Augustin, du libre arbitre

TRAITÉ DU LIBRE ARBITRE.

Les deux premiers livres sont traduits par M. l'abbé DEFOURNY.

Le troisième livre est traduit par M. l'abbé RAULX.

(Œuvres complètes de Saint Augustin, Tome Troisième, Bar-le-duc, 1864)


CET OUVRAGE COMPREND TROIS QUESTIONS DE HAUTE IMPORTANCE. PREMIÈREMENT, D'OU VIENT LE MAL? SECONDEMENT, QUI A CRÉÉ LE LIBRE ARBITRE, PRINCIPE DU MAL? TROISIÈMEMENT, ÉTAIT-IL CONVENABLE QUE DIEU CRÉAT LE LIBRE ARBITRE? CHACUNE DE CES QUESTIONS FOURNIT LA MATIÈRE D'UN LIVRE SPÉCIAL (1).


1. Cet ouvrage est dirigé contre les Manichéens, comme saint Augustin le répète plusieurs fois au livre des Rétractations. (Lib. 1,ch. IX). Il a été commencé en l'an de Jésus-Christ 388, et terminé en 395.


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LIVRE PREMIER.

L'auteur pose d'abord la question de l'Origine du Mal; puis il explique en quoi consiste la Malice d'un acte coupable; il montre ensuite que les actes mauvais procèdent du Libre Arbitre ou de la libre détermination de la volonté humaine, parce que la raison n'est contrainte par personne à se soumettre à la passion, qui domine dans tout acte mauvais.



CHAPITRE PREMIER. DIEU EST-IL L'AUTEUR DE QUELQUE MAL?

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1. Evode. Dis-moi, je te prie, si Dieu n'est pas l'auteur du mal. - Augustin. Je te le dirai, dès que tu auras éclairci ta question. De quel mal entends-tu parler? car nous prenons ordinairement ce mot dans deux sens. Dans le premier nous disons: cet homme a mal agi, et dans le second: cet homme a souffert de grands maux. - E. J'entends ici ce mot dans l'un et l'autre sens. - A. Eh bien! si tu crois ou comprends que Dieu est bon, et le contraire n'est pas permis, il ne peut mal agir; si nous admettons ensuite qu'il est juste, et le nier serait un blasphème, il s'ensuit qu'il distribue aux bons les récompenses, et aux méchants les supplices. Or les supplices sont des maux pour ceux qui les souffrent. Mais personne n'est puni injustement, il faut encore l'avouer, puisque nous croyons à une Providence Divine gouvernant cet univers. Il est donc certain que Dieu n'est pas l'auteur du mal entendu dans le premier sens, mais qu'il l'est du mal entendu dans le second. - E. Puisque Dieu n'est pas l'auteur de ce mal, il y en a donc un autre? - A. Sans doute, puisque le mal se fait, il faut bien qu'il ait un auteur; mais si tu prétends qu'on te dise son nom, tu veux l'impossible; car ce n'est pas une personne unique chaque méchant est l'auteur de ses méfaits. Si tu en doutes, réfléchis à ce que nous disions tout à l'heure: c'est la justice de Dieu qui punit les mauvaises actions. Or elles ne seraient pas punies avec justice, si elles n'étaient volontaires (1).

