pourquoi la récompense de la foi ne serait-elle pas définie: La vision des choses que l'on a crues et espérées? Quand nous verrons la gloire que le Père a donnée à son Fils, et supposons qu'il s'agisse seulement ici de la gloire qu'il a donnée à son Fils fait homme après sa mort sur la croix, et non pas de celle que le Père lui a donnée, en tant que son égal, quand il l'a engendré; quand nous verrons cette gloire du Fils, assurément alors se fera le jugement des vivants et des morts; alors l'impie sera enlevé, afin qu'il ne voie pas la gloire du Seigneur (5). Quelle gloire? Celle par laquelle il est Dieu. "Bienheureux


1. Jn 1,5. - 2. Mt 12,30. - 3. 1Jn 3,2. - 4. He 11,1.- 5 Is 26.

ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1)". Les impies n'ont pas le coeur pur, c'est pourquoi ils ne verront pas Dieu. Alors ils iront au supplice éternel; et c'est ainsi que l'impie sera enlevé, afin qu'il ne voie pas la gloire du Seigneur. Mais les justes iront à la vie éternelle (2) . Or, en quoi consiste la vie éternelle? "A vous connaître", dit Notre-Seigneur, "vous, le seul vrai Dieu, et Celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (3)". Elle consiste à le connaître, non pas de la manière dont il sera connu de ceux qui, sans avoir le coeur pur, auront pu cependant le voir juger les hommes dans sa forme d'esclave glorifiée, mais de la manière dont il doit être connu par ceux qui ont le coeur pur, comme seul vrai Dieu, Fils avec le Père et le Saint-Esprit, puisque la Trinité est le seul vrai Dieu. Si nous le considérons en tant qu'il est Fils de Dieu, Dieu lui-même égal et coéternel au Père, voici le sens que nous devons donner à ces paroles: "Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi". Nous serons dans le Père avec Jésus-Christ; mais il y sera à sa manière et nous à la nôtre, n'importe où nous nous trouvions corporellement. S'il faut appeler lieu ce qui ne contient pas de corps, et que le lieu d'une chose soit celui où elle est, le Père est dans le lieu éternel, où se trouve toujours Jésus-Christ, et le lieu où se trouve le Père n'est autre que le Fils; "car", dit-il, "je suis dans le Père et le Père est en moi (4)". Et dans la présente prière, il dit aussi: "Comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous". Ils sont eux-mêmes le lieu de notre habitation; car il ajoute: "Afin qu'eux aussi soient un en nous (5)". Oui, nous sommes le lieu où Dieu réside, parce que nous sommes son temple. Ainsi, celui qui est mort et qui vit pour nous, prie afin que nous soyons un en eux: "Parce que son habitation a été établie dans la paix, et sa demeure dans Sion (6)". Et nous sommes nous-mêmes cette demeure. Mais ces lieux et les choses qui s'y trouvent, comment se les représenter sans capacités étendues, et sans dimensions corporelles? Néanmoins, ce n'est pas à beaucoup près une imperfection de nier, de repousser et de réprouver tout ce qui, sous les images, se présente à l'oeil de notre coeur. Et


1 Mt 5,8. - 2. Mt 25,46. - 3. Jn 17,3. - 4. Jn 14,10. - 5. Jn 17,21. - 6. Ps 75,3.

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la lumière à l'aide de laquelle nous voyons que ces choses doivent être niées, repoussées et réprouvées, il faut nous l'imaginer de notre mieux, reconnaître combien elle est certaine, l'aimer pour nous élever ensuite et nous approcher des choses intérieures. Et puisque notre âme, faible et moins pure que ces choses, ne peut les pénétrer, qu'elle ne s'en laisse pas éloigner sans pousser un gémissement d'amour et sans verser des larmes de désir, qu'elle attende avec patience le moment où elle sera purifiée par la foi, et qu'elle se prépare par des moeurs saintes à y habiter un jour.

