Augustin, lettres - LETTRE CCXLIII.

LETTRE CCXLIV.

Saint Augustin écrit pour empêcher un chrétien de se désoler outre mesure de la perte de choses temporelles.

AUGUSTIN A SON SEIGNEUR JUSTEMENT ET VÉRITABLEMENT TRÈS-CHER, A SON HONORABLE FRÈRE CHRISIME, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. On me dit (et Dieu fasse que ce ne soit qu'un bruit), que votre esprit est bouleversé; je m'étonne qu'un sage et un chrétien comme vous pense si peu que les choses de la terre ne sont pas à comparer avec celles du ciel, où nous devons placer notre coeur et notre espérance. Homme de bon sens que vous êtes, vous aviez donc mis tout votre bonheur dans ce que vous paraissez perdre? ou bien était-ce pour vous quelque chose de si grand que, cela de moins, votre esprit s'obscurcît par un excès de tristesse, comme si ce n'était pas Dieu mais la terre qui fût sa lumière? J'entends dire (et, je le répète, plaise à Dieu due ce ne soit pas vrai!), que vous auriez voulu attenter à vos,jours; je ne crois pas qu'une telle pensée soit jamais entrée dans votre coeur ni sortie de votre bouche. Mais cependant votre trouble (98) a été assez profond pour qu'on ait pu vous prêter un pareil dessein; j'en suis affligé et j'ai voulu vous adresser ces mots de consolation. Je ne doute pas cependant que le Seigneur notre Dieu n'ait déjà fait entendre de meilleures choses à l'oreille de votre coeur, car je sais avec quel zèle pieux vous avez toujours écouté sa parole.

2. Relevez-vous donc, mon cher frère dans le Christ; notre Dieu n'est jamais perdu pour ceux qui lui appartiennent et Dieu ne perdra pas les siens; mais il veut nous avertir de la fragilité et de l'incertitude des biens humains dont on est trop épris, afin que nous brisions les chaînes de la cupidité par lesquelles ces biens nous entraînent, et que nous accoutumions notre amour à courir tout entier vers Celui que rien ne pourra nous ravir. Il vous parle lui-même par ma bouche; songez avec toute l'énergie de votre âme que voies êtes un chrétien fidèle, et racheté au prix du sang d'un Dieu. Ce n'est pas seulement par sa sagesse éternelle, c'est encore par la présence de son humanité, sur la terre, qu'il nous a appris à mépriser par la tempérance les prospérités de ce monde, et à en supporter avec force les adversités, nous promettant pour récompense une félicité que personne ne peut nous enlever.

J'écris aussi à l'honorable comte; vous ferez de cette lettre l'usage que vous voudrez. Dieu aidant, je ne doute pas que vous ne trouviez quelqu'un pour la lui remettre, évêque, prêtre, ou tout autre quel qu'il soit.




LETTRE CCXLV.

Saint Augustin répond à son saint ami Possidius, qui l'avait consulté pour savoir s'il devait interdire certaines parures parmi les chrétiens. On trouvera ici des détails qui sont d'intéressants traits de moeurs de cette époque, et l'on s'étonnera de la persistance de certaines pratiques païennes au milieu d'un peuple converti à la foi de l'Evangile.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,AU BIEN-AIMÉ SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE POSSIDIUS ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Il faut penser bien plus au parti que vous prendrez avec ceux qui refusent d'obéir, qu'aux moyens de leur montrer que ce qu'ils font n'est pas permis. La lettre de votre sainteté m'a trouvé très-occupé; le porteur est fort pressé de s'en retourner; je ne puis ni le laisser partir sans réponse ni vous répondre comme il faudrait. Je ne veux pas pourtant que vous vous hâtiez d'interdire les parures d'or et les riches vêtements, sauf à l'égard de ceux qui, n'étant pas mariés et ne désirant pas se marier, ne doivent songer qu'à plaire à Dieu. Quant aux autres, ils pensent à ce qui est de ce monde; les maris cherchent à plaire à leurs femmes et les femmes à leurs maris (1). Il ne convient pas pourtant que les femmes, même celles qui sont mariées, laissent voir leurs cheveux: l'Apôtre veut qu'elles soient voilées (2). Pour ce qui est de l'emploi du fard afin de se donner plus d'éclat ou de blancheur, c'est une misérable falsification: je suis bien sûr que les maris eux-mêmes ne voudraient pas être ainsi trompés; or, c'est seulement pour leurs maris qu'il est permis aux femmes de se parer: c'est une simple tolérance et non point un ordre. Car la vraie parure, surtout des chrétiens et des chrétiennes, ce n'est point le charme menteur du fard, ni l'éclat de l'or, ni la richesse des étoffes, ce sont les bonnes moeurs.

