Augustin, du libre arbitre 359

CHAPITRE XXI. QUELLE SORTE D'ERREUR EST PERNICIEUSE.

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59. Mais auquel de ces quatre sentiments faut-il s'arrêter sur l'origine des âmes? Sont-elles transmises par la génération, ou se forment-elles seulement à la naissance de chacun? préexistent-elles quelque part et sont-elles envoyées par Dieu dans les corps de ceux qui naissent, ou bien y descendent-elles spontanément? Nous ne devons donner la préférence à aucune de ces quatre opinions. Car, ou bien les commentateurs catholiques des Livres divins n'ont pas encore développé et éclairci cette question comme le comportent son obscurité et sa difficulté, ou s'ils l'ont fait, leurs écrits ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Contentons-nous d'avoir une foi ferme sur la substance du Créateur, n'admettant aucune opinion fausse et indigne de lui. Car c'est vers lui que tendent nos pieux efforts; et si nous avions de lui des idées différentes de ce qu'il est, nos efforts mêmes nous dirigeraient forcément vers la vanité et non vers la Béatitude. Quant à la créature, lors même que nous aurions sur elle des opinions qui ne seraient pas conformes à la réalité, pourvu que nous ne les adoptions pas comme certaines et évidentes, il n'y a aucun danger pour nous. En effet, ce n'est pas vers la créature, mais bien vers le Créateur lui-même qu'il nous est ordonné de tendre pour devenir heureux; et si nous avions sur lui des convictions qu'il ne faut pas avoir et contraires à la réalité, nous serions dans l'illusion de l'erreur la plus pernicieuse. Car personne ne peut arriver à la vie bienheureuse, en poursuivant ce qui n'est pas, ou ce qui ne peut donner le bonheur.

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60. Mais pour nous mener de cette vie temporelle à la contemplation et à l'intime jouissance de l'éternelle vérité, Dieu a préparé un moyen à notre faiblesse; c'est de croire du passé et de l'avenir ce qui suffit au grand trajet vers l'éternité; et pour donner à cette règle de foi une autorité plus puissante, la divine miséricorde la maintient elle-même. Quant à la connaissance des choses présentes, ce sont les mouvements et les impressions produites dans notre corps et dans notre âme qui nous les font sentir à leur passage; et sans ces impressions il nous est impossible d'en avoir aucune idée.

Ainsi donc lorsque fondé sur l'autorité divine on nous propose de croire ce qu'était dans le passé, ce que deviendra dans l'avenir une créature quelconque; quoique nos sens n'aient pu nous rendre compte de ce passé qui était avant eux, et qu'ils ne puissent nous faire percevoir cet avenir qui n'est pas encore, il faut y ajouter foi sans la moindre hésitation, parce que c'est un moyen puissant de fortifier en nous l'espérance et d'encourager la charité en nous montrant combien Dieu prend soin de notre délivrance dans le cours régulier des temps. Or le moyen de démasquer l'erreur qui cherche à se couvrir du manteau de l'autorité divine, c'est surtout de lui prouver qu'elle admet le changement ailleurs que dans les créatures sorties des mains divines, qu'elle le porte même dans la divine substance, et que la Trinité n'est pas d'une manière adéquate la nature de Dieu (1). A quoi s'occupe la vigilance chrétienne, à quoi s'appliquent tous les progrès qu'elle a faits, sinon à comprendre avec piété et réserve ce mystère de l'auguste Trinité?

Mais ce n'est point le moment de traiter de l'unité et de l'égalité qui lient entre elles les divines personnes, ni des propriétés qui distinguent chacune. Si d'ailleurs il était facile, pour soutenir la foi chrétienne et pour seconder avantageusement la piété naissante qui cherche à prendre son essor de la terre vers le ciel, de montrer dans le Seigneur notre Dieu l'auteur, le formateur et le modérateur dé toutes choses; si plusieurs l'ont fait sous toutes les formes: il n'est pas aussi aisé de traiter à fond toute cette question de la Trinité, de la présenter dans cette vie avec assez d'éclat pour lui soumettre toutes les intelligences. Est-il un homme qui soit capable, je ne dis pas de l'expliquer par ses paroles, mais de la comprendre par ses pensées? Nous du moins nous ne croyons cette tâche ni facile ni aisément abordable.

