Augustin sur la montagne 2005

CHAPITRE II. HYPOCRISIE. - MAIN GAUCHE.

2005 Mt 6,2

5. «Lors donc que tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes.» C'est-à-dire ne cherche pas, comme les hypocrites, à te faire un noie. Or il est clair que l' hypocrite n'a point dans le coeur les sentiments qu'il affecte aux yeux, des hommes. Car il simule, joue, pour ainsi dire, le rôle d'un autre, comme les acteurs au théâtre. En effet celui qui représente, dans une tragédie, Agamemnon, par exemple, ou tout autre personnage historique ou fabuleux, n'est point ce personnage même; mais il fait semblant de l'être' et on l'appelle comédien. Ainsi quiconque, dans l'Eglise ou dans toute condition humaine, veut paraître ce qu'il n'est pas, est un comédien. Il feint d'être juste, et ne l'est pas réellement, parce qu'il place tout, son profit dans la louange humaine, que, les hypocrites peuvent, obtenir en trompant ceux à, qui ils paraissent, bons et en recevant leurs éloges. Mais de tels hommes ne reçoivent, du, Dieu qui lit dans les coeurs, d'autre récompense que la punition due à la fourberie: car, dit le Saveur, «ils, ont reçu» des hommes «leur récompense;» et c'est avec, grande raison qu'on leur dira: Retirez-vous. de moi, ouvriers de fraude; vous avez porté mon nom, mais vous n'avez pas fait mes oeuvres. Ceux-là donc ont reçu leur, récompense, quine font l'aumône que pour être honorés des hommes; non pas précisément parce. qu'ils sont honorés, mais parce qu'ils ont agi pour être honorés, ainsi, que nous l'ayons exposé plus haut. En effet la, louange humaine ne doit, pas être recherchée, par celui qui fait le bien, mais l'accompagner; pour le; profit de ceux qui peuvent imiter ce qu'ils louent, et non, pour que celui qu'ils louent croie tirer quelque profit de leurs éloges. .

2006 6. «Pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite.» Si par main gauche vous entendez ici les infidèles, il vous semble qu'il n'y a pas de mal à chercher à plaire aux fidèles, bien:qu'on nous défende absolument de fixer, pour but et pour prix de nos borines oeuvres, les louanges de qui que ce soit: Au, point de vue de l'imitation de la, part de ceux qui auront approuvé votre conduite, vous, ne devez pas être modèle pour les fidèles seulement, mais aussi pour les infidèles, afin que la vue de vos bonnes oeuvres, objets de leurs éloges, les porte à honorer Dieu: et les attire au salut. Que si par main gauche vous entendez un ennemi, ce qui voudrait dire que votre ennemi doit ignorer votre aumône: pourquoi le Seigneur lui-même a-t-il guéri des hommes avec tant de bonté au milieu des Juifs ses ennemis? Pourquoi l'apôtre Pierre, après avoir guéri par compassion le boiteux près de la porte 289 appelée la Belle, a-t-il supporté la haine de ses entremis envers lui et envers les autres disciples du Christ (1)? Enfin si notre ennemi doit ignorer notre aumône, comment la lui ferons-nous, à lui-même, en accomplissement de ce précepte: «Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire (2)?»

1
Ac 2,4. - 2 Pr 25,21.


2007 7. Il y a là dessus une troisième opinion d'hommes charnels, mais tellement absurde, tellement. ridicule, que je n'en parlerais pas si je ne savais qu'elle est admise par un grand nombre. Ceux-là prétendent que la main gauche désigne ici l'épouse; parce que, disent-ils, la femme tenant davantage à l'argent au sein du ménage, il faut que les hommes fassent l'aumône à leur insu, pour éviter les discussions domestiques. Comme si l'homme seul était chrétien, et que le commandement de l'aumône ne regardât point la femme! Quelle sera donc la main gauche à qui la femme devra cacher ses oeuvres de miséricorde?L'homme sera-t-il la main gauche de la femme? Ce serait la plus grande des absurdités. Et si on prétend que les époux sont l'un pour l'autre cette main gauche, si toute aumône faite par l'un du bien domestique contrarie l'autre, cc n'est plus là un mariage chrétien; il faudra que celui des deux qui voudra accomplir, bon gré malgré, le précepte divin de l'aumône, blesse en même temps la volonté de Dieu, et soit rangé parmi les infidèles: car il est prescrit, en pareil cas, au mari fidèle de gagner sa femme par sa bonne conduite et ses moeurs, et à la femme pareillement à l'égard de son mari; par conséquent ils ne doivent point se cacher naturellement leurs bonnes oeuvres, qui doivent au contraire devenir entre eux une sorte d'invitation réciproque, un moyen de s'attirer à la foi chrétienne. Il ne faut pas non plus voler pour se concilier l'amitié de Dieu. Et s'il est nécessaire de cacher quelque chose, par égard pour l'infirmité du conjoint encore incapable de voir l'aumône de bon oeil, en quoi il n'y a ni injustice ni péché; cependant cette interprétation du mot main gauche ne s'accommoderait guère à l'ensemble du chapitre qui va, du reste, nous apprendre ce que le Christ a entendu par là.