2. Mais il faut avoir en exécration la superstition de ces noeuds (3) au nombre desquels on doit compter les pendants d'oreilles que les hommes portent d'un seul côté: cela ne se fait point pour plaire aux hommes, mais pour honorer les démons. Il n'y a pas à chercher dans les Ecritures des prescriptions particulières contre de criminelles superstitions, après que l'Apôtre a dit en général: «Je veux que vous n'ayez aucune société avec les démons (4), et encore: «Qu'y a-t-il de commun entre le Christ et Bélial (5)?» J'espère qu'on j ne prétendra point que l'Apôtre, ayant nommé Bélial et interdit la société des démons en général, mais n'ayant rien marqué de particulier sur Neptune, les sacrifices à Neptune sont permis aux chrétiens. Il faut avertir ces malheureux que s'ils refusent d'obéir à des préceptes salutaires, ils doivent au moins se garder de soutenir leurs sacrilèges, de peur de tomber dans un crime plus grand.,Mais quel parti prendre avec eux s'ils craignent de détacher leurs pendants d'oreilles et ne craignent pas de recevoir le corps du Christ avec cette marque du démon!

1. 1Co 7,32-34. - 2. 1Co 11,5-13. - 3. Ligaturarum. - 4. 1Co 10,20. - 5. 2Co 6,15.

99

Pour ce qui est de l'ordination de celui qui a été baptisé dans le parti de Donat, je ne puis rien prendre sur moi à cet égard: car autre chose est de le faire si on vous y oblige, autre chose est de demander si vous pouvez le faire.




LETTRE CCXLVI.

Saint Augustin fait voir en peu de mots ce qu'il y a de faux et d'absurde dans la doctrine qui mettrait les péchés des hommes sur le compte du destin.

AUGUSTIN A LAMPADIUS.

1. Je me suis aperçu lorsque vous étiez près de moi, et je viens de voir par votre lettre avec plus de satisfaction et de certitude, combien votre esprit s'émeut de ce qu'on dit du destin et de la fortune. Je vous dois une grande réponse; le Seigneur me fera la grâce de la faire de la façon qu'il jugera la meilleure pour le salut de votre foi. Car ce n'est pas un petit mal, non-seulement d'être entraîné par de fausses opinions à commettre le péché en cédant aux attraits de la volupté, mais encore excuser en refusant le remède de la confession.

2. Pour le moment sachez en peu de mots que si la volonté n'est pas elle-même la cause du péché, toutes les lois et toutes les règles de la morale, les louanges, les reprochés, les exhortations, les terreurs, les récompenses, les supplices, et tout ce qui sert à conduire et à gouverner le genre humain s'ébranle, tombe en ruine, et qu'il n'y reste plus aucune trace de justice. Combien donc est-il meilleur et plus juste de blâmer les erreurs des astrologues que d'être forcés de condamner et de rejeter les lois divines et même le soin de nos maisons! et d'ailleurs les astrologues eux-mêmes n'en sont pas là. Après que quelqu'un d'entre eux a vendu de sottes prédictions à des gens qui ont de l'argent, et que, détachant ses yeux des tablettes d'ivoire, il s'occupe du gouvernement de sa maison, le voilà qui commence à adresser des reproches à sa femme; il ne se borne pas aux mots, il en vient aux coups; je ne dis pas pour l'avoir vu folâtrer plus qu'il ne faut, mais pour l'avoir vu rester trop longtemps à sa fenêtre. Si pourtant elle lui disait Pourquoi me battez-vous? battez plutôt Vénus, si vous le pouvez, car c'est elle qui me force de faire cela; l'astrologue assurément ne se soucierait pas des vaines paroles qu'il débite aux étrangers pour les tromper, et ne se mettrait en peine que de la justice de ses sévérités.