Maintenant donc pour accomplir notre dessein dans la mesure des forces qui nous sont données; croyons aussi sans hésiter ce qu'on nous demande de croire, soit pour le passé, soit pour l'avenir, touchant la créature elle-même, et ce qui est propre à montrer la pureté de la religion en nous excitant à l'amour sincère de Dieu et du prochain. S'il faut nous défendre contre les impies, écrasons leur infidélité

Allusion aux rêveries des Manichéens

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sous le poids de l'autorité divine, ou bien démontrons-leur, avec toute l'évidence possible, d'abord qu'on n'est point déraisonnable en partageant notre foi, ensuice qu'on l'est beaucoup en ne la partageant pas. Observons toutefois que c'est moins dans le passé et dans l'avenir, que c'est plutôt dans le présent et dans les raisons immuables qu'il faut chercher les moyens de réfuter l'erreur et de la percer à jour, autant qu'on en est capable ici-bas.

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61. Quand on parcourt la série des preuves historiques, il faut s'attacher à découvrir l'avenir plus qu'à sonder le passé; car les divins livres eux-mêmes, en rapportant les événements accomplis, ont soin d'y montrer la figure, la promesse ou la preuve de ce qui doit arriver. Dans cette vie même, on s'inquiète assez peu de ce qu'on a éprouvé de bonne ou de mauvaise fortune; tous les soucis se portent vers l'avenir qu'on espère. Je ne sais quel sens intime et naturel nous porte à considérer comme non avenu, parce qu'il est passé, ce que nous avons éprouvé de bonheur ou de malheur. Et que m'importe d'ignorer le moment où a commencé mon existence, si je sais que maintenant je la possède, sans désespérer de la posséder toujours? Ce n'est pas vers le passé que je me dirige et je ne redouterai pas comme une erreur bien funeste de n'en avoir pas une idée fort exacte; mais sous la conduite et avec la miséricorde de mon Créateur, c'est vers l'avenir qui m'est réservé que je porte mes pas. Si donc je me trompais sur cet état futur et sur le but où je dois tendre, il y aurait beaucoup à craindre; je pourrais en effet ne pas faire les préparatifs nécessaires, ou bien en prenant une chose pour une autre, me mettre dans l'impossibilité de parvenir au terme où j'aspire. Quand je veux me procurer un vêtement, il n'y a point d'inconvénient à oublier l'hiver passé, mais il y en aurait à ne pas croire au retour du froid; ainsi l'âme ne perdra rien à oublier ce qu'elle peut avoir souffert, pourvu qu'elle soit sérieusement attentive à quoi on l'avertit de se préparer. Ainsi encore, que perd un homme qui fait voiles vers Rome, s'il oublie à quel port il s'est embarqué, pourvu toutefois qu'il sache maintenant de quel côté diriger son vaisseau? Que gagnerait-il au contraire à connaître de quel rivage il est parti, si trompé sur le port qui conduit à Rome il venait à échouer contre des écueils? Que perdrai-je aussi à ignorer les commencements de ma vie, si je connais quels doivent être ma fin et mon repos; et que me servirait de savoir par souvenir ou par raisonnement quels ont été les premiers moments de mon existence, si j'ai sur Dieu lui-même, sur Dieu la fin unique où tend le travail de l'âme, des idées qui soient indignes de lui, et si je me brise contre les écueils des fausses doctrines?

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62. Loin de moi cependant la pensée de détourner ceux qui en sont capables, du dessein d'examiner, dans les Ecritures divinement inspirées, si une âme est issue d'une autre âme, ou si les âmes se forment une à une dans chaque corps pour l'animer, ou bien encore si la volonté divine les y envoie de quelque part pour leur donner la direction et la vie, ou enfin si elles y viennent d'elles-mêmes. Qu'on ne s'imagine pas que je condamne ces recherches et ces discussions quand surtout elles sont exigées par la nature d'une question importante, ou que l'on a pour ce travail des loisirs suffisants que ne réclament pas des affaires plus nécessaires. Ce que j'ai dit a plutôt pour but de prévenir les censures que nous pourrions élever plus ou moins témérairement contre celui qui ne se rendrait pas à notre opinion sur cette matière et qui resterait dans un doute peut-être plus prudent. Supposé même que l'on comprenne sur ce sujet quelque chose de clair et de certain, il ne faudrait pas accuser d'avoir perdu l'espérance des biens futurs celui qui ne se rappelle pas ce qui s'est passé au début de sa vie.



