Augustin, lettres - LETTRE XXXI. (Année 396)

LETTRE 32. (Année 396)

Saint Paulin écrit à Romanien et félicite l'Eglise d'Hippone d'avoir mérité Augustin pour coadjuteur de l'évêque. Il exhorte Licentius, en vers et en prose, à mépriser l'éclat du monde et à se donner au Christ. Il est touchant dans ses efforts pour ramener Licentius à la vérité religieuse, au nom même de cet Augustin qui aime tant ce jeune ami et qui a tant fait pour lui. Les vers de saint Paulin ont une force expressive qui nous a engagé à les traduire intégralement et aussi fidèlement que possible.

PAULIN ET THÉRASIE, A LEUR HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE ROMANIEN.

1. Nos frères, arrivés hier d'Afrique, et qui nous avaient tenus longtemps suspendus à l'espoir de leur retour, comme vous l'avez vu vous-même, ô le plus désiré des saints hommes qui nous sont chers! nous ont apporté des lettres d'Aurèle, d'Alype, d'Augustin, de Profuturus, de Sévère, aujourd'hui tous évêques. Heureux de ces récents discours de tant de saints, nous nous hâtons de vous faire connaître notre joie: nous voulons, par le témoignage de notre allégresse, partager avec vous le bonheur que nous attendions pendant ce périlleux voyage. Si, par l'arrivée d'autres navires, vous avez appris les mêmes bonnes nouvelles de ces hommes, les plus dignes de vénération et d'amour, recevez ceci comme une douce répétition, et tressaillez d'une joie renouvelée. Si nous sommes les premiers à vous en instruire, félicitez-nous que, grâce au Christ, nous possédions assez d'affection dans votre patrie pour que nous sachions les premiers ou des premiers tout ce qu'y accomplit la divine Providence, toujours admirable dans ses saints (2), comme dit le Psalmiste.

2. Nous n'écrivons pas seulement pour nous réjouir de l'élévation d'Augustin à l'épiscopat, mais pour nous réjouir aussi de ce que les Eglises d'Afrique ont mérité par une faveur divine, d'entendre la parole céleste de la bouche d'Augustin appelé d'une façon nouvelle, non pas à succéder à son évêque, mais à siéger avec lui, sa consécration n'est qu'un accroissement des grâces et des dons du Seigneur: on ne perd pas Valère, évêque de l'Eglise d'Hippone, et on a Augustin pour son coadjuteur. Et ce saint vieillard, dont nulle marque de jalousie n'atteignit jamais le coeur si pur, a recueilli du ciel les fruits les plus dignes de la paix de son coeur, en méritant d'avoir pour collègue celui qu'il avait simplement désiré pour successeur. Aurait-on pu le croire avant que cela fût arrivé? Et ne peut-on pas appliquer à cette oeuvre

2. Ps 67,36.

du Tout-Puissant cette parole évangélique: «Ces choses sont difficiles aux hommes, mais tout est possible à Dieu (1)?» C'est pourquoi réjouissons-nous en Celui qui seul accomplit des merveilles et qui fait habiter dans la même maison ceux qui n'ont qu'une même âme, parce qu'il a regardé notre humilité et visité avec bonté son peuple: il a suscité une force dans la maison de David, son serviteur, et il a exalté la puissance de son Eglise dans la personne de ses élus pour briser les cornes des pécheurs, selon les paroles du Prophète, c'est-à-dire les cornes des donatistes et des manichéens.