3. Lors donc que quelqu'un, repris pour une faute, la rejette sur le destin et prétend qu'on ne doit pas la lui reprocher, parce que le destin l'a contraint à faire ce qu'il a fait, qu'il revienne à lui-même et qu'il pratique cela avec les siens: qu'il ne châtie pas le serviteur qui l'aura volé, qu'il ne se plaigne pas du fils qui l'outrage, qu'il ne menace point un mouvais voisin. Où sera son droit de châtier ou de se plaindre, si tous ceux qui lui font du tort n'ont point agi par leur propre faute, mais sous la contrainte du destin? Si au contraire, dans son pouvoir et son devoir de père de famille, il étend sa vigilance sur tous ceux qui lui sont soumis; s'il les exhorte au bien, les détourne du mal et leur prescrit l'obéissance; s'il récompense ceux qui obéissent et s'il punit ceux qui méprisent ses ordres, s'il rend le bien pour le bien et s'il déteste les ingrats, qu'ai-je besoin de disputer avec lui sur le destin? chacune de ses paroles et chacune de ses actions sont des démentis donnés à tous les astrologues.

Si cette courte lettre ne vous suffit point et que vous désiriez un livre là-dessus, attendez que j'aie quelque loisir, et priez Dieu qu'il m'accorde. du temps et tout ce qu'il faut pour satisfaire votre esprit à cet égard. J'y serai plus disposé cependant si votre charité veut bien me rappeler plus d'une fois par lettre la promesse que je vous fais, et si vous m'apprenez par une réponse ce que vous pensez de ce que je vous écris aujourd'hui.




LETTRE CCXLVII.

Saint Augustin intervient auprès d'un maître impitoyable pour empêcher qu'il exige que des paysans le payent deux fois.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET FILS ROMULUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. La vérité est douce et amère: douce quand elle épargne, amère quand elle veut guérir. Vous l'éprouverez, si vous ne refusez pas de boire ce que je vous présente en ce moment. Plût à Dieu que les injures que vous m'adressez ne vous fissent pas plus de mal qu'à moi! Et. plût à Dieu que l'iniquité dont vous usez envers des malheureux et des pauvres vous fût aussi nuisible qu'elle l'est à eux-mêmes! (100) Car, pour eux, ils souffrent pendant un temps; mais voyez, pour vous, quels trésors vous vous préparez au jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (1)! Je prie sa miséricorde de vous corriger ici comme il l'entend, plutôt que d'attendre ce jour, où il n'y aura plus de place pour le repentir; je supplie Celui qui vous a donné cette crainte de lui-même, cette crainte qui m'empêche de désespérer de vous, je le supplie de vous ouvrir l'esprit, afin, que vous puissiez voir ce que vous faites, que vous en ayez horreur, et que vous reveniez à de meilleurs sentiments. Cela vous parait peu de chose, presque rien, et c'est pourtant un très-grand mal; quand, votre cupidité une fois domptée, il vous sera permis de le voir, vous arroserez la terre de vos larmes, demandant à Dieu d'avoir pitié de vous. Si c'est moi qui suis injuste, en demandant que de malheureux et de pauvres gens ne payent pas deux fois ce qu'ils doivent, puisqu'ils ont remis à votre intendant ce qu'il exigeait d'eux en votre nom (et l'intendant ne pourrait nier l'avoir reçu); si donc, dis-je, c'est moi qui suis injuste, parce que je trouve mauvais qu'on fasse payer deux fois ce que ces malheureux ne peuvent que difficilement payer une seule fois, faites ce que vous voudrez. Si, au contraire, vous reconnaissez que c'est une injustice, faites ce qui convient, faites ce que Dieu ordonne, et ce que je vous demande.

2. C'est moins pour ces malheureux (celui que je crains le sait), c'est pour vous-même que je vous prie «d'avoir pitié de votre âme, selon les paroles de l'Ecriture, en cherchant à plaire à Dieu (2).» Et ce ne sont pas des prières, mais des reproches qu'il faudrait vous adresser, car il est écrit: «Je reprends et je châtie celui que j'aime (3).» Si c'était pour moi cependant que je dusse vous prier, peut-être ne le ferais-je pas; mais parce que c'est pour vous, je vous demande de vous épargner vous-même dans votre colère, de vous fléchir vous-même, afin que celui que vous priez se laisse fléchir. J'ai envoyé vers vous samedi, pendant que vous dîniez encore; je vous demandais de ne pas partir sans m'avoir vu; vous en avez fait la promesse. Vous êtes venu à l'église dimanche, d'après ce qu'on m'a dit; vous avez prié, vous êtes parti et n'avez pas voulu me voir. Que Dieu vous le pardonne. Que vous

