Augustin, lettres - LETTRE CLXVI

LETTRE CLXVII A SAINT JÉRÔME. (Année 415)

Il s'agit ici du passage de l'épître de saint Jacques, où il est dit: «Quiconque ayant gardé tout la loi la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière.» Saint Augustin demande à saint Jérôme l'explication de ce passage; il en donne lui-même un commentaire qu'il soumet au solitaire de Bethléem. Avant de présenter ce lumineux et beau commentaire, il examine la doctrine des philosophes anciens et particulièrement des stoïciens sur les vertus et les vices. On voit ici le moraliste chrétien dans la sûreté et la profondeur de son jugement.

1. Je vous ai écrit, mon vénérable frère Jérôme, au sujet de l'origine de l'âme humaine; je vous ai demandé, dans le cas où il serait vrai que Dieu crée de nouvelles âmes pour chacun de ceux qui naissent, où donc elles auraient contracté le péché que le sacrement de la grâce du Christ, comme nous n'en doutons pas, efface même dans les enfants nouveaux-nés. Ma lettre étant déjà assez étendue, je n'ai pas voulu la charger d'autres questions. Mais plus une chose est pressante, moins il faut la négliger. Je viens donc vous prier et vous conjurer, au nom de Dieu, de m'expliquer, ce qui, je le pense, sera profitable à plusieurs; ou si l'explication est déjà faite par nous ou par d'autres, de nous l'adresser. Il s'agit de savoir comment on doit entendre ces paroles de l'épître de saint Jacques: «Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière (1).» C'est une question de si grande importance que je me repens beaucoup de ne vous avoir pas déjà écrit sur ce point.

2. Il ne s'agit pas ici d'une première vie dont on ne se souvient plus, comme dans l'une des opinions sur l'origine de l'âme; il s'agit de la vie présente et de ce que nous devons faire pour parvenir à la vie éternelle. Une bonne réponse que l'on raconte trouverait parfaitement ici sa place. Un homme était tombé dans un puits; la profondeur de l'eau le soutenait et le préservait de la mort; il n'étouffait point assez pour ne pas pouvoir parler; un passant

1. Jc 2,10.

s'arrête, le regarde et lui dit: Comment donc êtes-vous tombé là dedans? - Je vous en conjure, lui répondit le malheureux homme, occupez-vous de me tirer d'ici, et ne me demandez pas comment j'y suis tombé! La foi catholique nous apprend et nous confessons que l'âme même d'un petit enfant doit être tirée du péché comme d'un puits; c'est assez pour elle que nous sachions comment on peut la sauver, lors même que nous ignorerions toujours comment elle est tombée dans ce malheur. Si j'ai cru devoir chercher la vérité sur cette question, c'est de peur que l'une des opinions sur l'origine de l'âme ne nous entraînât imprudemment à nier le péché originel et la nécessité d'en délivrer l'âme de l'enfant. C'est pourquoi tenons-nous d'abord fortement à cette vérité que l'âme de l'enfant doit être délivrée de l'état de péché et qu'elle ne peut l'être autrement que par la grâce de Dieu au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ; puis, si nous pouvons connaître la cause et l'origine de ce péché, nous serons mieux en mesure de combattre les vains discours, non pas des raisonneurs, mais des chicaneurs; et si nous ne pouvons pénétrer ce secret, l'ignorance de l'origine du mal ne devra pas nous faire négliger le remède miséricordieux de la grâce chrétienne. Notre avantage contre ceux qui croient savoir ce qu'ils ne savent pas, c'est que nous n'ignorons pas notre ignorance. Car autre chose est ce qu'il est mal de ne pas connaître; autre chose est ce qu'on ne peut pas ou ce qu'on n'a pas besoin de savoir ou qui ne sert de rien pour la vie que nous cherchons: mais ce que je demande en ce moment sur l'épître de l'apôtre saint Jacques va droit à la vie présente où nous nous appliquons à plaire à Dieu pour mériter de vivre toujours.