CHAPITRE XXII. L'IGNORANCE ET LA DIFFICULTÉ FUSSENT-ELLES NATURELLES A L'HOMME, IL Y A ENCORE SUJET DE LOUER LE CRÉATEUR.

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63. Quelle que soit la solution de cette question, qu'il faille la laisser complètement de côté ou en ajourner l'examen, rien ne nous empêche de voir maintenant que la nature du Créateur demeure dans une complète intégrité et une justice parfaite, dans son inviolable et immuable majesté lorsque les âmes endurent les châtiments mérités par leurs péchés. Ces péchés, en effet, comme nous l'avons démontré il y a déjà longtemps, doivent être attribués à leur volonté propre, il ne faut pas leur chercher d'autre origine.

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64. Mais si l'ignorance et la difficulté sont [387] naturelles, c'est là que prennent naissance les progrès de l'âme; c'est de là qu'elle commence à s'élever à la connaissance et au repos jusqu'à ce qu'elle parvienne à la vie bienheureuse. Néglige-t-elle par sa volonté propre ces progrès qu'elle doit faire dans les bonnes études et la piété à proportion des moyens qu'elle a reçus? La justice la fait tomber dans une ignorance et dans une difficulté plus grandes, c'est un vrai châtiment; et le Modérateur suprême qui dirige tout de la manière la plus harmonieuse, lui assigne la place qui lui convient parmi les créatures inférieures. Son crime ne vient pas de ce qu'elle ne sait pas ou de ce qu'elle ne peut naturellement; mais de ce qu'elle ne s'est pas appliquée à savoir et de ce qu'elle n'a point travaillé convenablement à acquérir la facilité de faire le bien. Il est naturel à l'enfant de ne savoir et de ne pouvoir parler; les lois mêmes des grammairiens ne trouvent rien de coupable dans cette ignorance, ni dans cette difficulté de s'exprimer; le coeur humain y sent même quelque chose d'agréable et de flatteur, l'enfant en effet n'a point à se reprocher d'avoir négligé d'apprendre à parler ni d'en avoir perdu l'habitude par sa faute. Si donc le bonheur était pour nous dans l'éloquence, si l'on était . aussi coupable de violer les règles du langage que de violer les lois de la morale, nul ne serait accusé d'avoir commencé par ne savoir parler pour acquérir l'éloquence; maison serait justement condamné si par mauvaise volonté on était retombé ou que l'on fût demeuré dans cette ignorance. De même aujourd'hui, si l'ignorance du vrai et la difficulté du bien sont naturelles à l'homme, si c'est de là qu'il doit prendre son essor pour s'élever à la béatitude que donnent la sagesse et la paix, personne n'a le droit de condamner ce commencement naturel. Mais si l'on a refusé de monter, ou si après avoir fait des progrès on a voulu retomber de nouveau, on aura mérité de souffrir et l'on souffrira justement.

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65. En tout donc louons le Créateur. Louons-le de ce que dès le début il a commencé à nous rendre capables du souverain bien, de ce qu'il seconde nos efforts, de ce qu'il nous exauce et couronne nos progrès, ou bien de ce que, par une condamnation juste et méritée, il fait rentrer dans l'ordre le pécheur, c'est-à-dire celui qui toujours a refusé de s'élever à la perfection ou qui est retombé après avoir déjà monté. Parce que l'âme n'est pas encore ce qui lui est donné de pouvoir devenir en faisant des progrès, Dieu ne l'a point pour cela créée mauvaise. N'en est-il pas ainsi des corps eux-mêmes? Ne sont-ils pas beaucoup moins parfaits à l'origine, et néanmoins tout homme judicieux estime qu'ils sont beaux dans leur genre.