2008 8. «Prenez garde, nous dit-il, à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux; autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux.» Il parle ici de lai justice en général, puis il entre dans les détails. En effet l'aumône est une partie de la justice, et c'est pourquoi il ajoute immédiatement: «Lors donc que tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans la synagogue et dans les rues, afin d'être honorés des hommes,» et ceci se rattache à ce qu'il a dit plus haut: «Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux.» De même ce qui suit: «En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense,» se rapporte à ce texte précédent: «Autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux.» Puis il continué: «Pour toi, quand tu fais l'aumône.» Que signifient ces mots: Pour toi, si non: à la différence d'eux? Que me commande-t-il donc? Pour toi, quand tu fais l'aumône, «que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite.» Donc les hypocrites agissent de manière à ce que leur main gauche sache ce que fait leur droite. On vous défend par conséquent de faire ce qu'on blâme en eux. Or ce qu'on blâme en eux, c'est d'agir en vue des louanges des hommes. Le sens le plus naturel de ce mot, main gauche, semble donc être le plaisir d'être loué; tandis que la droite signifie l'intention d'accomplir les préceptes divins. Donc quand la recherche de la louange humaine se glisse dans la conscience de celui qui fait l'aumône, la gauche sait ce que fait la droite. Par conséquent, «que ta main gauche ne sache ce que fait ta droite,» c'est-à-dire que le désir de la louange humaine ne se glisse point dans votre conscience, quand vous cherchez à remplir le précepte divin de l'aumône.

2009 9. «Afin que ton aumône soit dans le secret.» Qu'est-ce dans le secret, sinon dans la bonne conscience elle-même, qui ne peut ni être rendue visible aux yeux des hommes, ni être manifestée par des paroles? En effet beaucoup mentent de bien des façons. Par conséquent si la main droite agit à l'intérieur et en secret, à la gauche appartient l'extérieur, tout ce qui est visible et temporel. Que votre aumône soit donc dans votre propre conscience, où beaucoup la font par leur bonne volonté, quand ils n'ont pas d'argent ni autre chose à donner au pauvre. Mais beaucoup aussi la font au dehors, et non au dedans: ce sont ceux qui, par ambition ou par des vues temporelles, veulent paraître miséricordieux et en qui il faut croire que la gauche seule opère. D'autres tiennent une sorte (290) de milieu entre ces deux extrêmes: ils font l'aumône en dirigeant leur intention vers Dieu, et cependant à ce but excellent se mêle un certain désir de la louange ou de toute autre chose fragile et passagère. Mais le Seigneur, qui ne veut pas même que la gauche se mêle en rien des oeuvres de la droite, défend bien plus énergiquement de la laisser seule agir en nous; afin que non-seulement nous évitions de faire l'aumône uniquement par un motif temporel, mais encore qu'en la faisant, notre intention soit tellement dirigée vers Dieu qu'aucun désir d'avantages extérieurs ne vienne s'y mêler ou s'y joindre. Car il s'agit de purifier le coeur, qui ne peut être pur qu'à moins d'être simple. Or comment sera-t-il simple s'il sert deux maîtres, s'il ne purifie pas ses yeux parla contemplation des biens éternels, et les laisse s'obscurcir par l'amour des choses mortelles et fragiles? Donc que ton aumône soit dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.» Rien de plus juste ni de plus vrai. En effet si vous attendez votre récompense de Celui qui lit seul dans la conscience, que le témoignage de votre conscience vous suffise pour mériter ce prix. Beaucoup d'exemplaires latins portent: «Et ton, Père, qui voit dans le secret, te le rendra devant les hommes;» mais comme cette expression devant les hommes, ne se trouve pas dans les exemplaires grecs, qui sont les plus anciens, nous n'avons pas cru devoir nous y arrêter.