1. Voyez Rétract, liv. 1,chap. 9,n. 3

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2. E. Je doute qu'un homme pèche, sans avoir été instruit à pécher. S'il en est ainsi, je voudrais savoir qui est celui qui nous a appris à mal faire. - A. Crois-tu que l'instruction soit un bien? - E. Qui oserait dire que l'instruction soit un mal? - A. Et si elle n'était ni bonne, ni (322) mauvaise? - E. Pour moi je crois qu'elle est un bien. - A. Tu as parfaitement raison, c'est par elle que la science nous est donnée ou qu'elle s'éveille en nous; et personne, sans instruction, ne connaît quoi que ce soit. Es-tu d'un autre sentiment? - E. Je pense que l'instruction ne nous apprend que le bien. - A. Vois donc si on ne s'instruit pas du mal; car instruction vient d'instruire. - E. Mais si le mal ne s'apprend pas, d'où vient que les hommes le font? - A. Cela vient peut-être de ce qu'ils se détournent de l'instruction et qu'ils y deviennent étrangers; mais que telle soit la vraie raison, ou qu'il yen ait une autre, peu importe. Puisque l'instruction est un bien, et que le mot lui-même ne signifie pas autre chose que apprendre, il demeure acquis manifestement que le mal ne peut s'apprendre. Car s'il s'apprenait, il serait contenu dans l'instruction, et alors l'instruction ne serait plus un bien; mais elle est un bien, tu l'as admis toi-même. Le mal ne s'apprend donc pas, et c'est en vain que tu cherches un maître qui nous aurait appris à le commettre. Ou bien, si on nous l'apprend, c'est pour nous enseigner à l'éviter, et non pas à le faire; et il s'ensuit que faire le mal n'est rien autre chose que renoncer à l'instruction.

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3. E. Maintenant je suis d'avis qu'il y a deux sortes d'instructions; par l'une on nous apprend à faire le bien, par l'autre, à commettre le mal. Tout à l'heure lorsque tu m'as posé cette question: l'instruction est-elle un bien,? j'étais préoccupé par l'amour même du bien, je n'avais en vue que l'instruction qui nous apprend à bien faire, et c'est de celle-ci que j'ai dit dans ma réponse: elle est un bien. Maintenant je m'aperçois qu'il y en a une autre; j'affirme sans aucune espèce de doute, que celle-là est un mal; et je te demandé qui en est l'auteur. - A. Admets-tu au moins que l'intelligence soit un bien sans mélange? - E. Pour cela, je l'admets pleinement; je ne vois pas ce qu'on pourrait trouver dans l'homme de meilleur que l'intelligence; et il ne me paraît pas possible de dire qu'aucune intelligence puisse être mauvaise, à aucun point de vue. - A. Eh bien! quand on instruit un homme, s'il n'a pas l'intelligence de ce qu'on lui enseigne, pourras-tu dire qu'il s'instruit véritablement? - E. Je ne le pourrai. - A. Alors, si d'une part toute intelligence est bonne, si de l'autre personne ne s'instruit sans

1. Se rappeler la doctrine de saint Augustin dans le livre du Maître

intelligence, il s'ensuit que quiconque s'instruit, fait bien; car celui qui s'instruit, comprend, et celui qui comprend, fait bien. Donc, chercher l'auteur de notre instruction, c'est chercher l'auteur par qui nous faisons le bien. N'essaie donc plus de trouver je ne sais quel docteur mauvais. S'il est mauvais, il n'est pas docteur; et s'il est docteur, il n'est pas mauvais.





CHAPITRE II. AVANT DE RECHERCHER L'ORIGINE DU MAL, IL FAUT SAVOIR CE QUE NOUS DEVONS CROIRE SUR DIEU.

4. E. Me voilà suffisamment forcé d'avouer que nous n'apprenons pas à faire le mal; fais-moi donc connaître l'origine du mal. - A. Tu soulèves une question qui m'a violemment agité dès ma première jeunesse; c'est elle qui, de guerre lasse, m'a poussé vers les hérétiques et m'a précipité dans l'hérésie. Cette chute me brisa, et je demeurai comme; écrasé sous le monceau de leurs fables et dé leurs vaines erreurs. Jamais je n'aurais pu me re-lever, si le désir de trouver la vérité rie m'avait obtenu le secours de Dieu; je ne pourrais même plus respirer du côté de la première des libertés: celle de chercher. Comme ma délivrance s'est opérée de la manière la plus sérieuse, je parcourrai avec toi, dans l'examen de cette question, le chemin que j'ai moi-même suivi et qui m'a fait aboutir. Dieu interviendra pour nous faire comprendre ce que nous croyons, car nous avons ainsi la certitude de suivre la marche prescrite dans ce texte du Prophète: «Si vous ne croyez d'abord, vous ne comprendrez pas (Is 6,9 selon les LXX).» Nous croyons donc que tout ce qui est a Dieu pour auteur, et que cependant Dieu n'est pas l'auteur des péchés (2): Mais voici ce qui trouble notre esprit: si les âmes que Dieu a faites sont les auteurs des péchés, si ces âmes ont Dieu pour auteur, comment ne pas voir une relation de cause assez étroite entre le péché et Dieu?

