Augustin, du libre arbitre 135

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35. E. Il en est comme tu le dis, et je suis d'accord que tous les péchés sont renfermés dans cette catégorie unique, et qu'ils consistent à se détourner des aloses divines et vraiment durables, pour se tourner vers les choses changeantes et incertaines. Toutes celles-ci sont à leur place et dans l'ordre; et elles réalisent un plan qui a sa beauté; mais c'est le fait d'une âme pervertie et désordonnée de se soumettre à elles en les recherchant, tandis que l'ordre et le droit divin l'a élevée au-dessus d'elles pour les conduire à sa volonté. En même temps, il me semble aussi que nous avons la solution et l'éclaircissement de la question de l'origine du mal dont nous nous sommes occupés après avoir traité de la nature du mal; car si je ne me trompe, le raisonnement l'a démontrée: nous faisons le mal par le libre arbitre de la volonté.

Mais, je te demande maintenant, si ce même libre arbitre d'où nous vient certainement la faculté de pécher, a dû nous être donné par celui qui nous a faits. En effet, il me paraît que nous n'aurions jamais péché si nous n'avions pas le libre arbitre; et pour cela, il est à craindre que Dieu aussi ne soit considéré (336) comme auteur de nos mauvaises actions. - A. N'aie aucune crainte à ce sujet. Mais pour traiter plus mûrement la question, il nous faut prendre un autre temps. Ce premier entretien a assez duré, et il demande à finir. Il aura eu pour résultat, je le crois du moins, et toi aussi sans doute, de nous donner la clef de grandes questions et de profonds mystères. Lorsque nous aurons commencé d'y pénétrer avec Dieu pour guide, tu seras certainement d'avis qu'il y a une différence importante entre la discussion présente et celles qui suivront; tu verras combien celles-ci l'emporteront non-seulement par la sagacité des recherches, mais encore par la sublimité du sujet et la splendide lumière de la vérité. Seulement, faisons appel à la piété, afin que la divine Providence nous permette de poursuivre et d'achever la course commencée. - E. Je cède à ta volonté, je lui soumets très-volontiers la mienne, et mon jugement et mes désirs.



LIVRE DEUXIÈME.

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Objection tirée de ce que la liberté de pécher nous a été donnée par Dieu. - Trois questions: comment prouver l'existence de Dieu? - Tous les biens viennent-ils de Dieu? La volonté est-elle libre en faisant le bien?

CHAPITRE PREMIER. POURQUOI DIEU NOUS A DONNÉ LA LIBERTÉ DE PÉCHER.

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1. E. Explique-moi maintenant, si cela est possible, pourquoi Dieu a donné à l'homme le libre arbitre de la volonté, sans lequel il ne pourrait certainement pécher, s'il ne l'avait reçu. - A. Mais d'abord, as-tu la connaissance, et la certitude que Dieu ait donné à l'homme une chose que, d'après toi, il n'aurait pas dû lui donner? - E. Autant que j'ai pu le comprendre dans le livre précédent, d'un côté nous avons le libre arbitre de la volonté, et de l'autre c'est par lui seul que nous commettons le péché. - A. Moi aussi, je me rappelle que ces conclusions nous sont acquises; mais voici ce que je te demande actuellement: Es-tu sûr que c'est Dieu qui nous adonné ce libre arbitre que nous avons indubitablement et par lequel il est évident que nous péchons? - E. Ce n'est personne autre, je pense; car c'est de lui que nous avons l'être; et soit que nous péchions, soit que nous agissions avec droiture, c'est de lui que nous méritons le châtiment ou la récompense. - A. Mais ce dernier point encore, le comprends-tu clairement? ou bien est-ce l'argument d'autorité qui te touche et qui te le fait croire volontiers, même sans le comprendre? voilà ce que je voudrais savoir. - E. J'avoue que j'ai cru d'abord à l'autorité sur ce point. Mais quoi de plus vrai que tout ce qui est bien vient de Dieu, que tout ce qui est juste est bien, et qu'il est juste que les pécheurs soient punis et ceux qui agissent avec droiture, récompensés? D'où il résulte que c'est Dieu qui distribue aux pécheurs la misère et aux bons la béatitude.