CHAPITRE 3. DE LA PRIÈRE, SES CONDITIONS, SON UTILITÉ.

2010 Mt 6,5-8
10. «Et lorsque tu pries, ne sois pas comme les hypocrites qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des grandes rues, afin d'être vus des hommes.» Ici encore il n'est point défendu d'être vu par les hommes, mais d'agir pour être vu d'eux; et il est, superflu de le répéter, puisque la règle est donnée, une fois pour toutes, non de craindre et d'éviter que les hommes sachent ce que nous faisons, mais de rien faire avec l'intention de rechercher leur approbation pour récompense. Le Seigneur lui-même emploie ici les mêmes expressions, en ajoutant, comme la première fois: «En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense;» faisant voir par là qu'il condamne la récompense que les insensés cherchent dans les louanges humaines.

2011 11. «Pour vous, quand vous priez, entrez dans votre chambre.» Or quelle est cette chambre, sinon le coeur lui-même, ainsi que le Psalmiste l'enseigne quand il dit: «Ce que vous dites dans votre coeur, repassez-le avec amertume sur votre couche (1) . - Et,les portes fermées, priez votre Père en secret.» C'est peu d'entrer dans sa chambre, si on en laisse la porte ouverte aux importuns, si les choses du dehors s'y introduisent et envahissent notre intérieur. Or nous avons dit que le dehors ce sont tous les objets temporels et visibles, qui pénètrent dans nos pensées par la porte, c'est-à-dire par les sens charnels, et troublent nos prières par une multitude de vains fantômes. Il faut donc fermer la porte, c'est-à-dire résister au sens charnel, en sorte que notre prière, toute spirituelle, s'élève vers le Père du fond du coeur où l'on prie le Père en secret. «Et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra.» C'est par là qu'il fallait terminer; car le Seigneur n'a pas en vue ici de nous recommander de prier, mais de nous appendre comment il faut prier; comme plus haut, ce n'était point l'aumône qu'il recommandait, mais l'esprit dans lequel il faut la faire; puisqu'il s'agit de la pureté du coeur, qui ne s'obtient qu'en fixant son intention unique, simple, sur la vie éternelle, par le seul et pur amour de la sagesse.

1
Ps 4,5.

2012 12. «Or, en priant, ne parlez pas beaucoup, comme les païens; ils s'imaginent qu'à force de paroles il seront exaucés.» Comme le propre des hypocrites est de se donner en spectacle dans la prière et de n'en attendre d'autre fruit que l'approbation des hommes; ainsi le propre des païens, c'est-à-dire des gentils, est de s'imaginer qu'à force de paroles ils seront exaucés. Et en effet toute abondance de paroles vient des gentils qui s'appliquent plus à exercer leur langue qu'à purifier leur coeur. Ils s'efforcent de transporter dans la prière ce ridicule verbiage, dans l'espoir de fléchir Dieu, et dans la conviction que Dieu se laisse, comme l'homme, séduire par des paroles. «Ne leur ressemblez donc pas,» dite le seul et véritable Maître. «Car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.» Si en effet il faut une multitude de paroles pour informer et instruire celui qui ne sait pas, qu'en est-t-il besoin avec Celui qui connaît tout, à qui tout ce qui est parle, par cela seul qu'il est, et se présente comme un fait accompli; à la science et à la sagesse duquel l'avenir n'est point caché; pour qui tout ce qui est passé et 291 tout ce qui passera est immuablement présent?

2013 13. Mais comme il doit lui-même nous apprendre à prier par des mots, quoique en petit nombre, on peut demander quel besoin il y a de ce peu de mots avec Celui qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, et connaît, il le dit lui-même, ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions? Nous répondons d'abord que ce n'est point par des paroles qu'il faut traiter avec Dieu pour obtenir ce que nous désirons, mais par ce qui se passe en notre âme, par la direction de notre pensée accompagnée d'amour pur et de simple affection; et de plus que le Seigneur nous a appris les choses par les mots, afin que les mots, confiés à notre mémoire, nous rappellent les choses au moment de la prière.