2. Il n'y a pas ici de contradiction dans les termes, ni de paradoxe même apparent. D'après la doctrine de saint Augustin, développée ailleurs, notamment dans les Confessions, le péché n'est pas une chose qui est, c'est la privation de ce qui devrait être

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5. E. Tu as parfaitement exprimé ce qui fait le tourment de ma pensée, ce qui m'a contraint et entraîné à scruter ce problème. - (323) E. Sois ferme et crois énergiquement ce que tu crois. On ne peut rien croire de mieux, lors même qu'il serait impossible d'en trouver la raison. Et en vérité, le commencement de toute religion consiste à concevoir de Dieu l'idée la plus excellente. Or personne n'a cette idée de Lui, s'il ne croit qu'il est tout-puissant et incapable du moindre changement; Créateur de tous les biens et meilleur lui-même que toutes ses oeuvres; gouverneur de toute sa création et la régissant selon la plus parfaite justice; n'ayant eu besoin d'aucune nature existante pour créer, comme quelqu'un qui n'aurait pas trouvé en lui-même de quoi suffire à son oeuvre. C'est pourquoi il a créé toutes choses de rien; et de lui-même, il a non pas créé, mais engendré son égal, Celui que nous appelons le Fils unique de Dieu, Celui que dans nos efforts, pour le désigner plus clairement, nous nommons la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu, par laquelle il a fait toutes choses, en les faisant sortir du néant. Ces principes établis, cherchons, avec le secours divin, à comprendre la question, et procédons de cette manière.



CHAPITRE 3. LA PASSION EST LE PRINCIPE DU MAL.

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6. A. Avant de répondre à ta question sur l'origine du mal, il faut examiner ce que c'est que mal faire. Donne-moi d'abord tes idées sur ce point; et si tu ne peux tout exprimer-en peu de paroles, fais-moi une énumération détaillée des actes mauvais, en me disant ce que tu en penses. - E. Le temps et la mémoire me feraient défaut pour les énumérer tous. Je me bornerai à te désigner les adultères, les homicides et les sacrilèges, comme des actions de la malice desquelles personne ne doute. - A. Mais dis-moi d'abord pourquoi tu penses que l'adultère est une mauvaise action. Est-ce parce que les lois le défendent? - E. Evidemment ce n'est pas parce que la législation le défend, que l'adultère est un mal; au contraire, c'est parce qu'il est un mal qu'il est défendu par les lois. - A. Mais si quelqu'un nous pressait, et nous énumérant les voluptés de l'adultère, nous demandait pourquoi nous le jugeons un mal et un acte méritant condamnation, devrions-nous invoquer l'argument d'autorité et nous retrancher dans le texte de la loi, quand il s'agit non pas de croire, mais de comprendre? Certes, je vois avec toi, je crois inébranlablement, je crie à toutes les sociétés et à toutes les nations du monde, qu'elles doivent croire que l'adultère est un mal. Mais cette vérité que nous admettons par la foi, nous cherchons ici à la comprendre, et à en acquérir la plus haute certitude scientifique. Réfléchis donc sérieusement, et dis-moi sur quelle raison tu établis la malice de l'adultère. - E. Je me rends compte de la malice de l'adultère, en ce que je ne voudrais pas le souffrir dans mon épouse. Or celui-là commet le mal qui fait à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît à lui-même. - A. Et que dirais-tu d'un homme dont la passion serait telle, qu'il offrirait sa femme à un autre et la lui livrerait volontiers, lui-même, à charge de réciprocité? Penses-tu qu'il ne serait pas coupable? - E. Il serait très-coupable. - A. Cependant cet homme ne pèche pas contre la maxime citée tout à l'heure. Il ne fait pas à autrui ce qu'il ne veut pas qu'on lui fasse à lui-même. Ainsi cherche une autre raison pour rendre compte de la malice de l'adultère.