3. Dites-moi donc, je vous en conjure, comment il faut entendre ce passage: «Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière.» Est-ce que celui qui aura volé, ou même celui qui aura dit au riche: «Asseyez-vous;» au pauvre: «Restez debout,» sera coupable d'homicide, d'adultère, de sacrilège? Et s'il n'en est point ainsi, comment celui qui viole la loi en un seul point devient-il coupable comme s'il l'avait violée tout entière? Ce que saint Jacques a dit du riche et du pauvre ne doit-il pas être compris dans ces choses dont la violation partielle équivaut à la violation (440) de toute la loi? Mais rappelons-nous la manière dont le sentiment de l'Apôtre est amené, comment il découle et s'enchaîne: «Mes frères, dit-il, n'ayez pas foi en Jésus-Christ, notre Seigneur de gloire, en faisant acception de personnes. Car s'il entre dans votre assemblée un homme qui ait un anneau d'or et un habit magnifique, et qu'il y entre aussi un pauvre avec un habit misérable, et qu'arrêtant la vue sur celui qui est magnifiquement vêtu, vous lui disiez: assieds-toi ici à ton aise; et que vous disiez au pauvre: reste-là debout ou assieds-toi à mes pied,: n'est-ce pas là juger en vous-mêmes entre l'un et l'autre, et n'êtes-vous pas des juges pleins de pensées injustes? Ecoutez, mes frères bien-aimés: est-ce que Dieu n'a pas choisi les pauvres en ce monde pour les rendre riches dans la foi et héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment? Et vous, vous déshonorez le pauvre!» C'est-à-dire qu'on déshonore le pauvre en lui disant: «Reste-là debout,» tandis qu'on dit à celui qui a un anneau d'or: «Toi, assieds-toi ici à ton aise.» L'Apôtre ajoute ensuite, en développant mieux son sentiment: «Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment par leur puissance, et vous traînent devant les tribunaux? Ne blasphèment-ils pas le saint nom qui est invoqué sur vous? Si vous accomplissez la loi royale de l'Ecriture: Aime ton prochain comme toi-même, vous faites bien: mais si vous faites acception des personnes, vous commettez un péché, et, vous êtes condamnés par la loi comme transgresseurs.» Voyez comme l'Apôtre appelle transgresseurs de la loi ceux qui disent au riche: «Assieds-toi ici,» et au pauvre: «Reste-là debout.» Et pour qu'on ne crût pas que ce fût un petit péché que de violer la loi en ce seul point, voyez comme il ajoute: «Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière. Car celui qui a dit: Tu ne commettras pas d'adultère,» dit «aussi: Tu ne tueras pas. Si donc vous ne tuez pas, mais que vous commettiez un adultère, vous devenez transgresseur de la loi.» L'Apôtre avait déjà dit: «Vous êtes condamnés «par la loi comme transgresseurs.» Cela étant ainsi, il résulte, à moins qu'on ne montre qu'il faut l'expliquer d'une autre façon, que celui qui aura dit au riche: «Assieds-toi ici,» et au pauvre: «Reste-là debout,» ne rendant point à celui-ci le même honneur qu'à celui-là, sera idolâtre, blasphémateur, adultère et homicide, et, pour ne pas allonger en énumérant tous les préceptes, coupable de tous les crimes: car «ayant violé la loi en un point, il est coupable comme s'il l'avait violée tout entière.»

4. Mais dira-t-on que celui qui a une vertu les a toutes, et que celui à qui il en manque une n'en a aucune? si cela est vrai, cela confirme la parole de saint Jacques. Pour moi je veux qu'on l'explique et non pas qu'on la confirme; elle a par elle-même, parmi nous chrétiens, plus d'autorité que toutes les paroles des anciens philosophes. Et quand même ce sentiment serait vrai pour les vertus et les vices, ce ne serait pas une raison pour que tous les péchés fussent égaux. Autant que je puis m'en souvenir, car ces choses se sont effacées de mon esprit, il a plu à tous les philosophes d'établir cette inséparabilité des vertus, parce qu'ils regardaient toutes ces vertus nécessaires pour une bonne et droite vie. Mais les stoïciens seuls ont osé soutenir l'égalité des péchés contre le sentiment de tout le genre humain; appuyé sur les saintes Ecritures, vous leur avez démontré très-clairement leur erreur dans la personne de ce Jovinien (1) qui sur ce point était stoïcien, mais qui était épicurien dans sa manière de rechercher et de défendre les voluptés. Vous avez prouvé avec évidence, dans cette magnifique et mémorable dissertation, que la doctrine de l'égalité des péchés n'est pas d'accord avec nos auteurs canoniques ou plutôt avec la Vérité elle-même qui a parlé par leur bouche. Et quand ce sentiment sur les vertus serait vrai, nous ne serions pas pour cela obligés de reconnaître l'égalité de tous les péchés c'est ce que, Dieu aidant, je m'efforcerai de faire voir, autant que je le pourrai; si j'y parviens, vous m'approuverez; là où je resterai insuffisant, vous suppléerez à mon défaut.