2014 14. On peut insister et dire: Qu'il faille prier par des choses ou par des mots, à quoi bon la prière, si Dieu sait ce qui nous est nécessaire? Non répondons que l'attention même de la prière calme et purifie notre coeur et le rend plus apte à recevoir les dons célestes qui nous viennent spirituellement; car ce n'est pas parce qu'il ambitionne des prières que Dieu nous exauce, lui qui est toujours prêt à nous donner sa lumière, non celle qui est visible, mais la lumière intelligible et spirituelle. Seulement nous ne sommes pas toujours disposés à la recevoir, quand nous nous portons d'un autre côté et que la convoitise des choses temporelles nous remplit de ténèbres. La prière tourne donc notre coeur vers Celui qui est toujours prêt à nous donner, si nous sommes capables de recevoir ses dons; et dans ce mouvement, le regard intérieur se purifie par l'exclusion des désirs temporels, en sorte que 1'oeil du coeur simple puisse supporter la lumière simple qui brille d'en haut, sans déclin, sans changement; et puisse la supporter non-seulement sans incommodité, mais avec cette joie ineffable qui constitue véritablement et réellement le bonheur.

CHAPITRE IV. ORAISON DOMINICALE: NOTRE PÈRE.

2015 Mt 6,9-13
15. Mais il est temps de voir quelle prière nous impose Celui par qui nous apprenons ce que nous devons demander et nous obtenons ce que nous demandons. «C'est ainsi donc que vous prierez, nous dit-il: Notre Père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et remettez-nous nos dettes comme nous remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent, et ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.» Toutes les fois qu'on prie, il faut d'abord gagner la bienveillance do celui à qui on s'adresse, ensuite exposer l'objet de sa demande. Or, on gagne la bienveillance de celui qu'on prie, en faisant son éloge, et cet éloge le place ordinairement au commencement de la prière. Pour cela le Seigneur nous ordonne simplement de dire: «Notre Père qui êtes dans les cieux. A Bien des choses ont été dites à la louange de Dieu; quiconque lit les saintes Ecritures les y trouvera partout et sous des formes différentes; et cependant on ne voit nulle part que le peuple d'Israël ait reçu ordre de dire Notre Père, ou de prier Dieu le Père; on lui donne l'idée de Dieu comme d'un Maître commandant à des esclaves, c'est-à-dire à des hommes qui vivent encore selon la chair. Je parle du moment où ils recevaient les préceptes de la Loi avec l'ordre de les observer; car les prophètes montrent que souvent notre Seigneur aurait pu être leur Père, s'ils ne s'étaient pas écartés de ses commandements. Tel est ce passage, par exemple: «J'ai engendré des enfants et je les ai élevés, et ils se sont révoltés contre moi (1);» et cet autre: «J'ai dit: vous êtes des dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut (2);» et celui-ci encore: «Si je suis votre maître, où est votre crainte de moi? si je suis votre Père, où sont mes honneurs (3)?» et une foule d'autres où l'on reproche aux Juifs prévaricateurs de n'avoir pas voulu être enfants de Dieu. Nous exceptons les textes qui s'appliquent prophétiquement au futur peuple chrétien en tant qu'il devait avoir Dieu pour Père, conformément à ces paroles évangéliques: «Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (4).» De son côté, Paul l'Apôtre dit: «Tant que l'héritier est enfant, il ne diffère point d'un serviteur;» puis il rappelle que nous avons reçu l'Esprit d'adoption dans lequel nous crions: Abba, Père (5).»