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7. E. Ne puis-je pas dire que l'adultère est un mal parce que j'ai vu souvent condamner des hommes qui en étaient accusés? - A. Mais quoi? N'a-t-on pas fréquemment aussi condamné des hommes pour avoir fait le bien? Lis l'histoire, et, pour ne pas te renvoyer à d'autres écrits, lis celle qui l'emporte sur les autres par le sceau de l'autorité divine dont elle est revêtue. Tu y verras quelle mauvaise opinion nous devrions avoir des apôtres et de tous les martyrs, si nous nous avisions de considérer les condamnations judiciaires comme un signe certain du crime. Ils ont tous été jugés et condamnés pour avoir confessé la foi; si donc tout ce que les tribunaux condamnent est un mal, c'était un mal à cette époque de croire au Christ et de confesser cette croyance. Et si, au contraire, ce qu'on condamne n'est pas par cela même un crime, cherche une autre raison pour nous montrer en quoi consiste la malice de l'adultère. - E. Je ne vois pas ce que je pourrais te répondre.

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8. A. Pour moi, il me semble que la passion expliquerait la malice de l'adultère. Tu n'es en peine que parce que tu cherches au dehors la malice d'un acte, quand tu peux la prouver facilement dans cet acte même. Oui, la malice [324] de l'adultère est dans la passion qui le fait commettre. Pour mieux le comprendre, suppose un homme empêché d'abuser de la femme d'autrui, mais qui le désire, et croit, pour une raison ou pour une autre, y parvenir, en un mot, qui est prêt à le faire s'il le pouvait. N'est-il pas vraiment coupable, comme si on le surprenait en flagrant délit? - E. Ce raisonnement est de la plus claire évidence; et il n'est pas besoin, je le vois, d'un long discours pour me le faire appliquer à l'homicide, au sacrilège et à tous les autres crimes. Il demeure établi que c'est la passion seule qui fait le fond de tout acte mauvais.


CHAPITRE IV. OBJECTION:HOMICIDE COMMIS PAR CRAINTE. - QUELLE SORTE DE CUPIDITÉ EST COUPABLE.

109 9. A. Sais-tu que la passion s'appelle encore d'un autre nom, et qu'on la nomme aussi cupidité? - E. Je le sais. - A. Eh bien! penses-tu qu'il n'y ait pas de différence entre cette cupidité et la crainte?- E. Il me semble qu'il y a une grande différence entre les deux. - A. Et cette manière de voir vient sans doute de ce que la cupidité recherche son objet, au lieu que la crainte le fuit? - E. Précisément. - A. Mais quoi 1 si un homme, excité non par la cupidité, non par le désir d'acquérir quelque chose, mais par la crainte qu'il ne lui arrive du mal, tue un autre homme, ne sera-t-il point homicide?- E. Il l'est. Mais dans cet acte, je vois encore dominer la cupidité. Car celui qui tue un homme par crainte, est certainement mu par le désir de vivre sans crainte. - A. Et, à ton avis, est-ce un bien de peu d'importance que de vivre exempt de crainte. - E. C'est un grand bien, au contraire. Mais cet homicide ne peut nullement l'acquérir par son crime. - A. Je ne cherche pas ce qui lui adviendra, mais ce qu'il désire. Celui qui désire vivre sans crainte, désire certainement un bien; et ce désir en lui-même n'est pas coupable; autrement il faudrait déclarer coupables tous ceux qui comme nous désirent le bien.. Nous sommes donc forcés de reconnaître qu'il existe une espèce d'homicide dans lequel on ne voit pas dominer cette cupidité mauvaise dont nous avons parlé. Et alors de deux choses l'une: ou il est faux que la passion constitue la malice de tous les péchés, ou il existe une espèce d'homicide qui n'est pas un péché. - E. Si l'homicide consiste à tuer un homme, il peut quelquefois n'être pas un péché. Ainsi le soldat qui tue l'ennemi, le juge ou l'exécuteur qui met à mort le criminel, l'homme qui, involontairement et sans s'en apercevoir, laisse échapper un trait meurtrier, me paraissent exempts de péché. - A. Je suis de ton avis. Mais il n'est pas reçu qu'on les appelle des homicides. Réponds plutôt à cette question Ranges-tu aussi dans la catégorie de ceux qui en donnant la mort ne méritent pas le nom d'homicides, l'homme qui a tué son maître parla crainte de graves châtiments? - E. Je trouve une grande différence entre celui-ci et les autres. Les premiers en effet se conforment aux lois, ou du moins ne les violent pas; tandis que je ne connais aucune loi qui approuve le fait du second.