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2. A. Je ne conteste pas; mais je t'interroge sur cet autre point: comment connais-tu que c'est de lui que nous avons l'être? Car ce n'est pas cela que tu viens d'expliquer; mais tu as montré que c'est de lui que nous méritons de recevoir le châtiment ou la récompense. - E. Ce que tu me demandes, m'est évident précisément parce qu'il est certain que Dieu punit les péchés. Car, toute justice vient de lui. En effet, si la bonté peut distribuer des bienfaits à des étrangers, ce n'est pas dans des étrangers que la justice punit le mal. Il est donc évident que nous lui appartenons, puisque non-seulement il est souverainement bon envers nous par ses bienfaits, mais aussi souverainement juste par ses châtiments. En outre, j'ai établi et tu m'as accordé que tout bien vient de Dieu. De là, il est facile encore de comprendre que l'homme vient de Dieu; car l'homme lui-même, en tant qu'il est homme, est quelque chose de bien, puisqu'il peut vivre avec droiture quand il le veut (1).

1. Rét. liv. 1,ch. 9,n. 3

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3. A. Vraiment, s'il en est ainsi, la question que tu as proposée est résolue. Car si l'homme est quelque chose de bien, et s'il ne lui est pas possible d'agir avec droiture sans qu'il le veuille, il a dû, pour agir avec droiture, avoir une volonté libre. En effet, de ce qu'il pèche aussi par cette volonté, il ne faut pas croire (338) que Dieu la lui a donnée pour cela. Un motif suffisant pour qu'elle ait dû lui être donnée, c'est que, sans elle, l'homme ne pourrait agir avec droiture; et qu'elle lui ait été donnée pour cela, on le comprend, du reste, par cette considération, que c'est Dieu qui le punit lorsqu'il en abuse pour pécher; ce qui serait injuste, si la volonté libre avait été donnée non-seulement pour vivre avec droiture, mais encore pour pécher. Quelle justice y aurait-il à le punir d'avoir appliqué la volonté à une fin pour laquelle elle lui aurait été donnée? Lors donc que Dieu punit le pécheur, ne te semble-t-il pas qu'il lui tient ce langage: pourquoi n'as-tu pas appliqué ta libre volonté à la fin pour laquelle je te l'ai donnée, c'est-à-dire pour agir avec droiture? De plus, la justice se présente à nous comme un bien dans la punition des péchés, et dans la glorification des actions honnêtes; mais, en serait-il ainsi si l'homme n'avait pas le libre arbitre de sa volonté? Car ce qui ne serait pas fait volontairement ne serait ni péché, ni bonne action; et ainsi, le châtiment aussi bien que la récompense serait injuste, si l'homme n'avait pas une volonté libre. Or, la justice a dû exister, et dans la punition, et dans la récompense, car elle est un des biens qui viennent de Dieu. Donc, Dieu a dû donner à l'homme une volonté libre.



CHAPITRE II. OBJECTION: SI LE LIBRE ARBITRE A ÉTÉ DONNÉ POUR LE BIEN, COMMENT SE FAIT-IL QU'IL PUISSE SE TOURNER VERS LE MAL?

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4. E. Eh bien! je t'accorde que Dieu l'a donnée. Mais ne te semble-t-il pas, dis-moi, qu'ayant été donnée pour bien faire, elle n'aurait pas dû pouvoir se tourner vers le péché? Il en eût été comme de la justice elle-même qui a été donnée à l'homme pour bien vivre: est-il possible à quelqu'un de se servir de sa justice pour mal vivre? De même, si la volonté avait été donnée à l'homme pour bien agir, personne ne pourrait pécher par la volonté.

A. Dieu m'accordera, je l'espère, de pouvoir te répondre, ou plutôt, il t'accordera de te répondre à toi-même, par l'enseignement intérieur de la vérité qui est la maîtresse souveraine et universelle. Mais d'abord, je désire que tu me répondes à cette question: puisque tu tiens pour certaine et connue la réponse à ma première demande, à savoir que Dieu nous a donné une volonté libre, devons-nous dire que Dieu n'aurait pas dû nous donner une chose que nous avouons nous avoir été donnée de lui? S'il n'est pas sûr qu'il nous l'ait donnée, nous avons raison de chercher si elle nous a été bien donnée; lorsque nous aurons trouvé qu'elle nous a été bien donnée, nous trouverons par là même que nous l'avons reçue de lui par qui tous les biens ont été donnés à l'homme. Au contraire, si nous trouvions qu'elle n'a pas été bien donnée, nous comprendrions que ce n'est pas lui qui nous l'a donnée, car c'est un crime de l'accuser. D'un autre côté, s'il est certain que c'est lui qui nous l'a donnée, nous serons forcés d'avouer, de quelque manière que nous l'ayons reçue, qu'il n'était obligé, ni à ne pas nous la donner, ni à nous la donner autrement que nous l'avons. Car le donateur est tel qu'on n'a aucun droit de critiquer ses actes.