Si donc l'âme ignore alors ce qu'elle doit faire, c'est qu'elle ne l'a pas encore appris; mais elle l'apprendra si elle fait bon usage de ce qu'elle a déjà reçu. Or il lui a été donné de chercher avec soin et piété si elle veut. De même, si connaissant ce qu'elle a à faire, elle ne peut le faire encore, c'est que ce pouvoir ne lui a pas encore été accordé. Il y a en elle une partie plus élevée, qui perçoit promptement le bien qu'elle doit faire, et une autre partie plus lente, la partie charnelle qui n'entre pas aussitôt dans son sentiment. Il faut, en effet, que la difficulté même l'avertisse d'implorer, pour arriver à la protection, le secours de Celui qu'elle fait l'auteur de son être; il faut qu'en s'appuyant pour s'élever au bonheur, non pas sur ses propres forces, mais sur la miséricorde qui lui a donné l'existence, elle aime Dieu davantage. Or plus elle aime son Créateur, plus elle s'attache fermement à lui et plus elle en jouit abondamment dans l'éternité. Nous n'appelons pas stérile un tout jeune arbrisseau, quoiqu'il traverse plusieurs étés sans porter de fruits, nous attendons le temps convenable pour connaître sa fertilité. Pourquoi donc ne louerait-on pas l'Auteur de l'âme avec la piété qui lui est due, s'il veut en la créant que, par son application et ses progrès, elle parvienne à porter des fruits de sagesse et de justice, et s'il lui confère l'honneur même de pouvoir, si elle veut, atteindre à la béatitude?



CHAPITRE XXIII. MORT DES ENFANTS.- PLAINTES INJUSTES DES IGNORANTS AU SUJET DES SOUFFRANCES QU'ILS ENDURENT.- QU'EST-CE QUE LA DOULEUR?

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66. Ici les ignorants élèvent contre nous une objection calomnieuse; ils la tirent de la mort des enfants et des douleurs corporelles que nous leur voyons souvent endurer. Quel besoin cet enfant avait-il de naître, disent-ils, puisqu'il a quitté la vie avant d'avoir pu y rien [388] mériter? Quelle contenance fera-t-il au jugement dernier, car il ne compte point parmi les justes, puisqu'il n'a fait aucun bien, ni parmi les méchants, puisqu'il n'a fait aucun mal?

On leur répond d'abord qu'à considérer l'univers dans son ensemble, et l'ordre si régulier qui unit toutes les créatures dans tous les lieux et dans tous les temps, il est impossible qu'un homme naisse sans motif, puisque, sans motif, les arbres mêmes ne produisent aucune feuille: ce qui est inexplicable, c'est qu'on s'occupe des mérites de qui n'a rien mérité. S'il peut y avoir une espèce de vie moyenne entre le bien et le mal, peut-on craindre que le Juge suprême ne puisse prononcer une sentence qui tienne le milieu entre la récompense et le châtiment?

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67. Ici encore les mêmes hommes ont l'habitude d'examiner quel avantage procure aux enfants le baptême du Christ, puisqu'ils meurent souvent après l'avoir reçu et avant d'en avoir pu rien connaître. - Mais la foi et la raison permettent assez de croire qu'à l'enfant profite la foi de ceux qui l'offrent à la consécration qu'imprime le sacrement. L'autorité salutaire de l'Eglise appuie ce sentiment, et chacun peut comprendre combien est utile la foi personnelle, quand la foi d'autrui est si avantageuse à qui ne peut encore avoir une foi à lui. Est-ce à la foi personnelle qu'il ne pouvait avoir puisqu'il était mort, que le fils de la veuve a dû son salut et n'est-ce pas la foi de sa mère qui a obtenu sa résurrection (
Lc 7,12-15)? Combien plus encore le petit enfant doit bénéficier de la foi d'autrui, puisque son défaut de foi ne saurait lui être reproché!

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68. Passons aux douleurs corporelles dont souffrent ces petits, que leur âge même exempte de tout péché. Si l'âme qui les fait vivre n'a pas existé avant eux, les plaintes semblent plus autorisées et inspirées par la compassion même: Quel mal ont-ils fait pour souffrir ainsi, dit-on?