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10. A. Tu reviens encore à l'argument d'autorité; sois donc fidèle à te rappeler que nous cherchons à comprendre ce que nous croyons. Nous croyons aux lois; il s'agit d'examiner et de comprendre si la loi qui punit ce fait ne punit pas à tort. - E. La loi ne punit nullement à tort, puisqu'elle punit un homme qui volontairement et sciemment tue son maître; ce que ne font pas ceux dont nous avons parlé d'abord.- A. Mais, ne te rappelles-tu pas avoir dit un peu plus haut que c'est la passion qui domine dans tous les actes mauvais, et que c'est là ce qui en constitue la malice? - E. Je me le rappelle fort bien. - A. Et n'as-tu pas admis ensuite que le désir de vivre sans crainte n'est pas un mauvais désir?- E. Je me le rappelle aussi. - A. Il s'ensuit que ce désir de l'esclave qui le porte à tuer son maître n'est pas cette cupidité coupable dont il a été question. Par conséquent, nous n'avons pas encore trouvé la raison pour laquelle cette action est criminelle. Car il est convenu entre nous que ce qui fait la malice de tous les actes mauvais, c'est la passion, ou, comme nous l'avons autrement nommée, la cupidité criminelle. - E. Il me semble maintenant que l'esclave meurtrier est condamné injustement; ce que je n'aurais pu dire, vraiment, si j'avais autre chose à dire. - A. Aurais-tu donc cru à l'obligation de laisser un si grand crime impuni, avant d'avoir examiné pourquoi l'esclave a désiré être délivré de la crainte de son maître; si c'est pour satisfaire sa [325] passion? Car les méchants, comme les bons, ont tous ce désir de vivre sans crainte; mais voici la différence. Les bons y tendent en renonçant à l'amour des choses dont la possession est inséparable du danger de les perdre, tandis que les méchants, préoccupés d'en jouir avec sécurité, prennent continuellement à tâche d'écarter tous les obstacles, et mènent par suite une vie criminelle et scélérate, dont le vrai nom est la mort. - E. Je reviens sur mes pas; car je trouve un grand charme dans l'analyse exacte de cette cupidité coupable que l'on nomme passion. Il est maintenant évident pour moi qu'elle consiste dans l'amour des choses qu'on peut perdre malgré soi.



CHAPITRE V. AUTRE OBJECTION, TIRÉE DE L'HOMICIDE COMMIS SUR UN HOMME QUI NOUS FAIT VIOLENCE, ET PERMIS PAR LES LOIS HUMAINES.

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11. A. Cherchons donc maintenant, je te prie, si la passion domine aussi dans les sacrilèges, que la superstition produit en si grand nombre.- E. Prends garde que cette question ne soit prématurée; il faut auparavant examiner si la passion est complètement étrangère à l'homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.- A. Comment être d'avis que la passion n'est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l'épée pour des choses qu'ils peuvent perdre malgré eux? Car s'ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, josqu'à tuer un homme?- E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d'être tué par lui; à l'homme et à la femme, menacés d'attentat à la pudeur, de tuer, s'ils le peuvent, l'agresseur avant la perpétration du crime? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis, et s'ils s'abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu'elles ne sont pas des lois? Car à mon avis, une loi injuste n'est pas une loi.