5. Ce qui fait dire que celui qui a une vertu les a toutes et qu'elles manquent toutes à qui manque d'une seule, c'est que la prudence ne saurait être ni lâche, ni injuste, rai intempérante; car si quelque vice de ce genre s'y mêlait, ce ne serait plus la prudence. Or si, pour être la prudence, il faut qu'elle soit forte, juste, tempérante, elle aura avec elle les autres vertus. C'est ainsi que la force ne peut être ni imprudente, ni intempérante, ni injuste; c'est ainsi

1. Saint Jérôme, livre II contre Jovinien.

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qu'il est nécessaire que la tempérance soit prudente, forte et juste, et que la justice n'est pas la justice si elle n'est pas prudente, forte et tempérante. De sorte que là où se trouve l'une d'elles, les autres s'y trouvent également; là au contraire où les autres manquent, celle que l'on croit voir n'est pas véritable, quoiqu'elle ait les apparences d'une vertu.

6. Car il y a, vous le savez, certains défauts ouvertement contraires aux vertus, comme l'imprudence à la prudence. Il y en a quelques-uns qui sont contraires aux vertus, uniquement parce qu'ils sont des défauts, quoiqu'ils aient avec elles une fausse ressemblance: il en est ainsi, non pas de l'imprudence, mais de la finesse à l'égard de la prudence. J'entends ici la finesse comme on l'entend le plus souvent, en mauvaise part, et non pas dans le sens de l'Ecriture qui souvent la recommande: «Soyez fins comme les serpents (1);» et encore: «pour que la finesse soit donnée aux innocents (2).» Un éloquent écrivain de la langue romaine a pris la finesse en bonne part quand il a dit en parlant de Catilina: «La finesse ne lui manquait point pour pénétrer les desseins ennemis ni l'artifice pour s'en préserver;» mais ce sens-là, très-rare parmi les auteurs anciens, est très-fréquent parmi les nôtres. De même, pour ce qui concerne la tempérance, la prodigalité est ouvertement contraire à l'économie; et la sordide avarice qui est un vice, a quelque chose de semblable à l'économie, non pas dans sa nature, mais par une trompeuse apparence. Ainsi, par une différence manifeste, l'injustice est contraire à la justice; mais le désir de se venger se présente d'ordinaire comme une imitation de la justice; c'est pourtant un vice. La lâcheté est très-clairement contraire à la force; mais la dureté, qui en est loin par sa nature, en prend les dehors. La constance est une certaine portion du courage; l'inconstance en est bien loin et c'est tout l'opposé; mais l'opiniâtreté affecte des airs de constance et n'en est pas; celle-ci est une vertu, l'autre un défaut.

7. Pour ne pas citer les mêmes choses, choisissons un exemple qui puisse nous aider à comprendre tout le reste. Catilina, comme en ont écrit ceux qui ont pu le connaître, pouvait supporter le froid, la soif, la faim; il endurait les privations, les intempéries, les veilles à un point qui surpassait toute croyance, et à cause de cela il se regardait et on le regardait

1. Mt 10,16. - 2. Pr 1,4.

comme un homme doué d'une grande force (1). Mais cette force n'était pas prudente, car il choisissait le mal au lieu du bien; elle n'était pas tempérante, car il se souillait par les plus honteuses débauches; elle n'était pas juste, car il conjurait contre sa patrie. C'est pourquoi cette force n'en était pas une; c'était de la dureté: pour tromper les sots, elle prenait le nom de la force. Si t'eût été de la force, t'eût été une vertu, et non pas un vice; mais si c'était une vertu, les autres la suivraient toujours comme des compagnes inséparables.

8. Maintenant si on entreprend de montrer que tous les vices se trouvent là où il y en a un, et qu'il n'y aura pas de vices là où l'un manquera, ce sera une tâche laborieuse, parce qu'il y a toujours deux vices opposés à une vertu, celui qui lui est ouvertement contraire et celui qui affecte de lui ressembler. Ainsi chez Catilina on voyait bien ce que c'était que cette fausse vertu qu'il donnait pour de la force et qui n'en était pas, car il n'avait point avec lui les autres vertus:, toutefois, on persuaderait difficilement qu'il y eût de la lâcheté là où se rencontrait l'habitude de tout supporter', il un point qui surpasse toute croyance. Mais peut-être, en regardant plus à fond, cette dureté elle-même paraîtra de la lâcheté, parce que Catilina avait négligé de travailler par les bons moyens à acquérir la vraie force. Cependant ceux-là sont audacieux qui ne sont pas timides, et ceux-là sont timides auxquels manque l'audace, et des deux côtés il y a un vice; car celui qui est fort de la vraie force n'ose pas avec audace et n'a pas peur à la légère. Nous sommes donc forcés d'avouer que les vices sont en plus grand nombre que les vertus.

