Augustin, du libre arbitre 250

CHAPITRE XIX. TROIS SORTES DE BIENS: LES GRANDS, LES PETITS, ET LES MOYENS; LA LIBERTÉ EST DU NOMBRE DE CES DERNIERS.

Ce sont là les grands biens. Mais, tu dois te le rappeler, non-seulement les grands biens, mais encore les petits ne peuvent venir que de l'auteur de tous les biens, c'est-à-dire- Dieu c'est un fait dont la récente discussion t'a persuadé; et combien de fois n'y as-tu pas adhéré joyeusement? Les vertus qui sont le fond de la vie honnête, sont donc les grands biens; et toutes les formes du monde corporel, sans lesquelles on peut vivre dans la justice, sont les moindres biens: mais les puissances de l'âme, sans lesquelles on ne peut vivre avec droiture sont les biens moyens. Personne ne mésuse des vertus: pour les autres biens;savoir les moyens et les petits, chacun peut non-seulement en bien user, mais encore en mal user. On ne peut mésuser de la vertu, parle que l'oeuvre de la vertu consiste précisément dans le bon usage des biens, dont nous pouvons aussi ne pas bien user. Mais personne, en usant bien, ne mésuse. Ainsi la bonté de Dieu, dans son abondance et sa grandeur, nous a départi non-seulement les grands biens, irais encore les moyens et les petits. Nous devons louer cette bonté pour les grands biens, plus que pour les moyens, et plus pour les moyens que pour les moindres; mais nous devons la louer pour tous ensemble, plus que si elle ne nous les avait pas tous donnés.

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51. E. D'accord. Mais voici qui me préoccupe: Il s'agit de la volonté libre, et c'est elle qui use bien ou mal des autres choses; comment alors la compter elle-même parmi les choses dont nous usons? - A. Tout comme la -raison; nous connaissons, par la raison, tous les objets de la science; et cependant, la raison elle-même est comptée au nombre des choses que nous connaissons par elle. Lorsque nous recherchions plus haut quels sont les objets de la connaissance rationnelle, l'aurais-tu oublié? Tu as admis que la raison elle-même est connue par la raison. Si donc nous usons des autres choses au moyen de la volonté libre, il ne faut pas pour cela trouver [360] étrange que nous usions de la volonté libre, par elle-même. La volonté qui use des autres choses use d'elle-même, comme la raison, qui connaît tout le reste, se connaît elle-même. Il faut en dire autant de la mémoire. Non-seulement elle saisit toutes les choses dont nous nous souvenons, mais elle subsiste en nous de telle sorte que nous n'oublions pas que nous avons la mémoire; ainsi elle se souvient, non-seulement du reste, mais aussi d'elle-même; ou, pour mieux parler, c'est nous qui nous souvenons de tout le reste et d'elle-même, par elle-même.

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52. Lors donc que la volonté s'attache au bien immuable, commun et non propre à elle, telle qu'est cette vérité dont nous avons tant parlé, sans rien dire qui fût digne d'elle, alors l'homme possède la vie heureuse, et la vie heureuse elle-même, c'est-à-dire l'affection de l'âme attachée au bien immuable, est un bien propre à l'homme et le premier de tous. Il renferme aussi toutes les vertus, dont personne ne peut mésuser. Car bien que ce soient là les grands biens et les premiers pour l'homme, on comprend assez qu'ils ne sont pas communs, mais propres à chacun. C'est par la vérité, en effet, c'est par la sagesse, commune à tous, que tous deviennent sages et heureux, en s'attachant à elles. Mais un homme ne devient pas heureux par le bonheur d'un autre homme. Lors même qu'un homme en prend un autre pour modèle, afin de devenir heureux, que veut-il, sinon être heureux par le moyen qu'il voit procurer le bonheur à un autre, c'est-à-dire par la vérité, bien commun et inaltérable? Personne non plus ne devient prudent par la prudence d'un autre, ni fort, ni tempérant, ni juste, par la force, la tempérance ni la justice d'autrui; mais bien en accommodant son âme aux règles immuables et aux lumières des vertus, qui sont vivantes et incorruptibles dans la vérité et la sagesse communes; on cherche à y conformer et à y fixer son âme, comme on l'a vu faire à l'homme vertueux qu'on s'est proposé pour modèle.

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53. Ainsi la volonté, en s'attachant au bien commun et immuable, obtient les premiers et les plus grands biens de l'homme, quoiqu'elle ne soit elle-même qu'un bien moyen. Elle pèche, au contraire, lorsqu'elle se détourne du bien commun et immuable, pour se tourner soit vers son bien particulier, soit vers un bien extérieur ou inférieur. Or elle se tourne vers son bien particulier, lorsqu'elle veut être maîtresse d'elle-même; vers les biens extérieurs, lorsqu'elle veut rechercher ce qui appartient à autrui ou qui ne lui appartient pas à elle-même; enfin elle se tourne vers les biens inférieurs, lorsqu'elle aime les voluptés du corps. C'est ainsi que l'homme superbe, curieux et impur tombe dans cette autre vie, qui, en comparaison de la première, est une mort. Cependant cette vie inférieure est encore régie par le gouvernement de la Providence divine, qui organise et met toutes choses à leur place, et traite chacun selon ses mérites. Et c'est ainsi encore que les biens recherchés par les pécheurs ne sont pas des choses mauvaises, non plus que la volonté libre, que nous avons classée, avec raison, parmi les biens moyens. Mais le mal consiste dans la perversion de la volonté qui se détourne du bien immuable, pour se tourner vers les biens changeants. Et, comme cette perversion n'est pas forcée, mais volontaire, il est convenable et juste que la misère la suive comme châtiment.