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5. E. J'admets tout cela d'une foi inébranlable; mais comme je n'en ai pas encore la science, il faut étudier la question comme si tout était incertain. Car, puisque nous pouvons pécher par la volonté, il n'est pas certain qu'elle nous ait été donnée pour bien agir, et par cela même il devient incertain si elle a dû nous être donnée. En effet, s'il n'est pas sûr qu'elle nous ait été donnée pour bien agir, fi n'est pas sûr non plus qu'elle ait dû nous être donnée; et ainsi, il devient incertain si c'est Dieu qui nous l'a donnée. Car, s'il est incertain qu'elle ait dû nous être donnée, il est incertain aussi qu'elle nous ait été donnée par celui qu'on ne peut croire sans crime avoir donné une chose qu'il ne devait pas donner.

A. Tu es certain, au moins, de l'existence de Dieu. - E. Oui, et d'une certitude inébranlable; mais ce n'est pas l'examen, ici encore, c'est la foi qui me donne cette certitude. - A. Eh bien! si quelqu'un de ces insensés dont il est écrit: «L'insensé a dit dans son coeur; «Dieu n'est pas (1),» venait te répéter ce propos, et refusant de croire avec toi ce que tu crois, te témoignait le désir de connaître si tu crois la vérité, laisserais-tu là cet homme, ou penserais-tu qu'il y a quelque moyen de lui persuader ce que tu crois fermement; surtout s'il n'avait pas l'intention de lutter avec opiniâtreté, mais le désir sincère de savoir.

1.
Jn 17,3

339

E. Ce que tu viens de dire en dernier lieu m'avertit assez de la réponse que j'aurais à lui faire. Car, fût-il l'homme le plus absurde, il m'accorderait certainement qu'il n'y a pas lieu de discuter avec un homme de mauvaise foi et un entêté, sur quoi que ce soit, à plus forte raison sur un sujet si important. Cette concession faite, il me demanderait tout le premier de croire qu'il se livre à cette recherche de bonne foi, et qu'il n'y a en lui relativement à cette affaire aucune arrière-pensée de chicane ou d'opiniâtreté. Et moi je lui exposerais alors cette démonstration que je crois facile à tout le monde: puisque, lui dirais-je, tu veux qu'un autre croie sans les connaître aux sentiments que tu sais cachés dans ton âme, n'est-il pas plus juste encore que tu croies à l'existence de Dieu, sur la foi des livres de ces grands hommes, qui nous attestent dans leurs écrits qu'ils ont vécu avec le Fils de Dieu; et cela d'autant plus qu'ils déclarent dans ces livres avoir vu des choses qui seraient impossibles si Dieu n'était pas? Et cet homme serait par trop insensé s'il me blâmait de les croire, lui qui veut que je le croie lui-même. Mais, ce qu'il ne pourrait blâmer avec justice, il ne pourrait non plus trouver aucune raison pour refuser lui-même de le faire. - A. Mais, te dirai-je à mon tour, si sur la question de l'existence de Dieu tu estimes qu'il est suffisant de s'en rapporter au témoignage de ces grands hommes, auxquels nous avons jugé qu'on peut se fier sans témérité, pourquoi ne pas nous en rapporter de même à leur autorité sur ces points que nous avons entrepris d'étudier comme incertains et tout à fait inconnus, et ne pas cesser de nous fatiguer à cette recherche? - E. Mais n'est-il pas convenu que nous désirons connaître et comprendre ce que nous croyons?

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6. A. Tu te rappelles parfaitement le principe que nous avons établi au début même de la discussion précédente (1); ce que nous ne nierons pas maintenant; car, si croire et comprendre n'étaient pas deux choses différentes et si nous ne devions pas d'abord croire les sublimes et divines vérités que nous devons comprendre, c'est en vain que le Prophète aurait dit: «Si vous ne croyez pas d'abord, vous a ne comprendrez pas (2).» Notre-Seigneur lui-même, et par ses paroles et par ses actions, a exhorté d'abord à croire ceux qu'il à appelés au salut. Mais ensuite, lorsqu'il parlait du don