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12. A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu'elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l'agresseur à celle de l'innocent qui ne fait que se défendre; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu'un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l'outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l'ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l'accuser de passion. Car si le législateur l'a portée par l'ordre de Dieu, c'est-à-dire conformément aux prescriptions de l'éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu'une passion quelconque a été le mobile d'un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l'argent d'un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt, même en vue d'épouser; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l'a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.

Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu'on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d'abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l'âme? Si on peut l'ôter, c'est un bien méprisable, et si on ne peut l'ôter, il n'y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu'elle n'ait son siège dans l'âme, puisqu'elle est une vertu. Comment donc la violence d'un homme brutal pourrait-elle l'enlever? En résumé, l'homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu'un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C'est pourquoi [326] je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres; mais d'un autre côté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent.

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13. E. Je vois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu'aucune loi ne tient pour coupables. - A. Aucune de ces lois extérieures et qu'on lit dans les codes, je l'admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus. puissante et plus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n'échappe à l'action de la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l'on doit mépriser? A mon avis, c'est donc avec raison que cette loi écrite en vue de gouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Car cette loi ne punit qu'autant qu'il le faut pour maintenir la paix parmi des hommes sans expérience et que le comporte le gouvernement d'un mortel. Mais quant à ces fautes dont j'ai parlé, je crois qu'il existe pour elles des peines proportionnées, que la sagesse seule peut faire éviter.- E. Ta distinction n'est qu'ébauchée et imparfaite; cependant je la loue et l'approuve, elle accuse un généreux élan de la pensée et des tendances d'une haute portée. Tu vois la loi qui régit les peuples, tolérer et laisser impunis bien des actes que punit la Providence Divine; et tu vois juste. Car si cette, législation ne pourvoit pas à tout, ce n'est pas une raison pour improuver ce qu'elle fait.



CHAPITRE VI. LA LOI ÉTERNELLE EST LA RÈGLE DES LOIS HUMAINES. NOTION DE LA LOI ÉTERNELLE.

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14. A. Allons plus au fond; et, si tu le veux, recherchons avec soin dans quelle mesure, la loi qui maintient les sociétés en cette vie doit punir les crimes, pour voir ensuite le rôle de la Providence divine dans sa répression invisible et plus inévitable encore. - E. Je le veux, si toutefois il est possible d'embrasser les dimensions d'un tel sujet, car il me paraît vaste comme l'infini. - A. Courage! Continue à t'appuyer sur la piété, et pénètre hardiment dans les voies de la raison. Il n'est pas de chemin si âpre et si difficile, qui ne devienne tout uni et aisé avec l'aide de Dieu. Fixons sur lui nos regards en implorant son secours, et poursuivons notre entreprise.

Et d'abord, réponds à cette question: la loi promulguée dans les codes est-elle utile aux hommes vivant de la vie présente? - E. Cela est de toute évidence, puisqu'elle maintient les peuples et les sociétés qui se composent de ces hommes? - A. Maintenant, ces hommes et ces peuples sont-ils du nombre de ces choses qui ne peuvent périr ni changer; sont-ils éternels, en un mot? - E. L'espèce humaine est changeante et sujette aux vicissitudes du temps: qui pourrait en douter? - A. Eh bien! lorsqu'un peuple est modéré et grave dans ses moeurs, doué d'un ardent amour pour le bien public, et que chacun préfère l'intérêt général à son avantage particulier, n'est-il pas juste que la loi lui laisse le soin de choisir les magistrats qui doivent diriger ses affaires, c'est-à-dire les affaires publiques? - E. Trèsjuste. - A. Mais si ce peuple devenu dépravé dans la suite des temps, plaçant l'intérêt général après l'intérêt particulier, vient à vendre ses suffrages; si, corrompu par les ambitieux, il livre son gouvernement à des hommes remplis de vices et chargés de crimes, n'est-il pas juste encore que l'homme de bien, s'il en reste un seul qui unisse la puissance à la vertu, ôte à ce peuple le pouvoir de conférer les honneurs, et le soumette à l'autorité de quelques citoyens honnêtes, et môme d'un seul? - E. C'est encore justice. - A. Voilà cependant deux lois évidemment contraires, dont l'une confère et l'autre enlève au peuple le pouvoir de créer ses magistrats; deux lois qui ne peuvent en aucune manière exister simultanément dans la même cité. Devrons-nous dire pour cela que l'une des deux est injuste, et qu'on ne devait pas l'édicter? - E. Non pas. - A. Veux-tu que nous appelions temporelle cette loi qui étant juste d'abord, peut néanmoins être changée avec justice dans le cours du temps? - E. Ce nom lui convient.