CHAPITRE XX. DIEU N'EST PAS L'AUTEUR DU MOUVEMENT PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTOURNE DU BIEN IMMUABLE.

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54. Tu vas probablement me poser une question et me dire: Lorsque la volonté s'éloigne du bien immuable pour se tourner vers le bien changeant, elle est mue; d'où lui vient donc ce mouvement? Il est assurément mauvais, bien que la volonté libre, sans laquelle on ne peut vivre avec droiture, doive être comptée parmi les biens. Or si ce mouvement, par lequel la volonté s'éloigne du Seigneur Dieu, est indubitablement le péché, pourrons-nous dire que Dieu soit l'auteur du péché? Ce mouvement n'a donc pas Dieu pour auteur. Encore une fois d'où vient-il?

A cette question, si je réponds que je ne le sais pas, tu en seras peut-être affligé. Cependant je dois te parler ainsi, pour te répondre selon la vérité. Car ce qui n'est rien ne peut être su. Contente-toi de tenir religieusement et fermement à cette doctrine: Il ne se présente à tes sens, à ton intelligence ni à ta pensée, aucun bien qui n'ait Dieu pour auteur. En effet, il ne peut se rencontrer aucun être qui n'ait Dieu pour auteur. Car toutes les fois [361] que tu verras dans une chose la mesure, le nombre et l'ordre, n'hésite pas à l'attribuer à Dieu, suprême ordonnateur. Si, au contraire, tu les retranches, il ne te restera plus rien. Car en vain il te semblera qu'il reste un commencement de forme, là où tu ne rencontres ni la mesure, ni le nombre, ni l'ordre; partout où ils sont, la forme est parfaite; où ils ne sont pas, il ne faut pas supposer même un commencement de forme, qui semblerait être là comme la matière soumise au travail de perfectionnement de l'Ordonnateur. Car si la perfection de la forme est bonne, le commencement de la forme ne sera pas déjà sans quelque bonté. Par conséquent, si tu retranches d'une chose tout bien, il ne restera pas une certaine petite chose, mais il y aura le néant absolu. Or tout bien vient de Dieu. Donc tout être aussi vient de Dieu. Mais ce mouvement de la volonté qui s'éloigne du Dieu suprême, et que nous appelons le péché, est défectueux; d'un autre côté, toute défectuosité vient du néant; vois donc à quoi se rattache ce mouvement, et reconnais sans hésiter qu'il ne se rattache pas à Dieu.

Cependant comme il est volontaire, il est par là même en notre puissance. Si donc tu le crains, il faut ne pas le vouloir. Et si tu ne le veux pas, il n'aura pas lieu. Quoi de plus rassurant qu'une vie où il ne t'arrivera rien sans que tu le veuilles? Toutefois, parce que l'homme, tombé de lui-même, ne peut pas de lui-même se relever (1), saisissons cette main droite de Dieu qu'il veut bien nous tendre d'en haut, je veux dire Notre-Seigneur Jésus-Christ, saisissons-le d'une foi ferme, attendons-le avec une espérance certaine, désirons-le d'une charité ardente.

Quant à l'origine du péché, peut-être penses-tu qu'il convient de l'examiner davantage; je crois, pour moi, que cela n'est nullement nécessaire; mais si tu es d'un autre avis, nous remettrons cette discussion à un autre moment.

E. Je veux bien, avec toi, remettre à un autre temps la question soulevée. Mais je ne t'accorde pas qu'elle soit épuisée.

1. Rétr. liv. 1,ch. 9,n. 3



Ces deux premiers livres sont traduits par M. l'abbé DEFOURNY.




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LIVRE TROISIÈME

Etait-il convenable que Dieu nous donnât le libre arbitre, puisqu'il devait être la source de tous les péchés? - Saint Augustin démontre ici que malgré tous les maux qu'il devait produire, le libre arbitre est un bienfait divin et qu'il concourt à la beauté de l'univers.

CHAPITRE PREMIER. D'OU VIENT LE MOUVEMENT QUI SÉPARE LA VOLONTÉ DU BIEN IMMUABLE?

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1. E. Je vois assez clairement que la liberté doit être comptée parmi les biens et parmi les biens qui ne sont pas les derniers; ce qui nous oblige de reconnaître qu'elle vient de Dieu et que Dieu a dû nous la donner. Maintenant donc, si tu le juges opportun, daigne me faire connaître d'où vient le mouvement qui sépare la volonté du bien général et immuable pour l'attacher aux biens privés, si indignes et si bas qu'ils soient, et à tout ce qui est muable. - A. Mais qu'est-il besoin de résoudre cette question? - E. Parce que, si ce mouvement est naturel à la volonté telle qu'elle nous a éte donnée, il est nécessaire qu'elle s'attache à ces choses muables; et quelle faute lui reprocher quand elle obéit à la nature et à la nécessité?

A. Ce mouvement te plaît-il ou est-ce le contraire? - E. Il me déplaît. - A. Donc tu le blâmes? - E. Certainement. - A. Ainsi tu désapprouves dans l'âme un mouvement où il n'y a pas de faute? - E. Je ne désapprouve pas dans l'âme un mouvement où il n'y a pas de faute; mais j'ignore s'il n'y a pas faute à quitter le bien immuable pour les choses muables. - A. Ainsi tu condamnes ce que tu ignores? - E. Ne presse pas sur les mots. Quand j'ai dit: J'ignore s'il n'y a pas faute, je voulais faire comprendre qu'il y a faute sans aucun doute; car cette expression j'ignore montrait suffisamment qu'en une chose aussi évidente le doute me semble ridicule. - A. Vois combien est certaine la vérité qui te fait oublier si vite ce que tu viens de dire.