1. Liv. 1,ch. 2.-
Is 7,6 selon les Sept

même qu'il ferait aux croyants, il ne dit pas: La vie éternelle consiste à croire; mais bien: «Voici en, quoi consiste la vie éternelle, c'est à vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ (1).» Il dit encore à ceux qui croyaient déjà: «Cherchez et vous trouverez (2).» Car on ne peut pas dire qu'on a trouvé ce qu'on croit sans le connaître encore; et personne ne devient apte à trouver Dieu, s'il n'a pas cru d'abord ce qu'il doit connaître ensuite. C'est pourquoi, obéissant aux préceptes du Seigneur, cherchons avec soin. Si, en effet, nous cherchons sur son invitation, il nous montrera lui-même aussi les choses que nous trouverons, autant qu'elles peuvent être trouvées dans cette vie par des hommes tels que nous. Et, en vérité, nous devons le croire; il est donné aux meilleurs, dès cette vie, et certainement après cette vie à tous ceux qui sont bons et pieux, de voir ces choses et de les atteindre avec une évidence plus parfaite. Espérons qu'il en sera ainsi pour nous, et méprisant les choses terrestres et humaines, désirons et aimons de toutes nos forces les choses divines.

1. Jn 17,3- 2. Mt 7,7



CHAPITRE 3. QU'Y A-T-IL DE PLUS NOBLE DANS L'HOMME? - COMMENT ARRIVER A LA PREUVE MANIFESTE DE L'EXISTENCE DE DIEU?

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7. Nous adopterons, si tu le veux bien, l'ordre suivant et nous rechercherons d'abord une preuve manifeste de l'existence de Dieu; puis nous examinerons si tout ce qui est bien, en tant que bien, vient de Dieu, et enfin, si, parmi les biens, il faut compter la volonté libre. Quand nous aurons trouvé les solutions, il apparaîtra clairement, je pense, si c'est à bon droit que cette volonté a été donnée à l'homme.

Pour commencer par les choses les plus évidentes, je, te demanderai d'abord si tu existes toi-même. Crains-tu de te tromper en répondant à cette question? Alors tu existes, car autrement il ne te serait pas possible de te tromper. - E. Passe plutôt et avance. - A. Il est donc évident que tu existes, et comme cela ne te serait pas évident si tu ne vivais pas, il est évident aussi que tu vis. Comprends-tu que ces deux choses sont très-vraies? - E. Je le comprends (340) parfaitement. - A. Donc, voici une troisième chose évidente: c'est que tu comprends. - E. Très-évidente. - A. Laquelle des trois te semble la meilleure? - E. Comprendre. - A. Pourquoi penses-tu ainsi. - E. Parce que je vois que exister, vivre, comprendre, sont trois choses; or, la pierre existe, la bête vit; cependant, à mon avis, ni la pierre n'est vivante, ni la bête intelligente: mais il est très-certain que celui qui a l'intelligence a aussi l'existence et la vie. C'est pourquoi je n'hésite pas à juger meilleur celui qui possède les trois choses que celui à qui il en manque une ou deux. Car, qui a la vie a aussi l'existence, mais il ne s'ensuit pas qu'il ait encore l'intelligence, et telle est, selon moi, la vie de la bête. Quant à l'existence, ce qui la possède n'a point pour cela même la vie et l'intelligence. Car je puis avouer que les cadavres existent, et personne ne dira qu'ils vivent. Enfin ce qui n'a pas la vie a encore moins l'intelligence.- A . Nous admettons donc que de ces trois choses il en manque deux aux cadavres, une à la bête, aucune à l'homme. - E. C'est vrai. - A. Nous admettons de plus gaie la meilleure des trois est celle que l'homme possède avec les deux autres, à savoir, l'intelligence, qui implique dans celui qui la possède l'existence et la vie. - E. Nous l'admettons certainement.

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8. A. Dis-moi maintenant si tu sais que tu possèdes ces sens corporels si connus: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. - E. Je le sais. - A. Quelles sont les choses qui, selon toi, tombent sous le sens de la vue; en d'autres termes, quels objets affectent notre sens lorsque nous voyons? - E. Tous les objets corporels. - A. Est-ce aussi par la vue que nous avons le sentiment des corps durs et mous?- E. Non. - A. Qu'est-ce donc qui appartient en propre aux yeux et dont nous avons par eux le sentiment?- E. La couleur. - A. Et aux oreilles? - E. Le son. - A. A l'odorat? - E. L'odeur. - A. Au goût? - E. La saveur. - A. Et au toucher? - E. La dureté ou la mollesse, l'uni ou le raboteux, et beaucoup d'autres qualités pareilles. - A. Mais les formes des corps, le grand, le petit, le carré, le rond et les autres semblables, n'en avons-nous pas le sentiment, tant par le toucher que par la vue, en sorce qu'on ne peut les attribuer exclusivement à la vue ni au toucher, mais bien à tous les deux? - E. Je le comprends. - A. Tu comprends donc aussi que les sens saisissent chacun des objets qui leur sont propres et dont ils nous avertissent, et plusieurs d'entre eux certains objets communs?- E. Je le comprends aussi.