4. Comment donc ne serions-nous pas avec Jésus-Christ, où il est, quand nous serons avec lui dans le Père, dans le sein duquel il est? Aussi, quoique nous ne soyons pas encore en possession de la réalité, et que nous en nourrissions seulement l'espérance, l'Apôtre n'a pas voulu nous le taire, et il nous dit . "Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez les choses qui sont en haut, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu. Ayez du goût pour les choses qui sont en haut, et non pour celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts", ajoute-t-il, "et votre vie a été cachée avec Jésus-Christ en Dieu". Ainsi donc, en attendant, par la foi et l'espérance notre vie se trouve où se trouve Jésus-Christ, elle est avec lui. Et voilà comment déjà s'est accompli ce que Notre-Seigneur demandait dans sa prière: "Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi". Mais maintenant nous n'y sommes que par la foi. Quand y serons-nous en réalité pour le voir à découvert? "Quand Jésus-Christ, qui est votre vie", dit l'Apôtre, "vous aura apparu, alors vous apparaîtrez, vous aussi, avec lui dans la gloire (1)". Alors nous apparaîtrons ce qu'alors nous serons. Car alors nous verrons que nous n'avons ni cru ni espéré inutilement ces choses avant de les posséder. C'est ce que fera Celui à qui le Fils dit: "Afin qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée", et qui ajoute incontinent

"Parce que vous m'avez aimé avant la Constitution du monde". Car, en lui, il nous a aimés nous aussi avant la constitution du monde, et alors il a prédestiné ce qu'il ferait à la fin du monde.

5. "Père juste", continue Notre-Seigneur,


1 Col 3,1-4.

le monde ne vous a pas connu". C'est parce que vous êtes juste qu'il ne vous a pas connu. Et c'est avec raison que ce monde prédestiné à la damnation ne l'a pas connu. Mais si le monde qu'il s'est réconcilié par Jésus-Christ l'a connu, ce n'est point par son propre mérite, mais par l'effet de la grâce. Qu'est-ce, en effet, que le connaître, sinon la vie éternelle? Il ne l'a pas donnée au monde damné, mais il l'a donnée au monde réconcilié. Le monde ne vous a donc pas connu précisément parce que vous êtes juste, et en agissant de manière à ce qu'il ne vous connût pas, vous avez agi selon ses mérites; mais si le monde réconcilié vous a connu, c'est parce que vous êtes miséricordieux, et pour l'aider à vous connaître, vous lui êtes venu en aide, non pas à cause de son mérite, mais par l'effet de votre grâce. Notre-Seigneur ajoute ensuite: "Mais moi, je vous ai connu". Jésus-Christ comme Dieu est la source de la grâce; mais comme homme, il est né du Saint-Esprit et de la Vierge par une grâce ineffable. Enfin, c'est à cause de lui, car la grâce de Dieu nous vient par Jésus-Christ Notre-Seigneur; "et ceux-ci", ajoute-t-il, "ont connu que vous m'avez envoyé". Voilà le monde réconcilié. Mais comme ils l'ont connu parce que vous m'avez envoyé, c'est donc par un don de la grâce qu'ils l'ont connu.

6. "Et je leur ai fait connaître votre nom, et je le leur ferai connaître encore". Je le leur ai fait connaître par la foi, je le leur ferai connaître par la claire vision. Je le leur ai fait connaître dans le cours de leur pèlerinage ici-bas; je le leur ferai connaître dans leur royaume éternel. "Afin", continue Notre-Seigneur, "que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et que moi aussi je sois en vous". Cette locution: Dilectio quam dilexisti me, n'est pas en usage; il faudrait dire: Dilectio qua dilexisti me. La première est tirée du grec; cependant il y en a de semblables en latin; car nous disons Fidelem servitutem servivit, strenuam militiam militavit, (il a servi avec fidélité, il a fait la guerre avec courage), tandis qu'il aurait fallu dire; Fideli servitute servivit, strenua militia militavit. L'Apôtre a imité cette manière de parler: Dilectio quam dilexisti me, car il a employé une locution pareille, quand il a dit: Bonum certamen certavi (1), "j'ai combattu


1. 1Tm 4,7.

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un bon combat". Il ne dit pas: Bono certamine, ce qui eût été plus conforme à l'usage et aussi à la règle. Mais comment l'amour dont le Père aime le Fils est-il en nous? Parce que nous sommes ses membres et que nous sommes aimés en lui; car il est aimé tout entier, et comme chef et comme corps. C'est pourquoi il a ajouté: "Et moi en eux", comme s'il disait: parce que je suis, moi aussi, en eux. Car autre est là manière dont il est en nous comme dans son temple, autre est la manière dont il est en nous en tant que nous sommes lui-même, puisque, comme il s'est fait homme pour devenir notre chef, nous sommes devenus son corps. La prière du Sauveur est finie; sa passion commence; finissons donc aussi ce discours: dans les suivants, nous dirons sur sa passion ce qu'il nous inspirera.