En effet, si le mouvement dont nous parlons vient de la nature et de la nécessité, il ne peut être coupable. Cependant tu es si sûr qu'il est coupable que le doute seul te semble ridicule. Pourquoi alors avoir affirmé ou au moins avoir exprimé avec quelque doute ce dont tu démontres toi-même l'évidente fausseté? Si ce mouvement est naturel à la volonté telle qu'elle nous a été donnée, as-tu dit en effet, il est nécessaire qu'elle s'attache à ces choses muables; et quelle faute lui reprocher quand elle obéit à la nature et à la nécessité? Mais puisque à tes yeux ce mouvement est sûrement condamnable, tu dois être sûr aussi qu'il ne vient pas de la nature telle qu'elle nous a été donnée. - E. Oui, j'ai appelé ce mouvement coupable; voilà pourquoi j'ai dit aussi qu'il me déplaît et que sans aucun doute je le regarde comme condamnable: mais quand l'âme obéissant à ce mouvement se détourne du bien immuable pour s'attacher aux choses muables, je soutiens qu'elle n'est pas coupable, si par nature elle ne peut résister à cet entraînement.

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2. A. D'où vient ce mouvement que tu [363] reconnais être certainement coupable? - E. Je le vois dans l'âme, mais je ne sais à qui l'attribuer. - A. Nies-tu qu'il agisse sur l'âme?- E. Je ne le nie pas. - A. Tu nies alors que le mouvement qui agit sur une pierre soit le mouvement de cette pierre? Je ne parle pas du mouvement que nous lui imprimons ou que lui imprime une force étrangère, lorsque, par exemple, cette pierre est lancée vers le ciel; mais du mouvement qui l'entraîne par son propre poids et la fait tomber à terre. - E. Je ne nie pas que le mouvement dont tu parles, celui qui l'entraîne et l'attire en bas, soit le mouvement de la pierre; mais je dis qu'il est naturel. Et s'il est dans l'âme un mouvement semblable, sûrement aussi il est naturel; et l'on ne saurait blâmer l'âme de le suivre, car le suivit-elle pour sa ruine, elle ne fait qu'obéir à la nécessité de sa nature. Mais nous n'hésitons pas à déclarer coupable ce même mouvement; il faut donc nier absolument qu'il soit naturel, et en conséquence il ne ressemble pas au mouvement naturel de la pierre.

A. Avons-nous fait quelque chose dans les discussions précédentes? - E. Certainement. - A. Tu t'en souviens, je -crois, nous avons constaté dans la première qu'il n'y a que la volonté propre pour asservir l'esprit à la passion (1). Car cette ignominie ne peut lui être infligée ni par un être meilleur ou égal, puisque ce serait une injustice, ni par un être inférieur, parce que celui-ci n'en aurait pas la puissance. Il en résulte donc que de l'âme seule vient le mouvement qui détache la volonté du Créateur pour lui faire chercher des jouissances dans la créature, Or, si ce mouvement est coupable, et le doute seul t'a semblé ridicule, il n'est pas naturel, mais volontaire. Semblable au mouvement qui fait tomber la pierre, en ce qu'il est le mouvement propre de l'esprit, comme l'autre est le mouvement propre du projectile; il en diffère néanmoins parce que la pierre ne saurait comprimer le mouvement qui la précipite, tandis que l'âme en résistant n'est point forcée d'abandonner les biens supérieurs pour les choses d'en-bas. De là vient que le mouvement de la pierre est naturel, et celui de l'âme volontaire. De là vient encore que si l'on accusait de péché la pierre que son poids précipite, je ne dis pas qu'on serait plus brute qu'elle ne l'est, mais l'on aurait assurément perdu le sens; et

1. Ci-dessus, liv. I. chap. 11,n. 21

cependant nous reconnaissons que l'âme pèche lorsque nous la voyons abandonner les biens supérieurs pour choisir de préférence la jouissance des choses inférieures. Qu'est-il donc besoin de chercher ce qui produit l'ébranlement qui la détache du bien immuable et l'attache aux biens muables? N'avions-nous pas vu qu'il vient de l'esprit, qu'il est volontaire et par là même coupable? Et toutes les règles utiles que l'on donne sur cette matière, n'ont-elles pas pour effet de condamner, de réprimer ce mouvement, et de nous porter à relever notre volonté lorsqu'elle s'est laissée tomber dans les choses temporelles qui nous échappent, pour la fixer dans la jouissance du bien éternel (1)?

1. Rétr. liv. 1,ch. 9,n.3

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3. E. Je vois, je touche en quelque sorte et je comprends la vérité de ce que tu dis. Je sens en effet que j'ai une volonté, qu'elle me porte à jouir de quelque chose; rien n'est pour moi si sûr et si intime que cette perception. Mais qui est à moi, sinon cette volonté que je donne ou refuse à mon gré? et si j'en fais mauvais usage, à quel autre qu'à moi faut-il l'attribuer? Car puisque je suis l'oeuvre du Dieu essentiellement bon et que je ne saurais faire aucun bien que par la volonté, il est clair que c'est plutôt pour le bien qu'elle m'a été donnée. D'ailleurs, si ce mouvement qui porte la volonté çà et là, n'était volontaire et en notre dépendante, faudrait-il nous louer ou nous blâmer, selon que nous en faisons jouer le ressort en haut ou en bas? Pourquoi nous avertirait-on de négliger le temps pour l'éternité, de vouloir toujours bien vivre sans consentir jamais à vivre mal? Estimer qu'on ne doit point donner à l'homme ces avertissements, c'est mériter de ne plus compter parmi les hommes.