1. Rm 2,5-6. - 2. Si 30,24. - 3. Ap 3,19

dirai-je de plus, si ce n'est que Dieu sait combien je le désire? Mais je sais aussi que si vous ne changez pas, sa justice vous attend. En vous épargnant, vous m'épargnerez moi-même; car je ne suis pas assez misérable, ni assez éloigné de la charité du Christ, pour ne point sentir dans le coeur une blessure profonde, en voyant se conduire de la sorte ceux que j'ai enfantés dans l'Evangile.

3. Vous direz encore: Je ne leur avais pas ordonné de remettre l'argent à Ponticant (1). On vous répondra: Mais vous leur avez ordonné d'obéir à Ponticant; ils ne pouvaient pas marquer dans quelle mesure ils avaient à lui obéir, surtout lorsqu'il réclamait ce que ces pauvres gens reconnaissaient devoir. Si votre intendant le leur demandait sans votre consentement, vous auriez dû leur adresser une lettre qu'ils auraient mise sous ses yeux; ils lui auraient alors déclaré qu'ils ne le paieraient pas avant d'être informés de vos intentions à cet égard. Si vous leur avez ordonné un jour, de vive voix, de ne rien donner à l'intendant, ils ont pu ne pas s'en souvenir; et vous-même vous pouvez ne pas vous souvenir de l'avoir véritablement ordonné, et ne pas savoir si c'est à eux, ou à d'autres, ou à tous vos paysans; il peut d'autant plus en être ainsi que vous n'avez pas désapprouvé qu'un autre intendant ait reçu, et sans préjudice pour vous, l'argent qui était dû. Je vous dis alors: Mais si celui-ci avait détourné l'argent comme l'autre, aurait-il fallu que ceux qui Point payé payassent une seconde fois? Et alors vous parûtes. regretter qu'ils eussent acquitté leur dette avec cet intendant; et vous me répétiez que vous n'aviez jamais chargé ni Valère, ni Aginèse de vos intérêts. On en vint tout à coup à parler du vin; le devoir des paysans était d'avertir qu'il commençait à s'aigrir, et l'on vous dit que Valère était absent: vous oubliâtes alors, je crois, ce que tant de fois vous m'aviez fait entendre, et vous dites qu'ils auraient dû montrer le vin à Aginèse, et agir d'après ses ordres. Je vous fis observer que vous n'aviez pas coutume de charger de vos intérêts ni Valère, ni Aginèse, et vous me répondites: «Mais Aginèse avait une lettre de moi:» comme si votre habitude eût été d'écrire, pour que vos paysans fussent certains de la vérité des ordres transmis en votre non. Quand ils voient des personnes ainsi occupées de vos

1. C'était probablement le nom de l'intendant de ce maître injuste.

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affaires, ils ne peuvent pas imaginer qu'elles oseraient prescrire quoi que ce soit, si vous ne leur cri aviez donné le pouvoir. Au milieu de ces incertitudes ou ne voit donc pas ce due vous ordonnez, ils ne peuvent rien savoir de certain s'il n'ont pas vos lettres à montrer à tous, et s'ils n'obéissent pas à des lettres de vous qui leur seront présentées lorsqu'il s'agira de leur faire payer quelque chose.

4. Mais à quoi bon de longs discours, pourquoi vous importuner dans vos affaires et exciter en vous, par trop de paroles, une irritation qui peut retomber sur de pauvres gens? Ce qu'ils souffrent de votre colère en vue de votre salut, pour lequel je vous dis tant de choses, leur sera compté comme un mérite devant Dieu. Je ne veux rien ajouter, de peur qu'au lieu de voir dans mon langage l'expression des inquiétudes que m'inspire pour vous votre injustice, vous n'y croyiez reconnaître. une imprécation. Craignez Dieu, si vous ne voulez pas qu'une surprise terrible ne vous soit réservée; je le prends à témoin sur mon âme, qu'en vous écrivant ceci, je tremble bien plus pour vous-même que pour ceux en faveur de qui j'ai l'air d'intercéder auprès de vous. Si vous me croyez, grâces en soient rendues à Dieu; si vous ne me croyez pas, je me consolerai avec ces paroles du Seigneur: «Dites: Paix à cette maison; et si vous y trouvez quelque enfant de la paix, votre paix reposera sur lui; sinon, elle reviendra sur vous (1).» Que la miséricorde de Dieu vous garde, mon cher seigneur et fils.