3. Plût à Dieu que cette trompette du Seigneur, qui retentit maintenant par la bouche d'Augustin, fùt entendue de notre fils Licentius, mais entendue de cette oreille intérieure par où entre le Christ, et d'où l'ennemi ne ravit point la semence de Dieu! Ce serait alors qu'Augustin paraîtrait à lui-même un grand pontife du Christ, car il se sentirait exaucé d'en-haut en enfantant dans le Christ un fils digne de lui, comme il a enfanté dans les lettres un fils digne de vous! Il nous a écrit à son sujet avec la plus vive sollicitude, croyez-le. Espérons de la toute-puissance du Christ que les voeux spirituels d'Augustin l'emporteront sur les voeux charnels de notre adolescent. Croyez-moi, il sera vaincu malgré lui; il sera vaincu par la foi de son pieux maître: quelle mauvaise victoire que la sienne s'il aimait mieux triompher pour sa perte que d'être vaincu pour son salut! Ne voulant pas que nos devoirs de fraternelle affection paraissent vides, nous vous envoyons cinq pains, à vous et à notre fils Licentius: c'est le pain de munition de l'expédition chrétienne, dans laquelle nous sommes enrôlés pour arriver à une provision de tempérance. Nous n'avons pas pu séparer Licentius de cette bénédiction, lui que nous désirons voir uni à nous dans la même grâce. Mais nous nous adresserons à lui-même en peu de mots, de peur qu'il ne refuse de prendre pour lui ce qui vous est écrit sur son compte. Ce que Mition entend est dit aussi à Eschine (2). Mais pourquoi recourir aux étrangers, quand nous pouvons tout dire avec notre propre fonds et que l'emploi du langage d'autrui n'est pas dans les habitudes d'une tête saine (3)? Or, par la grâce de Dieu, nous avons la tête saine, nous dont le Christ est le chef. Que bien longtemps nous vous conservions dans le Christ sain et sauf et toujours heureux avec toute votre maison, ô très-honorable et très-désirable seigneur notre frère!

(La suite de la lettre est adressée à Licentius)

4. «Ecoutez donc, mon fils (4), la loi de votre «père,» c'est-à-dire la foi d'Augustin, et ne repoussez pas les conseils de votre mère, car Augustin, dans sa tendresse pour vous, revendique

1. Lc 18,27. - 2. Ce sont deux personnages de Térence. - 3. Il y a dans le latin un jeu de mots que le français ne peut rendre, Aliena loqui s'entend d'un langage insensé aussi bien que du langage d'autrui. - 4. Pr 1,8.

5

aussi ce nom: il vous a porté dans son sein, et, après vous avoir nourri du premier lait de la science humaine, il désire ardemment aujourd'hui vous allaiter et vous nourrir dans le Seigneur avec ses mamelles spirituelles. Quoique, par l'âge, vous soyez adulte, il vous voit encore au berceau de la vie spirituelle, encore enfant dans la parole de Dieu, formant vos premiers pas et traînant une marche chancelante, si toutefois la doctrine d'Augustin devient votre appui, comme la main d'une mère ou le bras d'une nourrice dirige la faiblesse de l'enfant. Si vous l'écoutez et le suivez, pour me servir une seconde fois des paroles de Salomon, «vous recevrez sur votre tête une couronne de grâce (1);» et vous serez alors, non pas au milieu des illusions d'un songe, mais par l'oeuvre de la vérité elle-même, consul et pontife: les vides images de l'erreur feront place aux solides effets de l'opération du Christ. Vous serez véritablement pontife et véritablement consul, mon cher Licentius, si, vous attachant aux traces prophétiques et aux règles apostoliques d'Augustin, vous devenez pour lui ce qu'Elisée fut à Elie et le jeune Timothée au grand apôtre, si, ne vous séparant pas de lui sur les routes divines, vous méritez, par un coeur parfait, d'être élevé au sacerdoce et de travailler par l'enseignement au salut des peuples.

5. Voilà assez d'avertissements et de leçons. Je crois, mon cher Licentius, qu'il vous faut peu de paroles pour vous pousser vers le Christ, vous qu'Augustin avait enflammé, dès vos plus jeunes années, pour l'étude de la vérité et de la sagesse, qui est le Christ et le suprême bien de tout bien. Si un homme comme lui a pu bien peu avec vous et pour vous, que ferai-je, moi, placé si au-dessous de lui et si dénué de toutes les richesses dont il brille? Mais parce que j'ai confiance dans sa puissance et dans votre heureux naturel, j'espère qu'il y a en vous plus de choses saintes qu'il n'en reste à faire, et j'ai osé ouvrir la bouche avec la double pensée de m'égaler à Augustin dans sa sollicitude pour vous et d'être compté au nombre de ceux qui aiment véritablement votre salut. C'est mon désir que j'apporte, car, pour ce qui est effet et réalité en ce qui touche votre perfection, je sais bien que la palme est destinée à Augustin.