A. Mais, ce qui appartient en propre à chaque sens et ce qui appartient en commun à tous ou à quelques-uns d'entre eux, comment pouvons-nous le distinguer? est-ce par quelqu'un de ces sens? - E. Non pas; nous le distinguons par un certain sens intérieur. - A. Ne serait-ce pas là cette raison qui manque aux bêtes? Car, si je ne me trompe, c'est parla raison que nous comprenons ces choses et que nous savons qu'il en est ainsi. - E. Je crois plutôt que c'est par la raison que nous comprenons l'existence de ce sens intérieur auquel ces cinq sens si connus viennent rapporter tous leurs objets. Car pour la bête, autre est le fait de la vision, autre le sentiment des choses vues qu'elle évite ou recherche; le premier sens est dans les yeux, le second est au dedans même de l'âme, et c'est par ce dernier que les animaux, attirés par le charme ou repoussés, convoitent et saisissent ou évitent et rejettent non-seulement les objets qui tombent sous la vue, mais ceux aussi qui tombent sous l'ouïe et les autres sens du corps. Mais cet autre sens, on ne peut lui donner les noms ni de vue, ni d'ouïe, ni d'odorat, ni de goût, ni de toucher; c'est quelque chose de différent, c'est je ne sais quoi qui préside universellement aux autres sens. Or, quoique nous le saisissions par la raison, comme je l'ai dit, nous ne pouvons toutefois lui donner le nom même de raison, puisqu'il est évident que les bêtes elles-mêmes le possèdent.

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9. A. Quel qu'il soit, je l'admets, et je n'hésite pas à l'appeler un sens intérieur. Mais il faut que notre raison surpasse ce sens; autrement, ce qui nous est fourni par les sens du corps ne pourrait devenir l'objet de la science. Car on ne sait une chose quelconque qu'autant qu'on la comprend par la raison. Or, sans parler des autres sens, nous savons que ce n'est pas par l'ouïe que nous avons le sentiment des couleurs, ni par la vue celui des paroles. Et cette science, ce ne sont ni les yeux ni les oreilles qui nous la donnent, ni non plus ce sens intérieur dont les bêtes sont pourvues, car il ne faut pas croire qu'elles sachent que les oreilles ne donnent pas le sentiment de la lumière, ni les yeux celui de la voix, puisque nous ne faisons ce discernement que par l'attention rationnelle et la pensée, [341] - E. Je ne puis dire que je perçois clairement ce que tu viens d'énoncer. Car au moyen de ce sens intérieur dont les bêtes sont pourvues comme tu l'accordes toi-même, qui sait si elles ne distinguent pas aussi que le sentiment des couleurs ne vient pas par l'ouïe ni celui de la voix par la vue? - A. Mais crois-tu aussi qu'elles puissent faire la distinction entre la couleur dont elles ont le sentiment, le sens qui est dans l'oeil et cet autre sens intérieur qui est dans l'âme et encore la raison qui définit et classe les uns et les autres? - E. Je ne le crois en aucune façon.