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15. A. Mais il est une autre loi qu'on nomme la raison souveraine; à laquelle est due l'obéissance partout et toujours; en vertu de laquelle les méchants méritent la vie misérable et les bons la vie heureuse, en vertu de laquelle encore cette autre loi que nous avons résolu d'appeler temporelle est édictée justement et changée avec la même justice. Or, pour quelqu'un qui réfléchit, cette loi suprême n'est-elle pas immuable et éternelle? Peut-il jamais [327] paraître injuste, que les méchants soient misérables et les bons, heureux; qu'un peuple nomme ses magistrats tant qu'il est sérieux et réglé, et qu'il cesse de jouir de cette prérogative s'il vient à se corrompre et à se dépraver? - E. Je reconnais que cette loi est immuable et éternelle. - A. Tu vois aussi, je pense, que tout ce qui est juste et légitime dans la loi temporelle, les hommes l'ont puisé dans la loi éternelle. Car si, à une époque donnée le peuple a conféré avec justice les honneurs, et si, en une autre, il a perdu ce privilège, cette variation temporaire ne tiret-elle pas sa justice de cette éternité dans laquelle il est toujours juste qu'un peuple grave confère les honneurs, et qu'un peuple léger ne les confère pas? Penses-tu autrement. - E. Je suis de ton avis. - A. Donc, pour exprimer de mon mieux en peu de mots la notion de la loi éternelle gravée en nous, je dirai: c'est la loi en vertu de laquelle il est juste que toutes choses soient bien ordonnées. Si tu as une autre opinion à émettre, parle. - E. Comment te contredire, lorsque tu dis vrai? - A. Cette loi, en vertu de laquelle varient toutes les lois temporelles faites pour régir les hommes, peut-elle donc varier elle-même en quoi que ce soit? - E. Evidemment non. Aucune force, aucun accident, aucune ruine ne fera jamais qu'il ne soit pas juste que toutes choses soient bien ordonnées.



CHAPITRE VII. COMMENT L'HOMME EST BIEN RÉGLÉ PAR LA LOI ÉTERNELLE. - IL EST MEILLEUR DE SAVOIR QUE DE VIVRE.