Je crains, mon fils, de vous avoir blessé par l'âpreté téméraire de mon langage et d'avoir porté de l'oreille au fond même de votre coeur tout l'ennui de mon discours. Mais je me suis souvenu d'une lettre de vous qui m'a fait connaître que vous aimez les vers; jadis je les ai un peu aimés aussi. J'appellerai donc l'harmonie à mon secours comme un doux remède à l'irritation que je vous ai causée peut-être, et comme un moyen de vous faire remonter à Dieu, qui est le père de toute harmonie. Ecoutez-moi, je vous en prie; ne méprisez pas dans mes paroles ce qui est inspiré pour votre salut; fussent-elles méprisables en elles-mêmes, recevez-les comme le témoignage de mes soins pieux pour vous et de mes sentiments paternels le nom du Christ que vous y trouverez et qui est au-dessus de tout nom, vous oblige aussi de leur

1. Prov., 4,9.

accorder ce respect que nul croyant ne peut refuser (1): Allons, hâtez-vous, rompez les chaînes du siècle: ne craignez point le joug si doux du Seigneur. Les choses du temps ne ravissent que les coeurs frivoles; le sage n'en est pas ébloui. Maintenant, hélas! c'est Rome qui, avec la perfide variété de ses enchantements, vous sollicite, Rome qui peut abattre les plus forts; mais, ô mon fils, je vous en prie, qu'Augustin votre père vous soit toujours présent au milieu de toutes les séductions de la ville. Son image, si vous l'avez dans votre coeur, vous défendra contre les grands dangers d'une vie où les chutes sont faciles. Il est une chose surtout que je vous redirai et pour laquelle je vous avertirai sans cesse: fuyez les écueils de la dure profession des armes. La gloire est un nom caressant, la condition militaire est mauvaise; ce triste parti qu'on se plaît à vouloir prendre, on se repent bientôt de l'avoir pris. On aime à monter aux honneurs, on tremble d'en descendre; si vous chancelez, vous tombez misérablement de ce haut sommet. Maintenant les faux biens vous plaisent, maintenant l'ambition vous livre à tous les vents, et la vaine renommée vous porte sur son sein de verre; mais quand vous aurez ceint le baudrier avec grand dommage et que des travaux stériles vous auront brisé; quand, trop tard, et en vain, vous vous plaindrez de vos espérances évanouies et que vous voudrez briser les fers que vous vous forgez en ce moment, vous vous souviendrez alors tristement d'avoir méprisé les avis d'Augustin votre père. Si donc vous êtes sage, si vous êtes un enfant pieux, écoutez, mettez à profit les paroles des pères et le conseil des vieillards.

Pourquoi retirez-vous du joug votre cou si fier? Mon fardeau est léger, dit la voix tendre du Christ, mon joug est doux: fiez-vous à Dieu; mettez votre tète sous le joug, livrez votre bouche à une douce muselière et baissez vos épaules pour un fardeau léger. Vous le pouvez tandis que vous êtes libre, tandis que des liens d'aucune sorte ne vous retiennent: ni les liens du mariage ni les obligations des emplois élevés. La bonne et vraie liberté, c'est de servir le Christ: on est en lui supérieur à tout. Celui qui s'est donné tout entier au Christ notre Seigneur, cesse d'être esclave des maîtres des hommes et de leurs vices, et des rois superbes. Gardez-vous de croire libre cette noblesse que vous voyez fièrement conduite sur des chars dans Rome étonnée; et qui se croit tellement libre qu'elle dédaigne de se courber sous le joug de Dieu. Elle est esclave de plus d'un mortel! elle est esclave de ses esclaves même, et achète des femmes pour être dominée par elles. Les ambitieux savent ce qu'il y a à souffrir avec les eunuques et les grands palais: quiconque s'accommode de Rome veut être malheureux Que de travaux et de sacrifices aura coûtés ici la chlamyde, là l'honneur d'une charge!