Mais l'innocence peut-elle être méritoire avant qu'on ait eu la possibilité de nuire? Et si Dieu pour corriger et châtier les parents, se sert avec avantage des douleurs et de la mort qu'endurent les enfants qui leur sont chers, qui peut l'empêcher de recourir à ce moyen? Une fois passées d'ailleurs ces souffrances seront pour les enfants comme non avenues; et les parents en faveur de qui Dieu les a permises seront améliorés, s'ils ont profité de ces afflictions temporelles et choisi un genre de vie plus sage; ou bien ils n'auront aucune excuse à opposer à la juste sentence dont les frappera le jugement futur, si les angoisses de la vie présente n'ont pu les déterminer à tourner leur coeur vers l'éternelle vie. Quant à ces enfants dont les douleurs servent à briser la dureté de leurs parents, à exercer leur foi ou à éprouver leur tendresse, qui sait ce que Dieu leur réserve d'heureuse compensation dans le secret de ses conseils, car s'ils n'ont fait aucun bien, ils ne souffrent pas non plus pour expier des fautes qu'ils n'ont pas commises? Est-ce en vain que l'Eglise honore et associe à la gloire des martyrs ces enfants qui furent mis à mort, lorsque Hérode cherchait à faire périr Notre-Seigneur Jésus-Christ (1)?

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69. Mais ces calomniateurs, ces hommes qui sont plutôt des bavards jongleurs que des observateurs attentifs, vont chercher jusque dans les maladies et les fatigues des animaux les moyens d'ébranler la foi des simples. Quel mal ont fait encore les animaux, disent-ils, pour souffrir de tant de manières, et qu'espèrent-ils dans toutes ces épreuves?

Ce langage ou ces sentiments prouvent qu'ils ont de très-fausses idées des choses; incapables de voir la nature et la grandeur du souverain bien, ils voudraient que tout ressemblât à l'idée qu'ils en ont. Ils n'élèvent pas cette idée au-dessus des corps célestes qui sont les plus parfaits et les plus incorruptibles de tous les corps; aussi voudraient-ils avec toute la déraison possible que les corps des animaux ne fussent sujets ni à la mort ni à la corruption. Mais étant les derniers des corps ne sont-ils pas mortels et sont-ils mauvais pour ne valoir pas autant que les corps célestes?

D'ailleurs les souffrances endurées par les bêtes montrent jusque dans le principe de vie qui les anime une puissance admirable et magnifique en son genre. On voit, en effet, combien elles cherchent l'unité dans le corps qu'elles animent et' qu'elles dirigent. Car la douleur est-elle autre chose que le sentiment qui résiste à la séparation ou à la corruption? Ainsi donc ne voit-on pas; plus clair que le jour, combien cette âme des bêtes recherche l'unité dans tout son corps et s'y attache opiniâtrement? Ce n'est en effet, ni avec plaisir

(1)
Mt 2,16

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ni avec indifférence, c'est plutôt avec résistance et avec effort qu'elle se porte à la partie blessée dont elle sent avec peine que les douleurs menacent de détruire l'unité et l'intégrité de son corps. Sans ces souffrances des bêtes on ne verrait pas combien les dernières créatures animales recherchent l'unité, et- si on ne le voyait pas, nous ne comprendrions pas suffisamment comme tout est fait par cette souveraine, sublime et ineffable unité du Créateur.

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70. Réellement, si on y prête une attention pieuse et vigilante, toutes les beautés et tous les mouvements des créatures que peut considérer l'esprit humain, sont un enseignement pour nous; les actes et les modifications qui se produisent en elles sont comme autant de langues qui crient partout et nous rappellent à la connaissance du Créateur. En effet, parmi les êtres qui ne sont sensibles ni à la douleur ni au plaisir, il n'en est aucun qui ne trouve dans l'unité une beauté propre à son espèce, ou au moins la stabilité qui convient à sa nature. Et parmi ceux qui sentent les impressions de la douleur et les charmes du plaisir, il n'en est aucun qui ne fasse entendre en fuyant la peine et en recherchant la joie, qu'il a horreur de la dissolution et qu'il aime l'unité: pourquoi enfin les âmes raisonnables cherchent-elles les connaissances qui leur procurent tant de joies, sinon pour faire briller en elles l'unité d'une même lumière? et qu'évitent-elles en évitant l'erreur, sinon l'obscure confusion que produit le doute, doute insupportable parce que ne brille pas sur lui l'unité de la science et de la certitude?