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CENT DOUXIÈME TRAITÉ

Jn 18,1-12

JÉSUS AU JARDIN DES OLIVES

DEPUIS CES PAROLES: "JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, SORTIT AVEC SES DISCIPLES", JUSQU'A CES AUTRES: "ILS SAISIRENT JÉSUS ET LE LIÈRENT".



Arrivé au jardin des Olives, le Sauveur y est bientôt suivi par les Juifs et Judas. D'un mot, il les renverse et guérit Malchus que Pierre a blessé. Avant sa guérison, Malchus était la figure de la servitude, et après, celle de la liberté, comme sa blessure était l'emblème du renouvellement de l'intelligence.


1. A la suite du beau et long discours qu'après la cène et avant de répandre son sang le Sauveur adressa à ceux de ses disciples qui étaient avec lui, à la suite de la prière qu'il adressa à son Père, l'évangéliste Jean commence en ces termes le récit de sa passion: "Jésus ayant dit ces choses sortit avec ses disciples au-delà du torrent de Cédron, où était un jardin, dans lequel il entra, lui et ses disciples. Or, Judas, qui le trahissait, connaissait aussi ce lieu-là, parce que Jésus y était souvent venu avec ses disciples". L'Evangéliste raconte que Notre-Seigneur entra dans le jardin avec ses disciples; mais cela n'arriva pas aussitôt après la prière dont il est écrit: "Jésus ayant dit ces choses". Dans l'intervalle eurent lieu quelques événements que notre Evangéliste a passés sous silence et qui se lisent dans les autres évangiles. De même aussi nous trouvons dans celui de Jean le récit de beaucoup d'événements dont les autres évangélistes ne parlent pas. Pour ceux qui voudraient savoir comment ils s'accordent entre eux et comment la vérité émise par l'un n'est pas combattue par l'autre, ils l'apprendront, non pas dans ces discours, mais dans d'autres traités d'un pénible travail que j'ai composés sur ce sujet; qu'ils les étudient non debout et en écoutant, mais assis et en les lisant ou bien en prêtant une oreille et un esprit très-attentifs à celui qu'ils chargeront de les lire. Néanmoins, soit qu'ils puissent en cette vie arriver à cette science, soit qu'ils en soient empêchés par quelque obstacle, ils doivent croire dès à présent qu'il n'y a dans aucun évangile, dans ceux du moins que D'autorité de l'Eglise reçoit comme canoniques, rien de contraire à 'ce qui se trouve dans les autres; car ils sont tous doués de la même véracité. Pour le moment, voyons, sans le comparer à celui des autres, le récit de Jean que nous avons entrepris d'expliquer; nous passerons brièvement sur les choses qui sont claires, et, quand le sujet le demandera, nous pourrons nous arrêter plus longtemps. Et maintenant, quoiqu'il soit dit: "Jésus ayant "dit ces choses sortit avec ses disciples au-delà du torrent de Cédron, où était un jardin dans lequel il entra lui et ses disciples", il ne faut pas entendre ce passage en ce sens (118) qu'aussitôt après avoir fini de parler, Notre-Seigneur entra dans le jardin. Mais ces paroles: "Jésus ayant dit ces choses", doivent seulement nous faire comprendre qu'il n'entra pas dans le jardin avant d'avoir fini son discours.

2. "Or, Judas qui le trahissait connaissait ce lieu". L'ordre des mots est celui-ci: "Il connaissait ce lieu, lui qui le trahissait, parce que", ajoute l'Évangéliste, "Jésus y était venu souvent avec ses disciples". C'est donc là que ce loup, couvert d'une peau de brebis et supporté au milieu des brebis par un dessein profond du Père de famille, savait pouvoir disperser pour un peu de temps le troupeau, en dressant des embûches au Pasteur. "Judas, ayant accepté une cohorte et des serviteurs envoyés par les princes et les Pharisiens, vint en ce lieu avec des lanternes, et des torches, et des armes". La cohorte était composée, non de juifs, mais de soldats. Elle était envoyée par le gouverneur, comme pour s'emparer d'un coupable; par là, ils respectaient l'ordre des pouvoirs légitimes afin que personne n'osât leur résister, quand ils le tiendraient. D'ailleurs, ils avaient rassemblé une si grande troupe et l'avaient armée de telle sorte, qu'elle devait suffire à effrayer ou à disperser ceux qui auraient osé défendre Jésus-Christ. Sa puissance était tellement cachée, et sa faiblesse était si visible, que toutes ces précautions parurent aux yeux de ses ennemis nécessaires à employer contre lui; car ils ignoraient qu'ils ne pouvaient lui faire que ce qu'il voulait lui-même. Car il était bon, et il faisait un bon usage du mal, et il tirait le bien du mal pour rendre bons les méchants et séparer les bons d'avec les autres.