Il n'est pas pour cela puissant, celui qui a obtenu de monter plus haut que les autres et qui est arrivé au point de ne servir personne; pendant qu'il se vante de sa domination dans toute la ville, il sert les démons s'il rend un culte aux images des dieux. O, douleur! c'est pour ces hommes-là que vous restez à Rome, Licentius, et c'est pour leur plaire que vous méprisez le royaume du Christ! Vous les appelez vos maîtres, vous les saluez en courbant la tête, eux que vous voyez esclaves du bois et de la pierre! Ils vénèrent sous un nom divin l'argent et l'or: leur religion, c'est la soif maladive des richesses. Que celui-là les aime, qui n'aime pas Augustin; que celui-là n'ho noue point le Christ, qui se plaît à les honorer. Dieu lui-même a dit qu'on ne peut pas servir deux maîtres; il veut un sentiment qui ne soit point partagé. Il n'y a qu'une foi, qu'un Dieu, qu'un Christ, fils du Père: pourquoi un double service lorsqu'il n'y a qu'un seul maître? Il y a aussi loin des affaires du Christ à celles de César, qu'il y a loin du ciel à la terre. Sortez

1. Cette pièce de vers, dont nous donnons ici la traduction, se compose de cinquante distiques. On sait que saint Paulin se fit une renommée de poète parmi ses contemporains. La postérité a recueilli des poésies religieuses de ce grand chrétien.

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des régions basses, mais que ce soit aujourd'hui, tandis que l'esprit gouverne ce corps; pénétrez dans le ciel par votre coeur, la chair ne vous arrêtera pas. Mourez dés à présent à la vie des sens, et pensez d'avance, avec un esprit serein, aux biens de la vie céleste. Quoique vous soyez retenu par un corps, vous êtes esprit si, vainqueur dans une pieuse pensée, vous anéantissez maintenant l'ouvrage de la chair.

Je vous ai écrit ceci, mon cher enfant, poussé par un amour confiant; si vous le recevez, Dieu vous recevra. Croyez en Augustin; il y en a deux en moi pour vous: acceptez deux pères avec un même amour. Serons-nous méprisés? Vous serez séparé de deux pères par une plus grande douleur. Serons-nous entendus? Vous serez pour tous les deux une douce récompense. Deux pères auront laborieusement, mais avec amour, travaillé pour vous; ce sera pour vous un grand honneur de les réjouir tous les deux. Mais, lorsque je m'unis à Augustin, je ne me donne point pour son égal en mérite; je ne me compare à lui que par mon amour pour vous. Que puis-je répandre, moi si pauvre dans mon onde épuisée? Sans parler de moi, vous êtes arrosé par deux fleuves: Alype est votre frère, Augustin est votre maître; celui-là est votre parent, celui-ci est le père de votre intelligence. Vous avez un tel frère et un tel maître, Licentius, et vous hésitez à vous envoler vers les cieux avec de pareilles ailes!

Quoi que vous fassiez (que le monde n'espère plus vous avoir pour ami), vous ne donnerez pas à la terre une âme qui appartient au Christ. Vous avez beau aspirer aux joies nuptiales et aux emplois élevés, vous allez vous restituer à votre maître. Deux justes doivent vaincre un seul pécheur; leurs fraternelles prières triompheront de vos veaux. Revenez donc; le maître par sa voix, le frère par son sang, tous deux prêtres, vous ordonnent de revenir. Ils veulent vous ramener au lieu natal, car maintenant vous vous tournez ardemment vers les terres étrangères; le pays où sont les vôtres est bien plus votre pays. Voilà à quoi vous devez aspirer: ne passez pas votre temps avec les choses du dehors; si vous refusez ce qui est votre bien, quelqu'un vous donnera-t-il ce qui ne vous appartient pas? Vous ne serez plus à vous, et, traînant vos jours hors de vous-même, vous serez comme exilé de votre propre coeur.

Le père, inquiet pour le fils, a maintenant assez chanté; ce que je veux ou ce que je crains, je le veux et le crains autant pour vous que pour moi. Si vous accueillez cette page, elle vous portera un jour la vie; si vous la repoussez, elle témoignera contre vous. Fils très-cher, que le Christ m'accorde votre santé, et qu'il fasse de vous son serviteur à toutjamais! Vivez, je le demande à Dieu, mais vivez pour lui; car vivre pour le monde est une oeuvre de mort; la vie vivante, c'est de vivre pour Dieu!




LETTRE XXXIII. (Année 396)

Augustin invite Proculéien, évêque donatiste à Hippone, à une conférence pour mettre fin au schisme.

AUGUSTIN A SON HONORABLE ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR PROCULÉIEN.