Ainsi donc, qu'ils causent la peine ou qu'ils réprouvent, qu'ils donnent la joie ou le plaisir, tous les êtres font connaître et proclament (unité du Créateur; et si l'ignorance et la difficulté, par où commence nécessairement cette vie, ne sont pas naturelles à l'âme; il s'ensuit qu'elles sont un sujet d'exercice ou un châtiment. Mais je crois que nous avons suffisamment examiné cette question.



CHAPITRE XXIV. LE PREMIER HOMME N'A PAS ÉTÉ INSENSÉ, MAIS CAPABLE DE DEVENIR SAGE. - QU'EST-CE QUE LA FOLIE?

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71. Il est donc mieux d'examiner en quel état le premier homme a été créé que de chercher comment sa postérité s'est propagée. On se croit fort habile quand on présente la question de la manière suivante: si le premier homme a été créé sage, pourquoi s'est-il laissé séduire? et s'il a été créé insensé, comment Dieu n'est-il pas l'auteur des vices puisque la folie est le plus grand de tous?

Mais entre la sagesse et la folie, la nature humaine ne connaît-elle pas un milieu qui n'est ni folie ni sagesse? Quand est-ce qu'un homme commence à mériter d'être appelé nécessairement ou sage ou insensé? N'est-ce pas quand il pourrait posséder la sagesse, s'il n'y mettait pas de négligence et que sa volonté devient responsable du défaut de la folie? Personne n'est assez dépourvu de sens pour appeler un enfant insensé; on serait moins raisonnable encore de vouloir l'appeler sage Si donc un enfant, tout homme qu'il soit, n'est ni fou ni sage; si par conséquent la nature humaine est susceptible d'un certain milieu qu'on ne peut nommer ni folie ni sagesse; évidemment, on ne pourrait appeler insensé un homme qui serait disposé comme le sont ceux qui ont négligé d'acquérir la sagesse, s'il était ainsi non par sa faute, mais naturellement. La folie, en effet, n'est pas une ignorance quelconque de ce que l'on doit rechercher ou éviter, c'est une ignorance vicieuse. De là vient que nous n'appelons pas fou un animal sans raison: il ne lui a pas été donné de pouvoir acquérir la sagesse. Et pourtant nous prenons souvent les termes dans un sens figuré. Ainsi en est-il de la cécité: elle est certainement le plus grand défaut dont puissent être affectés les yeux, mais elle n'en est pas un dans les petits chiens qui viennent de naître, et à proprement parler, on ne peut alors la nommer cécité.

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72. Si donc, sans être encore sage, l'homme a été créé capable d'accepter le commandement qu'il devait accomplir, il n'est ni étonnant qu'il ait pu être séduit, ni injuste qu'il ait été châtié pour n'avoir pas obéi, ni vrai que son Créateur soit l'auteur de ses vices, puisque la privation de la sagesse n'en était pas un pour l'homme, à qui il n'avait pas été donné de pouvoir la posséder encore. Il avait néanmoins reçu le moyen de monter plus haut s'il en voulait faire bon usage. Autre chose en effet est d'être raisonnable et autre chose d'être sage. La raison permet d'entendre le précepte que l'on doit croire pour l'accomplir. Mais comme la [390] raison conduit à l'intelligence du précepte, l'observation du précepte conduit à la sagesse; la volonté est à l'observation ce que la nature est à la l'intelligence de ce même précepte; et comme la nature raisonnable mérite en quelque sorte de recevoir le commandement, ainsi la fidélité au commandement mérite la sagesse.

Or on devient capable de commettre le péché dès qu'on devient capable d'entendre le commandement. Avant d'être sage on peut pécher de deux manières, soit en ne voulant pas entendre la loi, soit en ne l'observant pas après l'avoir reçue; et quand on est sage, on pèche si l'on renonce à la sagesse. De même en effet qu'il ne faut pas attribuer l'ordre à qui le reçoit, mais à qui le donne; ainsi la sagesse ne vient pas de qui est éclairé, mais de Celui qui éclaire.