CHAPITRE II. BEAUCOUP SONT TOURMENTÉS DE L'IDÉE QUE LA PRESCIENCE DIVINE DÉTRUIT LE LIBRE ARBITRE.

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4. Cela étant ainsi, je me demande avec une ineffable surprise comment il peut se faire, d'une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver, et d'autre part, que nous péchions sans y être contraints. Dire, en effet, que rien puisse arriver autrement que Dieu ne l'a prévu, c'est travailler à détruire la prescience divine avec autant de folie que d'impiété. Si donc (364) Dieu a su d'avance que le premier homme pécherait, et quiconque admet avec moi la divine prescience ne saurait le contester; si donc Dieu l'a su d'avance, je ne prétends pas qu'il n'aurait pas dû créer le premier homme; ne l'a-t-il pas fait bon, et le péché de cet être créé bon par Dieu pouvait-il faire obstacle à l'action de Dieu? Que dis-je? Non content d'avoir glorifié sa bonté en le créant, Dieu n'a-t-il pas aussi glorifié sa justice en le punissant et sa miséricorde en le délivrant? Je ne prétends donc pas qu'il n'aurait pas dû le créer, mais je dis: Puisqu'il savait qu'il pécherait, il était nécessaire qu'il péchât, conformément à cette divine prescience. Et comment croire que la volonté soit libre quand elle est sous l'empire d'une aussi inévitable nécessité?

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5. A. Tu viens de frapper avec violence. Daigne la miséricorde divine nous assister et ouvrir à nos instances! Je présume toutefois que si la plupart des hommes se tourmentent de cette question, c'est uniquement parce qu'ils ne l'examinent pas avec piété et qu'ils sont plus prompts à s'excuser qu'à s'accuser de leurs fautes.

Les uns, en effet, admettent volontiers qu'il n'y a pas de Providence divine pour diriger les choses humaines, et en abandonnant aux hasards et leur âme et leur corps, ils se livrent aux coups et aux désastres des passions; ils nient la justice de Dieu, trompent celle des hommes et croient se justifier contre leurs accusateurs, en invoquant le patronage de la fortune. Ne la représentent-ils pas néanmoins, ne la peignent-ils pas aveugle, et ne semblent-ils pas dire ainsi qu'ils valent mieux que cette même fortune par laquelle ils se prétendent dirigés, ou qu'ils forment et expriment leur opinion d'une manière aussi aveugle qu'elle? Et quand ils ne font que des faux pas, n'est-on pas autorisé à penser que comme elle ils marchent au hasard? Mais cette erreur, où l'oe il ne peut distinguer que démence et folie, a été suffisamment réfutée, je crois, dans notre premier entretien.

Il en est d'autres qui n'osent nier que la providence de Dieu s'occupe de la vie humaine; mais dans leur indicible égarement, ils aiment mieux croire à l'impuissance, ou à l'injustice, ou à la perversité de cette Providence, que de confesser leur faute avec une piété suppliante. Ah! si tous consentaient à se laisser convaincre que la bonté, la justice et la puissance de ce Dieu, qu'ils considèrent comme le meilleur, le plus juste et le plus puissant de tous les êtres, sont bien élevées au-dessus de tout ce qu'ils peuvent concevoir; si, se contemplant eux-mêmes, ils comprenaient qu'ils devraient encore des actions de grâces à Dieu, lors même qu'il leur aurait donné un être inférieur à celui qu'ils ont; s'ils criaient de tout leur coeur et de toutes les forces de leur conscience: «J'ai dit, Seigneur, ayez pitié de moi, prenez soin de mon âme, car j'ai péché contre vous (
Ps 15,5);» la divine miséricorde les mènerait à la sagesse par des chemins si sûrs, que sans s'enorgueillir d'avoir découvert et sans se troubler d'ignorer encore, ce qu'ils sauraient les rendrait plus capables de voir, et ce qu'ils ignoraient, plus calmes pour chercher.

Pour toi qui ne doutes, je pense, d'aucune de ces vérités, considère avec quelle facilité je résous une aussi importante question. Réponds d'abord à quelques demandes préliminaires que je vais t'adresser.



CHAPITRE 3. LA PRESCIENCE DE DIEU NE NOUS OTE POINT LA LIBERTÉ DE PÉCHER.

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6. Ce qui te surprend, ce qui t'étonne, c'est qu'il n'y ait ni contradiction ni opposition à admettre, d'une part, que Dieu connaisse tout ce qui doit arriver; et d'autre part, que nous ne péchions pas nécessairement, mais volontairement. Si Dieu sait qu'un homme doit pécher, dis-tu, il est nécessaire qu'il pèche; mais s'il est nécessaire qu'il pèche, il n'est donc pas libre en péchant, il est sous l'empire d'une inévitable et immuable nécessité. Et ce que tu crains, c'est que ce raisonnement n'entraîne à nier la prescience divine, ce qui ne peut se faire sans impiété, ou bien s'il est impossible de la nier, à avouer que les péchés ne sont pas l'oeuvre de la volonté, mais de la nécessité, Y a-t-il autre chose qui t'embarrasse? - E. Rien pour le moment.