1. Ci-dessus, let. 238.




LETTRE CCXLVIII.

Les souffrances des gens de bien en présence des prospérités des méchants.

AUGUSTIN A SON CHER ET SAINT SEIGNEUR, A SON DOUX FRÈRE EN JÉSUS-CHRIST, SÉBASTIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Quoique le doux lien de la charité ne permette pas que vous soyez jamais loin de notre coeur, et quoique nous nous rappelions sans cesse vos saintes moeurs et vos bons entretiens, vous avez bien fart pourtant et nous vous remercions de nous avoir comblé de joie en nous donnant des nouvelles de votre santé. Je vois par votre lettre la peine que vous causent les pécheurs qui abandonnent la loi de

1. Mt 10,12.

Dieu; car vous vivez de cet esprit qui a fait dire: «J'ai vu les insensés, et j'ai séché de douleur (1).» C'est une pieuse tristesse, et, si on peut parler ainsi, c'est une heureuse misère de s'affliger des désordres d'autrui sans y prendre aucune part; de s'en attrister, sans s'y mêler; d'en éprouver de la douleur et de ne sentir pour ces péchés aucun amour. Voilà la persécution due souffrent tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ, selon le mot si pénétrant et si vrai de l'Apôtre (2). Quoi de plus capable de persécuter la vie des gens de bien que la vie des méchants! Ce n'est pas qu'on soit par là forcé de faire ce qui déplaît, mais on ne peut pas le voir sans douleur, car celui qui vit mal en présence de celui qui vit bien, le tourmente dans son âme quoiqu'il ne l'entraîne dans aucune complicité. Il arrive souvent que les méchants, quant à leur corps, demeurent longtemps sans avoir rien à souffrir des puissances de la terre et rien à souffrir de personne; mais la piété souffrira toujours du spectacle de l'iniquité des hommes jusqu'à la fin des temps. Ainsi donc s'accomplit plutôt la parole de l'Apôtre que j'ai citée plus haut: «Tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ souffriront persécution;» elle sera d'autant plus amère qu'elle sera plus intime; le corbeau et la colombe demeurent ensemble dans l'arche jusqu'à ce que le déluge ait passé.

2. Mais unissez-vous, mon frère, à celui qui vous a dit: «Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (3);» unissez-vous au Seigneur., afin que votre vie spirituelle croisse de plus en plus jusqu'aux derniers jours. Je sais que les consolations qui viennent de bons frères ne manquent pas à votre coeur. Ajoutez à ces joies les fidèles promesses de Dieu, promesses grandes, certaines, éternelles, et l'immuable et ineffable récompense de nos souffrances d'ici-bas. Voyez avec quelle vérité vous chantez au Seigneur: «Vos consolations ont réjoui mon âme, en proportion de mes douleurs (4).» Envoyez notre lettre à notre frère Firmus. Les frères et les soeurs qui sont auprès de nous rendent le salut à votre sainteté et à la famille de Dieu que vous gouvernez. Et d'une autre main. Portez-vous bien et priez pour nous, chers et saints frères.

Moi, Alype, je salue avec empressement votre

1. Ps 118,53. - 2. 2Tm 3,12. - 3. Mt 24,13. - 4. Ps 93,19.

102

sincérité et tons ceux qui vous sont unis dans le Seigneur; je vous demande de regarder cette lettre comme venant de moi; j'aurais pu vous en envoyer une autre, mais j'ai mieux aimé signer celle-ci, pour que la même page atteste mieux l'étroite intimité de notre union.




LETTRE CCXLIX.

Nécessité de supporter les maux dans le monde et dans l'Eglise.