De quoi donc ne pas bénir le Créateur de l'homme? Dès que l'homme est capable d'en. tendre la loi, il est bon, il est supérieur à la bête. Il vaut mieux encore après avoir reçu le commandement; encore mieux lorsqu'il ya obéi; bien mieux encore lorsque l'éternelle contemplation de la sagesse le rend bienheureux. Par contre, le mal du péché vient de la négligence soit à entendre, soit à observer le précepte, soit à persévérer dans la contemplation de la sagesse. Ne s'ensuit-il pas que le premier homme pouvait se laisser séduire, même après avoir été créé sage? Ce péché ayant été commis librement a été justement puni, d'après la loi divine. C'est pourquoi l'Apôtre saint Paul s'exprime ainsi: «En se disant sages ils sont devenus fous.» L'orgueil en effet éloigne de la sagesse, et cet éloignement est suivi de la folie. Qu'est-ce en effet que la folie, sinon un certain aveuglement, comme dit le même Apôtre: «Leur coeur insensé s'est obscurci (1).» D'où vient cet obscurcissement, sinon de ce qu'on est éloigné de la lumière de la sagesse? D'où vient enfin cet éloignement, sinon de ce que l'homme dont Dieu est le bien suprême, veut être son propre bien comme Dieu l'est à lui-même? Aussi «mon âme est troublée en moi» dit un prophète (2); il est dit encore «Goûtez et vous serez comme des dieux (3).»

1.
Rm 1,22 - 2. Ps 41,7 - 3. Gn 3,5

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73. Ce qui trouble les auditeurs, c'est qu'on pose ainsi la question: Est-ce la folie qui a éloigné le premier homme de Dieu? ou bien est-ce cet éloignement qui l'a rendu insensé? Si tu réponds que la folie l'a éloigné de la sagesse, il semblera que la folle a précédé et déterminé cette séparation. Et si tu dis que cette séparation l'a rendu fou, ils demandent si en la faisant il s'est conduit avec folie ou avec sagesse. S'il s'est conduit avec sagesse, il a bien fait, il n'a pas péché; s'il s'est conduit avec folie, déjà donc concluront-ils, il était fou, puisque la folie lui a fait quitter la sagesse car il ne pouvait agir avec folie sans être fou.

Ceci montre que pour passer de la sagesse à la folie il y a un milieu qui n'est ni folie ni sagesse et dont les hommes ne peuvent en cette vie juger que par le contraire. En effet aucun mortel ne devient sage qu'en passant de la folie à la sagesse. Or si ce passage se fait avec folie, on ne peut l'approuver, ce qui est entièrement opposé au sens commun; et s'il se fait avec sagesse, c'est que l'homme était sage avant de le devenir, ce qui n'est pas moins absurde. On comprend donc qu'il y a un milieu qui n'est ni sagesse ni folie; et c'est ainsi que, pour passer du sanctuaire de la sagesse à la folie, le premier homme n'était ni fou ni sage. Dans un autre ordre d'idées l'assoupissement n'est pas non plus le sommeil; le réveil n'est pas la veille, c'est une transition. Il y a toutefois cette différence que ces derniers actes sont souvent involontaires, tandis que le premier ne l'est jamais; aussi mérite-t-il toujours un juste salaire.



CHAPITRE XXV. QUELLES IDÉES FRAPPENT LA NATURE RAISONNABLE LORSQU'ELLE SE TOURNE AU MAL.

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74. Mais la volonté ne se porte à rien faire sans y être attirée par quelque idée, et si elle est libre de l'adopter ou de la repousser, elle ne l'est point d'en être ou de n'en être pas frappée. Or il vient à l'esprit deux sortes d'idées, des idées d'en-haut et des idées d'en-bas, afin que la volonté puisse choisir ce qui lui plaît et mériter par là le bonheur ou le; malheur. Ainsi, au paradis terrestre, le commandement divin était l'idée d'en-haut, et la suggestion du serpent l'idée d'en-bas. De l'homme en effet ne dépendait ni ce commandement ni cette suggestion. Mais une fois acquise la vigueur que donne la sagesse, combien il est possible, combien il est facile de ne point céder aux idées qui entraînent en bas!On peut le comprendre en considérant que les insensés mêmes [391] en triomphent pour s'élever aux régions de la sagesse, malgré la peine de renoncer aux douceurs empoisonnées de leurs pernicieuses habitudes.