1 Is 1,2. - 2 Ps 81,6. - 3 Ml 1,6. - 4 Jn 1,12. - 5 Rm 8,16-23 Rm 4,1-6.

2016 16. Et comme notre vocation à l'héritage éternel, pour être cohéritiers du Christ et devenir enfants d'adoption, n'est point le fruit de nos mérites, mais l'effet de la grâce de Dieu: nous mentionnons cette grâce dès le début de la prière, en 292 disant: Notre Père. Ce nom excite tout à la fois et l'amour, qu'y a-t-il de plus cher pour des enfants qu'un Père? et l'affection dans la prière, puisque nous disons Notre Père; et un certain espoir d'obtenir ce que nous allons demander, puisque, avant même de demander, Dieu nous accorde déjà une si grande faveur, la permission de lui dire: Notre Père. Que peut-il en effet refuser à la prière de ses enfants, quand il leur a déjà préalablement permis d'être ses enfants. Enfin quelle sollicitude ces mots: Notre Père, n'éveillent-ils pas dans le coeur, pour ne pas se montrer indigne d'un Père si grand? En effet si un sénateur, d'un âge avancé, permettait à un homme du peuple de l'appeler son père, sans doute celui-ci, saisi de frayeur, l'oserait à peine, en réfléchissant à l'humilité de sa naissance, à sa pauvreté, à sa basse condition; à combien plus forte raison, faut-il redouter d'appeler Dieu son Père, si l'âme est tellement souillée, si la conduite est tellement coupable qu'elles inspirent à Dieu une répulsion bien plus juste que celle qu'un sénateur éprouverait pour les haillons d'un mendiant? Car, après tout, ce riche ne dédaigne dans un mendiant qu'une situation où il peut tomber lui-même par l'effet de la fragilité des choses de ce monde; tandis que Dieu ne peut jamais tenir une mauvaise conduite. Grâces donc à la miséricorde de ce Dieu qui exige que nous l'ayons pour Père: ce qui peut s'obtenir sans aucune dépense et par le seul effet de la bonne volonté. Avis aussi aux riches, ou aux nobles selon ce siècle, devenus chrétiens, d'être sans hauteur vis à vis des pauvres ou des gens d'humble condition; parce qu'ils disent avec tous les autres: Notre Père, ce qu'ils ne pourraient faire avec vérité et avec piété, s'ils ne se reconnaissaient frères des autres hommes.


CHAPITRE V. QUI ÊTES AUX CIEUX. - QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ.

2017 Mt 6,9
17. Que le peuple nouveau, appelé à l'héritage éternel, emprunte donc la voix du nouveau Testament et dise: «Notre Père qui êtes dans les cieux,» c'est-à-dire dans les saints et dans les justes. Car Dieu n'est point renfermé dans l'espace. Les cieux sont sans doute les corps les plus excellents de ce monde, mais ce sont des corps et ils ne peuvent être que dans l'espace. Et si l'on s'imagine que Dieu y réside localement comme dans la partie la plus élevée de ce monde, il faudra dire que les oiseaux ont plus de valeur que nous: car ils vivraient plus près de Dieu. Or il n'est pas écrit. Dieu est près des hommes haut placés, ou qui habitent sur les montagnes; mais bien: «Dieu est près de ceux qui ont le coeur contrit,» et la contrition est le propre de l'humilité. Et comme on donne au pécheur le nom de terre, quand on lui dit: «Tu es terre et tu iras en terre (1);» ainsi, par contre, on peut appeler le juste, ciel. En effet on dit aux justes: «Car le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple (2).» Donc si Dieu habite dans son temple, et si les saints sont ce temple, on a raison d'interpréter: «Qui êtes dans les cieux,» par: qui êtes dans les saints. Et cette comparaison est d'autant plus jusce qu'on peut dire qu'il y a spirituellement autant de distance entre les justes et les pécheurs, qu'il y en a matériellement entre le ciel et la terre.

1Gn 3,19. - 2 1Co 3,17.

2018 18. C'est pour exprimer cette pensée que, lorsque nous prions, nous nous tournons vers f0rient, le point de départ du ciel; non que Dieu y habite et ait quitté les autres parties du monde, lui qui est présent partout, non d'une manière locale, mais par la puissance de sa majesté; seulement l'esprit est averti par là de se tourner vers la nature la plus parfaite, c'est-à-dire vers. Dieu, puisque son corps qui est terrestre est tourné vers le corps le plus parfait, qui est le ciel. Il est en effet convenable et même très-avantageux au progrès de la religion, que tous, petit; et grands, aient de Dieu de justes idées. Voilà pourquoi il faut supporter ceux qui étant encore captivés par les beautés visibles, ne pouvant se figurer rien d'incorporel, et estimant nécessairement le ciel plus que la terre, croient que Dieu, dont ils se forment encore une idée matérielle, habite dans le ciel plutôt que sur la terre; afin que, quand ils sauront un jour que l'âme l'emporte en dignité jusque sur le ciel ils cherchent Dieu dans l'âme plutôt que dans un corps même céleste; et que, quand ils sauront la distance qui sépare les justes des pécheurs, eux qui n'osaient pas, dans leurs idées charnelles, placer le séjour de Dieu sur la terre, mais dans le ciel, désormais plus éclairés dans leur foi et dans leur intelligence, le cherchent dans les âmes des justes plutôt que dans celles des pécheurs. C'est donc avec raison que ces paroles: «Notre Père qui êtes dans les cieux,» s'entendent du coeur des 293 justes, où Dieu habite comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui Celui qu'à invoque, et dans cette noble ambition, il sera fidèle à la justice: ce qui est le présent le plus propre à fixer Dieu dans une âme.