1. Je ne dois pas discourir longtemps avec vous sur le titre de ma lettre, pour aller au-devant des vaines susceptibilités des gens ignorants. Quelques-uns, à la vérité, peuvent ignorer qui de nous se trompe avant une discussion pleine et entière de la question; mais comme nous nous efforçons de nous tirer naturellement de l'erreur, nous nous!rendons mutuellement (7) service, si nous agissons ensemble avec l'intention droite de nous délivrer du mal de la discorde. Celui aux yeux de qui nul coeur n'est fermé voit avec quelle sincérité et quel tremblement d'humilité chrétienne j'agis; il le voit quand même la plupart des hommes ne le reconnaîtraient pas. Vous comprenez aisément ce que je n'hésite pas à honorer en vous. Ce que je regarde comme digne de quelque honneur, ce n'est point l'erreur de ce schisme dont je voudrais guérir tous les hommes, autant qu'il m'appartient; avant tout, c'est vous que je n'hésite pas à honorer, parce que vous êtes uni à nous dans les liens de la société humaine, et parce qu'on remarque en vous des dispositions plus pacifiques qui vous feront embrasser facilement la vérité, dès qu'elle vous sera démontrée. Quant à l'affection, je vous en dois autant que nous ordonne d'en avoir les uns pour les autres Celui qui nous a aimés jusqu'à l'opprobre de la croix.

2. Ne soyez pas étonné de mon long silence auprès de votre Bénignité; je ne savais pas que vous fussiez dans ces sentiments que m'a communiqués avec joie mon frère Evode, en qui je ne puis pas ne pas avoir confiance. Il nous a dit que, vous ayant par hasard rencontré dans une maison, la conversation était tombée sur notre commune espérance, qui est l'héritage du Christ, et vous aviez témoigné le désir de conférer avec moi en présence de quelques gens de bien. Je me réjouis beaucoup que vous ayez bien voulu me faire cette proposition; et je ne puis en aucune manière manquer cette bonne occasion de chercher avec un aussi bienveillant esprit que le vôtre, autant que le Seigneur m'en donnera la force, la cause, l'origine, la raison de ce triste et déplorable déchirement dans l'Eglise à qui le Christ a dit: «Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1).»

3. J'ai ouï dire que vous vous étiez plaint que ce même frère vous eût répondu je né sais quoi d'injurieux; ne pensez point, je vous prie, qu'il ait voulu vous outrager, car je suis sûr que ce qu'il a dit ne partait pas d'un orgueil d'esprit; je connais mon frère, et si, dans une discussion pour sa foi, il est échappé à l'ardeur de son amour pour l'Eglise quelque chose que votre gravité n'aurait pas voulu entendre, ne regardez pas cela comme une injure, mais

1. Jn 14,27.

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comme l'entraînement du zèle. Il voulait conférer et discuter, et non point faire acte de complaisance et de flatterie. L'adulation est cette huile du pécheur dont le Prophète ne veut pas engraisser sa tête, car il dit: «Le juste me corrigera dans sa miséricorde et me reprendra, mais l'huile du pécheur n'engraissera point ma tête (1).» Il aime mieux être corrigé par la sévère miséricorde du juste, que d'être loué par la douce onction de la flatterie. De là encore ce mot du Prophète: «Ceux qui vous disent heureux vous jettent dans l'erreur(2).» Voilà pourquoi on dit vulgairement d'un homme que les fausses caresses rendent arrogant: «Sa tête est enflée.» En effet elle a été engraissée de l'huile du pécheur, ce qui est, non pas l'âpre vérité de celui qui corrige, mais la douce fausseté de celui qui loue. Je ne veux pas dire pour cela que vous ayez dû être corrigé par mon frère Evode, comme s'il était le juste dont parle l'Écriture; je tremble que vous ne trouviez dans mes paroles quelque chose qui vous paraisse injurieux: j'y prends garde autant que je puis. Le Juste est celui qui a dit: «Je suis la vérité (3).» Aussi de quelque bouche que parte le vrai même avec quelque âpreté, laissons-nous corriger, non point par l'homme lui-même qui peut-être est un pécheur, mais par la Vérité elle-même, c'est-à-dire par le Christ, qui est le Juste: il ne veut pas que l'onction de la caressante mais pernicieuse flatterie, qui est l'huile du pécheur, engraisse notre tête. Quand même mon frère Evode se serait un peu ému dans la défense de sa communion, et qu'il eût dit quelque chose de trop vif, vous devriez le pardonner, et à son âge, et à la nécessité de la cause.