AUGUSTIN A RESTITUT, SON CHER SEIGNEUR, SON BIEN-AIMÉ, HONORABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE DIACONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Notre frère Déogratias, ce frère si fidèle, m'a fait connaître vos pénibles inquiétudes qui naissent de l'ardeur de votre zèle; vous savez combien il s'y associe lui-même. Lisez donc Tychonius (1) que vous connaissez bien, sans cependant tout approuver; vous n'ignorez pas à quoi il faut prendre garde en le lisant. Mais il me paraît avoir habilement traité et résolu la question du maintien de l'unité au milieu des désordres et même des crimes qu'il n'est pas possible de faire disparaître dans l'Eglise de Dieu. Quoique, dans ses lettres, l'intention seule soit à rectifier, il faut recourir aux sources mêmes des divines Ecritures, afin d'y voir combien sont en petit nombre les témoignages et les faits que Tychonius a cités: d'ailleurs on ne pourrait les citer tous, à moins de transcrire presque en entier nos Livres saints; car à peu près à chaque page nous sommes avertis de rester pacifiques avec ceux qui haïssent la paix et de garder avec eux la communion des sacrements qui nous préparent à l'éternelle vie, jusqu'à ce que s'achève notre triste pèlerinage d'ici-bas (2), jusqu'à ce que nous jouissions d'une paix inaltérable dans la force de Jérusalem, notre mère éternelle, et que nous trouvions dans ses tours la multitude des véritables frères dont le petit nombre excite maintenant nos tristesses au milieu de beaucoup de faux frères. Quelle est la forcé de cette cité, sinon son Dieu qui est notre Dieu? Vous voyez donc de qui seul procède la paix, soit pour chaque homme en particulier, en guerre avec lui-même si Dieu n'est pas avec lui, même sans aucun scandale au dehors; soit pour tous en

1. Nous avons eu occasion de parler de Tychonius et des coups qu'il porta au donatisme, quoiqu'il fût resté lui-même dans le parti de Donat. - 2. Ps 79,5-7

général: quoiqu'ils s'aiment entre eux en cette vie et qu'ils demeurent liés par les noeuds d'une amitié fidèle, les séparations ou la diversité des pensées empêchent toujours que. leur union ne soit pleine et parfaite. Que votre coeur s'affermisse dans le Seigneur, et souvenez-vous de nous.




LETTRE CCL.

Un jeune évêque avait frappé d'excommunication un personnage appelé Classicien et avait cru devoir envelopper dans l'anathème toute sa famille; saint Augustin, alors d'un âge avancé, demande à son jeune collègue comment il entend justifier un acte semblable.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AUXILIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Un homme considérable, notre fils Classicien, m'écrit pour se plaindre auprès de moi que votre sainteté l'ait injustement frappé d'anathème. Il me raconte que s'étant rendu à l'église avec une suite peu nombreuse et comme il convient à sa dignité, il vous a engagé à ne pas favoriser contre lui des gens qui, après s'être parjurés sur l'Evangile, ont cherché, dans la maison même de la foi, des protecteurs de la violation de la foi. D'après ce que Classicien ajoute, ces gens-là, à la pensée du mal qu'ils avaient fait, sont d'eux-mêmes sortis de l'église, sans qu'on ait eu besoin d'user de violence à leur égard; mais telle est la colère où vous a jeté sa démarche, que votre grandeur a lancé par sentence écrite excommunication contre lui et contre toute sa maison. La lettre où il m'adresse sa plainte m'a fort ému; j'en ai le coeur profondément agité, et ne puis garder le silence auprès de votre charité. Veuillez me dire comment vous justifiez ce que vous avez fait, soit par des raisons certaines, soit par les témoignages des divines Ecritures; apprenez-moi comment le fils peut, en toute justice, être excommunié pour le péché du père, la femme pour le péché du mari, le serviteur pour le péché de son maître, et même celui qui n'est pas né, s'il vient au monde dans cette maison pendant qu'elle se trouvera encore sous le coup de l'anathème, car l'excommunication ne permettrait pas qu'on donnât le baptême à cet enfant, même en danger de mort. Ce n'est point là une peine corporelle comme la peine de mort, dont nous lisons que furent frappés jadis (103) les contempteurs de Dieu, et tous ceux de leur maison, quoiqu'ils ne fussent pas coupables de la même impiété. Des corps, qui devaient mourir un jour, étaient frappés alors pour effrayer utilement les vivants; mais il s'agit ici d'une peine spirituelle par laquelle s'accomplit cette parole de l'Evangile: «Ce que vous aurez lié sur la terre, sera lié dans le ciel (Mt 16,19).» Elle tombe sur les âmes dont il a été dit: «L'âme du père est à moi, et l'âme du fils est à moi: c'est l'âme qui aura péché qui mourra (Ez 18,4).»