9. Parfois il arrive qu'un vice en fait partir un autre; ainsi l'amour de l'argent s'enfuit devant l'amour de la gloire. Une autre fois un vice s'en va et fait place à plusieurs autres; ainsi un homme intempérant qui deviendra sobre pourra obéir aux inspirations de l'avarice et de l'ambition. Des vices peuvent donc succéder à des vices, et non à des vertus; nouveau motif de soutenir que leur nombre est plus grand. Pour la vertu, du moment qu'elle se montre, les autres la suivent, et tous les vices qui étaient là s'éloignent; car tous ne s'y trouvaient pas, mais se succédaient, tantôt à nombre égal et tantôt en moindre ou en plus grand nombre.

1. Sallust. Guerre de Catilina. - 2. On ne pourrait pas non plus accuser Catilina de lâcheté après avoir vu sa mort dans le récit de Salluste.

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10. Il faudrait chercher avec plus de soin si les choses se passent ainsi. Car ce n'est pas une bouche divinement inspirée qui a dit: Celui qui a une vertu les a toutes, et celui-là n'en a aucune à qui l'une d'elles manque; ce sont des hommes qui ont pensé cela, très-habiles et très-appliqués, il est vrai, mais cependant ce sont des hommes. Moi je ne sais pas comment je pourrais dire, non pas qu'un mari dont le nom est l'origine même du nom de la vertu (1), mais qu'une femme fidèle à son mari, si elle agit en vue des commandements et des promesses de Dieu et si c'est d'abord à Dieu qu'elle veuille être fidèle, n'a pas la chasteté ou que la chasteté n'est pas une vertu ou n'en est qu'une petite; même chose d'un mari à l'égard de sa femme; et toutefois il y a bien des maris et des femmes semblables que je ne croirais point sans quelque péché, et ce péché, quel qu'il pût être, proviendrait de quelque vice. Ainsi donc la chasteté conjugale, qui est assurément une vertu dans les maris et les femmes d'une vie chrétienne, car on ne dira pas qu'elle n'est rien ou qu'elle est un vice, n'a pas avec elle toutes les vertus. Car si toutes y étaient, il n'y aurait aucun vice; pas de vice, pas de péché: or qui est sans quelque péché? Qui donc est sans quelque vice, c'est-à-dire sans un certain foyer, une certaine racine de péché, lorsqu'on entend celui qui se reposait sur le sein du Seigneur s'écrier: «Si nous disons que nous n'avons pas de péchés, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (2)?» Ceci n'a pas besoin d'un long développement auprès de vous; mais je le dis pour d'autres qui le liront peut-être. Vous l'avez prouvé vous-même par les saintes Ecritures dans votre célèbre ouvrage contre Jovinien; vous citez, de cette même épître de saint Jacques que nous cherchons en ce moment à comprendre, le passage suivant: «Nous péchons tous en beaucoup de choses (3).» Cet apôtre du Christ qui parle ne dit pas: vous péchez, mais «nous péchons.» Il avait dit précédemment: «Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point est coupable comme s'il l'avait violée tout entière;» ici il ne dit plus en un seul point, mais «en plusieurs;» il ne dit pas que quelques-uns, mais que «tous» pèchent.