A. Et cette raison pourrait-elle distinguer ces quatre choses l'une de l'autre et les déterminer en les définissant, si toutes ne venaient pas se rapporter à elles: et la couleur par le sens des yeux, et ce sens lui-même par cet autre sens intérieur qui y préside, et celui-ci par lui-même, en supposant qu'il n'y ait pas encore quelqu'autre intermédiaire? - F,. Je ne vois pas qu'il en puisse être autrement. - A. Quoi encore? Vois-tu aussi que le sens des yeux perçoit la couleur, mais que ce même sens ne se perçoit pas lui-même? Car le sens par lequel tu vois la couleur n'est pas le même par lequel tu vois que tu vois.- E. D'accord. - A. Tâche encore de distinguer ceci. Tu ne nies pas, je pense, que autre chose est la couleur, autre chose voir la couleur, et autre chose aussi, en l'absence de la couleur, d'avoir le sens au moyen duquel on la verrait si elle était présente. - E. Je distingue bien encore ces trois choses, et j'accorde qu'elles diffèrent entre elles. - A. Eh bien! par tes yeux, tu n'en vois qu'une, n'est-ce pas, et c'est la couleur? - E. Oui. - A. Dis-moi donc comment tu vois les deux autres? car tu ne peux les distinguer sans les voir. - E. Je n'en sais pas davantage, je sais qu'elles existent et rien de plus. - A. Tu ne sais donc pas encore si c'est la raison ou bien cette vie que nous appelons sens intérieur, bien supérieur aux sens corporels, ou quelque autre chose? - E. Je ne sais. - A. Tu sais au moins ceci, que la raison seule peut définir ces choses, et que la raison ne fait cette opération que sur les objets présentés à son examen. - E. Certainement. - A. Par conséquent, quelle que soit cette chose par laquelle on a le sentiment de tout ce qu'on sait, elle est au service de la raison, à qui elle présente et rapporte tout ce qu'elle saisit, afin que tous les objets perçus par les sens puissent être discernés, classés et saisis non-seulement par le sentiment, mais encore par la science. - E. Je l'admets. - A. Mais quoi? cette raison même qui discerne et ses ministres, et les objets qu'ils lui présentent, qui reconnaît de plus la différence qu'il y a entre eux et elle et qui s'affirme plus puissante qu'eux, peut-elle se saisir autrement que par elle-même, c'est-à-dire par la raison? En d'autres termes, saurais-tu que tu as la raison si la raison ne te le faisait voir? - E. Tout cela est très-vrai.

A. Concluons: lorsque nous percevons la couleur, cette perception ne nous fait pas percevoir par elle-même ce que nous percevons; lorsque nous entendons le son, nous n'entendons pas notre ouïe; lorsque nous flairons une rose, notre odorat lui-même ne nous donne aucune odeur; lorsque nous goûtons quelque chose, notre goût n'a lui-même aucune saveur dans notre bouche; lorsque nous touchons, nous ne pouvons toucher non plus le sens du tact; il est donc évident que ces cinq sens ne sont eux-mêmes sentis par aucun d'entre eux, bien que tous les objets corporels soient sentis par eux. - E. C'est évident.



CHAPITRE IV. LE SENS INTÉRIEUR SENT LE SENTIMENT MÊME; SE DISCERNE-T-IL AUSSI LUI-MÊME?

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10. A. Je crois aussi, il est évident que ce sens intérieur a non-seulement le sentiment des objets qu'il reçoit des cinq sens corporels, mais encore le sentiment de ces sens eux-mêmes. Car la bête ne se meuvrait pas soit en recherchant, soit en fuyant un objet si elle ne sentait pas qu'elle sent, et cela non pour arriver à la science qui est le partage de la raison, mais seulement au mouvement; et certainement aucun des cinq sens ne lui donne ce sentiment. Si ce point était encore obscur, il s'éclaircira dés que tu remarqueras ce qui se passe par exemple dans un seul d'entre eux; prenons la vue. Ouvrir l'oeil, et le diriger vers l'objet qu'elle veut voir, la bête ne le pourrait en aucune façon si elle ne sentait qu'elle ne voit pas en ayant l'oeil fermé ou sans le diriger ainsi. Or, si elle sent qu'elle ne voit pas lorsqu'elle ne voit pas en effet, il est nécessaire aussi qu'elle sente qu'elle voit lorsqu'en effet elle voit. Car lorsqu'elle voit, elle ne meut pas [342] l'oeil avec le même désir que lorsqu'elle ne voit pas, et elle montre ainsi qu'elle sent l'un et l'autre. Quant à savoir si la vie se sent elle-même, elle qui sent qu'elle sent les choses corporelles, il n'est pas aussi facile de s'en rendre compte; cependant quiconque s'examine lui-même trouve que tout être vivant fuit la mort, et comme la mort est contraire à la vie, il est nécessaire que la vie se sente aussi elle-même pour fuir son contraire. Que si ce point n'est pas encore parfaitement éclairci, laissons-le, afin de ne tendre à notre but que par des preuves certaines et manifestes. Or voici ce qui est manifestement prouvé. le sens corporel sent les choses corporelles; mais il ne peut avoir le sentiment de lui-même; le sens intérieur, lui, a le sentiment des choses corporelles par le sens corporel, et le sentiment du sens corporel lui-même; quant à la raison, elle connaît toutes ces choses, elle se connaît elle-même, elle en fait l'objet de la science. Vois-tu autrement? - E. Non certes. - A. Eh bien! maintenant parle à ton tour et reprends la question que nous désirions résoudre et dont nous avons cherché la solution en suivant cette route assez longue.