2019 19. Voyons maintenant ce qu'il faut demander. Nous avons vu quel est celui qu'on invoque et où il habite. Or la première de toutes les demandes est celle-ci: «Que votre nom soit sanctifié;» ce qui ne veut pas dire que le nom de Dieu n'est pas saint, mais on demande qu'il soit regardé comme saint par les hommes; c'est-à-dire que les hommes connaissent tellement Dieu qu'ils n'estiment rien plus saint que lui, rien qu'il faille plus craindre d'offenser. Et parce qu'il est écrit: «Le Seigneur est connu en Judée, son nom est grand dans Israël (1),» il ne faut pas croire que Dieu est moins grand ici et plus grand là; mais seulement que son nom est grand là où on le prononce avec le respect dû à sa grandeur et à sa majesté. Ainsi son nom est saint, là où on le nomme avec vénération et crainte de l'offenser, et c'est ce qui arrive maintenant, quand l'Evangile, en se répandant encore chez les diverses nations, fait respecter le nom du Dieu unique par l'entremise de son Fils.

1
Ps 75,1.

CHAPITRE VI. QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE. - QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE.

2020 Mt 6,10
20. Seconde demande: «Que votre règne arrive.» Le Seigneur lui-même nous apprend que le jour du jugement viendra quand l'Evangile aura été prêché à toutes les nations (Mt 24,14); ce qui touche à la sanctification, du nom de Dieu. Ici ces mots: «que votre règne arrive,» ne signifient pas que Dieu ne règne pas maintenant. Mais, dira-t-on peut-être, cela signifie: «qu'il arrive» sur la terre. Comme si Dieu ne régnait pas sur la terre et n'y avait pas régné depuis la création du monde. Ce mot: «qu'il arrive,» signifie donc: qu'il soit manifesté aux hommes. Car comme la lumière, quoique présente, n'existe pas pour les aveugles ni pour ceux qui ferment les yeux; ainsi le règne de Dieu, quoique permanent sur la terre, est absent pour ceux qui l'ignorent. Or il ne sera plus possible à personne d'ignorer le règne de Dieu quand son Fils unique viendra du ciel d'une manière non-seulement spirituelle, mais encore visible et sous forme humaine, juger les vivants et les morts (1). Après ce,jugement, c'est-à-dire quand la séparation des bons et des méchants sera faite, Dieu habitera dans les justes de telle sorte qu'il n'auront plus besoin d'être instruits par un homme, mais que tous, comme il est écrit, «seront enseignés de Dieu (Is 54,13 Jn 6,45).» Ensuite la vie heureuse se complètera dans les saints pour l'éternité; comme les anges du ciel très-saints et très-heureux, ils se sont éclairés de Dieu seul, et conséquemment sages et heureux, suivant que le Seigneur lui même la promis aux siens: «A la résurrection, ils seront, dit-il, comme les anges dans le ciel (Mt 22,30).»

1 Rét. l. 1,ch. 11X n. 8.

2021 21. Voilà pourquoi cette demande: «Que votre règne arrive,» est suivie de celle-ci: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» c'est-à-dire: comme votre volonté se fait dans les anges qui sont au ciel, de telle sorte qu'ils s'attachent à vous et jouissent de vous, saris qu'aucune erreur obscurcisse leur sagesse, sans qu'aucune misère trouble leur bonheur:ainsi se fasse-t-elle dans vos saints qui sont sur la terre, dont le corps est fait de terre et qui doivent être repris à la terre pour être transformés et rendus dignes d'habiter le ciel. C'est là aussi le sens de cette acclamation des anges: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (4);» ils demandent que précédée de notre bonne volonté qui répond à l'appel, la volonté de Dieu s'accomplisse parfaitement en nous comme dans les anges du ciel, et qu'aucune adversité ne trouble notre bonheur qui est la paix. Ces paroles: «que votre volonté soit faite,» s'entendent aussi très-bien dans ce sens: qu'on obéisse à vos commandements, sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire chez un homme comme chez un ange. Car faire la volonté de Dieu c'est obéir à ses commandements, comme le Seigneur lui-même nous ledit: «Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui ma envoyé (5);» et en plus d'un endroit: «Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé (6):» et encore: «Voici ma mère et mes frères; et quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma mère et ma soeur (7).» Donc la volonté de Dieu est certainement faite dans ceux qui 294 accomplissent la volonté de Dieu; non parce qu'ils font que Dieu veuille, mais parce qu'ils font ce qu'il veut, c'est-à-dire agissent selon sa volonté.