3. "Or", continue l'Évangéliste, "Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver, s'avança et leur dit . Qui cherchez-vous? Ils lui répondirent: Jésus de Nazareth. Jésus leur dit: C'est moi, et Judas qui le trahissait était debout au milieu d'eux. Aussitôt donc que Jésus leur eut dit: C'est moi, ils s'en allèrent à la renverse et tombèrent par terre". Où est donc maintenant la cohorte de soldats? où sont les serviteurs des prêtres et des Pharisiens? où est cette terreur et ce grand déploiement d'armes? Une seule parole: "C'est moi", a suffi, sans le secours d'aucune arme, pour frapper, repousser et renverser une foule si nombreuse, transportée de haine et rendue redoutable par ses armes. Le Dieu se dérobait sous le voile de l'humanité, et le jour éternel se trouvait tellement éclipsé sous les membres humains, que les ténèbres le cherchaient avec des lanternes et des torches pour le tuer. Il dit: "C'est moi", et il renverse ces impies. Que fera-t-il quand il viendra pour juger, puisqu'il fait de telles choses au moment où il va être jugé? Quelle sera sa puissance quand il régnera, s'il peut ainsi agir quand il va tomber sous les coups de la mort? Et maintenant, par le moyen de l'Évangile, Jésus-Christ dit partout: "C'est "moi a, et les Juifs attendent l'antéchrist, pour retourner en arrière et tomber à terre; car ils abandonnent les choses célestes et n'aiment que les choses terrestres. Certes, les persécuteurs sont. venus avec Celui qui le trahissait, pour saisir Jésus; ils ont trouvé Celui qu'ils cherchaient, ils ont entendu: "C'est moi". Pourquoi ne l'ont-ils pas saisi? Pourquoi, au contraire, se sont-ils en allés à la renverse et sont-ils tombés? parce qu'ainsi l'a voulu Celui qui peut tout ce qu'il veut. Mais s'il ne leur permettait jamais de le saisir, ils ne lui feraient pas ce pour quoi il sont venus, et il ne ferait pas lui-même ce pour quoi il est descendu sur la terre. Dans leur fureur, ils le cherchaient pour le mettre à mort; mais il nous cherchait lui-même en mourant. C'est pourquoi il leur a montré son pouvoir et l'impuissance où ils étaient de le saisir, bien qu'ils le voulussent; qu'ils le prennent maintenant, afin qu'il le fasse servir, à leur insu, à l'accomplissement de sa volonté.

4. "Il leur demanda donc de nouveau: Qui cherchez-vous? ils lui dirent: Jésus de Nazareth. Jésus leur répondit: Je vous ai dit que c'est moi. Si donc c'est moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci. C'était afin que fût accomplie la parole qu'il avait dite: Ceux que vous m'avez donnés, je n'en ai perdu aucun. Si c'est moi que vous cherchez", dit Notre-Seigneur, "laissez aller ceux-ci". Il parle à des ennemis, et cependant ils font ce qu'il ordonne, ils laissent aller ceux qu'il ne veut pas voir périr. Mais ne devaient-ils pas mourir dans la suite? Pourquoi donc, s'ils mouraient maintenant, les perdrait-il? parce qu'ils ne croyaient pas encore en lui de la manière dont croient tous ceux qui ne périssent pas.