1. Virum, a quo denominata dicitur virtus. - 2. 1Jn 1,8. - 3. Jc 3,2.

11. A Dieu ne plaise qu'un fidèle puisse croire que tant de milliers de serviteurs du Christ, qui se disent sincèrement pécheurs de peur de se tromper eux-mêmes et de n'avoir plus en eux la vérité, n'aient aucune vertu! Car c'est une grande vertu que la sagesse; la Sagesse elle-même a dit à l'homme: «Voilà que la sagesse est de la piété (1).» A Dieu ne plaise que nous disions que de si grands fidèles et des hommes de Dieu si pieux n'aient pas la piété que les Grecs appellent e?seße?a? ou mieux encore?e?seße?a?: qu'est-ce que c'est en effet que la piété, si ce n'est le culte de Dieu? et par où est-il adoré si ce n'est par l'amour? C'est pourquoi la charité qui part d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi non feinte, est une grande et véritable vertu, parce qu'elle est elle-même la fin de la loi (2). C'est avec raison qu'on a dit qu'elle «est forte comme la mort (3),» soit parce que personne ne peut la vaincre comme la mort, soit parce que la mesure de la charité en cette vie est d'aimer jusqu'à la mort, selon ces paroles du Seigneur: «Nul ne peut donner un plus grand témoignage d'amour que de donner sa vie pour ses amis (4);» soit plutôt parce que, de même que la mort arrache l'âme aux sens du corps, ainsi la charité l'arrache aux concupiscences de la chair. La science, quand elle est utile, sert la charité, car sans elle la science enfle le coeur (5); mais là où la charité édifie, la science ne trouve plus rien de vide qu'elle puisse enfler. Job nous a appris ce que c'est que la science utile; après nous avoir dit que la sagesse est de la piété, il ajoute: «s'abstenir de ce qui est mal, c'est la vraie science.» Pourquoi donc ne disons-nous pas que celui qui a cette vertu les a toutes, puisque la plénitude de la loi c'est la charité (6)? Plus elle éclate dans un homme, plus cet homme a de,la vertu; il a moins de vertu s'il a moins de charité, car la charité est elle-même la vertu; et là où la vertu est moindre, les vices abondent davantage. Là donc où la charité sera pleine et parfaite, plus rien du vice ne subsistera.

1. Jb 28,28 selon les Septante. - 2. 1Tm 1,5. - 2. Ct 8,6. - 3. Jn 15,13. - 4. 1Co 8,1. - 5. Rm 13,10.

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12. C'est pourquoi les stoïciens me paraissent se tromper en soutenant qu'on n'a pas du tout la sagesse, lorsqu'on y fait des progrès, mais qu'on l'a quand on a atteint l'entière perfection; ils ne nient pas ces progrès, mais ils ne veulent pas qu'on puisse être en aucune manière appelé sage, si, sorti de je ne sais quelles obscures profondeurs, on ne s'élance pas tout à coup au milieu des libres et lumineuses régions de la sagesse. Qu'importe à l'homme qui se noie d'avoir de l'eau sur la tête à une profondeur de plusieurs stades, ou d'une palme, ou d'un pouce? Ainsi, d'après les stoïciens, ceux qui tendent vers la sagesse s'avancent comme s'ils montaient du fond d'un gouffre vers l'air; mais ils n'auront pas la vertu et ne seront pas sages avant de s'être complètement dégagés de la folie comme d'une masse d'eau qui les étouffe; mais du moment qu'ils y auront échappé, ils posséderont toute la sagesse, sans le moindre vestige de folie, qui puisse produire aucun péché.

13. Cette comparaison où la folie est comme une eau profonde et la sagesse comme l'air qu'on respire, et qui nous montre l'âme échappant à ce qui étouffe pour monter tout à coup vers les hautes régions, ne me semble pas assez conforme à l'autorité de nos Ecritures. J'aime mieux la comparaison du vice ou de la folie avec les ténèbres, et de la lumière ou de la sagesse avec la lumière, autant que ces images corporelles peuvent s'appliquer aux choses de pure intelligence. On n'arrive pas à la sagesse comme on sort du fond de l'eau pour respirer pleinement aussitôt, mais comme on passe des ténèbres à la lumière, en s'éclairant peu à peu; et jusqu'à ce qu'on le soit complètement, on est semblable à un homme qui sort d'une caverne profonde, et que la lumière éclaire insensiblement à mesure qu'il avance du côté de la porte: il y a à la fois autour de lui les lueurs du jour vers lequel il marche et quelque chose de l'obscurité du lieu d'où il s'éloigne. C'est pourquoi, nul homme vivant ne sera justifié devant Dieu (1), et cependant le juste vit de la foi (2); et les saints sont revêtus de justice (3), l'un plus, l'autre moins; et personne ici-bas ne vit sans péché, les uns plus, les autres moins: le meilleur est celui qui pèche le moins.