4
Lc 2,14. - 5 Jn 4,34. - 6 Jn 6,38. - 7 Mt 12,49-50.


2022 22. Il y a encore un autre sens: «que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel,» c'est-à-dire chez les pécheurs, comme chez les saints et les justes. Et ceci peut aussi s'entendre de deux manières: ou que nous prions pour nos ennemis, car peut-on considérer autrement ceux contre le gré desquels le nom chrétien et catholique se propage? en sorte que ces paroles: «que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» veuillent dire que les pécheurs fassent votre volonté comme les justes, et qu'ils se convertissent. Ou bien: «que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» signifie que chacun soit traité selon ses mérites: ce qui arrivera au dernier jugement, quand les justes seront récompensés et les pécheurs condamnés, quand les agneaux seront séparés des boucs (1).

1
Mt 25,33-46.

2023 23. Une interprétation, qui n'est point déraisonnable, mais qui s'accommode au contraire parfaitement à notre foi et à notre espérance, c'est d'entendre, par ciel et terre, l'esprit et la chair. Quand l'Apôtre dit: «J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (Rm 7,25);» nous voyons la volonté de Dieu s'accomplir dans l'esprit, c'est-à-dire dans l'âme. Mais quand la mort aura été absorbée dans sa victoire, quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, ce qui arrivera à la résurrection de la chair, lors du changement promis aux justes, selon l'enseignement du même Apôtre (3 1Co 15,42 1Co 15,55); alors la volonté de Dieu sera faite sur la terre comme au ciel: c'est-à-dire, comme l'esprit ne résistera plus à Dieu, mais lui obéira et fera sa volonté; de même le corps ne résistera plus à l'esprit ou à l'âme, qui est maintenant accablée par l'infirmité du corps et entraînée aux habitudes charnelles. Ce sera alors la paix parfaite dans la vie éternelle, en sorte que non-seulement nous pourrons vouloir le bien, mais encore le faire. «Car maintenant, nous dit l'Apôtre, le vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l'y trouve pas:» parce que la volonté de Dieu ne s'accomplit pas encore sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire dans la chair comme dans l'esprit. Cependant la volonté de Dieu se fait dans notre misère, quand nous souffrons par la chair ce qui nous est dû en raison de la mortalité que notre nature a contractée par le péché: mais il faut demander que cette volonté se fasse sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire que, comme notre coeur se complaît dans la loi, selon l'homme intérieur (Rm 7,18-22), ainsi, par la transformation de notre corps, aucune partie de nous-mêmes ne mette obstacle à cette complaisance, par des douleurs ou des plaisirs terrestres.

2024 24. Nous pouvons encore, sans blesser la vérité, traduire ces paroles: «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» par celles-ci: dans l'Église, comme dans Notre Seigneur Jésus-Christ; dans la femme qui lui a été fiancée, comme dans l'Époux quia accompli la volonté du Père. En effet le ciel et la terre peuvent, en quelque sorte, être considérés comme époux, puisque la terre est fécondée par l'influence du ciel.

CHAPITRE VII. LE PAIN QUOTIDIEN.

2025 Mt 6,11
25. La quatrième demande est: «Donnez nous aujourd'hui notre pain quotidien.» Le pain quotidien signifie ici ou tout ce qui nécessaire aux besoins de cette vie, à propos de quoi le Seigneur ajoute: «donnez-nous aujourd'hui,» conformément à l'ordre tracé ailleurs: «Ne pense pas au lendemain:» ou le sacrement du corps du Christ, que nous recevons tous les jours: ou la nourriture spirituelle dont le même Seigneur nous dit: «Travaillez, non en vue de la nourriture qui périt,» et encore: «Je suis le pain de vie qui suis descendu du ciel (Jn 6,17-41).» Mais on peut examiner lequel de ces trois sens est le plus probable. Peut-être pourrait-on s'étonner que nous soyons obligés de prier pour obtenir ce qui est nécessaire à la vie du corps, comme la nourriture et le vêtement, par exemple, quand le Seigneur nous dit: «Ne vous inquiétez point de ce que vous mangerez, ni de quoi vous vous vêtirez.» Or, peut-on ne pas s'inquiéter de ce qu'on demande, alors que l'attention de l'esprit doit être fixée dans la prière sur l'objet de sa demande tellement que c'est à cela qu'il faut rapporter ce que le Sauveur a dit de la chambre dont on doit fermer les portes, et aussi ces paroles: «Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous (295) seront données par surcroît?» Évidemment le Seigneur n'a pas dit: cherchez d'abord le royaume de Dieu et cherchez ceci ensuite; mais: «tontes ces choses vous seront données par surcroît.» Mais je ne vois donc pas comment on peut dire que quelqu'un ne cherche pas ce qu'il demande à Dieu avec la plus grande attention.