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5. "Or, Simon Pierre ayant un glaive, le tira et frappa un serviteur du prince des prêtres, et lui coupa l'oreille droite. Or, le nom de ce serviteur était Malchus". Seul notre Evangéliste a fait connaître le nom de ce serviteur: comme aussi Luc a été seul pour dire que Notre-Seigneur toucha son oreille et la guérit (1). Or, Malchus signifie qui doit régner. Que signifie donc cette oreille coupée pour le Seigneur et guérie par lui, sinon le renouvellement de l'intelligence qui se dépouille de ses anciens errements, afin de se trouver dans la nouveauté de l'esprit, et non plus dans l'ancienneté de la lettre (2)? Celui qui a reçu de Jésus-Christ un tel bienfait ne doit-il pas évidemment régner avec Jésus-Christ? Malchus a été un esclave, et par conséquent il symbolise cet Ancien Testament qui engendre pour la servitude, et dont la figure est Agar (3). Mais quand est advenue la santé, alors a été figurée la liberté. Notre-Seigneur blâma l'action de Pierre et lui défendit de passer outre: "Remets ton glaive dans le fourreau; le calice que le Père m'a donné, ne le boirai-je pas?" Par son action, ce disciple ne voulait que défendre son Maître, il ne songeait nullement à ce que signifiait sa conduite. C'est pourquoi il a fallu que le Sauveur l'exhortât à la patience, et que cela fût écrit pour être compris de nous. Notre-Seigneur dit que c'est le


1. Lc 22,51. - 2. Rm 7,6. - 3. Ga 4,24.

Père qui lui a donné le calice de sa passion; assurément, c'est aussi ce que veut dire l'Apôtre par ces mots: "Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous (1)". Cependant, Celui qui a bu ce calice, l'a aussi préparé. Aussi le même Apôtre nous dit-il: "Jésus-Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous, en s'offrant à Dieu comme une victime d'agréable odeur (2)".

6. "La cohorte, et le tribun, et les satellites des Juifs, saisirent Jésus et le lièrent". Ils se saisirent de Celui dont ils n'approchèrent même pas. Car il est le jour, et ils restèrent ténèbres, et ils n'entendirent pas cette parole: "Approchez-vous de lui et soyez éclairés (2)". S'ils s'en étaient approchée de la sorte, ils l'auraient saisi non avec leurs mains pour le mettre à mort, mais avec leur coeur pour le recevoir. Hélas! en le saisissant comme ils le faisaient, ils s'en éloignèrent davantage. Et ils lièrent Celui par qui ils auraient dû plutôt vouloir être déliés. Et peut-être y en eut-il parmi eux pour le charger alors de leurs chaînes, et qui, délivrés par lui dans la suite, s'écrièrent: "Vous avez brisé mes liens (3)". C'est assez pour aujourd'hui; si Dieu le permet, nous traiterons ce qui suit dans un autre discours.


1. Rm 8,31-32. - 2. Ep 5,2. - 3. Ps 33,6. - 4. Ps 115,16.




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CENT TREIZIÈME TRAITÉ

Jn 18,13-27

JÉSUS CHEZ ANNE ET CHEZ CAÏPHE

DEPUIS CES PAROLES: "ET ILS LE CONDUISIRENT D'ABORD VERS ANNE", JUSQU'À CES AUTRES: "PIERRE LE NIA ENCORE UNE FOIS, ET AUSSITOT LE COQ CHANTA".


Le Sauveur, trahi par Judas, traîné chez Anne, y est renié trois fois, par Pierre: ensuite, on le conduit chez Caïphe, un assistant le soufflette, et il répond à cette injure avec une dignité et un calme qui doivent nous servir d'exemple.


1. Les persécuteurs de Notre-Seigneur, après que Judas le leur eut livré, le saisirent et le lièrent; car il nous a aimés, il s'est livré lui-même pour nous (1), et le Père ne l'a pas épargné, mais il l'a livré pour nous tous (2).


1. Ep 5,2. - 2. Rm 8,32.

120 Mais il ne faut pas croire que Judas soit à louanger pour le bien que nous avons tiré de sa trahison, il n'a mérité que la condamnation due à un si grand crime. "Ils le conduisirent", nous raconte l'Evangéliste Jean, d'abord chez "Anne". Et il nous en donne la raison . "Car", dit-il, "il était beau-père de Caïphe qui était le Pontife de cette année. "Caïphe", continue-t-il, "était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs: Il est utile qu'un seul homme meure pour tout le peuple". Matthieu, qui a voulu raconter plus brièvement le fait, rapporte que Notre-Seigneur fut conduit vers Caïphe (1). Car s'il fut conduit d'abord vers Anne, c'est qu'Anne était le beau-père de Caïphe; de là nous devons conclure que Caïphe avait voulu qu'il en fût ainsi.