A. Tu crois donc que c'est la nécessité et non la volonté qui fait tout ce que Dieu sait d'avance? - E. Je le crois certainement. - A. Réveille-toi enfin, étudie-toi un peu. Es-tu ca. pable de me dire quelle volonté tu auras de. main, si c'est la volonté de bien faire ou de mal faire? - E. Je l'ignore. - A. Et Dieu? l'ignore-t-il également? - E. Je ne le pense pas (365) du tout. - A. Mais s'il connaît quelle volonté tu auras demain, s'il connaît aussi les volontés futures de tous les hommes présents ou à venir, il sait bien mieux encore ce qu'il fera des justes et des impies,- E. Très-certainement, si Dieu connaît mes oeuvres d'avance, j'admets avec bien plus de confiance encore qu'il sait d'avance ses propres oeuvres et qu'il prévoit avec une complète certitude, ce qu'il fera lui-même. - A. Ne crains-tu pas alors de t'entendre adresser l'objection suivante: Si tout ce que Dieu sait d'avance s'accomplit nécessairement et non pas volontairement, il s'en suit que .lui-même doit tout faire par nécessité et non avec t liberté? - E. En disant que tout ce que Dieu connaît d'avance s'accomplit nécessairement, je n'avais en vue que ce qui se fait dans ses créatures et non ce qui se fait en lui; car rien ne se fait en lui, tout y est éternel. - A. Dieu ne fait donc rien dans ses créatures?- E. Il a établi i une fois pour toutes quelle doit être la marche régulière de l'univers formé par lui; car il ne conduit rien en vertu de dessein nouveau. - A. Ne rend-il personne heureux? - E. C'est lui au contraire qui rend heureux. - A. Donc en rendant un homme heureux il fait quelque chose.- E. Oui.- A. Si par conséquent tu dois être heureux dans un an, Dieu dans un an te rendra heureux? - E. Oui. - A. Et il sait aujourd'hui ce qu'il fera dans un an? - E. Toujours il l'a su, et si cela doit arriver j'accorde qu'il le sait aujourd'hui aussi.

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7. A. Dis-moi, je te prie: n'es-tu pas sa créature, et ton bonheur ne se fera-t-il pas en toi? - E. Oui, je suis sa créature et mon bonheur se fera en moi. - A. Ainsi, puisque Dieu fera en toi ce bonheur, ce bonheur ne sera point pour toi volontaire, mais nécessaire? - E. Sa volonté est pour moi une nécessité. - A. Alors tu seras heureux malgré toi? - E. Si j'avais le pouvoir d'être heureux, déjà sûrement je le serais. Je voudrais l'être dès aujourd'hui et je ne le suis pas, parce que ce bonheur ne dépend pas de moi, mais de lui.

A. Voilà bien le cri de la vérité. Rien sans doute n'est en notre pouvoir que ce que nous faisons quand nous le voulons; et conséquemment rien ne dépend de nous comme la volonté même, car elle est à nos ordres aussitôt que nous voulons (1). Si donc nous pouvons dire: ce n'est pas volontairement, c'est nécessairement que nous vieillissons; ce n'est pas

1. Rét. liv. 1,ch. 9,n. 3

volontairement, c'est nécessairement que nous mourons et qu'il nous arrive d'autres choses: quel homme, fût-il en délire, oserait avancer que ce n'est pas volontairement que nous voulons? Aussi, quoique Dieu sache d'avance quelles seront nos volontés, il n'en résulte pas que nous voulions involontairement. Tu as dit de ton bonheur, comme si je l'avais nié, qu'il ne dépend pas de toi; mais ce que j'affirme, c'est que, si tu deviens heureux, ce ne sera pas malgré toi, ce sera de ton plein gré; et quoique Dieu connaisse quel sera pour toi ce bonheur, quoique rien ne puisse arriver en dehors de ses prévisions, autrement il ne faudrait plus parler de prescience, nous ne sommes pas contraints d'admettre, pour ce motif, que tu seras heureux involontairement: car y aurait-il rien de plus absurde, de plus étranger à la vérité? Or, de même que la prescience divine qui sait avec certitude, et aujourd'hui comme toujours, quel sera ton bonheur, ne t'empêchera pas de le vouloir lorsqu'il commencera à se réaliser; de même, si tu dois avoir une volonté coupable, cette volonté ne cessera point d'être volonté, parce que Dieu l'a prévue.

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8. Considère en effet, je te prie, quel aveuglement porte à dire: si Dieu a prévu que j'aurais cette volonté, comme rien ne peut arriver autrement qu'il l'a prévu, il est nécessaire que je veuille ce qu'il sait d'avance: or si cela est nécessaire, ce n'est plus la volonté, il faut le reconnaître, c'est la nécessité qui me fait vouloir. O incomparable folie! Comment rien ne peut-il arriver autrement que Dieu l'a prévu, si l'on ne doit pas avoir la volonté qu'il a prévue?

Je ne parle pas de cette autre affirmation également monstrueuse que je viens de rapporter, quand j'ai rappelé ce que dit ce même homme qui suppose l'empire de la nécessité pour essayer de supprimer la volonté. Il est nécessaire que je veuille cela, dit-il. S'il est nécessaire qu'il veuille, comment voudra-t-il puisqu'alors il n'y aura pas de volonté?