14. Mais pourquoi, oubliant à qui je parle, fais-je ici le docteur, tandis que j'expose dans cette lettre ce que je voudrais apprendre de vous? mais parce que j'avais résolu de vous soumettre mon sentiment sur l'égalité des péchés

1. Ps 142,2. - 2. Ha 2,4. - 3. Jb 29,14

qui a été l'occasion de la question que je viens de traiter, je vais le reprendre et conclure. Lors même qu'il serait vrai que celui qui a une vertu les a toutes et que celui-là n'en a aucune à qui l'une d'elles manque, il ne s'en suivrait pas que les péchés fussent égaux. De ce qu'il n'y arien de droit, là où il n'y a aucune vertu, ce n'est pas une raison pour qu'il n'y ait pas de degré dans la dépravation et la tortuosité. Mais (je crois ceci plus vrai et plus conforme aux Livres saints), il en est des mouvements de l'âme comme des membres du corps; non pas qu'on les voie dans des lieux; mais on les sent par les impressions. Or parmi les membres du corps, l'un est plus éclairé, l'autre moins, un autre reste dans une complète obscurité, voilé par un corps ténébreux; de même un homme qui aura de la charité en montrera plus ou moins dans tels ou tels actes, et en d'autres pas du tout; on peut donc ainsi dire qu'il a une vertu et non pas une autre, l'une plus, l'autre moins. Car nous pouvons bien dire: la charité est plus grande dans celui-ci que dans celui-là; il y en a un peu dans celui-ci, pas du tout dans celui-là, autant que cela appartient à la charité qui est la piété même. Nous pouvons dire aussi d'un même homme qu'il a plus de chasteté que de patience, et qu'il en a plus aujourd'hui qu'hier s'il fait des progrès, qu'il n'a pas encore la continence et que sa miséricorde n'est pas petite.

15. Et pour exprimer plus complètement et plus brièvement ce que j'entends par la vertu, en ce qui touche la droite vie, je dirai que la vertu est la charité qui nous fait aimer ce qu'il nous faut aimer. Elle est plus grande dans les uns, moindre dans les autres, nulle chez d'autres; personne ne l'a en toute perfection et à un si haut degré qu'elle ne puisse s'accroître, tant que l'homme est sur la terre; mais tant qu'elle peut s'accroître et qu'elle est moindre qu'elle ne devrait être, il y a là une imperfection qui tient du vice. C'est à cause de ce vice qu'il n'est pas en ce monde un juste qui fasse le bien sans pécher (1), et que nul homme vivant ne sera justifié devant Dieu. C'est à cause de ce vice que si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous (2). C'est pourquoi aussi, quelque progrès que nous fassions, il faut que nous disions toujours: «Pardonnez-nous nos offenses (3),» quoique tous les péchés,

1. 1R 8,46. - 2. Jn 1,8. - 3. Mt 6,12.

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en paroles, en actions, en pensées, aient été effacés par le baptême. Celui qui voit bien dé couvre donc comment, quand et où on peut espérer cette perfection à laquelle il n'y ait plus rien à ajouter. Mais si la loi n'existait pas, où donc l'homme pourrait-il se reconnaître avec certitude et savoir ce qu'il doit éviter, vers quel but il doit diriger ses efforts, de quoi il doit remercier, ce qu'il doit demander? C'est pourquoi l'utilité des préceptes est grande, si on fait toujours à la grâce de Dieu une part plus grande qu'au libre arbitre.

16. Cela étant, comment sera-t-on coupable de la violation entière de la loi, si on la viole en un seul point? N'est-ce pas parce que la plénitude de la loi c'est la charité par laquelle on aime Dieu et le prochain, ce qui comprend la loi et les prophètes (1), et qu'avec raison on devient. coupable de la violation totale, quand on enfreint le précepte d'où tous les autres dépendent? Personne ne pèche sans manquer à la charité. «Tu ne commettras pas d'adultère, pas d'homicide, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas;» ces commandements et d'autres encore sont compris dans ces paroles: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même, l'amour du prochain ne fait pas le mal.» Mais la «plénitude de la loi, c'est la charité (2);» personne n'aime son prochain sans aimer Dieu, et en aimant le prochain comme soi-même, il le pousse autant qu'il le peut, à aimer également Dieu; et s'il n'aime Dieu, il n'aime ni soi-même ni le prochain. C'est ainsi que quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière, parce qu'il a péché contre la charité, d'où toute la loi dépend. Il devient coupable de tout, en péchant contre une vertu d'où tout dépend.