2. L'Evangéliste continue: "Or, Simon Pierre et un autre disciple suivaient Jésus". Quel est cet autre disciple? Le dire serait parler témérairement, puisqu'on ne nous l'apprend pas; remarquez-le, néanmoins. C'est ainsi que Jean se désigne ordinairement lui-même en ajoutant "que Jésus l'aimait (2)". Aussi, est-ce peut-être lui. Mais, quel qu'il soit, voyons ce qui suit: "Ce disciple était connu du grand prêtre, et il entra avec Jésus dans la cour du grand prêtre. Or, Pierre se tenait dehors à la porte. Mais cet autre disciple qui était connu du grand prêtre sortit, parla à la portière et fit entrer Pierre. Or, cette servante, la portière, dit à Pierre: Et toi, n'es-tu pas aussi des disciples de cet homme? "Il lui répondit: Je n'en suis point". Cette colonne qui se croyait si ferme, la voilà ébranlée jusque dans ses fondements par le moindre souffle du vent. Où est l'audace de cet homme qui promettait tant de choses et présumait si fort de lui-même? Où sont ces paroles qu'il avait prononcées: "Pourquoi ne puis-je pas vous suivre maintenant? je donnerai ma vie pour vous (3)?" Nier qu'on soit le disciple de son maître, est-ce le suivre? Donne-t-on sa vie pour son maître, quand, par crainte de mourir, on tremble à la voix d'une servante? Mais faut-il nous étonner si les prédictions de Dieu sont infaillibles, et si les présomptions de l'homme sont trompeuses? D'après ce que l'Evangile a commencé de nous dire du reniement de l'apôtre Pierre, nous devons le remarquer


1. Mt 25,57 - 2. Jn 13,23 Jn 19,26. - 3. Jn 13,37.

on renie Jésus-Christ, non-seulement en disant qu'il n'est pas le Christ, mais encore en soutenant qu'on n'est pas chrétien, quand on l'est. Notre-Seigneur n'a pas dit à Pierre Tu nieras que tu es mon disciple; mais: "Tu me nieras (1)"; il l'a donc nié lui-même, quand il a nié qu'il fût son disciple. Et en niant qu'il fût son disciple, qu'a-t-il nié, sinon qu'il fût chrétien? Sans doute, les disciples de Jésus-Christ n'étaient pas encore appelés de ce nom; ils ne furent pour la première fois appelés chrétiens, que quelque temps après. l'ascension, à Antioche (2). Mais déjà existait le motif qui devait leur faire donner ce nom-là; déjà existaient les disciples qui plus tard furent appelés chrétiens; et ils ont transmis à leur postérité ce nom qui leur était commun, comme la foi qui leur était commune. Celui donc qui niait être disciple de Jésus-Christ, niait la chose que l'on désigne par le nom de chrétien. Dans la suite, combien de personnes se sont montrées capables de ce que n'a pu faire ce disciple qui tenait les clefs du royaume des cieux s? Ici, je ne parle ni de vieillards ni de vieilles femmes à qui le dégoût de la vie a pu inspirer plus facilement le mépris de la mort endurée pour confesser Jésus-Christ; je ne parle pas non plus de jeunes gens de l'un et de l'autre sexe, car on est en droit d'exiger de cet âge la force et le courage; mais je parle de petits garçons et de petites filles, et de cette troupe innombrable de saints martyrs qui sont entrés par force et par violence dans le royaume des cieux. Aussi, quand Celui qui nous a rachetés de son sang se livra pour nous, il dit: "Laissez ceux-là s'en aller", afin que fût accomplie la parole qu'il avait dite: "Ceux que vous m'avez donnés, je n'en ai pas perdu un seul". En effet, si Pierre était mort après avoir renié Jésus-Christ, n'aurait-il pas été perdu?