Mais ce n'était peut-être pas là son idée et en disant qu'il est nécessité à vouloir, il veut faire entendre que sa volonté ne dépend pas de lui. On peut le réfuter par ce que tu as dit toi-même. Je te demandais si tu seras heureux malgré toi; tu as répondu que dès maintenant tu serais heureux si le bonheur dépendait de toi; tu as dit que tu voudrais l'être, mais que

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tu ne le pouvais encore. Voilà bien le cri de la vérité, ai-je ajouté; car il est impossible de le nier, le pouvoir ne nous manque que quand nous n'avons pas ce que nous voulons. Or, sûrement, ce n'est pas vouloir que de vouloir sans volonté; et s'il est impossible de vouloir sans vouloir, ceux qui veulent ont certainement la volonté et rien n'est en leur pouvoir que ce qu'ils ont quand ils le veulent. Ainsi donc notre volonté ne serait pas même une volonté, si elle n'était sous notre dépendance. Mais étant sous notre dépendance elle est libre, puisque notre liberté s'étend uniquement et nécessairement sur tout ce qui est en notre pouvoir.

Voilà comment, sans ôter à Dieu la prescience de tout ce qui doit arriver, nous voulons vraiment ce que nous voulons. Dès qu'il a prévu notre volonté, elle sera comme il l'a prévue; elle sera même parce qu'il l'a prévue. D'un autre côté cette volonté ne saurait être volonté si elle n'est en notre pouvoir. Il prévoit donc aussi ce pouvoir, et sa prescience ne me l'ôte pas; je l'aurai même d'autant plus sûrement qu'il est prévu par lui et que sa prescience ne saurait se tromper. - E. Maintenant je ne nie plus que la nécessité de ce qu'a prévu Dieu et sa prescience de nos péchés laissent à notre volonté toute sa liberté et la conservent sous notre dépendance.



CHAPITRE IV. LA PRESCIENCE DE DIEU NE FORCE PAS AU PÉCHÉ, ET CONSÉQUEMMENT C'EST AVEC JUSTICE QUE DIEU PUNIT LES PÉCHEURS.

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9. A. Qu'y a-t-il donc encore qui t'embarrasse? Oublierais-tu ce qui a été démontré dans notre première discussion, et nierais-tu que sans être forcée par aucun être, soit supérieur, soit inférieur, soit égal, c'est la volonté qui pèche en nous? - E. Je n'ose rien nier de tout cela; je l'avouerai cependant, je ne vois pas encore comment il n'y a pas contradiction entre la prescience divine connaissant nos péchés, et notre libre arbitre les commettant. Nous devons reconnaître en même temps que Dieu est juste et qu'il sait l'avenir. Mais comment sa justice peut-elle punir des péchés qui doivent se commettre nécessairement? Comment ce qu'il a prévu peut- il ne pas arriver? Comment enfin n'attribuer pas au Créateur tout ce qui doit se faire nécessairement dans sa créature? Voilà ce que je voudrais savoir.

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10. A. D'où te semble venir cette opposition prétendue entre notre libre arbitre et la prescience de Dieu? Est-ce de la prescience même ou de ce que cette prescience est la prescience de Dieu? - E. C'est plutôt de ce que cette prescience est la prescience de Dieu. - A. Si donc tu savais d'avance qu'un homme doit pécher, il ne serait pas nécessaire qu'il péchât?

E. Il serait à coup sûr nécessaire qu'il péchât; car je ne le saurais vraiment pas si la chose n'était pas certaine. - A. Ainsi donc, si ce qui est prévu doit s'accomplir nécessairement, ce n'est point parce que Dieu même l'a prévu, c'est parce que la chose est prévue, prévision dont il ne faudrait pas tenir compte si elle n'était certaine. - E. Je l'accorde; mais pourquoi ces réflexions? - A. Parce que, si je ne me trompe, pour savoir que cet homme doit pécher tu ne le forcerais pas à pécher, il devrait pécher, sans aucun doute, puisqu'autrement tu ne le saurais véritablement pas; mais ta prescience ne l'y contraindrait point. De même donc qu'il n'y a aucune contradiction à admettre que tu puisses connaître d'avance ce qu'un autre doit faire volontairement, ainsi Dieu, sans pousser personne au péché, distingue ceux qui pécheront volontairement.

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11. Pourquoi alors sa justice ne châtierait-elle point les crimes que ne nécessite pas sa prescience? Ta mémoire n'impose aucune violence aux faits accomplis: ainsi Dieu dans sa prescience ne force point d'accomplir ce qui doit arriver. Et comme tu te rappelles des actions que tu as faites sans avoir fait tout ce que tu te rappelles, ainsi Dieu sait d'avance tout ce qu'il doit faire, sans devoir faire tout ce qu'il sait d'avance. Pourquoi donc sa justice ne punirait-elle point les oeuvres perverses dont il n'est pas l'auteur?

Ainsi comprends maintenant comment Dieu peut châtier les péchés avec justice: c'est qu'il ne fait pas ce qu'il sait devoir se faire. Si d'ailleurs il ne peut condamner les pécheurs aux supplices parce qu'il a prévu leurs péchés, il ne doit pas non plus récompenser les justes, parce qu'il a également prévu leurs bonnes oeuvres. Avouons plutôt que sa prescience ne peut rien ignorer de ce qui doit se faire, et que le péché étant volontaire sans être nécessité par sa prescience, sa justice ne saurait le laisser impuni. [367]



CHAPITRE V. ON DOIT MÊME LOUER DIEU D'AVOIR PRODUIT LES CRÉATURES EXPOSÉES AU PÉCHÉ ET A LA SOUFFRANCE.

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12. Tu as demandé en troisième lieu comment il est possible de n'attribuer pas au Créateur ce qui arrive inévitablement à ses créatures. Cette objection trouvera facilement une réponse dans cette règle de piété dont nous devons nous souvenir et qui nous oblige à rendre à notre Créateur des actions de grâces.