2. Vous avez peut-être entendu parler de quelques pontifes de grand nom, qui ont anathématisé un pécheur avec toute sa maison; il est à croire que si on leur eût demandé raison de leur conduite, ils auraient eu de quoi répondre. Quant à moi, interrogé si on a bien fait, je ne trouverais pas de réponse, et c'est pourquoi je n'ai jamais osé faire cela, lors même que je me suis vu en face des plus grands crimes commis contre l'Eglise. Mais si par hasard le Seigneur vous a révélé la justice d'une conduite de ce genre, votre jeunesse et la date récente de votre élévation à l'épiscopat ne me feront pas dédaigner vos lumières; me voici, tout vieux que je suis, prêt à m'instruire auprès d'un jeune homme; évêque depuis de longues années, me voici prêt à m'éclairer auprès d'un collègue qui n'a pas encore un an d'épiscopat: apprenez-moi comment on peut justifier devant Dieu et devant les hommes une peine spirituelle prononcée contre des âmes innocentes pour le crime d'autrui, pour un crime dont on ne naît pas coupable, comme celui d'Adam en qui tous ont péché (Rm 5,12). Quoique le fils de Classicien ait hérité de son père la souillure originelle pour laquelle il a fallu la régénération baptismale, il demeure étranger à tous les péchés que son père a pu commettre depuis. Nul ne peut mettre cela en doute. Que dirai-je de la femme de Classicien? que dirai-je de tant d'âmes dans la famille? La perte d'une seule âme d'enfant mort sans baptême, par suite de votre excommunication contre une maison tout entière, serait un plus grand mal que l'expulsion et la mort d'hommes innocents qui auraient cherché asile dans une église. Si donc vous pouvez rendre raison de cet acte, plaise à Dieu que votre réponse nous mette aussi en mesure de le justifier! Si vous ne le pouvez pas, pourquoi vous laisser emporter au point de faire quelque chose d'injustifiable?

3. J'aurais dit ce que je viens de dire, quand même votre fils Classicien aurait commis une faute qui vous eût paru mériter l'anathème. Or, s'il m'a dit vrai dans sa lettre, il n'y avait pas lieu de prononcer l'excommunication, même contre lui. Mais je ne m'occupe pas de cela avec vous; je vous demande seulement de pardonner à Classicien, s'il vient à reconnaître sa faute; si vous même vous reconnaissez sagement qu'il n'a rien fait de mal, et qu'il a eu raison de demander le maintien de la foi jurée dans le lieu même où l'on enseigne à la garder, oh! alors, faites ce que doit faire un saint homme, et si, étant homme, il vous est arrivé comme à l'homme de Dieu, qui disait: «la colère a troublé mon oeil (1),» écriez-vous comme lui: «Seigneur, ayez pitié de moi, parce et que je suis faible (2), n afin qu'il vous tende la main, qu'il réprime les violences de votre âme, et que, devenu calme, vous voyiez et vous fassiez ce qui est juste. Il est écrit: «La colère de l'homme n'opère pas la justice de Dieu (3)». Ne croyez pas que, parce que nous sommes évêques, nous soyons inaccessibles à tout mouvement d'injustice; songez plutôt que nous vivons au milieu des dangers de toutes les tentations, parce que nous sommes hommes. Levez donc une sentence qui est peut-être l'oeuvre d'une émotion trop vive, et soyez de nouveau affectueusement unis tous les deux, comme au temps où vous étiez tous les deux catéchumènes; faites disparaître la querelle et ramenez la paix, de peur que vous ne perdiez un ami et que vous ne donniez un sujet de joie au démon notre ennemi. La miséricorde de notre Dieu est puissante; qu'elle daigne exaucer ma prière, et, au lieu que ma tristesse augmente, il n'en restera plus rien. Que Dieu vous relève par sa grâce, et qu'il réjouisse votre jeunesse qui n'aura pas dédaigné mes vieux ans. Adieu.


1. Ps 6,8. - 2. Ps 6,3. - 3. Jc 1,20.

FRAGMENT D'UNE LETTRE DE SAINT AUGUSTIN A CLASSICIEN SUR LE MÊME SUJET (4).