3. "Les serviteurs et les ministres se tenaient auprès du feu, car il faisait froid, et ils se chauffaient". On n'était pas en hiver, et cependant il faisait froid, comme il arrive d'ordinaire à l'équinoxe du printemps. "Or, Pierre était aussi avec eux et se chauffait. Le Pontife donc interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit: J'ai publiquement parlé au monde, j'ai toujours enseigné dans la synagogue et


1. Mt 26,34. - 2. Ac 11,26. - 3. Mt 16,19.

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dans le temple où tous les Juifs s'assemblent, et je n'ai rien dit en secret; pourquoi m'interrogez-vous? interrogez ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit: ils savent ce que je leur ai dit". Ici se présente une question qu'il ne faut point passer sous silence: comment le Seigneur Jésus a-t-il pu dire: "J'ai publiquement parlé au monde"; et surtout: "Je n'ai rien dit en secret?" Dans le dernier discours qu'il a adressé à ses disciples après la cène, ne leur a-t-il pas dit: "Je vous ai dit ces choses en paraboles; mais voici venir l'heure où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais je vous parlerai ouvertement de mon Père (1)?" Si donc à ses disciples qui lui étaient le plus attachés il ne parlait pas ouvertement, s'il se contentait de leur promettre l'heure où il leur parlerait ouvertement, comment a-t-il parlé ouvertement au monde? De plus, comme nous l'apprend l'autorité des autres évangélistes, il parlait beaucoup plus ouvertement à ses disciples qu'à tous autres, lorsqu'il était seul avec eux et éloigné de la foule. Que signifient donc ces paroles: "Je n'ai rien dit en secret?" Il faut donc comprendre qu'il a dit: "J'ai parlé ouvertement au monde", en ce sens: Beaucoup m'ont entendu. En effet, et dans un sens il parlait ouvertement, et dans un autre il ne parlait pas ouvertement: il parlait ouvertement, parce que plusieurs l'entendaient; et il ne parlait pas ouvertement, parce qu'ils ne comprenaient pas. D'ailleurs, encore, ce qu'il disait à part à ses disciples, il ne le disait pas en secret. Car peut-on dire que celui-là parle en secret, qui parle devant tant d'hommes? N'est-il pas écrit: "Que dans la bouche de deux ou trois témoins toute parole soit stable (2)?" et surtout, ce qu'il dit à un petit nombre, ne veut-il pas que ce petit nombre le publie devant tous? Notre-Seigneur l'a dit à ses disciples qui se trouvaient alors en petit nombre autour de lui: "Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière; et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits (3)". Donc, même ce qui semblait dit secrètement, d'une certaine façon n'était pas dit en secret; car Jésus le disait, non pas afin que ceux à qui il parlait gardassent le silence, mais au contraire pour qu'ils le répandissent partout. Ainsi donc. une même chose peut


1. Jn 16,25. - 2. Dt 19,15. - 3. Mt 10,27.

être en même temps dite ouvertement et non ouvertement, ou bien en secret et non en secret, comme il est écrit: "Afin que voyant, ils voient et ne voient pas (1)". Comment "peuvent-ils voir?" parce que la chose est publique et non secrète; et comment les mêmes "ne voient-ils pas?" parce que la chose n'est pas publique, mais secrète. Néanmoins, les choses qu'ils avaient entendues et n'avaient pas comprises étaient de telle nature qu'elles ne pouvaient être incriminées avec justice et vérité. Aussi chaque fois qu'ils l'interrogèrent pour trouver dans ses réponses un motif de l'accuser, il leur répondit de manière à dépister leur ruse et à renverser leurs projets de calomnies. C'est pourquoi il leur disait: "Pourquoi m'interrogez-vous? Interrogez ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit; ceux-là savent ce que j'ai dit".

4. "Quand il eut dit ces paroles, un des ministres qui était là donna un soufflet à Jésus, en disant: Est-ce ainsi que tu réponds au Pontife? Jésus lui répondit: Si j'ai mal parlé, rends témoignage du mal que j'ai dit; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?" Quoi de plus vrai, de plus doux et de plus juste que cette réponse? Elle vient de celui dont le Prophète avait dit à l'avance: "Entreprends, et marche en prospérant, et règne pour la vérité, la douceur et la justice (2)". Si nous considérons la qualité de celui qui a reçu ce soufflet, ne voudrions-nous pas que celui qui l'a ainsi frappé fût consumé par le feu du ciel ou englouti par la terre entr'ouverte, ou saisi par le démon et roulé par lui, ou, enfin, frappé de quelque châtiment semblable, sinon plus grave encore? Lequel de ces tourments n'aurait pu ordonner dans sa puissance Celui par qui le monde a été fait? Mais il a préféré nous enseigner la patience qui triomphe du monde. Mais, dira quelqu'un: Pourquoi Jésus n'a-t-il pas fait ce qu'il avait lui-même commandé (3)? Il ne devait pas répondre ainsi à celui qui le frappait, mais lui présenter l'autre joue. Eh quoi! n'a-t-il pas répondu avec vérité, douceur et justice? N'a-t-il pas fait plus que tendre l'autre joue à celui qui le frappait, et n'a-t-il pas donné tout son corps à ceux qui devaient le clouer à la croix? Ainsi nous a-t-il appris ce qu'il était surtout important de nous apprendre, à savoir, que ces grands préceptes