La justice nous obligerait encore à louer son immense bonté, s'il nous avait placés à un rang inférieur dans la création. En effet, quoique notre âme soit souillée par le péché, elle est toutefois d'une nature plus élevée et meilleure que si elle devenait cette lumière qui éclaire nos yeux. Et pourtant combien d'âmes même attachées aux sens, louent Dieu de la beauté de cette lumière? Donc ne t'étonne pas si on blâme celles qui pèchent et ne dis pas en ton coeur que mieux vaudrait qu'elles ne fussent pas. On les blâme en les comparant avec elles-mêmes, parce qu'on voit ce qu'elles seraient si elles avaient résisté au péché. Mais leur Créateur divin doit être cependant béni avec transport, autant que l'homme en est capable, non-seulement parce que sa justice les fait rentrer dans l'ordre quand elles pèchent, mais encore parce que, toutes souillées qu'elles soient, la nature qu'il leur a donnée les élève bien au-dessus de cette lumière corporelle pour laquelle, néanmoins, on le loue à juste titre.

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13. Prends garde encore de dire, sinon que mieux vaudrait qu'elles ne fussent pas, du moins qu'elles devraient être autrement. Sache en effet que le divin auteur de tout bien a fait tout ce que suppose de mieux une idée véritable. Or rie vouloir rien à des degrés inférieurs quand on voit des créatures d'un rang plus élevé, ce n'est pas une idée vraie, c'est une infirmité jalouse. Ainsi ne serait-il pas bien injuste, quand on voit le ciel, de regretter que la terre fût faite? Tu pourrais le regretter si tu voyais une terre et point de ciel; tu pourrais dire que cette terre aurait dû être semblable à ton ciel imaginaire. Mais puisque tu vois en réalité ce ciel à l'idée duquel tu aurais voulu voir formée la terre, quoiqu'il n'en porte pas le nom, dois-tu trouver mauvais qu'au-dessous de ce ciel dont tu,jouis, il y ait une création d'un rang inférieur que l'on nomme la terre? Sur cette terre même il y a entre ses parties des variétés si multiples, qu'on n'y peut imaginer aucun ordre de beauté que n'ait réalisé dans toute son étendue le Dieu qui a tout fait. Depuis la terre la plus féconde et la plus agréable à l'oeil, jusqu'à la terre la plus desséchée et la plus stérile, combien de terrains intermédiaires et dont on ne saurait mépriser aucun si ce n'est en le comparant à un meilleur? Tu peux ainsi t'élever jusqu'à Dieu par différents degrés de louanges, et tu regretterais même qu'il n'y eût que la meilleure espèce de terrain.

Mais entre la terre et le ciel quelle distance! J'y vois les éléments liquides et gazeux; et les quatre éléments réunis se diversifient en des espèces et des formes si multipliées, que le nombre, connu de Dieu, ne saurait nous être connu à nous-mêmes. Il est donc possible qu'il y ait, dans une variété si grande, ce que ne suppose pas ta raison; mais il est impossible qu'il n'y ait pas ce que se représente une idée vraie. Pourrais-tu imaginer parmi les créatures une amélioration qui ait échappé au Créateur? L'âme humaine est unie naturellement aux idées éternelles dont elle dépend, et quand elle dit: Ceci vaudrait mieux que cela, si elle dit vrai, si elle voit réellement ce qu'elle dit, elle le voit dans ces idées auxquelles elle est unie. Donc elle doit croire que Dieu a fait ce que la vérité lui démontre qu'il a dû faire, quand même elle ne le distinguerait point parmi les êtres. Admettons qu'un homme ne puisse voir le ciel; si une raison fondée sur la vérité lui prouve que Dieu a dû faire quelque chose de semblable, il doit se persuader que Dieu l'a fait, quoiqu'il ne le voie pas. Verrait-il en effet que le ciel a dû être fait, si ce n'est dans ces idées éternelles d'après lesquelles tout a été fait? Et ce qui n'est point dans ces idées est aussi impossible à comprendre réellement qu'il est dépourvu de vérité.

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14. Ce qui trompe la plupart des hommes, c'est qu'en se figurant des choses meilleures, ils ne cherchent pas à les voir à la place qui leur convient. Ainsi, par exemple, voici un homme qui se fait une idée exacte de la rondeur, et il se fâche de ne la point trouver dans une noix, parce qu'en fait de corps rond, il n'a jamais vu que ce fruit. Ainsi en est-il qui [368] après avoir compris avec beaucoup de justesse qu'une créature libre est meilleure quand elle demeure toujours unie à Dieu sans pécher jamais, considèrent les péchés des hommes et gémissent, non pour y mettre un terme, mais pour déplorer que ces hommes aient été créés et pour dire: Dieu n'aurait-il pas dû, en nous formant, nous accorder de vouloir être toujours attachés à son immuable vérité sans vouloir jamais pécher? Qu'ils ne crient pas, qu'ils ne critiquent pas. Les a-t-il contraints à pécher quand en les créant il leur adonné simplement la puissance de le vouloir? Et n'y a-t-il pas des anges qui, tout libres qu'ils soient, n'ont jamais péché et ne pécheront jamais? Si donc tu aimes une créature dont la volonté affermie dans le bien ne pèche pas, tu as raison sans aucun doute de la préférer à celle qui pèche; et si tu l'élèves, dans ta pensée au-dessus des autres, Dieu aussi l'a placée en réalité au-dessus d'elles. Crois donc qu'il y en a de pareilles dans les trônes supérieurs et au haut des cieux. Ah 1 si le Créateur a déployé tant de bonté en formant celles dont il prévoyait les péchés, n'est-il pas absolument impossible qu'il en ait moins déployé à produire celle dont il savait d'avance qu'elle éviterait toute faute?