2026 26. Quant au sacrement du corps du Seigneur pour ne pas soulever d'objection de la part des nombreux orientaux qui ne participent point chaque jour à la cène du Seigneur, bien qu'on l'appelle pain quotidien; pour qu'ils gardent le silence, dis-je, et ne défendent pas leur opinion en s'appuyant sur l'autorité ecclésiastique, sous prétexte qu'ils font cela sans scandale, que les chefs des églises ne s'y opposent pas, et qu'on ne les taxe point de désobéissance, ce qui prouve que, dans ces contrées, ce n'est pas là le sens qu'on attache aux mots pain quotidien: autrement ceux qui ne le reçoivent pas tous les jours seraient regardés comme grandement coupables: pour ne pas discuter là dessus, disons au moins que quiconque réfléchit doit voir clairement que le Seigneur nous a donné une forme de prière à laquelle nous ne pouvons, sans transgression, rien ajouter ni rien ôter. Cela étant, qui osera soutenir que nous ne devons réciter qu'une fois l'oraison dominicale; ou que si nous devons la réciter deux ou trois fois, ce ne peut être que jusqu'à l'heure où nous participons au corps du Seigneur, et non pendant le reste du jour? Car alors nous ne pourrions plus dire «donnez-nous aujourd'hui» ce que nous aurions déjà reçu, ou bien on pourrait nous obliger à recevoir ce sacrement vers la fin du jour.

2027 27. Il ne nous reste donc plus qu' à entendre par pain quotidien la nourriture spirituelle, à savoir les préceptes divins, que nous devons méditer et accomplir tous les jours. Le Seigneur y fait allusion quand il dit: «Travaillez en vue de la nourriture qui ne périt pas.» Or cette nourriture s'appelle quotidienne maintenant, tant que cette vie mortelle se prolongera par la succession des nuits et des jours. En réalité tant que les affections de l'âme se portent. tour à tour en haut et en bas, c'est-à-dire tantôt aux choses spirituelles, tantôt aux inclinations charnelles; comme un être qui est alternativement rassasié et pressé par la faim, elle a besoin d'un pain quotidien pour calmer la faim et restaurer ses forces abattues. Ainsi comme notre corps, tant qu'il est en cette vie, c'est-à-dire avant sa transformation, répare, par la nourriture, les forces qu'il a dépensées; de même notre âme, souffrant une déperdition par les affections temporelles qui l'éloignent de Dieu, a besoin de se refaire par la nourriture des commandements. Or on dit: «Donnez-nous aujourd'hui,» pendant tout le temps qu'on peut dire aujourd'hui, c'est-à-dire durant cette vie mortelle. Car après cette vie, la nourriture spirituelle nous rassasiera tellement pendant l'éternité, qu'on ne pourrait plus dire pain de chaque jour, vu que là, la mobilité du temps, qui fait succéder les jours aux jours et permet de dire chaque jour,» n'existera plus. Il faut donc entendre ici ces mots: «Donnez-nous aujourd'hui,» comme ces paroles du psaume: «Aujourd'hui si vous entendez sa voix (1),» qui, selon l'interprétation de l'Apôtre dans son épître aux Hébreux, signifient: «Pendant ce qui est appelé aujourd'hui (2).» Cependant, si quelqu'un veut entendre cette demande de la nourriture nécessaire au corps, ou du Sacrement du corps du Seigneur, il faudra qu'il admette en même temps les trois sens: c'est-à-dire que nous demandons en même temps notre pain quotidien, ce qui est nécessaire à notre corps et le sacrement visible et invisible du Verbe de Dieu.

1
Ps 94,8. - 2 He 3,3.


Augustin sur la montagne 2005