4. Je vous demande de vous souvenir de la promesse que vous avez daigné faire de traiter paisiblement avec moi une question si grande, qui appartient au salut de tous, en présence de ceux que vous aurez choisis vous-même, pourvu que nos paroles ne se perdent pas dans l'air, mais qu'elles soient écrites: nous discuterons ainsi avec plus d'ordre et de paix, et nous pourrons retrouver les choses qui, une fois dites, échapperaient ensuite à notre mémoire. Ou bien, si cela vous plaît, nous pourrons d'abord conférer en particulier où vous voudrez, soit par lettres, soit par conversation et livres sur table, de peur que des auditeurs passionnés ne soient plus sensibles à l'intérêt d'un combat entre

1. Ps 140,5. - 2. Is 3,12. - 3. Jn 14,6.

nous qu'à l'intérêt éternel d'une question qui touche à notre salut. Puis nous ferons connaître au peuple ce qui aura été fait entre nous. S'il vous convient de conférer par lettres, nos lettres seront lues aux deux partis, afin qu'un jour il n'y ait plus deux peuples, mais un seul. J'accepte d'avance et avec plaisir ce que vous aurez voulu et ordonné, ce qui vous aura plu. Je promets avec une parfaite assurance que le saint et vénérable Valère, mon père, en ce moment absent, acceptera tout avec grande joie; je sais combien il aime la paix et combien il repousse tout ce qui est bruit et vanité.

5. Que nous font les dissensions anciennes? C'est assez qu'elles aient duré jusqu'ici, ces blessures que l'animosité d'hommes superbes a faites à nos membres; leur pourriture nous empêche dé sentir même la douleur pour laquelle on a coutume d'implorer le médecin. Vous voyez par quelle grande et misérable honte les maisons et les familles chrétiennes sont désunies; les maris et les épouses ne font qu'un dans leur intimité domestique et ne s'accordent pas sur l'autel du Christ! C'est par le Christ qu'ils se jurent une paix parfaite, et ils ne peuvent avoir la paix en lui! Les enfants ont avec leurs parents la même maison et n'ont pas la même maison de Dieu: ils espèrent leur héritage et disputent avec eux sur l'héritage du Christ! Les serviteurs et les maîtres ne s'entendent pas sur leur Maître commun, qui a pris la forme d'un esclave pour les délivrer tous de la servitude. Les vôtres nous honorent, les nôtres vous honorent aussi. Les vôtres nous conjurent par notre couronne (1), les nôtres en font autant pour vous. Nous recevons les paroles de tous, nous ne voulons offenser personne. En quoi le Christ nous a-t-il offensés, pour que nous déchirions ses membres? Des hommes qui ont besoin de nous dans leurs intérêts temporels nous appellent des saints et des serviteurs de Dieu pour mener à bonne fin leurs affaires: occupons-nous enfin de la grande affaire de leur salut et du nôtre, non pas d'or ni d'argent, ni de fonds de terre ni de troupeaux, pour lesquels chaque jour ils nous saluent tête basse, afin que nous jugions leurs différends; mais de Jésus-Christ notre chef, sur lequel nous sommes si honteusement et si pernicieusement divisés. A quelque profondeur que s'abaissent ceux qui nous prient de les mettre d'accord sur la terre, ils ne s'abaisseront jamais autant que nôtre chef descendu du ciel sur la croix, notre chef sur lequel nous ne sommes pas d'accord.

1. La dignité d'évêque.

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6. Je vous demande donc, et je vous supplie, s'il y a en vous quelque bonté, comme on le dit, de la montrer ici; si elle n'est point simulée pour arriver à des honneurs qui passent, que les entrailles de la miséricorde s'émeuvent en vous; veuillez traiter la question en vous appliquant avec nous à la prière et en discutant tout avec paix: de peur que ces peuples malheureux qui s'inclinent devant nos dignités ne nous accablent de leur respect au jugement de Dieu; ah! plutôt que revenus avec nous et par notre charité non feinte, de leurs erreurs et de leurs divisions, ils marchent vers les voies de la vérité et de la paix. Je souhaite que vous soyez heureux aux yeux de Dieu, honorable et bien-aimé seigneur.