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15. Cette créature sublime trouve en effet, dans la jouissance perpétuelle de son Créateur, un perpétuel bonheur qu'elle ne cesse de mériter par la constante volonté de demeurer toujours dans la justice. Vient ensuite celle qui a péché, qui a perdu le bonheur sans perdre le pouvoir de le recouvrer. Elle surpasse en dignité celle qui s'est abandonnée à la volonté de pécher toujours; entre elle néanmoins et cette première qui demeure attachée à la justice, il y a encore un certain milieu: il est indiqué par l'âme qui s'est relevée dans l'humilité de la pénitence. Dieu en effet ne s'est même pas abstenu, dans sa munificence, de créer celle qu'il savait devoir non-seulement pécher, mais encore vouloir pécher éternellement. Tout vicieux qu'il soit, un cheval vaut mieux qu'une pierre; car si celle-ci ne bronche point, c'est qu'elle n'a ni sentiment ni mouvement propre. Ainsi, la créature qui pèche librement est d'une nature plus élevée que celle qui ne pèche pas, faute de la liberté nécessaire. Je fais l'éloge d'un vin qui est bon considéré en lui-même, et je blâme l'homme qui en a pris jusqu'à s'enivrer. S'ensuit-il que je ne préfère pas cet homme ivre que j'ai blâmé, au vin dont j'ai fait l'éloge et dont il a bu avec excès? Ainsi, considérées dans le rang qui leur est assigné, les créatures corporelles ont droit à nos éloges, et l'on doit censurer ceux qui en usent désordonnément et s'éloignent ainsi de la connaissance de la vérité. Il ne s'ensuit pas toutefois que ces derniers, déjà corrompus et comme enivrés, ne doivent pas en considération de l'excellence de leur nature et non de ce que méritent leurs vices, être préférés à ces mêmes créatures qui sont bonnes en elles-mêmes et dont l'amour excessif les a fait tomber.

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16. Une âme quelconque est donc préférable à un corps quel qu'il soit; si bas qu'elle soit descendue en péchant, quelque changement qu'elle ait subi, jamais elle ne devient corps, jamais elle ne perd sa nature d'âme; jamais, par conséquent, ce qui l'élève au-dessus des corps, dont le premier en dignité est la lumière. Il en résulte que la dernière des âmes l'emporte sur ce premier des corps. Il est possible qu'un autre corps l'emporte sur le corps auquel est unie l'âme elle-même. Pourquoi alors ne pas louer Dieu? Pourquoi ne le pas louer avec d'ineffables transports, de ce qu'après avoir créé les âmes dont il prévoyait l'incorruptible fidélité aux lois de la justice, il en a créé d'autres aussi tout en sachant qu'elles pécheraient, qu'elles persévéreraient même dans l'iniquité? Ces dernières en effet sont préférables encore à celles qui ne peuvent pécher parce qu'elles n'ont ni raison ni libre arbitre. Celles-ci à leur tour valent mieux que les corps les plus brillants, que les corps dont quelques hommes, à grand tort il est vrai, prennent le splendide éclat pour la nature de Dieu même. Mais si dans le monde corporel il y a, depuis les choeurs des astres jusqu'au nombre compté de nos cheveux, une hiérarchie si harmonieuse de bontés et de beautés; s'il faudrait n'avoir aucune expérience pour dire: Qu'est-ce que ceci? ou: Pourquoi cela? car tout a été créé dans l'ordre qui lui convient: combien plus il faudrait être dépourvu de sens pour parler ainsi d'une âme quelconque; puisque sans aucun doute elle surpassera toujours en dignité tous les corps, quoiqu'elle ait perdu de sa beauté particulière?

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17. Autre en effet est l'appréciation que l'on fait au point de vue de la raison, et autre celle qui se fait au point de vue de l'utilité. La raison juge à la lumière de la vérité et [369] subordonne justement les choses moindres aux plus grandes. L'utilité au contraire s'inspire presque toujours de la pensée des avantages que procure habituellement une chose, et elle estime plus ce qui en réalité est moins estimable. Ainsi la raison met les corps célestes bien au-dessus des corps terrestres: quel est cependant l'homme charnel qui n'aimerait mieux voir manquer au ciel plusieurs étoiles qu'un seul arbuste à son jardin ou une seule bête à son troupeau? A l'exception des personnes dont l'amour fait leur bonheur, les enfants préfèrent la mort de n'importe quel homme, quand surtout il est d'un aspect effrayant, à la mort de leur passereau, principalement quand- il a beau chant et beau plumage; mais les hommes plus âgés méprisent absolument ces jugements des enfants ou attendent avec patience qu'ils deviennent plus raisonnables. Telle doit être aussi la conduite des esprits qui se sont élevés jusqu'à la sagesse: lorsqu'ils voient des juges ineptes louer Dieu pour ces moindres créatures qui sont plus à la portée de leurs sens, et quand il s'agit des créatures d'un ordre plus élevé et par conséquent meilleur, ne pas le louer, ou le louer moins, essayer même de le blâmer, de le corriger ou ne pas croire qu'il en soit l'auteur, ils doivent mépriser absolument ces appréciations s'ils ne peuvent les réformer, ou en attendant qu'ils le puissent, les tolérer, les supporter en paix.




Augustin, du libre arbitre 250