17. Pourquoi donc ne dit-on pas que les péchés sont égaux? Est-ce par hasard parce que celui qui pèche plus gravement pèche davantage contre la charité et qu'un moindre péché y porte une moindre atteinte? Pour un seul que l'on commette on devient coupable de tous les péchés, mais on est plus coupable selon la gravité ou le nombre des fautes; on l'est moins si les fautes sont légères ou en petit nombre. La culpabilité est toujours proportionnée aux péchés, et toutefois, même en violant la loi sur un seul point, on est coupable comme si on l'avait violée tout entière, par ce

1. Mt 22,40. - 2. Rm 13,9-10.

qu'on a péché contre la vertu d'où tout dépend. Si cela est vrai, on explique du même coup cet endroit de l'apôtre saint Jacques: «Nous péchons tous en beaucoup de choses (1).» Car tous nous péchons, mais l'un plus gravement, l'autre plus légèrement: plus grand pécheur si l'on aime moins Dieu et le prochain; moins pécheur si pour Dieu et pour le prochain l'on a une charité plus grande. On sera donc d'autant plus plein d'iniquité qu'on sera plus vide de charité. Et nous sommes parfaits dans la charité quand il ne reste plus rien de notre infirmité.

18. Je ne pense pas que ce soit un péché léger que de joindre l'acception des personnes à notre foi chrétienne, si nous l'appliquons aux dignités ecclésiastiques; qui souffrira que pour une dignité dans l'Eglise on choisisse un riche au lieu d'un pauvre plus instruit et plus saint? S'il s'agit des assemblées de tous les jours, qui est-ce-qui ne pèche pas en cela? Et l'on pèche si en soi-même on juge que celui-ci est meilleur que l'autre en tant qu'il est plus riche. C'est ce que semble signifier cette parole de saint Jacques: «Ne jugez-vous pas en vous-mêmes, et n'êtes-vous pas des juges pleins de pensées injustes?»

19. La loi de liberté est donc la loi de charité dont l'Apôtre dit: «Si vous accomplissez cette loi royale de l'Ecriture: Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien; mais si vous faites acception de personnes, «vous commettez un péché, et vous êtes con«damnés par la loi comme transgresseurs.» Après ce passage très-difficile à comprendre, et sur lequel j'ai suffisamment énoncé mon sentiment, l'Apôtre rappelle cette même loi de liberté: «Parlez et agissez, dit-il, comme devant être jugés par la loi de liberté.» Et comme précédemment il avait dit que «nous péchons tous en beaucoup de choses,» il nous fait souvenir du remède du Seigneur, pour les blessures, même les plus légères, que notre âme reçoit chaque jour: «Un jugement sans miséricorde attend celui qui n'aura pas fait miséricorde.» Le Seigneur en effet a dit dans l'Evangile: «Pardonnez, et il vous sera pardonné; donnez et il vous sera donné (2). La miséricorde, poursuit l'Apôtre, s'élève au-dessus du jugement.» Il ne dit pas que le jugement est vaincu par la miséricorde, car elle n'est pas opposée au jugement, mais qu'elle

1. Jc 3,2. - 2. Lc 6,37-38.

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s'élève au-dessus,» parce que plusieurs sont recueillis par miséricorde, mais ce sont ceux qui ont fait miséricorde. «Bienheureux les miséricordieux, parce que Dieu aura pitié d'eux (1)!»

20. Il est juste qu'il leur soit pardonné, car ils ont pardonné, et qu'il leur soit donné, car ils ont donné. En effet, Dieu est miséricordieux quand il juge et juste quand il fait miséricorde. C'est pourquoi on lui dit: «Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre justice (2).» Celui qui se croit trop juste pour avoir besoin d'être jugé avec miséricorde et qui pense pouvoir attendre en toute sûreté, s'expose à la juste colère que redoutait celui qui disait: «N'entrez pas en, jugement avec «votre serviteur (3).» C'est pourquoi il a été dit à un peuple rebelle: «Pourquoi voulez-vous contester avec moi (4)?» Lorsque le Roi juste sera assis sur son trône, qui se vantera d'avoir le coeur pur ou d'être exempt de tout péché? Que faudra-t-il espérer, sinon que la miséricorde s'élève au-dessus du jugement? Ce sera au profit de ceux qui auront fait miséricorde et qui auront dit en toute sincérité: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons:» au profit de ceux qui auront donné sans murmurer contre le pauvre; car Dieu aime celui qui donne avec joie (5). A la fin, saint Jacques parle des oeuvres de miséricorde pour consoler ceux qu'il avait épouvantés. Il dit comment on expie chaque jour ces fautes quotidiennes dont nul n'est exempt ici-bas. Il craint que l'homme, coupable de la violation de toute la loi dès qu'il l'a violée en un seul point, après avoir enfreint plusieurs préceptes, car nous péchons en beaucoup de choses, n'arrive au tribunal du Juge suprême chargé d'un amas de fautes peu à peu entassées, et ne trouve pas la miséricorde qu'il n'aurait pas faite lui-même. Il veut qu'en pardonnant et en donnant il mérite que ses péchés lui soient pardonnés, et qu'à son égard s'accomplissent les promesses de Dieu!