LETTRE XXXIV. (396).

Il s'agit d'un jeune homme qui, après avoir menacé de tuer sa mère qu'il avait coutume de battre, passa au parti des donatistes et fut rebaptisé par eux. Saint Augustin demande qu'on recherche si cela a été fait par les ordres de l'évêque Proculéien, comme le prêtre Victor l'a consigné dans les actes publics, et répète qu'il est toujours prêt, si Proculéien le veut, à traiter paisiblement avec lui la question du schisme.

AUGUSTIN A SON EXCELLENT, JUSTEMENT CHER ET HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE EUSÈBE.

1. Dieu qui connaît les secrets du coeur de l'homme sait qu'autant j'aime la paix chrétienne, autant je suis touché des actes sacrilèges de ceux qui continuent indignement et avec impiété à la troubler; il sait que ce mouvement de mon esprit est pacifique, que je n'agis point ainsi pour qu'on force qui que ce soit à entrer dans la communion catholique, mais pour que la vérité soit ouvertement déclarée à tous les errants, et que, manifestée, avec l'aide de Dieu, au moyen de notre ministère, elle n'ait besoin que d'elle-même pour se faire aimer et suivre.

2. Quoi de plus exécrable, je vous prie (pour ne pas parler d'autres choses), que ce qui vient d'arriver? Un jeune homme est repris par son évêque; le furieux avait souvent frappé sa mère et avait porté des mains impies sur le sein qui l'a nourri, même dans ces jours (1) où

1. Les lois des empereurs suspendaient les poursuites criminelles et les causes civiles pendant le carême et la quinzaine de Pâques.

la sévérité des lois épargne les plus scélérats. Il la menace de passer au parti des donatistes, et comme s'il ne lui suffisait pas de la frapper souvent avec une incroyable fureur, il annonce qu'il va la tuer. Le voilà dans le parti de Donat; en proie à la fureur il est rebaptisé, et pendant qu'il rugit contre sa mère dont il veut répandre le sang, on lui met les vêtements blancs; on le place au dedans de la balustrade de manière à être vu de tous; ce fils indigne médite un parricide, et on ose le montrer comme un homme régénéré à la foule qui gémit!

3. Ces choses plaisent-elles à un homme de votre gravité? Non, je ne le crois pas; je connais votre sagesse. Une mère selon la chair est frappée dans ses membres qui ont enfanté et nourri un ingrat; l'Eglise, mère spirituelle, défend cela; elle est frappée elle-même dans les sacrements pour lesquels elle a engendré et nourri un ingrat. Ne vous semble-t-il pas entendre ce jeune homme dire en parricide et grinçant des dents. Que ferai-je à l'Eglise qui me défend de battre ma mère? J'ai trouvé ce que je lui ferai: elle sera frappée elle-même aussi outrageusement qu'elle peut l'être; qu'il soit fait en moi quelque chose dont ses membres puissent souffrir. J'irai à ceux qui savent souffler sur la grâce dans laquelle elle m'a fait naître, et détruire la forme que j'ai reçue dans son sein. Je tourmenterai mes deux mères par d'horribles tortures; celle qui m'a enfanté la dernière sera la première à me perdre. Pour la douleur de l'une, je mourrai spirituellement; pour faire périr l'autre, je vivrai corporellement. - Maintenant que faut-il attendre, honorable Eusèbe, sinon que cet homme, devenu donatiste, s'armera en toute liberté contre la malheureuse femme, accablée de vieillesse, veuve et sans appui, qu'on l'empêchait de frapper dans la religion catholique? Avait-il autre chose dans son coeur furibond lorsqu'il disait à sa mère: Je passerai aux donatistes et je boirai votre sang? -Déjà tout sanglant au fond de sa conscience, il accomplit sous les vêtements blancs une moitié de ses menaces; reste l'autre moitié: boire le sang de sa mère. Si donc on approuve ces choses, il faut que ceux qui sont aujourd'hui les clercs et les sanctificateurs de ce malheureux le pressent de s'acquitter dans sa huitaine (1) de tout ce qu'il a promis.