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16. A. Avançons; et voyons comment l'homme lui-même est bien ordonné, car c'est d'hommes que se composent les nations, associées sous une même loi, que nous avons appelée la loi temporelle. Et d'abord, dis-moi si tu es certain que tu vis? - E. Quoi de plus certain? - A. Maintenant, peux-tu faire une différence entre vivre et savoir qu'on vit? - E. Je sais bien que personne ne peut savoir qu'il vit, s'il n'est vivant; mais j'ignore si tout être vivant sait ou non qu'il vit. - A. Alors, tu crois, sans le savoir, que les bêtes n'ont pas la raison. Je le regrette beaucoup; car notre discussion ne serait pas arrêtée par cet incident. Mais comme tu me dis que tu ne sais pas, il nous faudra discourir longuement. En effet, cette question n'est pas telle qu'il nous soit permis de la laisser en arrière pour avancer plus rapidement vers le but, d'autant plus que nos raisonnements demandent, je le sens, l'enchaînement le plus rigoureux. C'est pourquoi, réponds à la question que je vais te poser Nous voyons souvent les bêtes domptées parles hommes; et ce n'est pas seulement le corps, mais bien aussi l'âme de la bête qui se plie au joug de l'homme, à tel point qu'elle obéit à sa volonté par une sorte d'instinct et d'habitude. Or, crois-tu que, parmi les nombreuses bêtes farouches, capables de tuer le corps de l'homme par la force ou par la ruse, il en existe quelqu'une assez puissante ou assez adroite, par son humeur sauvage, sa taille, ou son instinct, pour pouvoir imposer à l'homme un joug semblable? - E. Je suis d'avis que cela ne se peut en aucune manière. - A. Très-bien. Mais s'il est évident qu'un certain nombre de bêtes surpassent facilement l'homme en forces et en exercices corporels, par où donc à son tour excelle-t-il à ce point qu'aucune bête ne peut lui commander tandis qu'il commande à plusieurs? Ne serait-ce point par ce qu'on appelle ordinairement la raison ou l'intelligence? - E. Je ne vois pas par quelle autre chose ce pourrait être, puisque c'est dans l'âme que se trouve ce qui fait notre supériorité sur les bêtes. Si les bêtes n'étaient pas des êtres animés, je dirais que nous l'emportons sur elles en ce que nous avons une âme; mais comme elles sont, elles aussi, des êtres animés, ce qui manque à leurs âmes et faute de quoi elles nous sont soumises, ne pouvant être rien ni peu de chose, comme tout le monde en conviendra, comment le mieux caractériser qu'en l'appelant la raison?

A. Vois donc combien devient facile, avec l'aide de Dieu, ce que les hommes estiment difficile. Je te l'avoue, cette question qui déjà, je le comprends, est vidée, devait, dans ma pensée, nous retenir aussi longtemps peutêtre que tout ce que nous avons dit depuis le commencement de cette discussion. Donc, reprenons, et resserrons la chaîne de nos raisonnements. Tu n'ignores pas que ce qu'on appelle savoir n'est pas autre chose que percevoir par la raison? - E. Sans doute. - A. Donc, quiconque sait qu'il vit, est doué de raison. - E. C'est la conséquence. - A. Mais les bêtes vivent, et elles n'ont pas la raison. -[328] E. Nous l'avons déjà remarqué, c'est clair. - A. Ainsi, tu sais maintenant ce que tu disais ignorer, c'est-à-dire que les êtres vivants ne savent pas tous qu'ils vivent, mais que quiconque se sait vivre, est nécessairement vivant.

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17. E. Il n'y a plus de doute pour moi. Poursuis. J'ai suffisamment compris que autre chose est vivre, autre chose savoir qu'on vit. - A. Lequel des deux te semble le plus noble? - E. N'est-ce pas, à ton avis, la science de la vie? - A. Est-ce la science de la vie qui te paraît meilleure que la vie? Ou bien l'entends-tu en ce sens que la science est une vie plus haute et plus pure que possède celui-là seul qui est doué d'intelligence? Or, être intelligent, qu'est-ce, sinon vivre d'une vie plus parfaite et plus lumineuse, vivre de la lumière rationnelle elle-même? Donc, si je ne me trompe, ce n'est pas une chose différente de la vie que tu lui préfères, mais bien une vie meilleure que tu mets au-dessus d'une vie moindre. - E. Tu as parfaitement saisi et complètement expliqué mon sentiment; à la condition toutefois que la science ne puisse jamais être mauvaise. - A. Elle ne peut l'être à mon avis, à moins qu'on ne prenne un mot pour un autre, et qu'on ne confonde la science avec l'expérience; l'expérience n'est pas toujours un bien: témoin celle d'un supplicié. Mais la science proprement dite, la science pure, qui s'acquiert par la raison et l'intelligence, comment pourrait-elle être un mal? - E. Je saisis encore cette différence; poursuis.




Augustin, du libre arbitre