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75. Si l'homme fut alors en présence de deux idées, du commandement de Dieu et de la tentation du serpent, on peut ici se demander d'où vint au démon lui-même le conseil impie qui le fit tomber de si haut; attendu que s'il n'en avait eu l'idée, il n'aurait pas fait le choix qu'il a fait; si rien ne s'était présenté à son esprit, il n'aurait point porté sa volonté au mal. D'où lui vint donc l'idée, quelle qu'elle fut, d'entreprendre ce qui devait faire de lui un diable, de bon ange qu'il était?

On ne peut vouloir sans vouloir quelque chose, et la volonté ne salirait se porter vers aucun objet, à moins que l'idée ne lui en vienne soit de l'extérieur par les sens corporels, soit intérieurement par des ressorts secrets. Il y a donc plusieurs sortes d'idées: les unes sont inspirées par le conseil d'autrui, comme cette tentation du diable à laquelle Adam donna un consentement coupable; les autres viennent des objets soumis à l'application de notre esprit ou à la perception de nos sens. L'immuable Trinité n'est pas du domaine de notre esprit, elle le domine plutôt. Mais à l'application de l'esprit est soumis d'abord l'esprit lui-même aussi sentons-nous que nous vivons; ensuite le corps gouverné par l'esprit; c'est pourquoi lorsqu'il faut agir l'esprit met en mouvement le membre nécessaire. Quant aux sens, tout ce qui est corporel est de leur domaine.

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76. L'âme n'est point la sagesse souveraine, puisque cette sagesse est immuable, tandis que l'âme est muable. Comment donc se fait-il que en contemplant la sagesse elle se regarde elle-même et pense à soi? C'est uniquement parce que n'étant point égale à Dieu elle a néanmoins des beautés qui, après Dieu, peuvent la charmer.

Elle est plus parfaite lorsqu'elle s'oublie dans l'amour du Dieu immuable, lorsqu'elle se méprise entièrement en sa présence. Mais si étant en quelque sorte plus à sa portée elle vient à se complaire en soi; si elle cherche à imiter Dieu désordonnément et à vivre indépendante, elle s'abaisse d'autant plus qu'elle veut s'élever davantage. De là ces paroles: «L'orgueil est le commencement de tout péché;» et ces autres: «Le commencement de l'orgueil humain c'est de se séparer de Dieu (
Si 10,14-16).» Outre cet orgueil, le diable eut la noire envie d'inspirer à l'homme l'orgueil pour lequel il se sentait réprouvé. De là vint le châtiment qui devait corriger l'homme plutôt que lui donner la mort: le démon avait posé devant lui comme un modèle d'orgueil; le Seigneur se donna à lui comme un modèle d'humilité. C'est lui qui nous promet l'éternelle vie, il veut que rachetés par le sang qu'il a versé à la suite de travaux et de douleurs inexprimables, nous nous attachions à notre Libérateur avec une charité si ardente, nous soyons attirés vers lui par des lumières si vives, qu'aucune idée d'en-bas ne nous détourne de cette contemplation sublime. Il veut encore que si jamais des idées de convoitise se glissaient en nous, nous fussions rappelés au devoir par la réprobation et les supplices du diable.

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77. Mais quelle n'est point la beauté de la justice, quelle n'est point le charme de l'éternelle lumière, c'est-à-dire de la vérité et de la sagesse immuable? Quand même on n'en pourrait jouir que l'espace d'un seul jour, on aurait raison, pour y parvenir, de mépriser d'innombrables années de vie avec toutes les délices et tous les biens temporels. Ah! il n'y avait ni erreur ni insensibilité dans le coeur qui s'écriait: «Un jour passé dans votre sanctuaire vaut mieux que des milliers de jours (
Ps 83,2).» Peut-être cependant pourrait-on prendre ces paroles dans un autre sens, entendre par les milliers de jours les temps muables et par le jour unique l'immuable éternité.

Je ne sais si dans cette réponse, que j'ai faite selon la mesure de la grâce qu'il a plu à Dieu de me donner, j'ai omis de résoudre quelques unes de tes questions. Mais s'il te revient quelque chose, ce livre est assez étendu, il faut nous reposer un peu.

Ce troisième livre est traduit par M. l'abbé RAULX.







Augustin, du libre arbitre 359