1. Mc 4,12. - 2. Ps 44,5. - 3. Mt 5,39.

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de la patience devaient s'accomplir non par l'ostentation du corps, mais par la préparation du coeur. Il peut se faire, en effet, qu'un homme tende extérieurement l'autre joue et garde sa colère. Que Notre-Seigneur fait bien mieux, en répondant avec calme la vérité, et en se préparant avec tranquillité à supporter des traitements encore plus cruels! Bienheureux est celui qui, dans tout ce qu'il souffre injustement pour la justice, peut dire avec vérité: "Mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt (1)"; alors s'accomplissent les paroles qui suivent: "Je chanterai et je psalmodierai". Voilà ce que Paul et Barnabé ont pu faire, lorsqu'ils étaient chargés de chaînes.

5. Mais revenons à la suite du récit évangélique. "Et Anne l'envoya lié à Caïphe qui était pontife". C'était vers lui, comme le dit Matthieu, qu'on le conduisait d'abord, parce que Caïphe était, cette année-là, le prince des prêtres. Il faut le remarquer, il y avait, à cette époque, deux pontifes, c'est-à-dire deux princes des prêtres qui exerçaient alternativement chaque année. C'étaient Anne et Caïphe; ainsi le rapporte l'évangéliste Luc, lorsqu'il raconte en quel temps Jean, le précurseur de Notre-Seigneur, commença de prêcher le royaume des cieux et de rassembler des disciples. Voici ce qu'il dit: "Sous les princes des prêtres, Anne et Caïphe, la parole du Seigneur descendit sur Jean, fils de Zacharie, dans le désert (2)". Et le reste. Ces deux pontifes faisaient donc chacun son année; et celle où Jésus souffrit était l'année de Caïphe. C'est pourquoi, lorsqu'ils eurent saisi Jésus, ils le conduisirent, selon Matthieu,


1. Ps 56,8. - 2. Lc 3,2.

chez Caïphe, et, selon Jean, ils vinrent avec Jésus d'abord vers Anne, non parce qu'il était son collègue, mais parce qu'il était son beau-père. Il faut croire que cela se fit d'après la volonté de Caïphe, ou bien parce que leurs demeures étaient situées de manière à ce que, en passant devant celle d'Anne, ils ne purent se dispenser d'y entrer.

6. Après avoir dit qu'Anne envoya Jésus lié à Caïphe, notre Evangéliste revient à l'endroit de sa narration où il avait laissé Pierre, pour expliquer ce qui arriva dans la maison d'Anne, au sujet de son triple reniement. "Cependant", dit-il, "Simon Pierre était là et se chauffait". Il rappelle ainsi ce qu'il avait déjà dit. Il ajoute ensuite ce qui arriva: "Ils lui dirent donc: N'es-tu pas aussi de ses disciples? Et il le nia, et il dit: Je n'en suis point". Il l'avait déjà renié une première fois; celle-ci est donc la seconde. Ensuite, pour que s'accomplît son triple reniement, "un des serviteurs du grand prêtre, parent de celui dont Pierre avait coupé l'oreille, lui dit: Est-ce que je ne t'ai pas vu dans le jardin avec lui? Pierre le nia de nouveau, et aussitôt le coq chanta". Voilà la prédiction du médecin accomplie et la présomption du malade avérée. Car ce qui est arrivé est, non pas ce que Pierre avait dit: "Je donnerai ma vie pour vous", mais ce que Jésus avait prédit: "Tu me renieras trois fois (1)". Mais le triple reniement de Pierre étant achevé, achevons aussi ce discours. En commençant le discours suivant, nous examinerons ce qui arriva à Notre-Seigneur chez le gouverneur Ponce-Pilate.


1. Jn 13,38.



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Augustin sur Jean 111