CHAPITRE V. LE SENS INTÉRIEUR L'EMPORTE SUR LES SENS EXTÉRIEURS DONT IL EST LE MODÉRATEUR ET LE JUGE.

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11. E. Si ma mémoire est fidèle, des trois questions que nous avons posées tout à l'heure avant de suivre l'ordre de cette discussion, nous traitons actuellement la première: comment peut-on prouver évidemment ce que nous croyons d'une foi ferme et inébranlable: l'existence de Dieu? - A. Ta mémoire est fidèle sur ce point. Mais rappelle-toi aussi, je te prie, que quand je t'ai demandé si tu savais que tu existes, la connaissance de ce fait n'est pas venue seule, mais bien accompagnée de deux autres. - E. Je me le rappelle aussi. - A. Vois donc maintenant auquel de ces trois faits se rapporte tout ce qui tombe sous les sens corporels, en d'autres termes, dans quelle catégorie penses-tu qu'il faille ranger tout ce qui tombe sous notre sens au moyen des yeux, ou de tout autre organe corporel? est-ce dans la' classe des choses qui ont seulement l'existence, ou de celles qui ont en outre la vie, ou enfin de celles qui ont aussi l'intelligence?- E. Dans la classe des simples existences. - A. Mais le selfs lui-même, dans quel ordre le places-tu? - E. Dans celui des êtres vivants. - A. Et quel est à ton avis le meilleur des deux, du sens ou de l'objet qui tombe sous le sens?E. Le sens assurément. - A. Pourquoi? - E. Parce que ce qui vit est meilleur que ce qui n'a que l'existence.

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12. A. Et ce sens intérieur que nous avons reconnu plus haut être au-dessous de la rai. son, et commun encore à nous et aux bêtes, hésiteras-tu à le préférer à ce sens qui atteint les corps, et que tu as reconnu tout à l'heure être lui-même préférable ad corps?- E. Je n'hésiterai nullement. - A. Je voudrais aussi savoir de toi pour quel motif tu n'hésites pas. Tu ne pourras pas dire que ce sens intérieur doive être rangé dans celle des trois catégories qui comprend les êtres parvenus jusqu'à l'intelligence; mais seulement dans celle des êtres existants et vivants, à qui l'intelligence manque, car les bêtes qui n'ont pas l'intelligence ont ce sens intérieur. Alors je te demande pourquoi tu préfères le sens intérieur au sens qui perçoit les choses corporelles, puisque tous deux font partie de la classe des êtres vivants. Tu as préféré le sens qui atteint les corps aux corps eux-mêmes, par la raison que ceux-ci font partie des simples existences, tandis que celui-là appartient au genre vivant. Puisque c'est à ce même genre qu'appartient le sens intérieur, dis-moi pour quel motif tu l'estimes supérieur à l'autre? Si tu me réponds: c'est parce que le premier perçoit le second, cette raison impliquerait que tout être sentant est meilleur que ce qui est senti par lui: règle que tu ne voudrais pas poser, de crainte d'être amené à dire aussi que tout être intelligent vaut mieux que ce qui est perçu par son intelligence. Or ceci est faux, car l'homme a l'intelligence de la sagesse, et il n'est certainement pas meilleur qu'elle. Cherche donc pour quelle raison il t'a paru que le sens intérieur doit être préféré au sens qui perçoit les corps.

E. C'est parce que je sais que le premier est comme le modérateur et le juge du second. Car si le second commet quelque faute en remplissant son office, le premier lui en de. mande raison comme à son serviteur, ainsi que nous l'avons constaté plus haut. Et en effet, le sens des yeux ne voit pas qu'il voit ou qu'il ne voit pas; et pour cela, il ne peut juger [343] s'il lui manque quelque chose ou s'il ne lui manque rien; mais c'est là la fonction du sens intérieur qui avertit l'âme de la bête d'ouvrir l'oeil fermé et de suppléer aux manquements dont elle s'aperçoit. Or personne ne doute que celui qui juge ne soit supérieur à celui qui est jugé. - A. Tu reconnais donc aussi que le sens corporel lui-même porte un certain jugement sur les corps? En effet c'est lui qu'affecte le plaisir et la douleur lorsqu'il est en contact avec un corps dur ou mou. De même que le sens intérieur juge ce qui manque ou ce qui suffit au sens de la vue, de même le sens de la vue juge des couleurs, et voit si elles sont parfaites ou non. De même encore que le sens intérieur juge de l'oreille et sent si elle est ou non assez attentive; ainsi l'ouïe elle-même juge dessous, sentant ceux qui s'insinuent doucement en elle et ceux qui la frappent aigrement. Il n'est pas nécessaire de passer en revue les autres sens; cela suffit, je pense, pour te faire apprécier ce que je voulais dire, à savoir que le sens intérieur juge des sens corporels, lorsqu'il approuve leur opération et qu'il réclame ce qu'ils lui doivent; comme les sens corporels eux-mêmes jugent des corps en acceptant leur contact agréable et en repoussant le contraire. - E. Je saisis parfaitement, et j'admets comme très-vrai tout ce que tu as dit.