1. La huitaine pendant laquelle les nouveaux baptisés portaient les vêtements blancs.

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4. La main du Seigneur est assez puissante pour protéger contre un forcené une veuve malheureuse et désolée, et le détourner, par des moyens qu'il connaît, d'un abominable dessein; cependant, sous le coup de la profonde douleur que j'éprouve, que puis-je faire, sinon au moins de parler? Ils font des choses pareilles, et on me dira, à moi: Taisez-vous! Le Seigneur, par son apôtre, commande à l'évêque de réprimer ceux qui enseignent ce qu'il ne faut pas enseigner (1), et moi j'aurais peur d'eux et je me tairais I que Dieu me préserve de leurs colères! Si j'ai voulu faire consigner ce sacrilège dans les registres publics, c'est pour empêcher qu'on ne dise qu'il est de pure invention, lorsque, surtout en d'autres villes, on m'entendra déplorer ce crime. Déjà, à Hippone même, ne répète-t-on pas que Proculéien n'a pas prescrit ce que les registres publics ont rapporté?

5. Pouvons-nous agir avec plus;de modération que de traiter une aussi grave affaire avec vous, qui êtes revêtu d'une haute dignité et qui réunissez tant de prudence à tant de calme d'esprit? Je vous demande donc, comme je vous ai déjà demandé par nos frères, personnages bons et recommandables, que j'ai envoyés vers votre Excellence, de vouloir bien vous informer si Victor, prêtre de Proculéien, n'a pas reçu de son évêque l'ordre qu'il' a consigné dans les registres publics; ou si Victor, ayant dit autre chose, ceux qui tiennent les actes ont écrit une fausseté, quoiqu'ils soient de la même communion que lui. Si Proculéien consent à traiter paisiblement la question qui nous désunit, afin que l'erreur, qui déjà est manifeste, éclate encore avec plus d'évidence, j'accepte volontiers la conférence. Car j'ai appris qu'il avait exprimé le désir de chercher la vérité selon les Ecritures, en présence de dix hommes graves et honorables des deux partis, pour éviter ainsi le tumulte d'une nombreuse assemblée. Quelques-uns m'ont rapporté qu'il demandait pourquoi je n'étais pas allé à Constantine (2), où il y a eu réunion; il dit aussi que je devrais aller à Milève, où ceux de son parti doivent tenir un concile; ce sont là des propositions ridicules: l'Eglise d'Hippone est la seule dont le soin me regarde. C'est surtout avec Proculéien que je dois traiter la question. Si par

1. Tt 1,9. - 2. On peut voir dans notre Voyage en Algérie (Etudes africaines) la description de Constantine.

hasard il ne se croit pas de force égale, qu'il se fasse assister du collègue qu'il voudra. Nous ne nous occupons pas des intérêts de l'Eglise en d'autres villes que les nôtres, excepté quand les évêques de ces mêmes villes, nos frères et nos collègues dans le sacerdoce, nous le permettent ou nous en chargent.

6. Je ne comprends pas qu'un homme comme Proculéien, qui se dit évêque depuis tant d'années, puisse craindre de conférer avec moi qui ne suis qu'un novice: redoute-t-il mes connaissances dans les lettres qu'il n'a peut-être jamais apprises, ou qu'il a apprises moins que moi? Mais qu'ont à faire les lettres dans une question qui doit se discuter par les saintes Ecritures ou avec les pièces et les actes ecclésiastiques et publics, toutes choses dans lesquelles Proculéien est versé depuis longtemps, et où il doit être plus habile que moi? Enfin, nous avons ici mon frère et mon collègue Samsucius, évêque de l'Eglise de Tours (1); il n'a jamais étudié ces belles-lettres que paraît redouter Proculéien; qu'il soit là et que Proculéien confère avec lui. Comme je mets ma confiance dans le nom du Christ, je prierai Samsucius de prendre ma place dans cette affaire, et il ne me le refusera pas; le Seigneur l'aidera, j'en ai la confiance; il l'aidera dans. son combat pour la vérité: son langage est inculte, mais il est instruit dans la vraie foi. Il n'y a donc pas de raison pour que Proculéien nous renvoie à je ne sais quels autres athlètes donatistes, et ne veuille pas terminer entre nous ce qui nous regarde. Toutefois, comme je l'ai dit, je ne fuis pas non plus la lutte avec ceux-là, s'il les appelle à son aide.

1. Ville de la Numidie.





Augustin, lettres - LETTRE XXXI. (Année 396)