21. J'ai dit beaucoup de choses qui, peut-être, vous ont ennuyé, tout en recevant votre approbation; vous n'attendiez pas qu'on vous les apprit, vous qui avez coutume de les enseigner. S'il s'y rencontre pour le fond (car le soin du langage m'occupe peu), s'il s'y rencontre, dis-je, quelque chose qui choque votre

1. Mt 5,7. - 2. Ps 100,1. - 3. Ps 142,2. - 4. Jr 2,29. - 5. 2Co 9,7

science, je vous prie de m'en avertir dans votre réponse et de ne pas craindre de me reprendre. Malheureux est celui qui n'honore pas les grands et saints travaux de vos études, et n'en rend pas grâce au Seigneur notre Dieu qui vous a fait ce que vous êtes! Comme je dois apprendre plus volontiers de qui que ce soit ce que j'ignore que je ne dois être pressé d'enseigner ce que je sais, combien dois-je mieux aimer recourir à votre charité, à vous dont la science, au nom et à l'aide du Seigneur, a fait plus qu'on n'avait jamais fait auparavant pour l'étude des saintes lettres dans la langue latine! Je tiens surtout à l'explication de ce passage: «Quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière;» si votre charité tonnait une meilleure manière que la mienne d'entendre, je vous conjure, au nom du Seigneur, de vouloir bien me la communiquer.




LETTRE CLXVIII. (Année 415)

Timase et Jacques, deux jeunes hommes, nobles et lettrés, s'étaient laissé prendre aux doctrines de Pélage et avaient eu le bonheur d'être éclairés par saint Augustin. Ils envoyèrent à l'évêque d'Hippone un ouvrage du novateur breton, en forme de dialogue, où la grâce chrétienne recevait de graves atteintes; ils priaient le saint docteur de réfuter cet ouvrage. C'est ce que fit saint Augustin par son livre De la Nature et de la Grâce (1); il en adressa une copie à Timase et à Jacques, et ceux-ci écrivirent à l'évêque d'Hippone une lettre de remerciement: c'est la lettre qu'on va lire, tirée des Gestes de Pélage.

TIMASE ET JACQUES A L'ÉVÊQUE AUGUSTIN, LEUR SEIGNEUR VÉRITABLEMENT BIENHEUREUX ET LEUR VÉNÉRABLE PÈRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

La grâce de Dieu, au moyen de votre parole, bienheureux seigneur et vénérable Père, nous a tellement fortifiés et renouvelés, que nous avons dit comme de véritables frères: «Il a envoyé sa parole et les a guéris (2).» Votre sainteté a en quelque sorte vanné avec tant de soin le texte de cet ouvrage, que nous trouvons, à notre grande surprise, une réponse à chaque détail, à chaque subtilité, soit dans les choses qu'un chrétien doit rejeter, détester et fuir, soit dans celles où l'auteur n'a pas positivement erré, quoique lui-même, par je ne sais quelle ruse, aboutisse à la suppression de la grâce de Dieu. Un regret se mêle à la joie que nous cause un si grand bienfait, c'est que ce beau présent de la grâce de Dieu ait brillé tard: nous

1. Voyez l'Histoire de saint Augustin, chap. XXXV. - 2. Ps 106,20

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n'avons plus ici certaines personnes (1) aveuglées par l'erreur et dont les yeux se seraient ouverts à une si éclatante lumière; nous espérons toutefois qu'elles obtiendront, quoiqu'un peu tard, cette même grâce par la bonté de Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité (2). Quant à nous, depuis longtemps instruits par cet esprit de lumière qui est en vous, nous avions rejeté le joug de l'erreur; mais maintenant nous vous rendons de nouvelles grâces, car à l'aide des facilités que nous donne l'abondance du discours de votre sainteté, nous pouvons apprendre aux autres ce que nous croyions déjà.

Et d'une autre main. Que la miséricorde de Dieu conserve votre béatitude, qu'elle la fasse se souvenir de nous et la comble de gloire dans l'éternité!

1. Timase et Jacques songeaient surtout ici à Pélage, ainsi que nous t'apprend saint Augustin dans les Gestes de Pélage, chap. XXV. - 2. Cité de Dieu, liv. 1,chap. 36.





Augustin, lettres - LETTRE CLXVI