CHAPITRE VI. LA RAISON DANS L'HOMME L'EMPORTE SUR TOUT LE RESTE, ET CE QUI L'EMPORTE SUR LA RAISON EST DIEU.

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13. A. Examine maintenant si la raison à son tour juge le sens intérieur. Je ne te demande pas si tu la juges meilleure que lui, car je n'en doute pas, et même je pense qu'il n'est plus nécessaire de te demander si la raison juge ce sens intérieur. Car toutes ces questions concernant les choses qui sont au-dessous d'elle, les corps, les sens corporels, le sens intérieur, la prééminence des uns à l'égard des autres, et sa propre prééminence, n'est-ce pas elle-même qui les traite? Et pourrait-elle le faire si elle n'en jugeait pas? - E. Evidemment non. - A. Ainsi cette nature qui a simplement l'existence sans être douée de vie ni d'intelligence, comme est un corps inanimé, est inférieure à cette autre nature qui a non-seulement l'existence, mais aussi la vie et l'intelligence, comme est dans l'homme l'âme raisonnable; or penses-tu qu'en nous, c'est-à-dire dans ces trois éléments qui constituent l'homme, on puisse trouver quelque chose de plus noble que celui que nous avons énuméré en troisième lieu? Car évidemment nous avons d'abord un corps, puis une certaine vie qui anime et développe ce corps: deux choses que nous voyons aussi dans les bêtes; enfin nous en avons une troisième qui est pour notre âme comme sa tête, son oeil et tout ce que tu peux trouver de mieux pour exprimer la raison et l'intelligence, dont les bêtes sont dépourvues. Vois donc, je te prie, s'il t'est possible de trouver dans la nature humaine quelque chose de plus sublime que la raison. - E. Je n'y vois absolument rien de meilleur.

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14. A. Et maintenant si nous pouvions trouver une chose de l'existence de laquelle nous ne pourrions douter, non plus que de sa supériorité sur notre raison elle-même, hésiteras-tu, quelle qu'elle soit, à dire que c'est Dieu? - E. Je n'appellerai pas immédiatement de ce nom ce que j'aurais trouvé de supérieur à la meilleure partie de ma nature. Car il ne m'agrée pas d'appeler Dieu ce à quoi ma raison est inférieure, mais bien ce qui n'a rien de supérieur à soi. - A. Très-bien! et c'est lui qui a donné à ta raison une notion si vraie et si religieuse de lui-même. Mais dis-moi, si tu ne trouves rien de supérieur à notre nature, que l'éternel et immuable, hésiteras-tu à l'appeler Dieu? Car tu le sais, tes corps sont sujets au changement; de plus cette vie même qui anime le corps n'en est pas exempte; la variété de ses états le montre manifestement. Enfin la raison ne peut nier qu'elle y soit elle-même soumise, elle qui, tantôt fait des efforts, et tantôt n'en fait pas pour parvenir à la vérité, tantôt y parvient, et tantôt n'y parvient pas. Si donc sans l'aide d'aucun organe corporel, ni du toucher, ni du goût, ni de la vue, ni de l'ouïe, ni de l'odorat, ni d'aucun sens inférieur à elle, cette raison voit par elle-même quelque chose d'éternel et d'immuable, il faut et qu'elle s'avoue inférieure, et qu'elle avoue que ce ne peut être que son Dieu. - E. Je reconnaîtrai. sans hésitation pour Dieu celui qu'on nie prouvera n'avoir rien de supérieur à lui. - A. Cela va bien, car il me suffira de te montrer qu'une telle chose existe, et tu avoueras qu'elle est Dieu si elle n'a point de supérieur, ou, si [344] elle en a un, que ce supérieur est Dieu lui-même. Soit donc qu'elle en ait, soit qu'elle n'en ait point, il sera évident que Dieu est, dès que j'aurai montré, comme je l'ai promis, qu'elle est au-dessus de la raison, ce que je ferai avec le secours de Dieu même. - E. Démontre donc ce que tu as promis.




Augustin, du libre arbitre 135