- 4. Ce fragment est tiré d'un vieux manuscrit de Troyes renfermant les collections de Cresconius et de Ferrand.

Dieu aidant, je désire soumettre à notre concile, et, s'il en est besoin, au jugement du Siège apostolique, la conduite de ceux qui, pour (104) le péché d'un seul homme, frappent d'anathème toute sa maison, c'est-à-dire plusieurs âmes mon dessein serait surtout d'empêcher que par là des enfants ne meurent sans baptême; je désire aussi qu'on décide s'il ne convient pas d'expulser de l'Eglise celui qui vient y demander asile pour manquer de foi envers sa caution: il importe que d'un commun accord nous établissions sur ces points la règle qu'il faudra suivre. Je crois dès à présent pouvoir dire sans témérité que si un fidèle est excommunié injustement, il en revient plus de mal à celui qui a prononcé l'anathème qu'à celui qui en a été frappé. Car l'Esprit-Saint qui habite dans les saints et par lequel chacun est lié ou délié, n'inflige à personne une peine imméritée; c'est par lui que la charité se répand dans nos coeurs (1), et la charité (2) n'agit pas autrement qu'il ne faut (3).

1. Rm 5,5. - 2. 1Co 13,4. - 3. D'après ce fragment de lettre qu'on vient de lire, il semblerait que la démarche de saint Augustin auprès du jeune évêque Auxilius aurait été sans succès; en présence de la résistance de son collègue, le grand évêque aurait songé à porter la question à son concile, et à Rome même s'il l'eût fallu.




LETTRE CCLI.

Réclamations élevées contre un prêtre du diocèse d'Hippone; saint Augustin écrit pour que les droits qu'on vent faire valoir ne portent pas un trop grand dommage aux fidèles qui lui sont chers; il refuse d'admettre contre ses prêtres des accusations portées par des hérétiques.

AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET HONORABLE FILS PANCARIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Comme avant votre arrivée à Germanicie, le prêtre Sécondinus plaisait aux gens du pays, je ne m'explique pas qu'ils se montrent tout à coup prêts à l'accuser de je ne sais quels crimes, ainsi que vous me l'écrivez, mon cher seigneur et honorable fils. Nous ne pouvons d'ailleurs avoir égard à des plaintes contre un prêtre, que si elles sont portées par un catholique; nous ne pouvons ni ne devons admettre contre un prêtre catholique les accusations des hérétiques. Que votre sagesse fasse donc d'abord en sorte qu'il n'y ait pas d'hérétiques là où il ne s'en trouvait point avant votre arrivée, et après cela nous écouterons, comme il convient d'écouter, ce qu'on dit de ce prêtre. Comme votre salut et votre réputation me sont chers, et que d'un autre côté les gens de Germanicie appartiennent à mes soins, je vous demande, puisque vous le permettez, de vouloir, bien produire résolument ce que vous avez obtenu des glorieux empereurs et ce que vous avez obtenu des juges naturels: ainsi vous ferez voir à tous que vous n'agissez en rien d'une façon irrégulière, et des disputes sur la possession de ce que vous réclamez ne deviendront pas pour les gens de Germanicie une cause de misère et même de ruine. Je vous recommande aussi de ne pas laisser piller ni dévaster la maison de ce prêtre; on nous a annoncé je ne sais quel dessein de jeter à bas son église; mais je ne pense pas que votre religion puisse souffrir rien de pareil.




LETTRE CCLII.

Cette courte lettre est un témoignage de l'ancienne coutume de l'Eglise de recevoir les orphelins sous sa tutelle.

AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE FÉL9,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Votre religion sait parfaitement que l'Eglise et les évêques, obligés et dévoués à la défense de tous, le sont particulièrement à la défense des orphelins. C'est pourquoi, après avoir reçu votre lettre et une copie de celle d'un homme considérable notre frère, je n'ai pas dû confier à qui que ce soit la jeune fille, surtout parce que ce frère l'a mise sous la protection de l'Eglise, cher seigneur et honorable frère. J'attends donc son arrivée; lorsqu'il sera là, je déciderai ce qu'il faudra, et je ferai ce que m'aura inspiré le Seigneur.





Augustin, lettres - LETTRE CCXLIII.